Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Alexandrie

Éd. Garnier - Tome 17
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ALEXANDRIE[1].


Plus de vingt villes portent le nom d’Alexandrie, toutes bâties par Alexandre et par ses capitaines, qui devinrent autant de rois. Ces villes sont autant de monuments de gloire, bien supérieurs aux statues que la servitude érigea depuis au pouvoir ; mais la seule de ces villes qui ait attiré l’attention de tout l’hémisphère, par sa grandeur et ses richesses, est celle qui devint la capitale de l’Égypte. Ce n’est plus qu’un monceau de ruines. On sait assez que la moitié de cette ville a été rétablie dans un autre endroit vers la mer. La tour du Phare, qui était une des merveilles du monde, n’existe plus.

La ville fut toujours très florissante sous les Ptolémées et sous les Romains. Elle ne dégénéra point sous les Arabes ; les Mameluks et les Turcs, qui la conquirent tour à tour avec le reste de l’Égypte, ne la laissèrent point dépérir. Les Turcs même lui conservèrent un reste de grandeur ; elle ne tomba que lorsque le passage du cap de Bonne-Espérance ouvrit à l’Europe le chemin de l’Inde, et changea le commerce du monde, qu’Alexandre avait changé, et qui avait changé plusieurs fois avant Alexandre.

Ce qui est à remarquer dans les Alexandrins sous toutes les dominations, c’est leur industrie jointe à la légèreté, leur amour des nouveautés avec l’application au commerce et à tous les travaux qui le font fleurir, leur esprit contentieux et querelleur avec peu de courage, leur superstition, leur débauche ; tout cela n’a jamais changé.

La ville fut peuplée d’Égyptiens, de Grecs et de Juifs, qui tous, de pauvres qu’ils étaient auparavant, devinrent riches par le commerce. L’opulence y introduisit les beaux-arts, le goût de la littérature, et par conséquent celui de la dispute.

Les Juifs y bâtirent un temple magnifique, ainsi qu’ils en avaient un autre à Bubaste ; ils y traduisirent leurs livres en grec, qui était devenu la langue du pays. Les chrétiens y eurent de grandes écoles. Les animosités furent si vives entre les Égyptiens naturels, les Grecs, les Juifs et les chrétiens, qu’ils s’accusaient continuellement les uns les autres auprès du gouverneur ; et ces querelles n’étaient pas son moindre revenu. Les séditions même furent fréquentes et sanglantes. Il y en eut une sous l’empire de Caligula, dans laquelle les Juifs, qui exagèrent tout, prétendent que la jalousie de religion et de commerce leur coûta cinquante mille hommes, que les Alexandrins égorgèrent.

Le christianisme, que les Pantène, les Origène, les Clément, avaient établi, et qu’ils avaient fait admirer par leurs mœurs, y dégénéra au point qu’il ne fut plus qu’un esprit de parti. Les chrétiens prirent les mœurs des Égyptiens. L’avidité du gain l’emporta sur la religion, et tous les habitants, divisés entre eux, n’étaient d’accord que dans l’amour de l’argent.

C’est le sujet de cette fameuse lettre de l’empereur Adrien au consul Servianus, rapportée par Vopiscus[2].

« J’ai vu cette Égypte que vous me vantiez tant, mon cher Servien ; je la sais tout entière par cœur. Cette nation est légère, incertaine, elle vole au changement. Les adorateurs de Sérapis se font chrétiens ; ceux qui sont à la tête de la religion du Christ se font dévots à Sérapis. Il n’y a point d’archirabbin juif, point de samaritain, point de prêtre chrétien qui ne soit astrologue, ou devin, ou baigneur (c’est-à-dire entremetteur). Quand le patriarche grec[3] vient en Égypte, les uns s’empressent auprès de lui pour lui faire adorer Sérapis, les autres le Christ. Ils sont tous très séditieux, très vains, très querelleurs. La ville est commerçante, opulente, peuplée ; personne n’y est oisif. Les uns y soufflent le verre, les autres fabriquent le papier ; ils semblent être de tout métier, et en sont en effet. La goutte aux pieds et aux mains même ne les peut réduire à l’oisiveté. Les aveugles y travaillent ; l’argent est un dieu que les chrétiens, les juifs, et tous les hommes, servent également, etc. »


Voici le texte latin de cette lettre :

Adriani epistola ex libris Phlegontis liberti ejus prodita.


Adrianus Aug. Serviano Cos. S.


« Ægyptum quam mihi laudabas, Serviane charissime, totam didici, levem, pendulam, et ad omnia famæ momenta volitantem. Illi qui Serapin colunt christiani sunt ; et devoti sunt Serapi, qui se Christi episcopos dicunt. Nemo illic archisynagogus Judæorum, nemo Samarites, nemo christianorum presbyter, non mathematicus, non aruspex, non aliptes. Ipse ille patriarcha, quum Egyptum venerit, ab aliis Serapidem adorare, ab aliis cogitur Christum. Genus hominum seditiosissimum, vanissimum, injuriosissimum : civitas opulenta, dives, fœcunda, in qua nemo vivat otiosus. Alii vitrum confiant ; ab aliis charta conficitur ; alii liniphiones sunt (tissent le lin) ; omnes certe cujuscumque artis et videntur et habentur. Podagrosi quod agant habent ; habent caeci quod faciant ; ne chiragrici quidem apud eos otiosi vivunt. Unus illis deus est ; hunc christiani, hunc Judæi, hune omnes venerantur et gentes, etc. » Vopiscus in Saturnino.

Cette lettre d’un empereur aussi connu par son esprit que par sa valeur fait voir en effet que les chrétiens, ainsi que les autres, s’étaient corrompus dans cette ville du luxe et de la dispute ; mais les mœurs des premiers chrétiens n’avaient pas dégénéré partout ; et quoiqu’ils eussent le malheur d’être dès longtemps partagés en différentes sectes qui se détestaient et s’accusaient mutuellement, les plus violents ennemis du christianisme étaient forcés d’avouer qu’on trouvait dans son sein les âmes les plus pures et les plus grandes ; il en est même encore aujourd’hui dans des villes plus effrénées et plus folles qu’Alexandrie[4].


  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. Tome II, page 406. (Note de Voltaire.)
  3. On traduit ici patriarcha, terme grec, par ces mots patriarche grec, parce qu’il ne peut convenir qu’à l’hiérophante des principaux mystères grecs. Les chrétiens ne commencèrent à connaître le mot de patriarche qu’au Ve siècle. Les Romains, les Égyptiens, les Juifs, ne connaissaient point ce titre. (Id.)
  4. Voltaire désigne ici Paris.


Alexandre

Alexandrie

Alger