Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Ligature

Henri Plon (p. 407-409).

Ligature. On donne ce nom à un maléfice spécial, par lequel on liait et on paralysait quelque faculté physique de l’homme ou de la femme. On appelait chevillement le sortilège qui fermait un conduit et empêchait par exemple les déjections naturelles. On appelait embarrer l’empêchement magique qui s’opposait à un mouvement. On appelait plus spécialement ligature le maléfice qui affectait d’impuissance un bras, un pied ou tout autre membre.

Le plus fameux de ces sortilèges est celui qui est appelé dans tous les livres où il s’agit de superstitions, dans le curé Thiers, dans le père Lebrun et dans tous les autres, le nouement de L’aiguillette ou l’aiguillette nouée, désignation honnête d’une chose honteuse. C’est au reste le terme populaire. Cette matière si délicate, que nous aurions voulu pouvoir éviter, tient trop de place dans les abominations superstitieuses pour être passée sous silence.

Les rabbins attribuent à Cham l’invention du nouement de l’aiguillette. Les Grecs connaissaient ce maléfice. Platon conseille à ceux qui se marient de prendre garde à ces charmes ou ligatures qui troublent la paix des ménages[1]. On nouait aussi l’aiguillette chez les Romains ; cet usage passa des magiciens du paganisme aux sorciers modernes. On nouait surtout beaucoup au moyen âge. Plusieurs conciles frappèrent d’anathème les noueurs d’aiguillette ; le cardinal du Perron fit même insérer dans le rituel d’Évreux des prières contre l’aiguillette nouée ; car jamais ce maléfice ne fut plus fréquent qu’au seizième siècle. Le nouement de l’aiguillette devient si commun, dit Pierre Delancre, qu’il n’y a guère d’hommes qui osent se marier, sinon à la dérobée. On se trouve lié sans savoir par qui, et de tant de façons que le plus rusé n’y comprend rien. Tantôt le maléfice est pour l’homme, tantôt pour la femme, ou pour tous les deux. Il dure un jour, un mois, un an. L’un aime et n’est pas aimé ; les époux se mordent, s’égratignent et se repoussent ; ou bien le diable interpose entre eux un fantôme, etc. Le démonologue expose tous.les cas bizarres et embarrassants d’une si fâcheuse circonstance.

Mais l’imagination, frappée de la peur du sortilège, faisait le plus souvent tout le mal. On attribuait aux sorciers les accidents qu’on ne comprenait point, sans se donner la peine d’en chercher la véritable cause. L’impuissance n’était donc généralement occasionnée que par la peur du maléfice, qui frappait les esprits et affaiblissait les organes ; et cet état ne cessait que lorsque la sorcière soupçonnée voulait bien guérir l’imagination du malade en lui disant qu’elle le restituait. Une nouvelle épousée de Niort, dit Bodin[2], accusa sa voisine de l’avoir liée. Le juge fit mettre la voisine au cachot. Au bout de deux jours, elle commença à s’y ennuyer et s’avisa de faire dire aux mariés qu’ils étaient déliés ; et dès lors ils furent déliés. — Les détails de ce désordre sont presque toujours si ignobles qu’on ne peut mettre sous les yeux d’un lecteur honnête cet enchenillement, comme l’appelle Delancre[3].

Les mariages ont rarement lieu en Russie sans quelque frayeur de ce genre. « J’ai vu un jeune homme, dit un voyageur[4], sortir comme un furieux de la chambre de sa femme, s’arracher les cheveux et crier qu’il était ensorcelé. On eut recours au remède employé chez les Russes, qui est de s’adresser à des magiciennes blanches, lesquelles pour un peu d’argent, rompent le charme et dénouent l’aiguillette ; ce qui était la cause de l’état où je vis ce jeune homme. »

Désaccord.

Nomment de l’aiguillette. — Nous croyons devoir rapporter, comme spécimen des bêtises de l’homme, la stupide formule suivante, qu’on lit au chapitre premier des Admirables secrets du Petit Albert :

« Qu’on prenne la verge d’un loup nouvellement tué ; qu’on aille à la porte de celui qu’on veut lier, et qu’on l’appelle par son propre nom. Aussitôt qu’il aura répondu, on liera la verge avec un lacet de fil blanc, et le pauvre homme sera impuissant aussitôt. »

Ce qui est surprenant, c’est que les gens de village croient à de telles formules, qu’ils les emploient, et qu’on laisse vendre publiquement des livres qui les donnent avec de scandaleux détails.

On trouve dans Ovide et dans Virgile les procédés employés par les noueurs d’aiguillette de leur temps. Ils prenaient une petite figure de cire qu’ils entouraient de rubans ou de cordons ; ils prononçaient sur sa tête des conjurations, en serrant les cordons l’un après l’autre ; ils lui enfonçaient ensuite, à la place du foie, des aiguilles ou des clous, et le charme était achevé.

Bodin assure qu’il y a plus de cinquante moyens de nouer l’aiguillette. Le curé Thiers rapporte avec blâme plusieurs de ces sortes de moyens, qui sont encore usités dans les villages.

