Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Ézéchiel

Éd. Garnier - Tome 19
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ÉZÉCHIEL[1].

De quelques passages singuliers de ce prophète, et de quelques
usages anciens.

On sait assez aujourd’hui qu’il ne faut pas juger des usages anciens par les modernes : qui voudrait réformer la cour d’Alcinoüs dans l’Odyssée sur celle du Grand Turc ou de Louis XIV ne serait pas bien reçu des savants ; qui reprendrait Virgile d’avoir représenté le roi Évandre couvert d’une peau d’ours, et accompagné de deux chiens, pour recevoir des ambassadeurs, serait un mauvais critique.

Les mœurs des anciens Égyptiens et Juifs sont encore plus différentes des nôtres que celles du roi Alcinoüs, de Nausica sa fille, et du bonhomme Évandre.

Ézéchiel, esclave chez les Chaldéens, eut une vision près de la petite rivière de Chobard, qui se perd dans l’Euphrate. On ne doit point être étonné qu’il ait vu des animaux à quatre faces et à quatre ailes, avec des pieds de veau, ni des roues qui marchaient toutes seules, et qui avaient l’esprit de vie : ces symboles plaisent même à l’imagination ; mais plusieurs critiques se sont révoltés contre l’ordre que le Seigneur lui donna de manger, pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, du pain d’orge, de froment et de millet, couvert d’excréments humains.

Le prophète s’écria : « Pouah ! pouah ! pouah ! mon âme n’a point été jusqu’ici pollue ; » et le Seigneur lui répondit : « Eh bien ! je vous donne de la fiente de bœuf au lieu d’excréments d’homme, et vous pétrirez votre pain avec cette fiente. »

Comme il n’est point d’usage de manger de telles confitures sur son pain, la plupart des hommes trouvent ces commandements indignes de la majesté divine. Cependant il faut avouer que de la bouse de vache et tous les diamants du Grand Mogol sont parfaitement égaux, non-seulement aux yeux d’un être divin, mais à ceux d’un vrai philosophe ; et à l’égard des raisons que Dieu pouvait avoir d’ordonner un tel déjeuner au prophète, ce n’est pas à nous de les demander.

Il suffit de faire voir que ces commandements, qui nous paraissent étranges, ne le parurent pas aux Juifs.

Il est vrai que la synagogue ne permettait pas, du temps de saint Jérôme, la lecture d’Ézéchiel avant l’âge de trente ans ; mais c’était parce que, dans le chapitre xviii, il dit que le fils ne portera plus l’iniquité de son père, et qu’on ne dira plus : Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en sont agacées.

En cela il se trouvait expressément en contradiction avec Moïse, qui, au chap. xxviii des Nombres, assure que les enfants portent l’iniquité des pères jusqu’à la troisième et quatrième génération.

Ézéchiel, au chapitre xx, fait dire encore au Seigneur qu’il a donné aux Juifs des préceptes qui ne sont pas bons. Voilà pourquoi la synagogue interdisait aux jeunes gens une lecture qui pouvait faire douter de l’irréfragabilité des lois de Moïse.

Les censeurs de nos jours sont encore plus étonnés du chapitre xvi d’Ézéchiel : voici comme le prophète s’y prend pour faire connaître les crimes de Jérusalem. Il introduit le Seigneur parlant à une fille, et le Seigneur dit à la fille : « Lorsque vous naquîtes, on ne vous avait point encore coupé le boyau du nombril, on ne vous avait point salée, vous étiez toute nue, j’eus pitié de vous ; vous êtes devenue grande, votre sein s’est formé, votre poil a paru ; j’ai passé, je vous ai vue, j’ai connu que c’était le temps des amants : j’ai couvert votre ignominie ; je me suis étendu sur vous avec mon manteau ; vous avez été à moi ; je vous ai lavée, parfumée, bien habillée, bien chaussée ; je vous ai donné une écharpe de coton, des bracelets, un collier ; je vous ai mis une pierrerie au nez, des pendants d’oreilles, et une couronne sur la tête, etc.

« Alors ayant confiance à votre beauté, vous avez forniqué pour votre compte avec tous les passants... Et vous avez bâti un mauvais lieu..., et vous vous êtes prostituée jusque dans les places publiques, et vous avez ouvert vos jambes à tous les passants..., et vous avez couché avec des Égyptiens..., et enfin vous avez payé des amants, et vous leur avez fait des présents afin qu’ils couchassent avec vous...; et en payant, au lieu d’être payée, vous avez fait le contraire des autres filles... Le proverbe est : telle mère, telle fille ; et c’est ce qu’on dit de vous, etc. »

On s’élève encore davantage contre le chapitre xxiii. Une mère avait deux filles qui ont perdu leur virginité de bonne heure : la plus grande s’appelait Oolla, et la petite Ooliba... « Oolla a été folle des jeunes seigneurs, magistrats, cavaliers ; elle a couché avec des Égyptiens dès sa première jeunesse... Ooliba, sa sœur, a bien plus forniqué encore avec des officiers, des magistrats et des cavaliers bien faits ; elle a découvert sa turpitude ; elle a multiplié ses fornications ; elle a recherché avec emportement les embrassements de ceux qui ont le membre comme un âne, et qui répandent leur semence comme des chevaux... »

