Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Abraham

Éd. Garnier - Tome 17
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ABRAHAM.
SECTION PREMIÈRE[1].


Nous ne devons rien dire de ce qui est divin dans Abraham, puisque l’Écriture a tout dit. Nous ne devons même toucher que d’une main respectueuse à ce qui appartient au profane, à ce qui tient à la géographie, à l’ordre des temps, aux mœurs, aux usages : car ces usages, ces mœurs, étant liés à l’histoire sacrée, ce sont des ruisseaux qui semblent conserver quelque chose de la divinité de leur source.

Abraham, quoique né vers l’Euphrate, fait une grande époque pour les Occidentaux, et n’en fait point une pour les Orientaux, chez lesquels il est pourtant aussi respecté que parmi nous. Les mahométans n’ont de chronologie certaine que depuis leur hégire.

La science des temps, absolument perdue dans les lieux où les grands événements sont arrivés, est venue enfin dans nos climats, où ces faits étaient ignorés. Nous disputons sur tout ce qui s’est passé vers l’Euphrate, le Jourdain, et le Nil ; et ceux qui sont aujourd’hui les maîtres du Nil, du Jourdain, et de l’Euphrate, jouissent sans disputer.

Notre grande époque étant celle d’Abraham, nous différons de soixante années sur sa naissance. Voici le compte d’après les registres.

«[2] Tharé vécut soixante-dix ans, et engendra Abraham, Nachor, et Aran.

«[3] Et Tharé, ayant vécu deux cent cinq ans, mourut à Haran.

« Le Seigneur dit à Abraham[4] : Sortez de votre pays, de votre famille, de la maison de votre père, et venez dans la terre que je vous montrerai, et je vous rendrai père d’un grand peuple. »

Il paraît d’abord évident par le texte que Tharé ayant eu Abraham à soixante et dix ans, étant mort à deux cent cinq ; et Abraham étant sorti de la Chaldée immédiatement après la mort de son père, il avait juste cent trente-cinq ans lorsqu’il quitta son pays. Et c’est à peu près le sentiment de saint Étienne[5] dans son discours aux Juifs ; mais la Genèse dit aussi :

«[6] Abraham avait soixante et quinze ans lorsqu’il sortit de Haran. »

C’est le sujet de la principale dispute sur l’âge d’Abraham : car il y en a beaucoup d’autres. Comment Abraham était-il à la fois âgé de cent trente-cinq années, et seulement de soixante et quinze ? Saint Jérôme et saint Augustin disent que cette difficulté est inexplicable. Dom Calmet, qui avoue que ces deux saints n’ont pu résoudre ce problème, croit dénouer aisément le nœud en disant qu’Abraham était le cadet des enfants de Tharé, quoique la Genèse le nomme le premier, et par conséquent l’aîné.

La Genèse fait naître Abraham dans la soixante et dixième année de son père ; et Calmet le fait naître dans la cent trentième. Une telle conciliation a été un nouveau sujet de querelle.

Dans l’incertitude où le texte et le commentaire nous laissent, le meilleur parti est d’adorer sans disputer.

Il n’y a point d’époque dans ces anciens temps qui n’ait produit une multitude d’opinions différentes. Nous avions, suivant Moréri, soixante et dix systèmes de chronologie sur l’histoire dictée par Dieu même. Depuis Moréri il s’est élevé cinq nouvelles manières de concilier les textes de l’Écriture : ainsi voilà autant de disputes sur Abraham qu’on lui attribue d’années dans le texte quand il sortit de Haran. Et de ces soixante et quinze systèmes, il n’y en a pas un qui nous apprenne au juste ce que c’est que cette ville ou ce village de Haran, ni en quel endroit elle était. Quel est le fil qui nous conduira dans ce labyrinthe de querelles depuis le premier verset jusqu’au dernier ? la résignation.

L’esprit saint n’a voulu nous apprendre ni la chronologie, ni la physique, ni la logique ; il a voulu faire de nous des hommes craignant Dieu. Ne pouvant rien comprendre, nous ne pouvons être que soumis.

Il est également difficile de bien expliquer comment Sara, femme d’Abraham, était aussi sa sœur. Abraham dit positivement au roi de Gérare Abimélech, par qui Sara avait été enlevée pour sa grande beauté à l’âge de quatre-vingt-dix ans, étant grosse d’Isaac : « Elle est véritablement ma sœur, étant fille de mon père, mais non pas de ma mère ; et j’en ai fait ma femme[7] »

L’Ancien Testament ne nous apprend point comment Sara était sœur de son mari. Dom Calmet, dont le jugement et la sagacité sont connus de tout le monde, dit qu’elle pouvait bien être sa nièce.

