Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Ararat

Éd. Garnier - Tome 17
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ARARAT[1].

Montagne d’Arménie, sur laquelle s’arrêta l’arche. On a longtemps agité la question sur l’universalité du déluge, s’il inonda toute la terre sans exception, ou seulement toute la terre alors connue. Ceux qui ont cru qu’il ne s’agissait que des peuplades qui existaient alors se sont fondés sur l’inutilité de noyer des terres non peuplées, et cette raison a paru assez plausible. Nous nous en tenons au texte de l’Écriture, sans prétendre l’expliquer. Mais nous prendrons plus de liberté avec Bérose, ancien auteur chaldéen, dont on retrouve des fragments conservés par Abydène, cités dans Eusèbe, et rapportés mot à mot par George le Syncelle.

On voit par ces fragments que les Orientaux qui bornent le Pont-Euxin faisaient anciennement de l’Arménie la demeure des dieux. Et c’est en quoi les Grecs les imitèrent. Ils placèrent les dieux sur le mont Olympe. Les hommes transportent toujours les choses humaines aux choses divines. Les princes bâtissaient leurs citadelles sur des montagnes : donc les dieux y avaient aussi leurs demeures ; elles devenaient donc sacrées. Les brouillards dérobent aux yeux le sommet du mont Ararat : donc les dieux se cachaient dans ces brouillards, et ils daignaient quelquefois apparaître aux mortels dans le beau temps.

Un dieu de ce pays, qu’on croit être Saturne, apparut un jour à Xixutre[2] dixième roi de la Chaldée, suivant la supputation d’Africain, d’Abydène, et d’Apollodore. Ce dieu lui dit : « Le quinze du mois d’Oesi, le genre humain sera détruit par le déluge. Enfermez bien tous vos écrits dans Sipara, la ville du soleil, afin que la mémoire des choses ne se perde pas. Bâtissez un vaisseau ; entrez-y avec vos parents et vos amis ; faites-y entrer des oiseaux, des quadrupèdes ; mettez-y des provisions ; et quand on vous demandera : Où voulez-vous aller avec votre vaisseau ? répondez : Vers les dieux, pour les prier de favoriser le genre humain. »

Xixutre bâtit son vaisseau, qui était large de deux stades, et long de cinq : c’est-à-dire que sa largeur était de deux cent cinquante pas géométriques, et sa longueur de six cent vingt-cinq. Ce vaisseau, qui devait aller sur la mer Noire, était mauvais voilier. Le déluge vint. Lorsque le déluge eut cessé, Xixutre lâcha quelques-uns de ses oiseaux, qui, ne trouvant point à manger, revinrent au vaisseau. Quelques jours après il lâcha encore ses oiseaux, qui revinrent avec de la boue aux pattes. Enfin ils ne revinrent plus. Xixutre en fit autant : il sortit de son vaisseau, qui était perché sur une montagne d’Arménie, et on ne le vit plus : les dieux l’enlevèrent. Dans cette fable il y a probablement quelque chose d’historique. Le Pont-Euxin franchit ses bornes, et inonda quelques terrains. Le roi de Chaldée courut réparer le désordre. Nous avons dans Rabelais des contes non moins ridicules, fondés sur quelques vérités. Les anciens historiens sont pour la plupart des Rabelais sérieux.

Quant à la montagne d’Ararat, on a prétendu qu’elle était une des montagnes de la Phrygie, et qu’elle s’appelait d’un nom qui répond à celui d’arche, parce qu’elle était enfermée par trois rivières.

Il y a trente opinions sur cette montagne. Comment démêler le vrai ? Celle que les moines arméniens appellent aujourd’hui Ararat était, selon eux, une des bornes du paradis terrestre, paradis dont il reste peu de traces. C’est un amas de rochers et de précipices couverts d’une neige éternelle. Tournefort y alla chercher des plantes par ordre de Louis XIV ; il dit que « tous les environs en sont horribles, et la montagne encore plus ; qu’il trouva des neiges de quatre pieds d’épaisseur, et toutes cristallisées ; que de tous les côtés il y a des précipices taillés à plomb ».

Le voyageur Jean Struys prétend y avoir été aussi. Il monta, si on l’en croit, jusqu’au sommet, pour guérir un ermite affligé d’une descente[3]. « Son ermitage, dit-il, était si éloigné de terre, que nous n’y arrivâmes qu’au bout de sept jours, et chaque jour nous faisions cinq lieues. » Si dans ce voyage il avait toujours monté, ce mont Ararat serait haut de trente-cinq lieues. Du temps de la guerre des géants, en mettant quelques Ararats l’un sur l’autre, on aurait été à la lune fort commodément. Jean Struys assure encore que l’ermite qu’il guérit lui fit présent d’une croix faite du bois de l’arche de Noé ; Tournefort n’a pas eu tant d’avantage.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, seconde partie, 1770. (B.)
  2. Cet alinéa et le suivant se trouvent reproduits presque textuellement dans le onzième des Dialogues d’Évhémère. Voyez les Mélanges, année 1777. Voyez aussi tome XI, page 28.
  3. Voyage de Jean Struys, in-4o, page 208. (Note de Voltaire.)


Aranda

Ararat

Arbre à pain