Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Harvis

Henri Plon (p. 323-327).
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Harvis. C’est le nom qu’on donne aux sorciers de l’Égypte moderne.

« De tout temps, dit M. Théodore Pavie, l’Égypte a eu des sorciers. Les devins qui luttèrent contre Moïse firent tant de prodiges, qu’il fallut au législateur des Hébreux la puissance invincible dont Jéhovah l’avait doué pour triompher de ses ennemis. La cabalistique, la magie, les sciences occultes, importées par les Arabes en Espagne, puis dans toute l’Europe, où déjà elles avaient paru sous d’autres formes à la suite des barbares venus d’Orient par le Nord, n’étaient que des tentatives pour retrouver ces pouvoirs surnaturels, premier apanage de l’homme, alors qu’il commandait aux choses de la création en les appelant du nom que la voix de l’Éternel leur avait imposé. Désormais, soit que les lumières de la vérité, plus répandues, rendent moins faciles les expériences des sorciers dégénérés, soit que l’homme en avançant dans les siècles perde peu à peu ce reste d’empire sur la matière, qu’il cherche aujourd’hui à dompter par l’analyse des lois auxquelles elle obéit, toujours est-il que la magie est une science perdue ou considérée comme telle. L’Égypte cependant prétend en avoir conservé la tradition ; et les devins du Caire jouissent encore, sur les bords du Nil, d’une réputation colossale. Il ne s’agit pas pour eux précisément de jeter des sorts, de prédire des malheurs ; ils n’ont pas la seconde vue du Tyrol ou de l’Écosse ; leur science consiste à évoquer, dans le creux de la main d’un enfant pris au hasard, telle personne éloignée dont le nom est prononcé dans l’assemblée, et de la faire dépeindre par ce même enfant, sans qu’il l’ait jamais vue, sous des traits impossibles à méconnaître. Le plus célèbre des harvis a eu l’honneur de travailler devant plusieurs voyageurs européens, dont les écrits ont été lus avec avidité, et il a généralement assez bien réussi pour que sa gloire n’ait eu rien à souffrir de ces rencontres périlleuses. Voir cet homme, assister à une séance de magie, juger par mes propres yeux de l’état de la sorcellerie en Orient, ces trois désirs me tentaient violemment : l’occasion s’en présenta.

» C’était au Caire, dans une des hôtelleries de cette capitale de l’Égypte. À la suite de quelques discussions qui s’étaient élevées entre nous au sujet du grand harvi, il fut unanimement résolu de le faire appeler. La table était presque toute composée d’Anglais. Vers la fin du dîner, le sorcier arriva. Il entre, fait un léger signe de tête, et va s’asseoir au coin du divan, dans le fond du salon. Bientôt, après avoir accepté le café et la pipe, comme chose due à son importance, il se recueille, tout en parcourant l’assemblée d’un regard scrutateur. Le devin est né à Alger ; sa physionomie n’a rien de gracieux, son œil est perçant et peu ouvert ; sa barbe grisonnante laisse voir une bouche petite, à lèvres minces et serrées ; ses traits, plus fins que ceux d’un Égyptien, n’ont pas non plus le calme impassible et sauvage du Bédouin ; il est grand, fier, dédaigneux, et se pose en homme supérieur. Tandis que nous achevions de fumer, celui-ci son chibouk, celui-là son narguilé, le harvi, immobile dans son coin, cherchait à lire sur nos visages le degré de croyance que nous étions disposés à lui accorder ; puis tout à coup il tira de sa poche un calam (sorte de plume) et de l’encre, demanda un réchaud, et se mit à écrire ligne à ligne, sur un long morceau de papier, de mystérieuses sentences. Dès qu’il eut jeté dans le feu quelques-unes de ces lignes, déchirées successivement, le charme commençant à opérer, un enfant fut introduit. C’était un Nubien de sept à huit ans, esclave au service de l’un de nos convives, récemment arrivé de son pays, noir comme l’encre du harvi, et affublé du plus simple costume turc.