Ce n’était point probablement un inceste chez les Chaldéens, non plus que chez les Perses leurs voisins. Les mœurs changent selon les temps et selon les lieux. On peut supposer qu’Abraham, fils de Tharé idolâtre, était encore idolâtre quand il épousa Sara, soit qu’elle fût sa sœur, soit qu’elle fût sa nièce.

Plusieurs pères de l’Église excusent moins Abraham d’avoir dit en Égypte à Sara[8] : « Aussitôt que les Égyptiens vous auront vue ils me tueront et vous prendront : dites donc, je vous prie, que vous êtes ma sœur, afin que mon âme vive par votre grâce. » Elle n’avait alors que soixante et cinq ans. Ainsi puisque vingt-cinq ans après elle eut un roi de Gérare pour amant, elle avait pu avec vingt-cinq ans de moins inspirer quelque passion au pharaon d’Égypte. En effet ce pharaon l’enleva, de même qu’elle fut enlevée depuis par Abimélech, roi de Gérare, dans le désert.

Abraham avait reçu en présent, à la cour de Pharaon, «  beaucoup de bœufs[9], de brebis, d’ânes et d’ânesses, de chameaux, de chevaux, de serviteurs et servantes ». Ces présents, qui sont considérables, prouvent que les pharaons étaient déjà d’assez grands rois. Le pays de l’Égypte était donc déjà très peuplé. Mais pour rendre la contrée habitable, pour y bâtir des villes, il avait fallu des travaux immenses, faire écouler dans une multitude de canaux les eaux du Nil, qui inondaient l’Égypte tous les ans, pendant quatre ou cinq mois, et qui croupissaient ensuite sur la terre ; il avait fallu élever ces villes vingt pieds au moins au-dessus de ces canaux. Des travaux si considérables semblaient demander quelques milliers de siècles.

Il n’y a guère que quatre cents ans entre le déluge et le temps où nous plaçons le voyage d’Abraham chez les Égyptiens. Ce peuple devait être bien ingénieux, et d’un travail bien infatigable, pour avoir, en si peu de temps, inventé les arts et toutes les sciences, dompté le Nil, et changé toute la face du pays. Probablement même plusieurs grandes pyramides étaient déjà bâties, puisqu’on voit, quelque temps après, que l’art d’embaumer les morts était perfectionné ; et les pyramides n’étaient que les tombeaux où l’on déposait les corps des princes avec les plus augustes cérémonies.

L’opinion de cette grande ancienneté des pyramides est d’autant plus vraisemblable que trois cents ans auparavant, c’est-à-dire cent années après l’époque hébraïque du déluge de Noé, les Asiatiques avaient bâti, dans les plaines de Sennaar, une tour qui devait aller jusqu’aux cieux. Saint Jérôme, dans son commentaire sur Isaïe, dit que cette tour avait déjà quatre mille pas de hauteur lorsque Dieu descendit pour détruire cet ouvrage.

Supposons que ces pas soient seulement de deux pieds et demi de roi, cela fait mille pieds ; par conséquent la lourde Babel était vingt fois plus haute que les pyramides d’Égypte, qui n’ont qu’environ cinq cents pieds. Or, quelle prodigieuse quantité d’instruments n’avait pas été nécessaire pour élever un tel édifice ! tous les arts devaient y avoir concouru en foule. Les commentateurs en concluent que les hommes de ce temps-là étaient incomparablement plus grands, plus forts, plus industrieux, que nos nations modernes.

C’est là ce que l’on peut remarquer à propos d’Abraham, touchant les arts et les sciences.

À l’égard de sa personne, il est vraisemblable qu’il fut un homme considérable. Les Persans, les Chaldéens, le revendiquaient. L’ancienne religion des mages s’appelait de temps immémorial Kish-Ibrahim, Milat-Ibrahim : et l’on convient que le mot Ibrahim est précisément celui d’Abraham, rien n’étant plus ordinaire aux Asiatiques, qui écrivaient rarement les voyelles, que de changer l’i en a, et l’a en i, dans la prononciation.

On a prétendu même qu’Abraham était le Brama des Indiens, dont la notion était parvenue aux peuples de l’Euphrate, qui commerçaient de temps immémorial dans l’Inde.

Les Arabes le regardaient comme le fondateur de la Mecque. Mahomet dans son Koran voit toujours en lui le plus respectable de ses prédécesseurs. Voici comme il en parle au troisième sura, ou chapitre : « Abraham n’était ni juif ni chrétien ; il était un musulman orthodoxe ; il n’était point du nombre de ceux qui donnent des compagnons à Dieu. »

La témérité de l’esprit humain a été poussée jusqu’à imaginer que les Juifs ne se dirent descendants d’Abraham que dans des temps très postérieurs, lorsqu’ils eurent enfin un établissement fixe dans la Palestine. Ils étaient étrangers, haïs et méprisés de leurs voisins. Ils voulurent, dit-on, se donner quelque relief en se faisant passer pour les descendants d’Abraham, révéré dans une grande partie de l’Asie, La foi que nous devons aux livres sacrés des Juifs tranche toutes ces difficultés.

