Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Merlin

Henri Plon (p. 455-456).
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Merlin. Merlin n’est pas né en Angleterre, comme on le dit communément, mais en basse Bretagne, dans l’île de Sein. Il était fils d’un démon et d’une druidesse, fille d’un roi des bas Bretons. Les cabalistes disent que le père de Merlin était un sylphe. Que ce fût un sylphe ou un démon, il éleva son fils dans toutes les sciences et le rendit habile à opérer des prodiges. Ce qui a fait croire à quelques-uns que Merlin était Anglais, c’est qu’il fut porté dans ce pays quelques jours après sa naissance. Voici l’occasion de ce voyage:

Wortigern, roi d’Angleterre, avait résolu de faire bâtir une tour inexpugnable où il pût se mettre en sûreté contre les bandes de pirates qui dévastaient ses États. Lorsqu’on en jeta les fondements, la terre engloutit pendant la nuit tous les travaux de la journée. Ce phénomène se répéta tant de fois que le roi assembla les magiciens pour les consulter. Ceux-ci déclarèrent qu’il fallait affermir les fondements de la tour avec le sang d’un petit enfant qui fût né sans père. Après beaucoup de recherches, dans le pays et hors du pays, on apprit qu’il venait de naître dans l’île de Sein un petit enfant d’une druidesse, qui n’avait point de père connu. C’était Merlin. Il présentait les qualités requises par les magiciens ; on l’enleva et on l’amena devant le roi Wortigern. Merlin n’avait que seize jours. Cependant il n’eut pas plutôt entendu la décision des magiciens qu’il se mit à disputer contre eux avec une sagesse qui consterna tout l’auditoire. Il annonça ensuite que, sous les fondements de la tour que l’on voulait bâtir, il y avait un grand lac, et dans ce lac deux dragons furieux. On creusa; les deux dragons parurent:l’un, qui était rouge, représentait les Anglais ; l’autre, qui était blanc, représentait les Saxons. Ces deux peuples étaient alors en guerre, et les deux dragons étaient leurs génies protecteurs. Ils commencèrent, à la vue du roi et de sa cour, un combat terrible, sur lequel Merlin se mit à prophétiser l’avenir des Anglais. On pense bien qu’après ce qui venait de se passer, il ne fut plus question de tuer le petit enfant. On se disposa à le reconduire dans son pays et on l’invita à visiter quelquefois l’Angleterre. Merlin pria qu’on ne s’occupât point de lui ; il frappa la terre, et il en sortit un grand oiseau sur lequel il se plaça ; il fut en moins d’une heure dans les bras de sa mère, qui l’attendait sans inquiétude, parce qu’elle savait ce qui se passait. Merlin fut donc élevé dans les sciences et dans l’art des prodiges par son père et par les conseils de sa mère, qui était prophétesse ; on croit même qu’elle était fée. Quand il fut devenu grand, il se lia d’amitié avec Ambrosius, autre roi des Anglais. Pour rendre plus solennelle l’entrée de ce prince dans sa capitale, il fit venir d’Irlande en Angleterre plusieurs rochers qui accompagnèrent en dansant le cortège royal, et formèrent en s’arrêtant une espèce de trophée à la gloire du monarque. On voit encore ces rochers à quelques lieues de Londres, et on assure qu’il y a des temps où ils s’agitent par suite du prodige de Merlin ; on dit même que pour ce roi, son ami, il bâtit un palais de fées en moins de temps que Satan ne construisit le Pandémonium des enfers.

Après une foule de choses semblables, Merlin, jouissant de la réputation la plus étendue et de l’admiration universelle, pouvait étonner le monde et s’abandonner aux douceurs de la gloire ; il aima mieux agrandir ses connaissances et sa sagesse. Il se retira dans une forêt de la Bretagne, s’enferma dans une grotte et s’appliqua sans relâche à l’étude des sciences mystérieuses. Son père le visitait tous les sept jours et sa mère plus fréquemment encore; il fit, sous eux, des progrès étonnants et les surpassa bientôt l’un et l’autre. On a lu dans les histoires de la chevalerie héroïque les innombrables aventures de Merlin. Il purgea l’Europe de plusieurs tyrans ; il protégea les dames, et bien souvent les chevaliers errants bénirent ses heureux secours. Las de parcourir le monde, il se condamna à passer sept ans dans l’île de Sein. C’est là qu’il composa ses prophéties, dont quelques-unes ont été publiées. On sait qu’il avait donné à l’un des chevaliers errants qui firent la gloire de la France une épée enchantée avec laquelle on était invincible ; un autre avait reçu un cheval indomptable à la course. Le sage enchanteur avait aussi composé pour le roi Arthus une chambre magique, où ne pouvaient entrer que les braves, une couronne transparente qui se troublait sur la tête d’une coquette, et une épée qui jetait des étincelles dans les mains des guerriers intrépides.

L’épée d’Artus

Quelques-uns ont dit que Merlin mourut dans une extrême vieillesse ; d’autres qu’il fut emporté par le diable ; mais l’opinion la plus répondue aujourd’hui en Bretagne, c’est que Merlin n’est pas mort ; qu’il a su se mettre à l’abri de la fatalité commune, et qu’il est toujours plein de vie dans une forêt du Finistère nommée Brocéliande, où il est enclos et invisible à l’ombre d’un bois d’aubépine. On assure que messire Gauvain et quelques chevaliers de la Table-Ronde cherchèrent vainement partout ce magicien célèbre ; Gauvain seul l’entendit, mais ne put le voir, dans la forêt de Brocéliande.

La science donne à Merlin le nom de Myrdhinn[1].

  1. M. le vicomte de la Villemarqué vient de publier sur ce personnage un livre très-remarquable et très-curieux, intitulé Myrdhinn, ou l’enchanteur Merlin, son histoire, ses œuvres, son influence. In-8°. Paris, 1862. Nous ne devions donner ici que les traditions populaires.