Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Escamotage

Henri Plon (p. 244-246).
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Escamotage. On l’a pris quelquefois pour la sorcellerie ; le diable, dit Leloyer, s’en est souvent mêlé. Delrio (liv. II, quest.) rapporte qu’on punit du dernier supplice, à Trêves, une sorcière très-connue qui faisait venir le lait de toutes les vaches du voisinage en un vase placé dans le mur. Sprenger assure pareillement que certaines sorcières se postent la nuit dans un coin de leur maison, tenant un vase devant elles ; qu’elles plantent un couteau ou tout autre instrument dans le mur ; qu’elles tendent la main pour traire, en invoquant le diable, qui travaille avec elles à traire telle ou telle vache qui paraît la plus grasse et la mieux fournie de lait ; que le démon s’empresse de presser les mamelles de la vache et de porter le lait dans l’endroit où se trouve la sorcière, qui l’escamote aussi. Dans nos villages, les escamoteurs ont encore le nom de sorciers. Mais il y a mieux qu’eux :

« Faisant route de Bombay à Pounah (en 1839), dit M. Théodore Pavie[1], je m’arrêtai à Karli pour visiter le temple souterrain creusé dans la colline qui fait face au village ; et pendant la chaleur du jour je me reposais sous l’ombrage des cocotiers, si beaux en ce lieu, quand je vis s’avancer, au bruit d’instruments discordants, une bande d’Hindous. L’un d’eux tenait dans chaque main une cobra-capella, la plus terrible espèce de serpents dont l’Inde puisse se vanter, et en outre il portait en sautoir un énorme boa. Arrivé près de moi, le jongleur jeta ses serpents à terre, les fit courir, irrita les cobras, qui découlaient leurs anneaux d’une manière effrayante, embrassa son boa ; puis il se prit à les faire danser tous les trois au son d’un flageolet singulier qui se touchait comme une vielle, bien qu’il fût formé d’une calebasse. Pendant ce temps, ses acolytes avaient disposé tout leur établissement sur la poussière ; le tambourin rassemblait les enfants du village, et bientôt se forma un cercle considérable de spectateurs de dix ans et au-dessous : les plus petits nus, les autres portant une ceinture, et tous accroupis dans l’attente des grandes choses qui se préparaient.

» Ce jongleur avait toute la volubilité d’expressions d’un saltimbanque européen. Il s’exprimait très-clairement, en bon hindoustani, bien qu’il se trouvât en pays mahratte ; mais le public semblait n’y rien perdre, tant ses gestes et ses gambades étaient inintelligibles. D’abord il posa par terre une marionnette, soldat portant le sabre et l’arc. À l’entendre, c’était un sipahi, un grand chasseur, un tueur de lions, de tigres, de gazelles… Bientôt, à son commandement, la marionnette lança une flèche et renversa le but disposé devant elle, non pas une fois, mais à plusieurs reprises, à la satisfaction évidente de la jeune assemblée.

» Ce n’était là qu’un préambule, les bagatelles de la porte ! Le jongleur prit une poignée de blé noir (djouari), la mit dans un manteau ; puis, quand on eut bien secoué le manteau, bien vanné le grain, il se trouva changé en un beau riz blanc, pur, prêt à faire un karry. Je n’y avais rien compris, et je commençais à rentrer dans mes habitudes de crédulité lorsque l’escamoteur ambulant étala une seconde marionnette

Escamoleur indien.


longue de six pouces au plus et de la grosseur du poignet. Cette informe poupée épouvanta grandement la partie la plus naïve du public ; mais quelle ne fut pas la surprise générale quand de ce morceau de bois caché sous un mouchoir sortirent successivement jusqu’à quatre gros pigeons ! Ils devaient y être contenus d’avance, à moins de sortilège… Quant à moi, j’aurais eu peine à y introduire quatre moineaux. Notre jongleur accompagnait ses tours de mantras (prières magiques) et traçait des cercles avec sa baguette. Mais il avait sur ses confrères d’Europe un avantage, ou plutôt une supériorité bien marquée ; car il opérait sur le sol, sans table ni gobelets, et complètement nu, sauf le turban et la ceinture que les Hindous ne quittent jamais : donc, pas de manches, pas de gibecière. Son cabinet consistait en quelques mauvais paniers de bambou, destinés à porter les serpents qu’il escamotait aussi et faisait paraître et disparaître avec une telle adresse que le plus fin n’y eût rien compris. Ainsi d’un mouchoir déroulé, secoué et mis au vent comme un pavillon, je le vis faire sortir une de ces cobras laissée dans un panier près de moi, à une très-grande distance du lieu où il se trouvait ; en sorte que, voyant le nid de l’animal entièrement vide, je soupçonnai qu’il s’était frayé un chemin sous terre.

» Cependant les tours de magie continuaient sans interruption. Le jongleur tenait à la main une cruche aussi impossible à vider que le tonneau des Danaïdes l’était à remplir : il versait l’eau à terre, la jetait dans son oreille et la rendait par la bouche, s’administrait des douches sur la tête, et toujours le vase était plein jusqu’au bord. Ensuite il tira de son sac une paire de pantoufles de bois plus larges que la plante de ses pieds. Après bien des discours et des charges, il finit par faire adhérer à ses talons nus ces semelles très-polies, et fit plus de gambades avec de telles chaussures que n’en pourraient faire à l’Opéra de jolis petits pieds chaussés d’élégants escarpins. Tantôt il s’élevait en l’air ; tantôt il frappait la pantoufle sur la terre, de manière à la faire tomber ; mais jamais elle ne glissait. Ce fut encore là une chose inexplicable pour moi ; car il n’avait appliqué à ses pieds aucune substance collante, et il pouvait à volonté lâcher ces pantoufles unies comme la glace.