Des critiques non moins hardis font d’autres objections sur le commerce immédiat qu’Abraham eut avec Dieu, sur ses combats, et sur ses victoires.

Le Seigneur lui apparut après sa sortie d’Égypte, et lui dit : « Jetez les yeux vers l’aquilon, l’orient, le midi, et l’occident ; je vous donne pour toujours à vous et à votre postérité jusqu’à la fin des siècles, in sempiternum, à tout jamais, tout le pays que vous voyez[10]. »

Le Seigneur, par un second serment, lui promit ensuite « tout ce qui est depuis le Nil jusqu’à l’Euphrate[11] ».

Ces critiques demandent comment Dieu a pu promettre ce pays immense, que les Juifs n’ont jamais possédé, et comment Dieu a pu leur donner à tout jamais la petite partie de la Palestine dont ils sont chassés depuis si longtemps.

Le Seigneur ajoute encore à ces promesses que la postérité d’Abraham sera aussi nombreuse que la poussière de la terre. « Si l’on peut compter la poussière de la terre, on pourra compter aussi vos descendants[12]. »

Nos critiques insistent, et disent qu’il n’y a pas aujourd’hui sur la surface de la terre quatre cent mille Juifs, quoiqu’ils aient toujours regardé le mariage comme un devoir sacré, et que leur plus grand objet ait été la population.

On répond à ces difficultés que l’Église, substituée à la synagogue, est la véritable race d’Abraham, et qu’en effet elle est très nombreuse.

Il est vrai qu’elle ne possède pas la Palestine, mais elle peut la posséder un jour, comme elle l’a déjà conquise du temps du pape Urbain II, dans la première croisade. En un mot, quand on regarde avec les yeux de la foi l’Ancien Testament comme une figure du Nouveau, tout est accompli ou le sera, et la faible raison doit se taire.

On fait encore des difficultés sur la victoire d’Abraham auprès de Sodome ; on dit qu’il n’est pas concevable qu’un étranger, qui venait faire paître ses troupeaux vers Sodome, ait battu, avec trois cent dix-huit gardeurs de bœufs et de moutons, « un roi de Perse, un roi de Pont, le roi de Babylone, et le roi des nations » ; et qu’il les ait poursuivis jusqu’à Damas, qui est à plus de cent milles de Sodome.

Cependant une telle victoire n’est point impossible ; on en voit des exemples dans ces temps héroïques ; le bras de Dieu n’était point raccourci. Voyez Gédéon, qui, avec trois cents hommes armés de trois cents cruches et de trois cents lampes, défait une armée entière. Voyez Samson, qui tue seul mille Philistins à coups de mâchoire d’âne.

Les histoires profanes fournissent même de pareils exemples. Trois cents Spartiates arrêtèrent un moment l’armée de Xerxès au pas des Thermopyles, Il est vrai qu’à l’exception d’un seul, qui s’enfuit, ils y furent tous tués avec leur roi Léonidas, que Xerxès eut la lâcheté de faire pendre, au lieu de lui ériger une statue qu’il méritait. Il est vrai encore que ces trois cents Lacédémoniens, qui gardaient un passage escarpé où deux hommes pouvaient à peine gravir à la fois, étaient soutenus par une armée de dix mille Grecs distribués dans des postes avantageux, au milieu des rochers d’Ossa et de Pélion ; et il faut encore bien remarquer qu’il y en avait quatre mille aux Thermopyles mêmes.

Ces quatre mille périrent après avoir longtemps combattu. On peut dire qu’étant dans un endroit moins inexpugnable que celui des trois cents Spartiates, ils y acquirent encore plus de gloire, en se défendant plus à découvert contre l’armée persane qui les tailla tous en pièces. Aussi dans le monument érigé depuis sur le champ de bataille, on fit mention de ces quatre mille victimes ; et l’on ne parle aujourd’hui que des trois cents.

Une action plus mémorable encore, et bien moins célébrée, est celle de cinquante Suisses qui mirent en déroute[13] à Morgarten toute l’armée de l’archiduc Léopold d’Autriche, composée de vingt mille hommes. Ils renversèrent seuls la cavalerie à coups de pierres du haut d’un rocher, et donnèrent le temps à quatorze cents Helvétiens de trois petits cantons de venir achever la défaite de l’armée[14].

