Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Visions

Henri Plon (p. 689-694).

Visions. Il y a plusieurs sortes de visions, qui la plupart ont leur siège dans l’imagination ébranlée. Aristote parle d’un fou qui demeurait tout le jour au théâtre, quoiqu’il n’y eût personne, et que là il frappait des mains et riait de tout son cœur, comme s’il avait vu jouer la comédie la plus divertissante.

Un jeune homme, d’une innocence et d’une pureté de vie extraordinaires, étant venu a mourir à l’âge de vingt-deux ans, une vertueuse veuve vit en songe plusieurs serviteurs de Dieu qui ornaient un palais magnifique. Elle demanda pour qui on le préparait ; on lui dit que c’était pour le jeune homme qui était mort la veille. Elle vit ensuite dans ce palais un vieillard vêtu de blanc, qui ordonna à deux de ses gens de tirer ce jeune homme du tombeau et de l’amener au ciel. Trois jours après la mort du jeune homme, son père, qui se nommait Armène, s’étant retiré dans un monastère, le fils apparut à l’un des moines et lui dit que Dieu l’avait reçu au nombre des bienheureux, et qu’il l’envoyait chercher son père. Armène mourut le quatrième jour[1].

Voici des traits d’un autre genre. Torquemada conte qu’un grand seigneur espagnol, sorti un jour pour aller à la chasse sur une de ses terres, fut fort étonné lorsque, se croyant seul, il s’entendit appeler par son nom. La voix ne lui était pas inconnue ; mais comme il ne paraissait pas empressé, il fut appelé une seconde fois et reconnut distinctement l’organe de son père, décédé depuis peu. Malgré sa peur, il ne laissa pas d’avancer. Quel fut son étonnement de voir une grande caverne ou espèce d’abîme dans laquelle était une longue échelle ! Le spectre de son père se montra sur les premiers échelons, et lui dit que Dieu avait permis qu’il lui apparût, afin de l’instruire de ce qu’il devait faire pour son propre salut et pour la délivrance de celui qui lui parlait, aussi bien que pour celle de son grande père, qui était quelques échelons plus bas ; que la justice divine, les punissait et les retiendrait jusqu’à ce qu’on eût restitué un héritage usurpé par ses aïeux ; qu’if eût à le faire incessamment, qu’autrement sa place était déjà marquée dans ce lieu de souffrance. À peine ce discours eut-il été prononcé que le spectre et l’échelle disparurent, et l’ouverture de la caverne se referma. Alors la frayeur l’emporta sur l’imagination du chasseur ; il retourna chez lui, rendit l’héritage, laissa à son fils ses autres biens et se retira dans un monastère, où il passa le reste de sa vie.

Il y a des visions qui tiennent un peu à ce que les Écossais appellent la seconde vue. Boaistuau raconte ce qui suit :

« Une femme enchanteresse, qui vivait à Pavie du temps du règne de Léonicettus, avait cet avantage qu’il ne se pouvait rien faire de mal à Pavie sans qu’elle je découvrît par son artifice, en sorte que la renommée des merveilles qu’elle faisait par l’art des diables lui attirait tous les seigneurs et philosophes de l’Italie. Il y avait en ce temps un philosophe à qui, l’on ne pouvait persuader d’aller voir cette femme, lorsque, vaincu par les sollicitations de quelques magistrats de la ville, il s’y rendit. Arrivé devant cet organe de Satan, afin de ne demeurer muet et pour la sonder au vif, il la pria de lui dire, à son avis, lequel de tous les vers de Virgile était le meilleur. La vieille, sans rêver, lui répondit aussitôt :


Discite juslitiam moniti et non temnero divos.


» Voilà, ajouta-t-elle, le plus digne vers que Virgile ait fait. Va-t’en, et ne reviens plus pour me tenter. Ce pauvre philosophe et ceux qui l’accompagnaient s’en retournèrent sans aucune réplique et ne furent en leur vie plus étonnés d’une si docte réponse, attendu qu’ils savaient tous qu’elle n’avait en sa vie appris ni à lire ni à écrire…

» Il y a encore, dit le même auteur, quelques visions qui proviennent d’avoir mangé du venin ou poison, comme Pline et Edouardus enseignent de ceux qui mangent la cervelle d’un ours, laquelle dévorée, on se droit transformée en ours. Ce qui est advenu à un gentilhomme espagnol de notre temps à qui on en fit manger, et il errait dans les montagnes, pensant être changé en ours.

