Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Turlupins


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TURLUPINS [* 1], hérétiques du XIVe. siècle, vilains et infâmes, qui enseignaient que quand l’homme était arrivé à un certain état de perfection, il était affranchi du joug de la loi divine ; et bien loin d’assurer avec les stoïques que la liberté de leur sage consistait à n’être plus soumis passions, ils faisaient consister cette liberté à n’être plus soumis aux ordres de la sagesse éternelle. Ils ne croyaient pas qu’il fallût invoquer Dieu autrement que par l’oraison mentale ; mais ce qu’il y avait de plus choquant dans leur secte, était qu’ils allaient nus (A), et qu’à l’exemple des cyniques, ou plutôt à l’exemple des bêtes, ils faisaient l’œuvre de la chair en plein jour devant tout le monde [a]. Ils prétendaient que l’on ne doit avoir honte d’aucune partie que la nature nous ait donnée. Nonobstant ces extravagances profanes, ils affectaient de grands airs de spiritualité et de dévotion, afin de se mieux insinuer dans l’esprit des femmes, et puis de les faire donner dans le piége de leurs désirs impudiques [b]. Car voilà l’écueil de toutes les sectes qui se veulent distinguer par des paradoxes de morale : approfondissez les visions des illuminés et des quiétistes, etc., vous verrez que si quelque chose est capable de les démasquer, c’est la relation au plaisir vénérien ; c’est l’endroit faible de la place ; c’est par-là que l’ennemi donne l’assaut ; c’est un ver qui ne meurt point, et un feu qui ne s’éteint point. Ce fut sous le règne de Charles V que ces hérétiques parurent en France [c] ; leur principale scène fut en Savoie et en Dauphiné. On fit bon devoir d’en purger le monde (B). Il n’est pas aisé de trouver la vraie cause de leur nom. Vignier [d] le dérive de ce qu’ils ne demeuraient que dans des lieux exposés aux loups. Ils affectèrent de se nommer la fraternité des pauvres, comme du Tillet [e] et Gaguin [f] l’ont remarqué.

  1. * Voyez les notes sur l’article Picards, tom. XII.
  1. Cynicorum Philosophorum more omnia verenda publicitùs nudata gestabant, et in publico velut jumenta coïbant, instar canum in nuditate et exercitio membrorum pudendorum degentes, Gerson, apud Prateolum.
  2. Gerson, apud eundem.
  3. Mézerai, Abrégé chronolog. tom. III, pag. m. 227, édition de Hollande.
  4. Ad. ann. 1159.
  5. Chronique des Rois de France ; sous Charles V.
  6. Vie de Charles V.

(A) Ils allaient nus. ] On ne saurait assez admirer qu’une semblable fantaisie ait été si souvent renouvelée parmi les chrétiens. Le paganisme ne nous fournit que la secte des cyniques qui ait donné dans cette impudence ; encore faut-il reconnaître que jamais cette secte n’a été nombreuse, et que la plupart des cyniques ne pratiquaient point, en fait de montrer sa nudité et ce qui s’ensuit, ce qu’on attribue à Diogène. Les gymnosophistes indiens n’étaient point nus, quant aux parties que les adamites, les turlupins, les picards, et quelques anabaptistes, découvraient [* 1], il faut donc demeurer d’accord que les chrétiens se sont plus souvent déréglés à cet égard que les païens [* 2]. On ne s’en étonnera pas, quand on prendra garde à un principe dont on peut abuser sous l’Évangile, et dont les païens n’avaient nulle connaissance. Ce principe est que le second Adam est venu réparer le mal que le premier Adam avait introduit au monde. De là un fanatique se hasarde de conclure que ceux qui sont une fois participans du bénéfice de la loi de grâce sont parfaitement réhabilités dans l’état d’Adam et d’Ève. J’avoue qu’il faut que le fanatisme soit bien outré, et que la dose en soit très-forte, quand il est capable de vaincre les impressions de pudeur que la nature et l’éducation chrétienne nous donnent : mais de quoi ne sont point capables les combinaisons infinies de nos passions, de nos imaginations, de nos esprits animaux, etc ? J’ai parlé ailleurs [1] de quelques anciens solitaires qui faisaient scrupule de voir leur propre nudité. Les païens n’ont point eu que je sache de tels exemples ; ils en sont demeurés aux termes de se cacher soigneusement aux yeux du prochain. Cela s’est vu non-seulement dans les femmes [2], mais aussi dans des hommes fort débauchés [3] : ainsi Pétrone ne s’avançait pas trop en disant, Quam ne ad cognitionem quidem admittere severioris notæ homines solent [* 3].