Cette journée de Morgarten est plus belle que celle des Thermopyles, puisqu’il est plus beau de vaincre que d’être vaincu. Les Grecs étaient au nombre de dix mille bien armés, et il était impossible qu’ils eussent à faire à cent mille Perses dans un pays montagneux. Il est plus que probable qu’il n’y eut pas trente mille Perses qui combattirent ; mais ici quatorze cents Suisses défont une armée de vingt mille hommes, La proportion du petit nombre au grand augmente encore la proportion de la gloire… Où nous a conduits Abraham ?

Ces digressions amusent celui qui les fait, et quelquefois celui qui les lit. Tout le monde d’ailleurs est charmé de voir que les gros bataillons soient battus par les petits.


SECTION II[15].


Abraham est un de ces noms célèbres dans l’Asie mineure et dans l’Arabie, comme Thaut chez les Égyptiens, le premier Zoroastre dans la Perse, Hercule en Grèce, Orphée dans la Trace, Odin chez les nations septentrionales, et tant d’autres plus connus par leur célébrité que par une histoire bien avérée. Je ne parle ici que de l’histoire profane, car pour celle des Juifs, nos maîtres et nos ennemis, que nous croyons et que nous détestons, comme l’histoire de ce peuple a été visiblement écrite par le Saint-Esprit, nous avons pour elle les sentiments que nous devons avoir. Nous ne nous adressons ici qu’aux Arabes ; ils se vantent de descendre d’Abraham par Ismaël ; ils croient que ce patriarche bâtit la Mecque, et qu’il mourut dans cette ville. Le fait est que la race d’Ismaël a été infiniment plus favorisée de Dieu que la race de Jacob. L’une et l’autre race a produit à la vérité des voleurs ; mais les voleurs arabes ont été prodigieusement supérieurs aux voleurs juifs. Les descendants de Jacob ne conquirent qu’un très petit pays, qu’ils ont perdu ; et les descendants d’Ismaël ont conquis une partie de l’Asie, de l’Europe, et de l’Afrique, ont établi un empire plus vaste que celui des Romains, et ont chassé les Juifs de leurs cavernes, qu’ils appelaient la terre de promission.

À ne juger des choses que par les exemples de nos histoires modernes, il serait assez difficile qu’Abraham eût été le père de deux nations si différentes ; on nous dit qu’il était né en Chaldée, et qu’il était fils d’un pauvre potier, qui gagnait sa vie à faire de petites idoles de terre, il n’est guère vraisemblable que le fils de ce potier soit allé fonder la Mecque à quatre cents lieues de là, sous le tropique, en passant par des déserts impraticables. S’il fut un conquérant, il s’adressa sans doute au beau pays de l’Assyrie ; et s’il ne fut qu’un pauvre homme, comme on nous le dépeint, il n’a pas fondé des royaumes hors de chez lui.

La Genèse rapporte qu’il avait soixante et quinze ans lorsqu’il sortit du pays de Haran après la mort de son père Tharé le potier ; mais la même Genèse dit aussi que Tharé ayant engendré Abraham à soixante et dix ans, ce Tharé vécut jusqu’à deux cent cinq ans, et ensuite qu’Abraham partit de Haran : ce qui semble dire que ce fut après la mort de son père.

Ou l’auteur sait bien mal disposer une narration, ou il est clair par la Genèse même qu’Abraham était âgé de cent trente-cinq ans quand il quitta la Mésopotamie. Il alla d’un pays qu’on nomme idolâtre dans un autre pays idolâtre nommé Sichem en Palestine. Pourquoi y alla-t-il ? pourquoi quitta-t-il les bords fertiles de l’Euphrate pour une contrée aussi éloignée, aussi stérile, aussi pierreuse que celle de Sichem ? La langue chaldéenne devait être fort différente de celle de Sichem, ce n’était point un lieu de commerce : Sichem est éloigné de la Chaldée de plus de cent lieues ; il faut passer des déserts pour y arriver ; mais Dieu voulait qu’il fît ce voyage, il voulait lui montrer la terre que devaient occuper ses descendants plusieurs siècles après lui. L’esprit humain comprend avec peine les raisons d’un tel voyage.

À peine est-il arrivé dans le petit pays montagneux de Sichem que la famine l’en fait sortir. Il va en Égypte avec sa femme chercher de quoi vivre. Il y a deux cents lieues de Sichem à Memphis ; est-il naturel qu’on aille demander du blé si loin, et dans un pays dont on n’entend point la langue ? Voilà d’étranges voyages entrepris à l’âge de près de cent quarante années.