Ces descriptions, qui effarouchent tant d’esprits faibles, ne signifient pourtant que les iniquités de Jérusalem et de Samarie ; les expressions qui nous paraissent libres ne l’étaient point alors. La même naïveté se montre sans crainte dans plus d’un endroit de l’Écriture. Il y est souvent parlé d’ouvrir la vulve. Les termes dont elle se sert pour exprimer l’accouplement de Booz avec Ruth, de Juda avec sa belle-fille, ne sont point déshonnêtes en hébreu, et le seraient en notre langue.

On ne se couvre point d’un voile quand on n’a pas honte de sa nudité ; comment dans ces temps-là aurait-on rougi de nommer les génitoires, puisqu’on touchait les génitoires de ceux à qui l’on faisait quelque promesse ? c’était une marque de respect, un symbole de fidélité, comme autrefois parmi nous les seigneurs châtelains mettaient leurs mains entre celles de leurs seigneurs paramonts[2].

Nous avons traduit les génitoires par cuisse. Éliézer met la main sous la cuisse d’Abraham ; Joseph met la main sous la cuisse de Jacob. Cette coutume était fort ancienne en Égypte. Les Égyptiens étaient si éloignés d’attacher de la turpitude à ce que nous n’osons ni découvrir ni nommer, qu’ils portaient en procession une grande figure du membre viril nommé phallum[3], pour remercier les dieux de faire servir ce membre à la propagation du genre humain.

Tout cela prouve assez que nos bienséances ne sont pas les bienséances des autres peuples. Dans quel temps y a-t-il eu chez les Romains plus de politesse que du temps du siècle d’Auguste ? cependant Horace ne fait nulle difficulté de dire dans une pièce morale :

Nec vereor ne, dum futuo, vir rure recurrat.

(Liv. I, sat. II, vers 127.)

[4] Auguste se sert de la même expression dans une épigramme contre Fulvie.

Un homme qui prononcerait parmi nous le mot qui répond à futuo serait regardé comme un crocheteur ivre ; ce mot, et plusieurs autres dont se servent Horace et d’autres auteurs, nous paraît encore plus indécent que les expressions d’Ézéchiel. Défaisons-nous de tous nos préjugés quand nous lisons d’anciens auteurs, ou que nous voyageons chez des nations éloignées. La nature est la même partout, et les usages partout différents[5].

Je rencontrai un jour dans Amsterdam un rabbin tout plein de ce chapitre. « Ah ! mon ami, dit-il, que nous vous avons obligation ! vous avez fait connaître toute la sublimité de la loi mosaïque, le déjeuner d’Ézéchiel, ses belles attitudes sur le côté gauche ; Oolla et Ooliba sont des choses admirables : ce sont des types, mon frère, des types qui figurent qu’un jour le peuple juif sera maître de toute la terre ; mais pourquoi en avez-vous omis tant d’autres qui sont à peu près de cette force ? pourquoi n’avez-vous pas représenté le Seigneur disant au sage Osée, dès le second verset du premier chapitre : « Osée, prends une fille de joie, et fais-lui des fils de fille de joie. » Ce sont ses propres paroles. Osée prit la demoiselle, il en eut un garçon, et puis une fille, et puis encore un garçon ; et c’était un type, et ce type dura trois années. Ce n’est pas tout, dit le Seigneur, au troisième chapitre : « Va-t’en prendre une femme qui soit non-seulement débauchée, mais adultère. » Osée obéit ; mais il lui en coûta quinze écus et un setier et demi d’orge : car vous savez que dans la terre promise il y avait très-peu de froment. Mais savez-vous ce que tout cela signifie ? — Non, lui dis-je. — Ni moi non plus, dit le rabbin. »

Un grave savant s’approcha, et nous dit que c’étaient des fictions ingénieuses et toutes remplies d’agrément. « Ah ! monsieur, lui répondit un jeune homme fort instruit, si vous voulez des fictions, croyez-moi, préférez celles d’Homère, de Virgile et d’Ovide. Quiconque aime les prophéties d’Ézéchiel mérite de déjeuner avec lui. »


  1. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  2. Suzerains. (K.)
  3. M. J.-A. Dulaure a publié : Des Divinités génératrices, ou du culte de Phallus ches les anciens et les modernes, 1805, in-8o ; réimprimé, vingt ans après, dans le tome second de l’Histoire abrégée de différents cultes, Paris, Guillaume, 1825, 2 vol. in-8o.
  4. Cette phrase n’est pas de 1764 ; elle est de 1765. L’épigramme d’Auguste est à l’article Auguste-Octave, tome XVII, page 484.
  5. Fin de l’article en 1764 et 1765. Ce qui suit fut ajouté en 1767. (B.)


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