Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Ruffaïs

Henri Plon (p. 585).
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Ruffaïs, magiciens musulmans qui font leurs prestiges publiquement dans l’Inde, où toute magie paraît avoir les coudées franches. Voici ce qu’on lit à ce sujet, et c’est très-remarquable, dans le Magasin naval et militaire, publié par des Anglais sérieux, 1838, n° 116 :

« Depuis que nous sommes dans l’Inde, j’avais entendu parler très-souvent d’une secte de musulmans qu’on appelle les ruffaïs. Ils prêchent l’islamisme et croient le prouver en s’enfonçant des épées dans les chairs, en se coupant la langue qu’ils font rôtir et qu’ils replacent ensuite, et ils offrent de donner le pouvoir d’opérer ces prodiges à leurs disciples, en ajoutant qu’avec leur foi on peut faire de son corps tout ce que l’on veut, jusqu’à s’arracher les yeux et se couper la tête.

» Le colonel G. avait été témoin de ces expériences, en compagnie d’un grave ecclésiastique, qui, s’en trouvant mal, s’était enfui en disant que c’était là l’œuvre de Satan. Le colonel s’écriait qu’il n’y voyait que magie ; ce qui se ressemble assez. J’eus grand’peine à croire que ces récits fussent autre chose qu’une mystification ; et quand plusieurs témoignages m’eurent ébranlé, j’exprimai le désir de voir de mes propres yeux ce que j’appelais des jongleries. Le jour fixé pour l’épreuve, on dressa une large tente ; on y apporta cinquante lampes, des plats pleins d’arsenic et des plants d’une sorte de cactus qui fournit un suc laiteux, dont une seule goutte produit des ampoules sur la peau. On se procura aussi de vieux pendants d’oreilles, de vieux bracelets, des poignards, des épées, des broches de fer, et quand tout fut prêt, nous entrâmes, cinq officiers et moi, avec une centaine de curieux. Vingt ruffaïs se trouvaient là, battant du tambour. Aussitôt que nous fûmes assis, les ruffaïs chantèrent des paroles tirées de leurs livres saints, accompagnées des tambours qui alors battaient en mesure. Ce vacarme alla crescendo jusqu’à ce que tous se sentissent en une sorte d’extase : leurs corps étaient secoués par des tressaillements continuels. Ils saisirent les instruments qu’on avait apportés ; les uns se percèrent les joues, la langue, la gorge avec des broches et des poignards ; les autres se traversèrent le corps avec des épées ; quelques-uns se coupèrent la langue, la rôtirent et la remirent à sa place où elle se rejoignit complètement ; un d’entre eux avala, sans en rien souffrir, de grandes quantités d’arsenic, pendant qu’un autre dévorait les bracelets et les pendants d’oreilles, comme les enfants dévorent les friandises.

» Tout cela s’opérait à un pied de moi, au milieu des lampes, de manière que je ne pouvais supposer aucune supercherie. Mais ce spectacle me faisait mal, et je ne savais qu’en penser. Le colonel m’assurait que tout ce que je voyais était réel, et que si quelque imposture s’y mêlait, il l’aurait découverte depuis longtemps. Cependant j’hésitais, et comme je disais que j’aurais plus de confiance si ces faits extraordinaires se passaient au grand jour, sans tambours et sans bruit, le lendemain, un peu après midi, je lisais un journal, étendu sur mon lit, lorsque le chef des ruffaïs vint à moi, portant sous son bras toutes sortes d’instruments qu’il jeta à terre. Il prit une lame de poignard, se l’enfonça dans la joue gauche, en planta une autre dans la joue droite, se perça la langue d’une troisième et d’une quatrième la gorge ; puis il plongea dans son corps trois pouces d’une lame de couteau très-affilée ; tout cela sans qu’une goutte de sang sortît. Il allait se couper la langue, je l’en empêchai avec horreur, car il se tailladait le visage, et ses regards, égarés par une sorte de fureur, me faisaient frémir. Il avala trois onces d’arsenic ; puis il retira toutes les lames qui le lardaient, et il ne sortit de son corps aucune goutte de sang… »

L’officier qui a écrit ce compte rendu déclare en finissant qu’il ne sait que croire de tout cela, mais qu’il atteste avoir vu positivement tout ce qu’il expose.