Il amène à Memphis sa femme Sara, qui était extrêmement jeune, et presque enfant en comparaison de lui, car elle n’avait que soixante-cinq ans. Comme elle était très belle, il résolut de tirer parti de sa beauté : « Feignez que vous êtes ma sœur, lui dit-il, afin qu’on me fasse du bien à cause de vous. » Il devait bien plutôt lui dire : Feignez que vous êtes ma fille. Le roi devint amoureux de la jeune Sara, et donna au prétendu frère beaucoup de brebis, de bœufs, d’ânes, d’ânesses, de chameaux, de serviteurs, de servantes : ce qui prouve que l’Égypte dès lors était un royaume très puissant et très policé, par conséquent très ancien, et qu’on récompensait magnifiquement les frères qui venaient offrir leurs sœurs aux rois de Memphis.

La jeune Sara avait quatre-vingt-dix ans quand Dieu lui promit qu’Abraham, qui en avait alors cent soixante, lui ferait un enfant dans l’année.

Abraham, qui aimait à voyager, alla dans le désert horrible de Cadès avec sa femme grosse, toujours jeune et toujours jolie. Un roi de ce désert ne manqua pas d’être amoureux de Sara comme le roi d’Égypte l’avait été. Le père des croyants fit le même mensonge qu’en Égypte : il donna sa femme pour sa sœur, et eut encore de cette affaire des brebis, des bœufs, des serviteurs, et des servantes. On peut dire que cet Abraham devint fort riche du chef de sa femme. Les commentateurs ont fait un nombre prodigieux de volumes pour justifier la conduite d’Abraham, et pour concilier la chronologie. Il faut donc renvoyer le lecteur à ces commentaires. Ils sont tous composés par des esprits fins et délicats, excellents métaphysiciens, gens sans préjugés, et point du tout pédants[16].

Au reste ce nom Bram, Abram était fameux dans l’Inde et dans la Perse ; plusieurs doctes prétendent même que c’était le même législateur que les Grecs appelèrent Zoroastre. D’autres disent que c’était le Brama des Indiens : ce qui n’est pas démontré[17].

Mais ce qui paraît fort raisonnable à beaucoup de savants, c’est que cet Abraham était Chaldéen ou Persan : les Juifs dans la suite des temps se vantèrent d’en être descendus, comme les Francs descendent d’Hector, et les Bretons de Tubal. Il est constant que la nation juive était une horde très moderne ; qu’elle ne s’établit vers la Phénicie que très tard ; qu’elle était entourée de peuples anciens ; qu’elle adopta leur langue ; qu’elle prit d’eux jusqu’au nom d’Israël, lequel est chaldéen, suivant le témoinage même du Juif Flavius Josèphe. On sait qu’elle prit jusqu’aux noms des anges chez les Babyloniens : qu’enfin elle n’appela Dieu du nom d’Éloï, ou Éloa, d’Adonaï, de Jéhova ou Hiao, que d’après les Phéniciens.

Elle ne connut probablement le nom d’Abraham ou d’Ibrahim que par les Babyloniens : car l’ancienne religion de toutes les contrées, depuis l’Euphrate jusqu’à l’Oxus, était appelée Kish-Ibrahim, Milat-Ihrahim. C’est ce que toutes les recherches faites sur les lieux par le savant Hyde nous confirment.

Les Juifs firent donc de l’histoire et de la fable ancienne ce que leurs fripiers font de leurs vieux habits : ils les retournent, et les vendent comme neufs le plus chèrement qu’ils peuvent.

C’est un singulier exemple de la stupidité humaine que nous ayons si longtemps regardé les Juifs comme une nation qui avait tout enseigné aux autres, tandis que leur historien Josèphe avoue lui-même le contraire.

Il est difficile de percer dans les ténèbres de l’antiquité ; mais il est évident que tous les royaumes de l’Asie étaient très florissants avant que la horde vagabonde des Arabes appelés Juifs possédât un petit coin de terre en propre, avant qu’elle eût une ville, des lois, et une religion fixe. Lors donc qu’on voit un ancien rite, une ancienne opinion établie en Égypte ou en Asie, et chez les Juifs, il est bien naturel de penser que le petit peuple nouveau, ignorant, grossier, toujours privé des arts, a copié, comme il a pu, la nation antique, florissante et industrieuse.

C’est sur ce principe qu’il faut juger la Judée, la Biscaye, Cornouailles, Bergame le pays d’Arlequin, etc. : certainement la triomphante Rome n’imita rien de la Biscaye, de Cornouailles, ni de Bergame, et il faut être ou un grand ignorant ou un grand fripon pour dire que les Juifs enseignèrent les Grecs. (Article tiré de M. Fréret.)

section iii[18].

Il ne faut pas croire qu’Abraham ait été seulement connu des Juifs : il est révéré dans toute l’Asie, et jusqu’au fond des Indes. Ce nom, qui signifie père d’un peuple dans plus d’une langue orientale, fut donné à un habitant de la Chaldée, de qui plusieurs nations se sont vantées de descendre. Le soin que prirent les Arabes et les Juifs d’établir leur descendance de ce patriarche ne permet pas aux plus grands pyrrhoniens de douter qu’il y ait eu un Abraham.