L’Algérien et son Nubien.

Le sorcier prit la main de l’enfant, y laissa tomber une goutte du liquide magique, l’étendit avec sa plume de roseau, et abaissant la tête du patient sur ses doigts, de manière qu’il ne pût rien voir, il le plaça dans un coin de l’appartement, près de lui, le dos tourné à l’assemblée.

— Lady K… ! s’écria le plus impétueux des spectateurs. — Et l’enfant, après avoir hésité quelques instants, prit la parole d’une voix faible.

— Que vois-tu ? lui demanda son maître, tandis que le harvi, de plus en plus sérieux, marmottait des vers magiques, tout en brûlant ses papiers, dont il tira une grande poignée de dessous sa robe. — Je vois, répondit le petit Nubien ; je vois des bannières, des mosquées, des chevaux, des cavaliers, des musiciens, des chameaux…

— Toutes choses qui n’ont rien à faire avec Lady K…, me dit tout bas un esprit fort. — Shouf ta’ib ! Shouf ta’ib ! regarde bien ! criait le spectateur qui voulait évoquer lady K… L’enfant se taisait, balbutiait ; puis il déclara qu’il voyait une personne. — Est-ce une dame, un monsieur ? — Une dame ! — Le harvi s’aperçut à nos regards qu’il avait déjà converti à moitié les plus incrédules. — Et comment est cette dame ?

— Elle est belle, reprit l’enfant, bien vêtue et bien blanche ; elle a un bouquet à la main ; elle est près d’un balcon, et regarde un beau jardin.

— On dirait que ce négrillon a vu quelquefois les portraits de Lawrence, dit le maître de l’esclave à son voisin ; il a deviné juste, et pourtant jamais rien de semblable ne s’est présenté à ses yeux. — Et puis, reprit l’enfant après quelques secondes, car il parlait lentement et par mots entrecoupés, cette belle dame a trois jambes ! L’effort que fit le harvi pour ne pas anéantir le négrillon d’un coup de poing se trahit par un sourire forcé. Il lui répéta avec une douceur contrainte, une grâce pleine de rage : — Shouf ta’ib ! regarde bien ! L’enfant tremblait ; toutefois il affirma que le personnage évoqué dans le creux de sa main avait trois jambes.

» Aucun de nous ne put se rendre compte de l’illusion ; mais on fit retirer le petit nègre, qui fut remplacé par un autre en tout semblable. Durant cette interruption, le sorcier avait marmotté bon nombre de phrases magiques et brûlé force papiers. L’assemblée fumait, le café circulait sans cesse : l’animation allait croissant. On convint d’évoquer cette fois sir F. S…, facile à reconnaître, puisqu’il a perdu un bras. Le nouveau négrillon prit la place du premier, abaissa de même sa tête sur la goutte d’encre, et l’on fit silence. — Sir F. S… ! dit une voix dans l’assemblée, et l’enfant répéta, syllabe par syllabe, ce nom tout à fait barbare pour lui. Ainsi que son prédécesseur, il déclara voir des chevaux, des chameaux, des bannières et des troupes de musiciens : c’est le prélude ordinaire, le chaos qui se débrouille avant que la lumière magique de la goutte d’encre éclaire le personnage demandé. Le harvi ne comprend ni le français, ni l’anglais, ni l’italien ; mais, habitué à lire dans les regards du public, il devina qu’on lui proposait un sujet marqué par quelque signe particulier. Jadis on lui avait demandé de faire paraître Nelson, à qui, comme chacun sait, il manquait un bras et une jambe, et il avait rencontré juste, grâce à la célébrité du héros. Cette fois, il eut vent de quelque tour de ce genre ; aussi, après bien des réponses confuses, l’enfant s’écria : — Je vois un monsieur ! c’est un chrétien, il n’a pas de turban : son habit est vert… Je ne vois qu’un bras ! À ces mots, nous échangeâmes un sourire, comme des gens qui s’avouent vaincus : il fallait croire à la magie… Mais mon voisin l’esprit fort, après avoir fait bouillonner l’eau de son narguilé avec un bruit effroyable, regarda le harvi. Je remarquai que notre pensée avait été mal interprétée par le devin, et qu’il chancelait dans son affirmation, supposant que nous avions ri de pitié. Il demanda donc à l’enfant : — Tu ne vois qu’un bras ? Et l’autre ? L’enfant ne répondit pas, et il se fit un grand silence. On entendit les petits papiers s’enflammer plus vivement sur le réchaud. — L’autre bras, reprit le négrillon… je le vois : ce monsieur le met devant son dos, et il tient un gant de cette main !… »