» Il reste, pour mettre ici toutes espèces de visions, de traiter des visions artificielles, lesquelles, ordonnées et bâties par certains secrets et mystères des hommes, engendrent la terreur en ceux qui les contemplent. Il s’en est trouvé qui ont mis des chandelles dans des têtes de morts pour épouvanter le peuple, et d’autres qui ont attaché des chandelles de cire allumées sur des coques de tortues et limaces, puis les mettaient dans les cimetières la nuit, afin que le vulgaire, voyant ces animaux se mouvoir de loin avec leurs flammes, fut induit à croire que c’étaient les esprits dès morts. Il y a encore certaines visions diaboliques qui se sont faites de nos jours avec des chandelles composées de suif humain ; et pendant qu’elles étaient allumées de nuit, les pauvres gens demeuraient si bien charmés, qu’on dérobait leur bien devant eux sans qu’ils sussent se mouvoir de leurs lits ; ce qui a été pratiqué en Italie de notre temps, Mais Dieu, qui ne laissé rien impuni, a permis que ces voleurs fussent appréhendés ; et, convaincus, ils ont depuis terminé leurs vies misérablement au gibet. » Voy. Main de gloire.

Nous reproduirons maintenant quelques pièces curieuses et rares :

Discours épouvantable d’une étrange apparition de démons en la maison d’un gentilhomme de Silésie, en 1609, tiré de l’imprimé à Paris, 1609.

« Un gentilhomme de Silésie, ayant convié quelques amis, et, à l’heure du festin venue, se voyant frustré par l’excuse des conviés, entre en grande colère, et commence à dire que, puisque nul homme ne daignait être chez lui, tous les diables y vinssent ! Cela dit, il sort de sa maison et entre à l’église, ou le curé prêchait, lequel il écoute attentivement. Comme il était là, voici entrer dans la cour du logis des hommes à cheval, de haute stature et tout noirs, qui commandèrent aux valets du gentilhomme d’aller dire à leur maître que les conviés étaient venus. Un des valets court à l’église avertir son maître, qui, bien étonné, demande avis au curé, celui, finissant son sermon, conseille qu’on fasse sortir toute la famille hors du logis. Aussitôt dit, aussitôt fait ; mais de hâte que les gens eurent de déloger, ils laissèrent dans la maison un petit enfant dormant au berceau. Ces hôtes, ou, pour mieux dire, ces diables (c’est le sentiment du narrateur) commencèrent bientôt à remuer les tables, à hurler, à regarder par les fenêtres, en forme d’ours, de loups, de chais, d’hommes terribles, tenant à la main ou dans leurs pattes des verres pleins de vin, des poissons, de la chair bouillie et rôtie. Comme les voisins, le gentilhomme, le curé et autres contemplaient avec frayeur un tel spectacle, le pauvre père se mit à crier : « Hélas ! ou est mon pauvre enfant ? »

» Il avait encore le dernier mot à la bouche, quand un de ces hommes noirs apporta l’enfant aux fenêtres et le montra à tous ceux qui étaient dans la rue. Le gentilhomme demanda à un de ses serviteurs auquel il se fiait le mieux : a Mon ami, que ferai-je ? — Monsieur, répond le serviteur, je recommanderai ma vie à Dieu ; après quoi j’entrerai dans la maison, d’où, moyennant son secours, je vous rapporterai reniant. — À la bonne heure ! dit le maître ; Dieu t’accompagne, l’assiste et te fortifié ! »

» Le serviteur, ayant reçu la bénédiction de son maître, du curé et des autres gens de bien, entra au logis, et, approchant du poêle où étaient ces hôtes ténébreux, se prosterne à genoux, se recommande à Dieu et ouvre la porte. Voilà les diables en horribles formes, les uns assis, les autres debout, aucuns se promenant, autres rampant sur le plancher, qui tous accoururent contre lui, criant ensemble : « Hui ! hui ! que viens-tu faire céans ? » Le serviteur, suant de détresse et néanmoins fortifié de Dieu, s’adresse au malin qui tenait l’enfant et lui dit : « Ça, baillez-moi cet enfant. — Non, répond l’autre, il est mien ; va dire à ton maître qu’il vienne le recevoir. »