Les livres hébreux le font fils de Tharé, et les Arabes disent que ce Tharé était son aïeul, et qu’Azar était son père : en quoi ils ont été suivis par plusieurs chrétiens. Il y a parmi les interprètes quarante-deux opinions sur l’année dans laquelle Abraham vint au monde, et je n’en hasarderai pas une quarante-troisième : il paraît même par les dates qu’Abraham a vécu soixante ans plus que le texte ne lui en donne ; mais des mécomptes de chronologie ne ruinent point la vérité d’un fait, et quand le livre qui parle d’Abraham ne serait pas sacré comme l’était la loi, ce patriarche n’en existerait pas moins ; les Juifs distinguaient entre des livres écrits par des hommes, d’ailleurs inspirés, et des livres inspirés en particulier. Leur histoire, quoique liée à leur loi, n’était pas cette loi même. Quel moyen de croire en effet que Dieu eût dicté de fausses dates ?

Philon le Juif et Suidas rapportent que Tharé, père ou grand-père d’Abraham, qui demeurait à Ur en Chaldée, était un pauvre homme qui gagnait sa vie à faire de petites idoles, et qui était lui-même idolâtre.

S’il est ainsi, cette antique religion des Sabéens, qui n’avaient point d’idoles et qui vénéraient le ciel, n’était pas encore peut-être établie en Chaldée ; ou si elle régnait dans une partie de ce pays, l’idolâtrie pouvait fort bien en même temps dominer dans l’autre. Il semble que dans ce temps-là chaque petite peuplade avait sa religion. Toutes étaient permises, et toutes étaient paisiblement confondues, de la même manière que chaque famille avait dans l’intérieur ses usages particuliers. Laban, le beau-père de Jacob, avait des idoles. Chaque peuplade trouvait bon que la peuplade voisine eût ses dieux, et se bornait à croire que le sien était le plus puissant,

L’Écriture dit que le Dieu des Juifs, qui leur destinait le pays de Chanaan, ordonna à Abraham de quitter le pays fertile de la Chaldée pour aller vers la Palestine, et lui promit qu’en sa semence toutes les nations de la terre seraient bénites. C’est aux théologiens qu’il appartient d’expliquer, par l’allégorie et par le sens mystique, comment toutes les nations pouvaient être bénites dans une semence dont elles ne descendaient pas ; et ce sens mystique respectable n’est pas l’objet d’une recherche purement critique. Quelque temps après ces promesses, la famille d’Abraham fut affligée de la famine, et alla en Égypte pour avoir du blé : c’est une destinée singulière que les Hébreux n’aient jamais été en Égypte que pressés par la faim, car Jacob y envoya depuis ses enfants pour la même cause.

Abraham, qui était fort vieux, fit donc ce voyage avec Sara sa femme, âgée de soixante et cinq ans ; elle était très belle, et Abraham craignait que les Égyptiens, frappés de ses charmes, ne le tuassent pour jouir de cette rare beauté : il lui proposa de passer seulement pour sa sœur, etc. Il faut qu’alors la nature humaine eût une vigueur que le temps et la mollesse ont affaiblie depuis ; c’est le sentiment de tous les anciens : on a prétendu même qu’Hélène avait soixante et dix ans quand elle fut enlevée par Pâris. Ce qu’Abraham avait prévu arriva : la jeunesse égyptienne trouva sa femme charmante malgré les soixante et cinq ans ; le roi lui-même en fut amoureux et la mit dans son sérail, quoiqu’il y eût probablement des filles plus jeunes ; mais le Seigneur frappa le roi et tout son sérail de très grandes plaies. Le texte ne dit pas comment le roi sut que cette beauté dangereuse était la femme d’Abraham ; mais enfin il le sut, et la lui rendit.

Il fallait que la beauté de Sara fût inaltérable, car vingt-cinq ans après, étant grosse à quatre-vingt-dix ans, et voyageant avec son mari chez un roi de Phénicie nommé Abimélech, Abraham, qui ne s’était pas corrigé, la fit encore passer pour sa sœur. Le roi phénicien fut aussi sensible que le roi d’Égypte : Dieu apparut en songe à cet Abimélech, et le menaça de mort s’il touchait à sa nouvelle maîtresse. Il faut avouer que la conduite de Sara était aussi étrange que la durée de ses charmes.

