Dictionnaire national et anecdotique par M. De l’Épithète/ABBÉ

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ABBÉ : au propre, c’étoit, il y a mille ans le supérieur, ou plutôt le chapelain d’une communauté de cénobites, qui faisoient vœu de vivre en commun du fruit de leur travail. Ces cénobites s’appelloient moines ; le nom est resté, mais l’espece a changé.

Abbé : dans l’acception ci-dessus, prise au figuré, désigne depuis plusieurs siecles un homme qui vit aux dépens des moines sans leur être d’aucune utilité ; mais depuis qu’on a adopté l’expression d’abbé commendataire, que n’auroient pas entendu l’abbé Antoine, l’abbé Pacôme, l’abbé Hilarion, l’abbé Benoît même, qui est venu après eux, & a trouvé les choses bien changées ; depuis cette époque, dis-je, abbé, a singuliérement signifié un personnage illustre qui reçoit, parce que le prince l’a voulu ainsi, 10,000, 20,000, 30,000, & même 50,000 livres de rentes pour manger, boire & dormir ; qui mange, boit & dort ; & qui, lorsqu’il s’en tient à ces seules fonctions, est dit de mœurs irréprochables.

Abbé, comme nom appellatif, désigne un homme habillé de noir, allant avec jaquette ou sans jaquette. Ce mot est joint à des noms si differens entr’eux, que je défierois Klin ou Brisson de classer cette espece d’individus, sur-tout lorsqu’on réfléchit qu’on peut dire l’abbé Bernis & l’abbé Roi, l’abbé Grég… & l’abbé M.… ; d’où il résulte qu’il y a des abbés dans toutes les classes ; qu’on en trouve qui honorent ce nom, & d’autres qui en font l’opprobre. Malgré cela, il y a dans cette nombreuse famille des especes neutres qu’on ne pourroit placer ni dans la bonne ni dans la mauvaise classe, dans le cas où l’on entreprendroit la tâche immense & difficile de faire une bonne & une mauvaise classe.

C’est parmi les gens de lettres que l’essaim des abbés est innombrable. Ils ont embrassé tous les genres ; l’homélie & l’opéra comique, le mandement & la diatribe ; ils ont tonné contre les muses, & personne n’a mieux pincé qu’eux la lyre d’Apollon. Notre Virgile François est un abbé. Ils ont poussé l’art du rhéteur jusqu’à prêcher sur la liberté, & à se faire écouter. Jean-Jacques, qui avez écrit contre les lettres, & avez fait l’honneur des lettres, vous n’étiez pas capable d’un pareil effort de génie !

La seule branche de littérature dans laquelle Messieurs les abbés n’ont pas réussi, & à laquelle ils doivent renoncer, c’est à ces nombreux panégyriques qu’il leur a plu d’appeller histoires, où ils ont toujours compté la vérité pour rien[1]. La révolution a changé la forme & le fond de ces lourds panégyriques, & la liberté vient de confier les burins de l’histoire à cette auguste vérité restée muette & inactive depuis tant de siecles.

Nota. Depuis la révolution, l’esprit de civisme avoit porté quelques abbés à substituer le catogan à la calotte, & le frac gris au frac brun. Mais le chapeau à haute forme n’étant pas celui à larges bords, il passoit un bout d’oreille[2]. Le costume n’a pu avoir lieu.

Abbé, dans la signification figurée d’abbé commendataire, a un féminin qui est abbesse. Voyez ce mot.

  1. Il faut en excepter les histoires qui sont sorties de la plumie des abbés Raynal, Millot & Des… ; aussi les caffards les ont-ils tancés d’importance. Note de l’éditeur.
  2. Voyez la fable de l’âne vêtu de la peau du lion.