» Le serviteur insiste et dit : « Je fais la charge que Dieu m’a commandée, et sais que-tout ce que je fais selon icelle lui est agréable ; partant, à l’égard de mon office, en vertu de Jésus-Christ, je t’arrache et saisis cet enfant, lequel je rapporte à soir père. » Ce disant, il empoigne l’enfant, puis le serre entre ses bras. Les hôtes noirs ne répondent que par des cris effroyables et par ces mots : « Hui ! hui ! méchant ; hui ! garnement ! laisse, laisse cet enfant ; autrement nous te dépiécerons. » Mais lui, méprisant ces menaces, sortit sain et sauf et rendit l’enfant au gentilhomme son père ; et quelques jours après tous ces hommes s’évanouirent, et le gentilhomme, devenu sage et bon chrétien, retourna en sa maison. »

Le grand feu, tonnerre et foudre du ciel, advenu sur l’église cathédrale de Quimper-Corentin, avec la vision publique d’un très-épouvantable démon dans le feu, sur ladite église. Jouxte l’imprimé à Rennes, 1620.

« Samedi, premier jour de février 1620, il arriva un grand malheur et désastre en la ville de Quimper-Corentin. Une belle et haute pyramide couverte de plomb, étant sur la nef de la grande église, fut brûlée par la foudre et feu du ciel depuis le haut jusqu’à ladite nef, sans que l’on pût y apporter aucun remède. Le même jour, sur les sept heures et demie, tendant à huit du matin, se fit un coup de tonnerre et d’éclair terrible. À l’instant fut visiblement vu un démon horrible, au milieu d’une grande ondée de grêle, se saisir de ladite pyramide par le haut et au-dessous de la croix, étant ce démon de couleur verte, avec une longue queue. Aucun feu ni fumée n’apparut sur la pyramide que vers une heure après midi, que la fumée commença à sortir du haut d’icelle et dura un quart d’heure ; et du même endroit commença le feu à paraître peu à peu, en augmentant toujours ainsi qu’il dévalait du haut en bas ; tellement qu’il se fit si grand et si épouvantable que l’on craignait que toute l’église ne fût brûlée, et non seulement l’église, mais toute la ville. Les trésors de ladite église furent tirés hors, les processions allèrent à l’entour, et finalement on fit mettre des reliques saintes Sur la nef de l’église, au-devant du feu. Messieurs du chapitre commencèrent à conjurer ce méchant démon que chacun voyait dans le feu, tantôt bleu, vert ou jaune. Ils jetèrent des agnus Dei dans icelui et près de cent cinquante barriques d’eau, quarante ou cinquante charretées de fumier, et néanmoins le feu continuait. Pour, dernière ressource, on fit jeter un pain de seigle de quatre sous, puis on prit de l’eau béni le avec du lait d’une, femme nourrice de bonne vie, et tout cela jeté dedans le feu, tout aussitôt le démon fut contraint de quitter la flamme, et avant de sortir il fit un si grand remue-ménage, que l’on semblait être tous brûlés et qu’il devait emporter l’église et-tout avec lui ; il ne s’en alla qu’à six heures et demie du soir, sans avoir fait autre mal, Dieu merci, que la totale ruine de ladite pyramide, qui est de douze mille écus au moins. Ce méchant étant hors, on eut raison du feu, et peu de temps après on trouva encore ledit pain de seigle en essence, sans être endommagé, hors que la croûte était un peu noire ; et sur les huit ou neuf heures et demie, après que tout le feu fut éteint, la cloche sonna pour amasser le peuple, afin de rendre grâces à Dieu. Messieurs du chapitre, avec les choristes et musiciens, chantèrent un Te Deum et un Stabat Mater dans la chapelle de la Trinité, à neuf heures du soir. Grâces à Dieu, il n’est mort personne ; mais il n’est pas possible de voir chose plus horrible et épouvantable qu’était ce dit feu. »

Effroyable rencontre apparue proche le château de Lusignan, en Poitou, aux soldats de la garnison du lieu et à quelques habitants de ladite ville, la nuit du mercredi 22 juillet 1620. À Paris, chez Nicolas Robert, rue Saint-Jacques ; 1620.