La singularité de ces aventures était probablement la raison qui empêchait les Juifs d’avoir la même espèce de foi à leurs histoires qu’à leur Lévitique. Il n’y avait pas un seul iota de leur loi qu’ils ne crussent ; mais l’historique n’exigeait pas le même respect. Ils étaient pour ces anciens livres dans le cas des Anglais, qui admettaient les lois de saint Édouard, et qui ne croyaient pas tous absolument que saint Édouard guérît des écrouelles ; ils étaient dans le cas des Romains, qui, en obéissant à leurs premières lois, n’étaient pas obligés de croire au miracle du crible rempli d’eau, du vaisseau tiré au rivage par la ceinture d’une vestale, de la pierre coupée par un rasoir, etc. Voilà pourquoi Josèphe l’historien, très attaché à son culte, laisse à ses lecteurs la liberté de croire ce qu’ils voudront des anciens prodiges qu’il rapporte ; voilà pourquoi il était très permis aux Saducéens de ne pas croire aux anges, quoiqu’il soit si souvent parlé des anges dans l’Ancien Testament ; mais il n’était pas permis à ces Saducéens de négliger les fêtes, les cérémonies et les abstinences prescrites.

Cette partie de l’histoire d’Abraham, c’est-à-dire ses voyages chez les rois d’Égypte et de Phénicie, prouve qu’il y avait de grands royaumes déjà établis quand la nation juive existait dans une seule famille ; qu’il y avait déjà des lois, puisque sans elles un grand royaume ne peut subsister ; que par conséquent la loi de Moïse, qui est postérieure, ne peut être la première. Il n’est pas nécessaire qu’une loi soit la plus ancienne de toutes pour être divine, et Dieu est sans doute le maître des temps. Il est vrai qu’il paraîtrait plus conforme aux faibles lumières de notre raison que Dieu, ayant une loi à donner lui-même, l’eût donnée d’abord à tout le genre humain ; mais s’il est prouvé qu’il se soit conduit autrement, ce n’est pas à nous à l’interroger.

Le reste de l’histoire d’Abraham est sujet à de grandes difficultés. Dieu, qui lui apparaît souvent, et qui fait avec lui plusieurs traités, lui envoya un jour trois anges dans la vallée de Mambré ; le patriarche leur donne à manger du pain, un veau, du beurre et du lait. Les trois esprits dînent, et après le dîner on fait venir Sara, qui avait cuit le pain. L’un de ces anges, que le texte appelle le Seigneur, l’Éternel, promet à Sara que dans un an elle aura un fils. Sara, qui avait alors quatre-vingt-quatorze ans, et dont le mari était âgé de près de cent années[19], se mit à rire de la promesse : preuve qu’elle avouait sa décrépitude, preuve que, selon l’Écriture même, la nature humaine n’était pas alors fort différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Cependant cette même décrépite, devenue grosse, charme l’année suivante le roi Abimélech, comme nous l’avons vu. Certes, si on regarde ces histoires comme naturelles, il faut avoir une espèce d’entendement tout contraire à celui que nous avons, ou bien il faut regarder presque chaque trait de la vie d’Abraham comme un miracle, ou il faut croire que tout cela n’est qu’une allégorie : quelque parti qu’on prenne, on sera encore très embarrassé. Par exemple, quel tour pourrons-nous donner à la promesse que Dieu fait à Abraham de l’investir, lui et sa postérité, de toute la terre de Chanaan, que jamais ce Chaldéen ne posséda ? C’est là une de ces difficultés qu’il est impossible de résoudre.

Il paraît étonnant que Dieu ayant fait naître Isaac d’une femme de quatre-vingt-quinze ans et d’un père centenaire, il ait ensuite ordonné au père d’égorger ce même enfant qu’il lui avait donné contre toute attente. Cet ordre étrange de Dieu semble faire voir que, dans le temps où cette histoire fut écrite, les sacrifices de victimes humaines étaient en usage chez les Juifs, comme ils le devinrent chez d’autres nations, témoin le vœu de Jephté. Mais on peut dire que l’obéissance d’Abraham, prêt de sacrifier son fils au Dieu qui le lui avait donné, est une allégorie de la résignation que l’homme doit aux ordres de l’Être suprême.

Il y a surtout une remarque bien importante à faire sur l’histoire de ce patriarche, regardé comme le père des Juifs et des Arabes. Ses principaux enfants sont Isaac, né de sa femme par une faveur miraculeuse de la Providence, et Ismaël, né de sa servante. C’est dans Isaac qu’est bénie la race du patriarche, et cependant Isaac n’est le père que d’une nation malheureuse et méprisable, longtemps esclave, et plus longtemps dispersée. Ismaël, au contraire, est le père des Arabes, qui ont enfin fondé l’empire des califes, un des plus puissants et des plus étendus de l’univers.

Les musulmans ont une grande vénération pour Abraham, qu’ils appellent Ibrahim. Ceux qui le croient enterré à Hébron y vont en pèlerinage ; ceux qui pensent que son tombeau est à la Mecque l’y révèrent.

