Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Éléphant

Henri Plon (p. 231-233).

Éléphant. On a dit des choses merveilleuses de l’éléphant. On lit encore dans de vieux livres qu’il n’a pas de jointures, et que, par cette raison, il est obligé de dormir debout, appuyé contre un arbre ou contre un mur ; que s’il tombe, il ne peut se relever. Cette erreur a été accréditée par Diodore de Sicile, par Strabon et par d’autres écrivains. Pline conte aussi que l’éléphant prend la fuite lorsqu’il entend un cochon : et, en effet, on a vu en 1769 qu’un cochon ayant été introduit dans la ménagerie de Versailles, son grognement causa une agitation si violente à un éléphant qui s’y trouvait qu’il eût rompu ses barreaux si l’on n’eût retiré aussitôt l’animal immonde. Mien assure qu’on a vu un éléphant qui avait écrit des sentences entières avec sa trompe, et même qui avait parlé. Christophe Acosta assure la même chose[1]. Dion Cassius prête à cet animal des sentiments religieux. Le matin, dit-il, il salue le soleil de sa trompe ; le soir il s’agenouille ; et quand la nouvelle lune paraît sur l’horizon, il rassemble des fleurs pour lui en composer un bouquet. On sait que les éléphants ont beaucoup de goût pour la musique ; Arrien rapporte qu’il y en a eu un qui faisait danser ses camarades au son des cymbales. On vit à Rome des éléphants danser la pyrrhique et exécuter des sauts périlleux sur la corde… Enfin, avant les fêtes données par Germanicus, douze éléphants en costume dramatique exécutèrent un ballet en action. On leur servit ensuite une collation ; ils prirent place avec décence sur des lits qui leur avaient été préparés. Les éléphants mâles étaient revêtus de la toge ; les femelles de la tunique. Ils se comportèrent avec toute l’urbanité de convives bien élevés, choisirent les mets avec discernement et ne se firent pas moins remarquer par leur sobriété que par leur politesse[2].

Au Bengale l’éléphant blanc a les honneurs de la divinité ; il ne mange jamais que dans la vaisselle de vermeil. Lorsqu’on le conduit à la promenade, dix personnes de distinction portent un dais sur sa tête. Sa marche est une espèce de triomphe, et tous les instruments du pays l’accompagnent. Les mêmes cérémonies s’observent lorsqu’on le mène boire. Au sortir de la rivière, un seigneur de la cour lui lave les pieds dans un bassin d’argent.

Voici sur l’éléphant blanc des détails plus étendus : « Un Européen, établi à Calcutta depuis deux ans, écrivait dernièrement au '


Sémaphore de Marseille une lettre dont le passage suivant rappelle une des plus étranges superstitions des peuples de l’Inde :

« Je vous envoie le récit que vient de me faire M. Smithson, voyageur anglais, arrivé tout récemment de Juthia, capitale du royaume de Siam. M. Smithson m’a beaucoup amusé aux dépens de ces Siamois qui continuent toujours à adorer leurs éléphants blancs. Depuis plusieurs mois, la tristesse était à la cour et parmi tous les habitants de Juthia : un seul éléphant blanc avait survécu à une espèce de contagion qui s’était glissée dans les écuries sacrées. Le roi fit publier à son de trompe qu’il donnerait dix esclaves, autant d’arpents de terre qu’un éléphant pourrait en parcourir dans un jour, et une de ses filles en mariage à l’heureux Siamois qui trouverait un autre éléphant blanc. — M. Smithson avait pris à son service, pour lui faire quelques commissions dans la ville, un pauvre hère borgne, bossu, tout exténué de misère, qui s’appelle Tungug-Poura. Ce Tungug-Poura avait touché le cœur compatissant du voyageur anglais, qui l’avait fait laver, habiller, et le nourrissait dans sa cuisine. Tungug, malgré sa chétive et stupide apparence, nourrissait une vaste ambition dans sa chemise de toile, son unique vêtement ; il entendit la proclamation de l’empereur de Siam et vint, d’un air recueilli, se présenter à M. Smithson, qui rit beaucoup en l’entendant lui déclarer qu’il allait chercher un éléphant blanc, et qu’il était décidé à mourir s’il ne trouvait pas l’animal sacré. Tungug-Poura ne faisait pas sur M. Smithson l’effet d’un chasseur bien habile : les éléphants blancs se trouvent en très-petit nombre dans des retraites d’eaux et de bois d’un accès difficile. Mais rien ne put changer la résolution de Tungug, qui, serrant avec reconnaissance une petite somme d’argent dont son maître le gratifia, partit avec un arc, des flèches et une mauvaise paire de pistolets. — M. Smithson, que je vais laisser parler, me disait donc l’autre soir : « Cinq mois après, je me réveillai au bruit de tous les tambours de l’armée du roi ; un tintamarre affreux remplissait la ville. Je m’habille et descends dans la rue, où des hommes, des femmes, des enfants couraient en poussant des cris de joie. Je m’informai de la cause de tous ces bruits ; on me répondit que l’éléphant blanc arrivait. Curieux d’assister à la réception de ce grand et haut personnage, je me rendis à la porte de la ville que précède une place immense entourée d’arbres et de canaux ; la foule la remplissait. Sous un vaste dais, des officiers richement vêtus attendaient le monarque, qui a bientôt paru avec tous ses ministres et ses esclaves. On agitait devant lui un vaste éventail de plume. — L’éléphant sacré, arrivé la veille, avait passé la nuit sous une tente magnifique dont j’apercevais les banderoles. Peu après les gongs, les tambours, les cymbales retentirent avec leurs sons aigres et perçants. J’étais assez commodément placé. Un cortège de talapoins commença à défiler ; ces prêtres avaient l’air grave et s’avançaient lentement. Une triple rangée de soldats entourait le noble animal, qui avait un air maladif et marchait difficilement. — On cria à mes côtés : Voilà celui qui l’a pris. — Je regardai et vis un petit homme borgne et bossu qui tenait un des nombreux rubans dorés passés au cou de l’éléphant ; cet homme était mon domestique, Tungug-Poura. Le voilà donc gendre du roi. Il vint me voir un jour en palanquin et me parut fort content de sa nouvelle position. L’éléphant blanc qui a fait sa fortune se présenta à lui à cinquante journées de marche de Juthia, dans un marais où il était couché, abattu par une fièvre à laquelle les animaux de cette espèce sont sujets ; car leur couleur blanche est, comme on sait, le résultat d’une maladie. Tungug-Poura s’approcha de l’éléphant, le nettoya, versa de l’eau sur les plaies et les boutons du dos, et prodigua tellement ses soins et ses caresses à l’intelligente bête que celle-ci lécha Tungug de sa trompe et se mit à le suivre avec la docilité d’un petit chien. Tungug est ainsi parvenu, favorisé d’abord par un hasard presque inespéré, à s’emparer d’un éléphant blanc. Le pauvre bossu a maintenant des esclaves et possède la princesse dont le nom signifie en langue siamoise les yeux de la nuit. »

  1. Thomas Brown, Essai sur les erreurs populaires, liv. III, ch. {{rom|i, p. 241.
  2. M. Salgues, Des erreurs, etc., t. III, p. 196.