Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Amour de Dieu

Éd. Garnier - Tome 17
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AMOUR DE DIEU[1].


Les disputes sur l’amour de Dieu ont allumé autant de haines qu’aucune querelle théologique. Les jésuites et les jansénistes se sont battus pendant cent ans à qui aimerait Dieu d’une façon plus convenable, et à qui désolerait plus son prochain.

Dès que l’auteur du Télémaque, qui commençait à jouir d’un grand crédit à la cour de Louis XIV, voulut qu’on aimât Dieu d’une manière qui n’était pas celle de l’auteur des Oraisons funèbres[2], celui-ci, qui était un grand ferrailleur, lui déclara la guerre, et le fit condamner dans l’ancienne ville de Romulus, où Dieu était ce qu’on aimait le mieux après la domination, les richesses, l’oisiveté, le plaisir et l’argent.

Si Mme Guyon avait su le conte de la bonne vieille qui apportait un réchaud pour brûler le paradis, et une cruche d’eau pour éteindre l’enfer, afin qu’on n’aimât Dieu que pour lui-même, elle n’aurait peut-être pas tant écrit. Elle eût dû sentir qu’elle ne pouvait rien dire de mieux. Mais elle aimait Dieu et le galimatias si cordialement qu’elle fut quatre fois en prison pour sa tendresse : traitement rigoureux et injuste. Pourquoi punir comme une criminelle une femme qui n’avait d’autre crime que celui de faire des vers dans le style de l’abbé Cotin, et de la prose dans le goût de Polichinelle ? Il est étrange que l’auteur du Télémaque et des froides amours d’Eucharis ait dit dans ses Maximes des saints, d’après le bienheureux François de Sales : « Je n’ai presque point de désirs ; mais si j’étais à renaître je n’en aurais point du tout. Si Dieu venait à moi, j’irais aussi à lui ; s’il ne voulait pas venir à moi, je me tiendrais là, et n’irais pas à lui[3]. »

C’est sur cette proposition que roule tout son livre. On ne condamna point saint François de Sales ; mais on condamna Fénelon. Pourquoi ? c’est que François de Sales n’avait point un violent ennemi à la cour de Turin, et que Fénelon en avait un à Versailles.

Ce qu’on a écrit de plus sensé sur cette controverse mystique se trouve peut-être dans la satire de Boileau sur l’amour de Dieu, quoique ce ne soit pas assurément son meilleur ouvrage.


Qui fait exactement ce que ma loi commande,
A pour moi, dit ce Dieu, l’amour que je demande.

Ép. XII, V. 208-209.


S’il faut passer des épines de la théologie à celles de la philosophie, qui sont moins longues et moins piquantes, il paraît clair qu’on peut aimer un objet sans aucun retour sur soi-même, sans aucun mélange d’amour-propre intéressé. Nous ne pouvons comparer les choses divines aux terrestres, l’amour de Dieu à un autre amour. Il manque précisément un infini d’échelons pour nous élever de nos inclinations humaines à cet amour sublime. Cependant puisqu’il n’y a pour nous d’autre point d’appui que la terre, tirons nos comparaisons de la terre. Nous voyons un chef-d’œuvre de l’art en peinture, en sculpture, en architecture, en poésie, en éloquence ; nous entendons une musique qui enchante nos oreilles et notre âme : nous l’admirons, nous l’aimons sans qu’il nous en revienne le plus léger avantage, c’est un sentiment pur ; nous allons même jusqu’à sentir quelquefois de la vénération, de l’amitié pour l’auteur, et s’il était là nous l’embrasserions.

C’est à peu près la seule manière dont nous puissions expliquer notre profonde admiration et les élans de notre cœur envers l’éternel architecte du monde. Nous voyons l’ouvrage avec un étonnement mêlé de respect et d’anéantissement, et notre cœur s’élève autant qu’il le peut vers l’ouvrier.

Mais quel est ce sentiment ? je ne sais quoi de vague et d’indéterminé, un saisissement qui ne tient rien de nos affections ordinaires ; une âme plus sensible qu’une autre, plus désoccupée, peut-être si touchée du spectacle de la nature quelle voudrait s’élancer jusqu’au Maître éternel qui l’a formée. Une telle affection de l’esprit, un si puissant attrait peut-il encourir la censure ? A-t-on pu condamner le tendre archevêque de Cambrai ? Malgré les expressions de saint François de Sales que nous avons rapportées, il s’en tenait à cette assertion qu’on peut aimer l’auteur uniquement pour la beauté de ses ouvrages. Quelle hérésie avait-on à lui reprocher ? Les extravagances du style d’une dame de Montargis et quelques expressions peu mesurées de sa part lui nuisirent.

Où était le mal ? On n’en sait plus rien aujourd’hui. Cette querelle est anéantie comme tant d’autres. Si chaque ergoteur voulait bien se dire à soi-même : Dans quelques années personne ne se souciera de mes ergotismes ; on ergoterait beaucoup moins. Ah ! Louis XIV ! Louis XIV ! il fallait laisser deux hommes de génie sortir de la sphère de leurs talents, au point d’écrire ce qu’on a jamais écrit de plus obscur et de plus ennuyeux dans votre royaume.


Pour finir tous ces débats-là,
Tu n’avais qu’à les laisser faire.


Remarquons à tous les articles de morale et d’histoire par quelle chaîne invisible, par quels ressorts inconnus toutes les idées qui troublent nos têtes, et tous les événements qui empoisonnent nos jours, sont liés ensemble, se heurtent, et forment nos destinées. Fénelon meurt dans l’exil pour avoir eu deux ou trois conversations mystiques avec une femme un peu extravagante. Le cardinal de Bouillon, le neveu du grand Turenne, est persécuté pour n’avoir pas lui-même persécuté à Rome l’archevêque de Cambrai, son ami : il est contraint de sortir de France, et il perd toute sa fortune.

C’est par ce même enchaînement que le fils d’un procureur de Vire[4] trouve, dans une douzaine de phrases obscures d’un livre imprimé dans Amsterdam[5], de quoi remplir de victimes tous les cachots de la France ; et à la fin il sort de ces cachots mêmes un cri dont le retentissement fait tomber par terre toute une société habile et tyrannique, fondée par un fou ignorant[6].


  1. Dans les Questions sur l’Encyclopédie (4e partie, 1771), c’était au mot Dieu qu’était placé cet article. (B.)
  2. Voltaire rappelle ici la querelle de Fénelon et de Bossuet sur le quiétisme, dont il est parlé dans le Siècle de Louis XIV, chapitre xxxviii.
  3. Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, par Fénelon, 1097, in-12, page 57, article v. Cet ouvrage n’existe dans aucune des nombreuses éditions des Œuvres (choisies) de Fénelon : on ne l’a pas même compris dans la seule édition complète en 22 volumes in-8o, auxquels on joint 11 volumes de correspondance. On n’a pas voulu reproduire dans les œuvres de Fénelon un ouvrage condamné à Rome. On a cependant admis dans les 22 volumes tous les écrits que l’auteur a composés pour la défense de l’ouvrage exclu. (B.)
  4. Le P. Letellier, jésuite. Voyez Siècle de Louis XIV, chapitre xxxvii.
  5. C’est à Louvain que l’Augustinus de Jansénius fut imprimé en 1640.
  6. Ignace de Loyola. Voyez son article au mot Ignace de Loyola.


Amour

Amour de Dieu

Amour-propre