Ainsi le harvi qui opéra devant M. Th. Pavie ne fut pas heureux ou ne fut pas adroit[1]. M. Léon de Laborde avait été plus favorisé ; car voici un fragment curieux qu’il a publié en 1833 dans la Revue des deux mondes, et qu’on retrouve dans ses Commentaires géographiques sur la Genèse.

« L’Orient, cet antique pays, ce vieux berceau de tous les arts et de toutes les sciences, fut aussi et de tout temps le domaine du savoir occulte et des secrets puissants qui frappent l’imagination des peuples. J’étais établi au Caire depuis plusieurs mois (1827), quand je fus averti un matin par lord Prudhoe qu’un Algérien[2], sorcier de son métier, devait venir chez lui pour lui montrer un tour de magie qu’on disait extraordinaire. Bien que j’eusse alors peu de confiance dans la magie orientale, j’acceptai l’invitation ; c’était d’ailleurs une occasion de me trouver en compagnie fort agréable. Lord Prudhoe me reçut avec sa bonté ordinaire et cette humeur enjouée qu’il avait su conserver au milieu de ses connaissances si variées et de ses recherches assidues dans les contrées les plus difficiles à parcourir. Un homme grand et beau, portant turban vert et benisch de même couleur, entra : c’était l’Algérien. Il laissa ses souliers sur le bout du tapis, alla s’asseoir sur un divan et nous salua tous, à tour de rôle, de la formule en usage en Égypte. Il avait une physionomie douce et affable, un regard vif, perçant, je dirai même accablant, et qu’il semblait éviter de fixer, dirigeant ses yeux à droite et à gauche plutôt que sur la personne à laquelle il parlait ; du reste, n’ayant rien de ces airs étranges qui dénotent des talents surnaturels et le métier de magicien. Habillé comme les écrivains ou les hommes de loi, il parlait fort simplement de toutes choses et même de sa science, sans emphase ni mystère, surtout de ses expériences, qu’il faisait ainsi en public et qui semblaient à ses yeux plutôt un jeu, à côté de ses autres secrets qu’il ne faisait qu’indiquer dans la conversation. On lui apporta la pipe et le café, et pendant qu’il parlait, on fit venir deux enfants sur lesquels il devait opérer.