Contre l’aiguillette nouée. — On prévient ce maléfice en portant un anneau dans lequel est enchâssé l’œil droit d’une belette ; ou en mettant du sel dans sa poche, ou des sous marqués dans ses souliers, lorsqu’on sort du lit ; ou, selon Pline, en frottant de graisse de loup le seuil et les poteaux de la porte qui ferme la chambre à coucher. — Hincmar de Reims conseille avec raison aux époux qui se croient maléliciés du nouement de l’aiguillette la pratique des sacrements comme un remède efficace ; d’autres ordonnaient le jeûne et l’aumône.

Le Petit Albert conseille contre l’aiguillette nouée de manger un pivert rôti avec du sel bénit, ou de respirer la fumée de la dent d’un mort jetée dans un réchaud. — Dans quelques pays on se flatte de dénouer l’aiguillette en mettant deux chemises à l’envers l’une sur l’autre. Ailleurs, on perce un tonneau de vin blanc, dont on fait passer le premier jet par la bague de la mariée. Ou bien, pendant neuf jours, avant le soleil levé, on écrit sur du parchemin vierge le mot avigazirtor. Il n’y a, comme on voit, aucune extravagance qui n’ait été imaginée.

Voici, avant de finir, un exemple curieux d’une manière peu usitée de nouer l’aiguillette : « Une sorcière, voulant exciter une haine mortelle entre deux futurs époux, écrivit sur deux billets des caractères inconnus et les leur fit porter sur eux. Comme ce charme ne produisait pas assez vite l’effet qu’elle désirait, elle écrivit les mêmes caractères sur du fromage qu’elle leur fit manger ; puis elle prit un poulet noir qu’elle coupa par le milieu, en offrit une partie au diable et leur donna l’autre, dont ils firent leur souper. Cela les anima tellement qu’ils ne pouvaient plus se regarder l’un l’autre. — Y a-t-il rien de si ridicule, ajoute Delancre, persuadé pourtant de la vérité du fait, et peut-on reconnaître en cela quelque chose qui puisse forcer deux personnes qui s’entr’aiment à se haïr à mort ? »

On dit que les sorciers ont coutume d’enterrer des têtes et des peaux de serpents sous le seuil de la porte des mariés, ou dans les coins de leur maison, afin d’y semer la haine et les dissensions. Mais ce ne sont que les marques visibles des conventions qu’ils ont faites avec Satan, lequel est le maître et l’auteur du maléfice de la haine. Parfois, continue Delancre, le diable ne va pas si avant, et se contente, au lieu de la haine, d’apporter seulement de l’oubli, mettant les maris en tel oubli de leurs femmes qu’ils en perdent tout à fait la mémoire, comme s’ils ne s’étaient jamais connus. Un jeune homme d’Etrurie devint si épris d’une sorcière, qu’il abandonna sa femme et ses enfants pour venir demeurer avec elle, et il continua ce triste genre de vie jusqu’à ce que sa femme, avertie du maléfice, l’étant venue trouver, fureta si exactement dans la maison de la sorcière, qu’elle découvrit sous son lit le sortilège, qui était un crapaud enfermé dans un pot, ayant les yeux cousus et bouchés ; elle le prit, et, lui ayant ouvert les yeux, elle le brûla. Aussitôt l’amour et l’affection qu’il avait autrefois pour sa femme et ses enfants revinrent tout à coup dans la mémoire du jeune homme, qui s’en retourna chez lui honteux et repentant et passa dans de bons sentiments le reste de ses jours. — Delancre cite d’autres exemples bizarres des effets de ce charme, comme des époux qui se détestaient de près et qui se chérissaient de loin. Ce sont de ces choses qui se voient aussi de nos jours, sans qu’on pense à y trouver du sortilège.

Le P. Lebrun ne semble pas croire aux noueurs d’aiguillette ; cependant il rapporte le trait de l’abbé Guibert de Nogent, qui raconte[5] que son père et sa mère avaient eu l’aiguillette nouée pendant sept ans, et qu’après cet intervalle pénible une vieille femme rompit le maléfice et leur rendit l’usage du mariage. — Nous le répétons, la peur de ce mal, qui n’a guère pu exister que dans les imaginations faibles, était autrefois trèsrépandue. Personne aujourd’hui ne s’en plaint dans les villes ; mais on noue encore l’aiguillette dans les villages ; bien plus, on se sert encore des procédés que nous rapportons ici, car la superstition n’est pas progressive. El tandis qu’on nous vante à grand bruit l’avancement des lumières, nous vivons à quelques lieues de pauvres paysans qui ont leurs devins, leurs sorciers, leurs présages, qui ne se marient qu’en tremblant, et qui ont la tête obsédée de terreurs infernales.

  1. Platon, Des lois, liv. IL
  2. Démonomanie des sorciers, liv. IV, ch. v.
  3. L’incrédulité et mécréance, etc., traite VI.
  4. Nouveau voyage vers le septentrion, ch. iii.
  5. De vila sua, lib. I, cap. xi.