« La nuit du mercredi 22 juillet, apparurent entre le château de Lusignan et la Fare, sur la rivière, deux hommes de feu extrêmement puissants, armés de toutes pièces, dont le harnais était enflammé, avec un glaive en feu dans une main et une lance flambante dans l’autre, de laquelle dégouttait du sang. Ils se rencontrèrent et se combattirent longtemps, tellement qu’un des deux fui blessé, et en tombant fit un si horrible cri qu’il réveilla plusieurs habitants de la haute et basse ville et étonna la garnison. Après ce combat, parut comme une souche de feu qui passa la rivière et s’en alla dans le parc, suivie de plusieurs monstres de feu semblant des singes. Des gens qui étaient allés chercher du bois dans la forêt rencontrèrent ce prodige, dont ils pensèrent mourir, entre autres un pauvre ouvrier du bois de Galoche, qui fut si effrayé qu’il eut une fièvre qui ne le quitta point. Comme les soldats de la garnison s’en allaient sur les murs de la ville, il passa sur eux une troupe innombrable d’oiseaux, les uns noirs, les autres blancs, tous criant d’une voix épouvantable. Il y avait des flambeaux qui les précédaient et. Une figure d’homme qui les suivait faisant le hibou. Ils furent effrayés d’une telle vision, et il leur tardait fort qu’il fût jour pour la raconter aux habitants. — Voici (ajoute le narrateur) l’histoire, que j’avais à vous présenter, et vous me remercierez et serez contents de ce que je vous donne pour vous, avertir de ce que vous pouvez voir quand vous allez la nuit dans les, champs. »

Description d’un signe qui a été vu-ait ciel le cinquième jour de décembre dernier en la ville d’Altorff, au pays de Wurtemberg, en Allemagne ; imprimée à Paris, rue Saint-Jacques, à l’Éléphant, devant les Mathuirins, 1678, avec privilège du roi.

« Guicciardin écrit en son histoire italique que sur la venue du petit roi Charles VIII à Naples, outre les prédictions du frère Hiérôme Savonarole, tant prêchées au peuple que révélées au roi même, apparurent en la Pouille, de nuit, trois soleils au milieu du ciel, offusqués de nuages à l’entour, avec force tonnerres et éclairs ; et vers Arezzo furent vues en l’air de grandes troupes de gens armés à cheval, passant par là avec grand bruit et son des tambours et trompettes ; et en plusieurs parties de l’Italie, maintes images et statues suèrent, et divers monstres d’hommes et d’animaux naquirent, de quoi le pays fut épouvanté. On vit depuis la guerre qui advint au royaume de Naples, que les Français conquirent et puis perdirent. — En la ville d’Altorff, au pays de Wurtemberg, en Allemagne, à une lieue de la ville de Tubingue et aux environs, on a vu, le cinquième jour de décembre 1577, environ sept heures du matin, que le soleil commençant à se lever n’apparaissait pas en sa clarté et splendeur naturelle, mais montrait une couleur jaune, ainsi qu’on voit la lune quand elle est pleine, ressemblait au rond d’un gros tonneau, et reluisait, si peu qu’on le pouvait regarder sans s’éblouir les yeux. Bientôt après il s’est montré à l’entour aillant d’obscurité que s’il s’en fût suivi une éclipse, et le soleil s’est couvert d’une couleur plus rouge que du sang, tellement qu’on ne savait pas si c’était le soleil ou non. Incontinent après, on a vu deux soleils, l’un rouge, l’autre jaune, qui se sont heurtés et battus : cela a duré quelque peu de temps, où l’un des soleils s’est évanoui, et on n’a plus vu que le soleil jaune. Peu après s’est apparue une nuée noire de la forme d’une boule, laquelle a tiré tout droit contre le soleil et l’a couvert au milieu, de sorte qu’on n’a vu qu’un grand cercle jaune à l’entour. Le soleil ainsi couvert, est apparue une autre nuée noire, laquelle a combattu avec lui, et l’un a couvert l’autre plusieurs fois, tant que le soleil est retourné à ladite première couleur jaunâtre. Un peu après est apparue derechef une nuée longue comme un bras, venant du côté du soleil couchant, laquelle S’est arrêtée près dudit soleil. De cette nuée est sorti un grand nombre de gens habillés de noir et armés comme gens de guerre, à pied et à cheval, marchant en rang, lesquels ont passé tout bellement par dedans ce soleil vers l’Orient, et cette troupe a été suivie derrière d’un grand et puissant homme beaucoup plus haut que les autres. Après que cette troupe a été passée, le soleil s’est un peu obscurci, mais a gardé sa clarté naturelle et a été couvert de sang, en sorte que le ciel et la terre se sont montrés tout rouges, parce que sont sorties du ciel plusieurs nuées sanglantes et s’en sont retournées par-dessus, et ont tiré du côté de l’Orient, tout ainsi qu’avait fait avant la gendarmerie. Beaucoup de nuées noires se sont montrées autour du soleil, comme c’est coutume quand il y a grande tempête, et bientôt après sont sorties du soleil d’autres nuées sanglantes et ardentes ou jaunes comme du safran. De ces nuées sont parties des réverbérations semblables à de grands chapeaux hauts et larges, et s’est montrée toute la terre, jaune et sanglante, couverte de grands chapeaux, lesquels avaient diverses couleurs, rouge, bleu, vert, et la plupart noirs ; ensuite il a fait un brouillard et comme une pluie de sang, dont non-seulement le ciel, mais encore la terre et tous les habillements d’hommes se sont montrés sanglants et jaunâtres. Cela a duré jusqu’à ce que le soleil eut repris sa clarté naturelle, ce qui n’est arrivé qu’à dix heures du matin.