» Le spectacle alors commença. Toute la société se rangea en cercle autour de l’Algérien, qui fit asseoir un des enfants près de lui, lui prit la main et sembla le regarder attentivement. Cet enfant, fils d’un Européen, était âgé de onze ans et parlait parfaitement l’arabe. Achmed, voyant son inquiétude au moment où il tirait de son écritoire sa plume de jonc, lui dit : — N’aie pas peur, enfant, je vais t’écrire quelques mots dans la main, tu y regarderas, et voilà tout. L’enfant se remit de sa frayeur, et l’Algérien lui traça dans la main un carré, entremêlé bizarrement de lettres et de chiffres, versa au milieu une encre épaisse et lui dit de chercher le reflet de son visage. L’enfant répondit qu’il le voyait. Le magicien demanda un réchaud qui fut apporté sur-le-champ ; puis il déroula trois petits cornets de papier qui contenaient différents ingrédients, qu’il jeta en proportion calculée sur le feu. Il l’engagea de nouveau à chercher dans l’encre le reflet de ses yeux, à regarder bien attentivement, et à l’avertir dès qu’il verrait paraître un soldat turc balayant une place. L’enfant baissa la tête ; les parfums pétillèrent au milieu des charbons : et le magicien, d’abord à voix basse, puis l’élevant davantage, prononça une kyrielle de mots dont à peine quelques-uns arrivèrent distinctement à nos oreilles. — Le silence était profond ; l’enfant avait les yeux fixés sur sa main ; la fumée s’éleva en larges flocons, répandant une odeur forte et aromatique. Achmed, impassible, semblait vouloir stimuler de sa voix, qui de douce devenait saccadée, une apparition trop tardive, quand tout à coup, jetant sa tête en arrière, poussant des cris et pleurant amèrement, l’enfant nous dit, à travers les sanglots qui le suffoquaient, qu’il ne voulait plus regarder, qu’il avait vu une figure affreuse ; il semblait terrifié. L’Algérien n’en parut point étonné, il dit simplement : — Cet enfant a eu peur, laissez-le ; en le forçant, on pourrait lui frapper trop vivement l’imagination.

» On amena un petit Arabe au service de la maison et qui n’avait jamais vu ni rencontré le magicien ; peu intimidé de tout ce qui venait de se passer, il se prêta gaiement aux préparatifs et fixa bientôt ses regards dans le creux de sa main, sur le reflet de sa figure, qu’on apercevait même de côté, vacillant dans l’encre. — Les parfums recommencèrent à s’élancer en fumée épaisse, et les formules parlées en un chant monotone, se renforçant et diminuant par intervalles, semblaient devoir soutenir son attention : — Le voilà, s’écria-t-il, et nous remarquâmes l’émotion soudaine avec laquelle il porta ses regards sur le centre des signes magiques. — Comment est-il habillé ? — Il a une veste rouge brodée d’argent, un turban et des pistolets à sa ceinture. — Que fait-il ? — Il balaye une place devant une grande tente riche et belle ; elle est rayée de rouge et de vert avec des boules d’or en haut. — Regarde qui vient à présent ? — C’est le sultan suivi de tout son monde. Oh ! que c’est beau !… Et l’enfant regardait à droite et à gauche, comme dans les verres d’une optique dont on cherche à étendre l’espace. — Comment est son cheval ? — Blanc, avec des plumes sur la tête. — Et le sultan ? — Il a une barbe noire, un benisch vert.

» Ensuite l’Algérien nous dit : Maintenant, messieurs, nommez la personne que vous désirez faire paraître ; ayant soin seulement de bien articuler les noms, afin qu’il ne puisse pas y avoir d’erreur. Nous nous regardâmes tous, et, comme toujours, dans ce moment personne ne retrouva un nom dans sa mémoire. — Shakspeare, dit enfin le major Félix, compagnon de voyage de lord Prudhoe. — Ordonnez au soldat d’amener Shakspeare, dit l’Algérien. — Amène Shakspeare ! cria l’enfant d’une voix de maître. — Le voilà ! ajouta-t-il après le temps nécessaire pour écouter quelques-unes des formules inintelligibles du sorcier. Notre étonnement serait difficile à décrire, aussi bien que la fixité de notre attention aux réponses de l’enfant. — Comment est-il ? — Il porte un benisch noir ; il est tout habillé de noir, il a une barbe. — Est-ce lui ? nous demanda le magicien d’un air fort naturel, vous pouvez d’ailleurs vous informer de son pays, de son âge. — Eh bien, où est-il né ? dis-je. — Dans un pays tout entouré d’eau. Cette réponse nous étonna encore davantage. — Faites venir Cradock, ajouta lord Prudhoe avec cette impatience d’un homme qui craint de se fier trop facilement à une supercherie. Le caouas (soldat turc) l’amena. — Comment est-il habillé ? — Il a un habit rouge, sur sa tête un grand tarbousch noir, et quelles drôles de bottes ! je n’en ai jamais vu de pareilles : elles sont noires et lui viennent par-dessus les jambes.