(B) On fit bon devoir d’en purger le monde. ] On verra un échantillon de ce soin dans les paroles suivantes [4] : A frere Jacques de More, de l’ordre des Freres Prescheurs, inquisiteur des bougres la province de France, pour don à luy fait par le roy, par ses lettres du 2 février 1373, pour et en recompensation de plusieurs paines, missions, et despens qu’il a eus, soufferts, et soustenus, en faisant poursuite contre les Turlupins et Turlupines qui trouvez, et pris ont esté en ladite province, et par sa diligence pugnis de leurs mesprentures et erreurs, pour ce cinquante francs, vallent dix livres Parisis. Gaguin, en la vie de Charles V, remarque qu’on brûla les livres et vêtemens des Turlupins au marché aux pourceaux de Paris, hors la porte Saint-Honoré ; qu’on brûla aussi Jehanne Dabentonne et un aultre avecque elle qui étaient les deux principaux prescheurs de ceste secte, mais cettui, dit-il, que sans nom mettons, comme il fut trepassé en prison avant la sentence de sa cremation, et à ce que son corps ne pourrist on le garda quinze jours dedans un tas de chaux, et au jour determiné pour sa punition fut bruslé. Du Tillet dit pareillement que sous Charles V la superstitieuse religion des turlupins, qui avaient donné nom à leur secte la fraternité des pauvres fut condamnée et abolie, et leurs cérémonies, livres et habits condamnés et brûlés. Or comment accorder, avec ces habits que l’on brûla, ceux qui disent que les turlupins allaient, nus ? C’est qu’il faut supposer des bornes à la nudité de toutes ces espèces de fanatiques, à l’égard des temps et des lieux, ou à l’égard de certains membres. Nous avons vu que les adamites ne se dépouillaient que dans les poêles où ils tenaient leurs assemblées, et que les picards condamnaient surtout ceux qui ne découvraient pas la partie honteuse. Le froid et la pluie ne permettait pas qu’on fût toujours nu ; il n’y a point d’apparence qu’on osât se produire nu réglément et continuellement dans les villes où l’on n’était pas le plus fort ; il semble, en particulier, que les turlupins ne découvraient que les parties qui font la diversité sexes. Turelupini cynicorum sectam suscitantes de nuditate pudendorum et publico coïtu [5]. Ce que j’ai cité de Gerson se réduit à cela même. Ils avaient donc des habits nonobstant leur impudence, et il est à croire que devant les personnes non initiées, devant ces bonnes dévotes qu’ils tâchaient d’attirer dans leurs filets, ils ne montraient pas d’abord toutes leurs pièces.

  1. * Chaufepié, dans son article Picards, reproche à Bayle de contredire dans la remarque (B) (où il suppose des bornes à la nudité) ce qu’il dit ici.
  2. * Chaufepié, dans son article Picards, reproche à Bayle de faire l’éloge des cyniques aux dépens des chrétiens.
  3. * Dans son article Picards, remarque (G), Chaufepié justifie les chrétiens du reproche d’avoir surpassé les païens en impudentes nudités, et de celui de s’appuyer sur le principe avancé par Bayle, supposé qu’il y ait eu des sectes chrétiennes aussi effrontées.
  1. Dans la remarque (F) de l’article Adamites tom. I, pag. 222
  2. Voyez l’article Olympias, tom. XI, pag. 234, remarque (I).
  3. Voyez le même article, là même.
  4. Ex computo Nicolaï Mauregart, burgensis Parisiensis de Auxiliis præposituræ Parisiens., an. 1374, apud Du Cange, Glossar., voce Turlupini.
  5. Génebrard, Chronic.

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