» Il est aisé de penser ce que signifie ce prodige : ceci n’est autre chose que menaces, » dit l’auteur. — Quant à nous, comme il n’y a dans le pays d’Altorff aucun témoignage qui appuie ce merveilleux récit, nous n’y verrons qu’un puff du dix-septième siècle.

Signe merveilleux apparu en forme de procession, arrivé près la ville de Bellac, en Limousin. Imprimé à Paris en 1621.

« Il n’y a personne qui, ayant été vers la ville de Bellac, en Limousin, n’ait passé par une grande et très-spacieuse plaine nullement habitée. Or en icelle, quantité de gens dignes de foi et croyance, même le sieur Jacques Rondeau, marchand tanneur de la ville de Montmorillon, le curé d’Isgre, Pierre Ribonneau, Mathurin Cognac, marchand de bois, demeurant en la ville de Chanvigné, étant tous de même compagnie, m’ont assuré avoir vu ce que je vous écris : 1° trois hommes vêtus de noir, inconnus de tous les regardants, tenant chacun une croix à la main ; 2° après eux marchait une troupe de jeunes filles, vêtues de longs manteaux de toile blanche, ayant les pieds et les jambes nus, portant des chapeaux de fleurs, desquels pendaient jusques aux talons de grandes bandes de toile d’argent, tenant en leur main gauche quelques rameaux et de la droite un vase de faïence d’où sortait de la fumée ; 3° marchait après celles-ci une dame accoutrée en deuil, vêtue d’une longue robe noire qui traînait fort longue sur la terre, laquelle robe était semée de cœurs percés de flèches, de larmes et de flammes de satin blanc, et ses cheveux épars sur ses vêtements ; elle tenait en sa main comme une branche de cèdre, et ainsi vêtue cheminait toute triste ; 4° ensuite marchaient six petits enfants couverts de longues robes de taffetas vert, tout semé de flammes de Satin rouge et de gros flambeaux allumés, et leurs têtes couvertes de chapeaux de fleurs. Ceci n’est rien encore, il marchait après une foule de peuples vêtus de blanc et de noir, qui cheminaient deux à deux, ayant des bâtons blancs à la main. Au milieu de la troupe était comme une déesse, vêtue richement, portant une grande couronne de fleurs sur la tête, les bras retroussés, tenant en sa main une belle branche de cyprès, remplie de petits cristaux qui pendaient de tous côtés. À l’entour d’elle, il y avait comme des joueurs d’instruments, lesquels toutefois ne formaient aucune mélodie. À la suite de cette procession étaient huit grands hommes nus jusqu’à la ceinture, ayant le corps fort garni de poil, la barbe jusqu’à mi-corps et le reste couvert de peaux de chèvres, tenant en leurs mains de grosses masses ; et, comme tout furieux, suivaient la troupe de loin. La course de cette procession s’étendait tout le long de l’île, jusqu’à une autre île voisine, où tous ensemble s’évanouissaient lorsqu’on voulait en approcher pour les contempler Je vous prie, à quoi tend cette vision merveilleuse, vous autres qui savez ce que valent les choses ?… »