» Toutes ces réponses dont on retrouvait la vérité sous un embarras naturel d’expressions qu’il aurait été impossible de feindre, étaient d’autant plus extraordinaires qu’elles indiquaient d’une manière évidente que l’enfant avait sous les yeux des choses entièrement neuves pour lui. Ainsi, Shakspeare avait le petit manteau noir de l’époque, qu’on appelait benisch, et tout le costume de couleur noire qui ne pouvait se rapporter qu’à un Européen, puisque le noir ne se porte pas en Orient, et en y ajoutant une barbe que les Européens ne portent pas avec le costume franc, c’était une nouveauté aux yeux de l’enfant. Le lieu de sa naissance, expliqué par un pays tout entouré d’eau, est à lui seul surprenant. Quant à l’apparition de M. Cradock, qui était alors en mission diplomatique près du pacha, elle est encore plus singulière ; car le grand tarbousch noir, qui est le chapeau militaire à trois cornes, et ces bottes noires qui se portent par-dessus la culotte, étaient des choses que l’enfant avouait n’avoir jamais vues auparavant ; et pourtant elles lui apparaissaient.

» Nous fîmes encore apparaître plusieurs personnes ; et chaque réponse, au milieu de son irrégularité, nous laissait toujours une profonde impression. Enfin le magicien nous avertit que l’enfant se fatiguait ; il lui releva la tête, en lui appliquant ses pouces sur les yeux et en prononçant des paroles mystérieuses ; puis il le laissa. L’enfant était comme ivre : ses yeux n’avaient point une direction fixe, son front était couvert de sueur ; tout son être semblait violemment attaqué. Cependant il se remit peu à peu, devint gai, content de ce qu’il avait vu ; il se plaisait à le raconter, à en rappeler toutes les circonstances, et y ajoutait des détails commeà un événement qui se serait réellement passé sous ses yeux.

» Mon étonnement avait surpassé mon attente ; mais j’y joignais une appréhension plus grande encore ; je craignais une mystification, et je résolus d’examiner par moi-même ce qui, dans ces apparitions, en apparence si réelles et certainement si faciles à obtenir, appartenait au métier de charlatan, et ce qui pouvait résulter d’une influence magnétique quelconque. Je me retirai dans le fond de la chambre, et j’appelai Bellier, mon drogman. Je lui dis de prendre à part Achmed et de lui demander si, pour une somme d’argent, qu’il fixerait, il voulait me dévoiler son secret ; à la condition, bien entendu, que je m’engagerais à le tenir caché de son vivant. — Le spectacle terminé, Achmed, tout en fumant, s’était mis à causer avec quelques-uns des spectateurs, encore surpris de son talent ; puis après il partit. J’étais à peine seul avec Bellier, que je m’informai de la réponse qu’il avait obtenue. Achmed lui avait dit qu’il consentait à m’apprendre son secret.

» Le lendemain nous arrivâmes à la grande mosquée El-Ahzar, près de laquelle demeurait Achmed l’Algérien. Le magicien nous reçut poliment et avec une gaieté affable ; un enfant jouait près de lui : c’était son fils. Peu d’instants après, un petit noir d’une bizarre tournure nous apporta les pipes. La conversation s’engagea. Achmed nous apprit qu’il tenait sa science de deux cheicks célèbres de son pays et ajouta qu’il ne nous avait montré que bien peu de ce qu’il pouvait faire. — Je puis, dit-il, endormir quelqu’un sur-le-champ, le faire tomber, rouler, entrer en rage, et au milieu de ses accès le forcer de répondre à mes demandes et de me dévoiler tous ses secrets. Quand je le veux aussi, je fais asseoir la personne sur un tabouret isolé, et, tournant autour avec des gestes particuliers, je l’endors immédiatement ; mais elle reste les yeux ouverts, parle et gesticule comme dans l’état de veille.