Quelques anciens Persans ont cru qu’Abraham était le même que Zoroastre. Il lui est arrivé la même chose qu’à la plupart des fondateurs des nations orientales, auxquels on attribuait différents noms et différentes aventures ; mais, par le texte de l’Écriture, il paraît qu’il était un de ces Arabes vagabonds qui n’avaient pas de demeure fixe.

On le voit naître à Ur en Chaldée, aller à Haran, puis en Palestine, en Égypte, en Phénicie, et enfin être obligé d’acheter un sépulcre à Hébron.

Une des plus remarquables circonstances de sa vie, c’est qu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, n’ayant point encore engendré Isaac, il se fit circoncire, lui et son fils Ismaël, et tous ses serviteurs. Il avait apparemment pris cette idée chez les Égyptiens. Il est difficile de démêler l’origine d’une pareille opération. Ce qui paraît le plus probable, c’est qu’elle fut inventée pour prévenir les abus de la puberté. Mais pourquoi couper son prépuce à cent ans ?

On prétend, d’un autre côté, que les prêtres seuls d’Égypte étaient anciennement distingués par cette coutume. C’était un usage très ancien en Afrique et dans une partie de l’Asie, que les plus saints personnages présentassent leur membre viril à baiser aux femmes qu’ils rencontraient. On portait en procession, en Égypte, le phallum, qui était un gros priape. Les organes de la génération étaient regardés comme quelque chose de noble et de sacré, comme un symbole de la puissance divine ; on jurait par eux, et lorsque l’on faisait un serment à quelqu’un, on mettait la main à ses testicules ; c’est peut-être même de cette ancienne coutume qu’ils tirèrent ensuite leur nom, qui signifie témoins, parce qu’autrefois ils servaient ainsi de témoignage et de gage. Quand Abraham envoya son serviteur demander Rebecca pour son fils Isaac, le serviteur mit la main aux parties génitales d’Abraham, ce qu’on a traduit par le mot cuisse[20].

On voit par là combien les mœurs de cette haute antiquité différaient en tout des nôtres. Il n’est pas plus étonnant aux yeux d’un philosophe qu’on ait juré autrefois par cette partie que par la tête, et il n’est pas étonnant que ceux qui voulaient se distinguer des autres hommes missent un signe à cette partie révérée.

La Genèse[21] dit que la circoncision fut un pacte entre Dieu et Abraham, et elle ajoute expressément qu’on fera mourir quiconque ne sera pas circoncis dans la maison. Cependant on ne dit point qu’Isaac l’ait été, et il n’est plus parlé de circoncision jusqu’au temps de Moïse.

On finira cet article par une autre observation, c’est qu’Abraham ayant eu de Sara et d’Agar deux fils qui furent chacun le père d’une grande nation, il eut six fils de Cethura, qui s’établirent dans l’Arabie ; mais leur postérité n’a point été célèbre.



  1. Cette première section était la seule qui se trouvât dans les Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. Genèse, chapitre xi, v. 26. (Note de Voltaire.)
  3. Ibid., chapitre xi, v. 32. (Id.)
  4. Ibid., chapitre xii, v. 1. (Id.)
  5. Actes des Apôtres, chapitre vii. (Id.)
  6. Genèse, chapitre xii, v. i. (Id.)
  7. Genèse, XX, 12. (Note de Voltaire.)
  8. Ibid., XII, 12-13. (Id.)
  9. Genèse, xii, 16. (Note de Voltaire.)
  10. Genèse, chapitre xiii, v. 14 et 15. (Note de Voltaire.)
  11. Ibid., chapitre xv, v. 18. (Id.)
  12. Genèse, chapitre xiii, v. 16. (Note de Voltaire.)
  13. En 1315.
  14. Voyez Essai sur les Mœurs, chapitre XVII, tome XI, page 527.
  15. Cette deuxième section ressemble beaucoup au chapitre XVI de l’Introduction à l’Essai sur les Mœurs, tome XI, page 46. Mais il y a une telle différence dans les termes, que ce n’est pas un double emploi. La majeure partie formait l’article Abraham dans la première édition du Dictionnaire philosophique. (B.)
  16. Fin de l’article en 1764. (B.)
  17. Fin de l’article en 1765. Ce qui suit fut ajouté en 176?. (B.)
  18. Je n’ai trouvé cette troisième section dans aucune édition donnée du vivant de l’auteur, soit du Dictionnaire philosophique ou Raison par alphabet, soit des Questions sur l’Encyclopédie. Il en est ainsi de tous les morceaux dont je ne donne pas la date. (B.)
  19. Il devait même avoir alors cent quarante-trois ans, suivant quelques interprètes (voyez la première section). (K.)
  20. Genèse, xxiv, 2.
  21. Ibid., xvii, 10-14.


Abeilles Abraham Abus