Nous transcrivons le naïf écrivain. Nous ajouterons que la mascarade qu’il raconte eut lieu à l’époque du roman de l’Astrée, et que c’était une société qui se divertissait à la manière des héros de Don Quichotte.

Grandes et merveilleuses choses advenues dans la ville de Besançon, par un tremblement de terre ; imprimé à Château-Salins, par maître Jacques Colombiers, 1564.

« Le troisième jour de décembre, environ neuf heures du matin, faisant un temps doux et un beau soleil, l’on vil en l’air une figure d’un homme de la hauteur d’environ neuf lances, qui dit trois fois : « Peuples, peuples, peuples, amendez-vous, ou vous êtes à la fin de vos jours. » El ce advint un jour de marché, devant plus de dix mille personnes, et, après ces paroles, la dite figure s’en alla en une nue, comme se-retirant droit au ciel. Une heure après, le temps s’obscurcit tellement, qu’à vingt lieues autour de la ville on ne voyait plus ni ciel ni terre. Il y eut beaucoup de personnes qui moururent ; le pauvre monde se mit à prier Dieu et à faire des processions. Enfin, au bout de trois jours, vint un beau temps comme auparavant, et un vent le plus cruel que l’on ne saurait voir, qui dura environ une heure et demie, et une telle abondance d’eau, qu’il semblait qu’on la jetait à pipes, avec un merveilleux tremblement de terre, tellement que la ville fondit, comprenant quatorze lieues de long et six de large, et n’est demeuré qu’un château, un clocher et trois maisons tout au milieu. On les voit en un rondeau de terre assises comme par devant ; on voit quelques portions des murs de la ville, et dans le clocher et le château, du côté d’un village appelé des Guetz, on voit comme des enseignes et étendards qui pavolent ; et n’y saurait-on aller. Pareillement on, ne sait ce que cela signifie, et n’y a homme qui regarde cela à qui les cheveux ne dressent sur la tête ; car c’est une chose merveilleuse et épouvantable. »

Dissertation sur les visions et les apparitions, où l’on prouve que les morts peuvent revenir, avec quelques règles pour connaître si ce sont des âmes heureuses ou malheureuses, par un professeur en théologie. Lyon, 1675.

Sans être très-crédule, l’auteur de ce petit ouvrage admet les apparitions et reconnaît que les unes viennent du démon, les autres de Dieu. Mais il en attribue beaucoup à l’imagination. Il raconte l’histoire d’un malade qui vit longtemps dans sa chambre un spectre habillé en ermite avec une longue barbe, deux cornes sur la tête et une figure horrible. Cette vision, qui épouvantait le malade sans qu’on pût le rassurer, n’était, dit le professeur, que l’effet du cerveau dérangé. Voyez Hallucinations.

Il croit que les morts peuvent revenir, à cause de l’apparition de Samuel ; et il dit que les âmes dit purgatoire ont une figure intéressante et se contentent en se montrant de gémir et de prier, tandis que les mauvais esprits laissent toujours entrevoir quelque supercherie et quelque malice. Voy. Apparitions.

Terminons les visions par le fait suivant, qu’on lit dans divers recueils d’anecdotes.