» Enfin la séance se termina par une expérience plus surprenante encore que, par cette raison sans doute, notre magicien gardait pour la dernière. L’un des joueurs de tambourins, grand garçon d’une belle taille, se laissa attacher les pieds, lier les mains derrière le cou et enfermer dans un filet à poissons bien serré par une douzaine de nœuds. Dans cet état, après l’avoir promené autour du cercle des spectateurs, on le conduisit près d’un panier de deux pieds de haut sur quatorze pouces de large. « — Voulez-vous que je le jette dans l’étang ? demanda le chef de bande. C’est un vaurien ; le voilà bien lié ; l’occasion est bonne : j’ai envie de m’en défaire ! »

» Et l’auditoire crédule se tournait déjà du côté de cette pièce d’eau ombragée d’arbres magnifiques et creusée au bas de la pagode pour les ablutions et les besoins du village. — Non, dit en s’interrompant le jongleur, après une minute de réflexion ; je vais l’escamoter, l’envoyer… où vous voudrez : à Pounah, à Dehli, à Ahmed-Nagar, à Bénarès !

» Et sur-le-champ il enleva le patient, toujours incarcéré dans son filet, et le plaça au fond du panier, en rabattant le couvercle sur sa tête ; il s’en fallait de plus de trois pieds que les bords se joignissent. On jeta un manteau sur le tout.

» Insensiblement le volume diminua, s’affaissa ; on vit voler en l’air le filet et les cordes qui attachaient le jeune Hindou ; puis le panier se ferma de lui-même, et une voix qui semblait sortir des nues cria : — Adieu !

» — Il est parti pour Ahmed-Nagar, il est envolé ; Our-Gaya ! Our-Gaya ! répéta le jongleur avec transport ; il ne saurait tenir dans un aussi petit espace (et cela paraissait physiquement impossible). Je vais donc attacher le panier et prendre congé de l’assemblée.

» Le paquet fut ficelé ; il ne restait plus qu’à le mettre sur le dos du buffle destiné à porter les bagages de la troupe. — Un instant ! reprit subitement le jongleur ; si pourtant il était dans le panier ! Qui sait ? — Et là-dessus, tirant un long sabre, il traversa le panier presque par le milieu… Le sang coula en abondance… l’anxiété était à son comble… lorsque tout à coup le couvercle se lève de nouveau, et d’un bond le grand garçon saute hors de sa niche frais et dispos, sans la moindre égratignure !

» Ce tour est simple, très simple, dira-t-on ; mais se débarrasser des cordes et du filet, se cacher dans un si petit espace, y rester un quart d’heure sans broncher, et de telle façon que le sabre ne puisse rencontrer quelque membre à entamer, ce sont là des prodiges de dextérité, de souplesse et de patience que l’on ne peut concevoir, surtout quand on les a vus.

» Après ce nec plus ultra de la science, les jongleurs firent leurs paquets et se mirent en marche vers Nagapour, leur patrie. Je les vis se perdre dans la foule de bœufs chargés que des troupes de mahrattes, tribus ambulantes traînant avec eux armes et bagages, femmes et enfants, conduisent dans l’intérieur. La foule se dispersa peu à peu[2]. »

  1. Les harvis et les jongleurs, écrit daté de Pounah, chez les Mahrattes, le 25 décembre 1839, publié par la Revue des Deux-Mondes.
  2. Voici une anecdote d’escamotage rapportée par la Chronique de Courtrai du 25 avril 1843.

    « Dans une des baraques, sur la Grand’Place, hier, pendant qu’un escamoteur exécutait ses tours, il vit un des assistants dérober fort adroitement le mouchoir de son voisin et s’en écarter aussitôt en allant se placer d’un autre côté. Il trouva là une occasion superbe de se donner du relief. — Monsieur, dit l’escamoteur titulaire à la victime du larcin, prêtez-moi, s’il vous plaît, votre foulard, je vais faire un tour des plus surprenants. Celui-ci s’empressa de mettre la main dans sa poche, et tout ébahi s’écria qu’il était volé, en dirigeant ses regards accusateurs sur ceux qui l’entouraient. — Volé ! s’écria l’escamoteur tout étonné ; eh bien, tant mieux ! mon tour en sera plus beau. — De quelle couleur est votre foulard ? — Rouge et jaune. — Bon, soyez tranquille, s’il est encore dans la salle, il vous reviendra. Et faisant tourner sa baguette sur le bout de ses doigts, il en arrêta le mouvement dans la direction de l’escamoteur de contrebande, et lui dit : — Le foulard est dans ta poche, rends-le. Cette apostrophe consterna le voleur, qui cependant se remit aussitôt, affecta une grande surprise et passa le mouchoir à son propriétaire aux, acclamations des spectateurs saisis d’admiration. La police fut avertie, le filou mis en prison et l’art du devin, prôné par toutes les bouches, ne cessa d’attirer une foule considérable à sa baraque pendant toute la journée. »