» Nous réglâmes nos conditions ; il demanda quarante piastres d’Espagne et le serment sur le Koran de ne révéler ce secret à, personne. La somme fut réduite à trente piastres ; et le serment fait ou plutôt chanté, il fit monter son petit garçon et prépara, pendant que nous fumions, tous les ingrédients nécessaires à son opération. Après avoir coupé dans un grand rouleau un petit morceau de papier, il traça dessus les signes à dessiner dans la main et les lettres qui y ont rapport ; puis, après un moment d’hésitation, il me le donna. J’écrivis la prière que voici sous sa dictée : « Anzilou-Aiouha-el-DjenniAiouha-el-Djennoun-Anzilou-Bettakki-Matalahoutouhou-Aleikoum-Taricki-Anzilou-Taricky. » — Les trois parfums sont : « Takeh-Mabachi, — Ambar-Indi. — Kousombra-Djaou. »

» L’Algérien opéra sur son enfant devant moi. Ce petit garçon en avait une telle habitude que les apparitions se succédaient sans difficulté. Il nous raconta des choses fort extraordinaires, et dans lesquelles on remarquait une originalité qui ôtait toute crainte de supercherie. J’opérai le lendemain devant Achmed avec beaucoup de succès, et avec toute l’émotion que peut donner le pouvoir étrange qu’il venait de me communiquer. À Alexandrie je fis de nouvelles expériences, pensant bien qu’avec cette distance je ne pourrais avoir de doute sur l’absence d’intelligence entre le magicien et les enfants que j’employais, et, pour en être encore plus sûr, je les allai chercher dans les quartiers les plus reculés ou sur les routes, au moment où ils arrivaient de la campagne. J’obtins des révélations surprenantes, qui toutes avaient un caractère d’originalité encore plus extraordinaire que ne l’eût été celui d’une vérité abstraite. Une fois entre autres, je fis apparaître lord Prudhoe, qui était au Caire, et l’enfant, dans la description de son costume, se mit à dire : — Tiens, c’est fort drôle, il a un sabre d’argent. Or, lord Prudhoe était le seul peut-être en Égypte qui portât un sabre avec un fourreau de ce métal. De retour au Caire, je sus qu’on parlait déjà de ma science, et un matin, à mon grand étonnement, les domestiques de M. Msarra, drogman du consulat de France, vinrent chez moi pour me prier de leur faire retrouver un manteau qui avait été volé à l’un d’eux. Je ne commençai cette opération qu’avec une certaine crainte. J’étais aussi inquiet des réponses de l’enfant que les Arabes qui attendaient le recouvrement de leur bien. Pour comble de malheur, le caouas ne voulait pas paraître, malgré force parfums que je précipitais dans le feu, et les violentes aspirations de mes invocations aux génies les plus favorables : enfin il arriva et, après les préliminaires nécessaires, nous évoquâmes le voleur. Il parut. Il fallait voir les têtes tendues, les bouches ouvertes, les yeux fixes de mes spectateurs, attendant la réponse de l’oracle, qui en effet nous donna une description de sa figure, de son turban, de sa barbe : — C’est Ibrahim, oui, c’est lui, bien sûr ! — s’écria-t-on de tous côtés ; et je vis que je n’avais plus qu’à appuyer mes pouces sur les yeux de mon patient, car ils m’avaient tous quitté pour courir après Ibrahim. Je souhaite qu’il ait été coupable, car j’ai entendu vaguement parler de quelques coups de bâton qu’il reçut à cette occasion… »

  1. L’extrait qu’on vient de lire de M. Théodore Pavie a vu le jour en 1839.
  2. Ce n’était pas celui que vit plus tard M. Pavie.