Un capitaine anglais, ruiné par des folies de jeunesse, n’avait plus d’autre asile que la maison d’un ancien ami. Celui-ci, obligé d’aller passer quelques mois à la campagne, et ne pouvant y conduire le capitaine, parce qu’il était malade, le confia aux soins d’une vieille domestique, qu’il chargeait de la garde de sa maison quand il s’absentait. La bonne femme vint un matin voir de très-bonne heure son malade, parce qu’elle avait rêvé qu’il était mort dans la nuit ; rassurée en le trouvant dans le même état que la veille, elle le quitta pour aller soigner ses affaires et oublia de fermer la porte après elle.

Les ramoneurs, à Londres, ont coutume de se glisser dans les maisons qui-ne sont point habitées, pour s’emparer de la suie, dont ils font un petit commerce. Deux d’entre eux avaient su l’absence du maître de la maison ; ils épiaient le moment de s’introduire chez lui. Ils virent sortir la vieille, entrèrent dès qu’elle fut éloignée, trouvèrent la chambre du capitaine ouverte, et, sans prendre garde à lui, grimpèrent tous les deux dans la cheminée. Le capitaine était en ce moment assis sur son séant. Le jour était sombre ; la vue de deux créatures aussi noires lui causa une frayeur inexprimable ; il retomba dans ses draps, n’osant faire aucun mouvement. Le docteur arriva un instant après ; il entra avec sa gravité ordinaire et appela le capitaine en s’approchant du lit. Le malade reconnut la voix, souleva ses couvertures et regarda d’un œil égaré, sans avoir la force de parler. Le docteur lui prit la main et lui demanda comment il se trouvait. — Mal, répondit-il ; je suis perdu : les diables se préparent à m’emporter, ils sont dans ma cheminée… Le docteur, qui était un esprit fort, secoua la tête, tâta le pouls et dit gravement : — Vos idées sont coagulées ; vous avez un lucidum caput, capitaine… — Cessez votre galimatias, docteur : il n’est plus temps de plaisanter, il y a deux diables ici… — Vos idées sont incohérentes ; je vais vous le démontrer. Le diable n’est pas ici : votre effroi est donc…

Dans ce moment, les ramoneurs, ayant rempli leur sac, le laissèrent tomber au bas de la cheminée et le suivirent bientôt. Leur apparition rendit le docteur muet ; le capitaine se renfonça dans sa couverture, et, se coulant aux pieds de son lit, se glissa dessous sans bruit, priant les diables de se contenter d’emporter son ami. Le docteur, immobile d’effroi, cherchait à se ressouvenir des prières qu’il avait apprises dans sa jeunesse. Se tournant vers son ami pour lui demander son aide, il fut épouvanté de ne plus le voir dans son lit. Il aperçut dans ce moment un des ramoneurs qui se chargeait du sac de suie ; il ne douta pas que le capitaine ne fût dans le sac. Tremblant de remplir l’autre, il ne fit qu’un saut jusqu’à la porte de la chambre, et de là au bas de l’escalier. Arrivé dans la rue, il se mit à crier de toutes ses forces : — Au secours ! le diable emporte mon ami ! La populace accourt à ses cris ; il montre du doigt la maison, on se précipite en foule vers la porte, mais personne ne veut entrer le premier… Le docteur, un peu rassuré par le nombre, excite tout le monde. Les ramoneurs, en entendant le bruit qu’on faisait dans la rue, posent leur sac dans l’escalier, et, de crainte d’être surpris, remontent quelques étages. Le capitaine, mal à son aise sous son lit, ne voyant plus les diables, se hâte de sortir de la maison. Sa peur et sa précipitation ne lui permettent pas de voir le sac, il le heurte, tombe dessus, se couvre de suie, se relève et descend avec-rapidité ; l’effroi de la populace augmente à sa vue : elle recule et lui ouvre un passage ; le docteur reconnaît son ami et se cache dans la foule pour l’éviter. Enfin un ministre, qu’on était allé chercher pour conjurer l’esprit malin, parcourt la maison, trouva les ramoneurs, les force à descendre, et montre les prétendus diables au peuple assemblé. Le docteur et le capitaine se rendirent enfin à l’évidence ; mais le docteur, honteux d’avpir, par sa sotte frayeur, démenti le caractère d’intrépidité qu’il avait toujours affecté, voulait rosser ces coquins qui, disait-il, avaient fait une si grande peur à son ami.


  1. Lettre de l’évêque Evode a saint Augustin.