Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Réflexions sur le prétendu jugement du public


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RÉFLEXIONS
Sur un imprimé qui a pour titre

Jugement du public, et particulièrement de l’abbé Renaudot, sur le Dictionnaire critique du sieur Bayle.[* 1]


Mon principal but est ici d’avertir le public que je travaille à une défense qui, auprès de tous les lecteurs non préoccupés, sera une démonstration de l’injustice de mes censeurs. Mais cette apologie ne méritant pas la destinée des feuilles volantes qui, la plupart du temps, ne passent pas la semaine, on la garde pour être mise à la tête ou à la queue d’un in-folio[1]. Par la même raison, on renvoie là presque tout ce que l’on pourrait dire de considérable contre l’écrit qui vient de paraître. On se réduit à un petit nombre d’observations faites à la hâte et négligemment. Qui mettrait de l’esprit et du style dans un imprimé de sept ou huit pages serait bien prodigue.

I. Ce libelle-là est fort mal intitulé : il ne doit avoir pour titre que, Jugement de l’abbé Renaudot, commenté par celui qui le publie ; car tous les autres juges sont moins que fantômes : ce sont des êtres invisibles ; on ne sait s’ils sont blancs ou noirs. C’est pourquoi leur témoignage et un zéro sont la même chose. J’excepte l’agent de messieurs les États ; mais je prie mon lecteur de considérer sur ce fait-là ce que je dirai bientôt de Tertullien.

II. Quelle manière de procéder est-ce que cela ! faire consister le jugement du public en de telles pièces ! J’en pourrais produire de bien plus fortes à mon avantage si la modestie le permettait. Outre cela, que de lettres ne pourrais-je pas publier où mon adversaire est représenté, et comme un mauvais auteur, et comme un malhonnête homme ! mais Dieu me garde d’imiter l’usage qu’il fait de ce que les gens s’entr’écrivent en confidence ! C’est une conduite que les païens mêmes ont détestée. Quelles gens voyons-nous ici ? L’un écrit ce qu’il prétend avoir ouï dire à un évêque, l’autre le fait imprimer. Ni l’un ni l’autre n’en demandent la permission. Ils le nomment sans aveu. Peut-on voir plus de hardiesse ? N’est-ce pas tyranniser la conversation plus que Phalaris ne tyrannisait le peuple ?

III. L’auteur de ce prétendu Jugement du public n’a guère été sage dans la distinction qu’il a faite. Il a supprimé le nom de tous ses témoins, excepté celui qu’il devait cacher principalement, nom odieux et méprisé dans tous les pays qui font la guerre à la France. Je ne me veux point prévaloir de la préoccupation publique : je veux bien ne le pas faire considérer du côté de sa gazette, qui le décrie partout comme un homme habitué à donner un tour malin au mensonge. Je veux le représenter par son beau côté. M. l’abbé Renaudot passe pour très-docte, et pour être d’un goût si délicat qu’il ne trouve rien qui lui plaise. Il ne faut donc rien conclure de son mépris : c’est une preuve équivoque. On m’a dit de plus qu’il est fort dévot. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il trouve trop libre ce qui, dans le fond, n’excède point les libertés qu’un honnête homme se peut donner, à l’exemple d’une infinité de grands auteurs. Un moraliste sévère, Tertullien par exemple, trouve-t-il rien d’assez éloigné du luxe dans la maison d’un homme du monde ? Le public a beau être édifié du bon ordre qui y règne : la maîtresse du logis ne va à la comédie et au bal que de temps en temps ; elle ne joue qu’en certaines occasions ; on loue la modestie de ses habits et de ses paroles. Mais Tertullien ne laisse pas de crier qu’elle est immodeste : elle ne cache pas assez son cou ni son bras ; elle porte des rubans, elle danse, elle plaisante quelquefois : la voilà damnée. Ce n’est point selon le goût d’un tel censeur qu’il faut juger si le commentaire d’un laïque sur l’histoire des particuliers est quelquefois habillé un peu trop à la mondaine ; car en suivant un tel goût, conforme d’ailleurs aux lois rigoureuses de l’Évangile, il faudrait bannir du monde tous les romans et une infinité d’autres écrits autorisés par les lois civiles : il ne faudrait composer que des ouvrages de piété. On me dira que des gens, même qui ne sont pas rigoristes, trouvent dans mon Dictionnaire quelques gaietés un peu trop fortes. On sera satisfait, je m’assure, quand on aura vu l’apologie que je prépare sur ce point-là. J’en préparerais une autre sur ce que M. l’abbé Renaudot appelle impiétés ; mais comme je ne sais point sur quoi l’on fonde cette accusation, j’attendrai que l’on me le marque. J’ai déclaré en toute occasion, et je le déclare ici publiquement, que s’il y a des dogmes hétérodoxes dans mon ouvrage, je les déteste tout le premier, et que je les chasserai de la seconde édition. On n’a qu’à me les faire connaître. Quant à l’article David, M. l’abbé a grand tort de dire que je n’y ai eu aucun respect pour l’Écriture ; car l’éclaircissement que j’y ai mis est plein d’une soumission très-respectueuse pour ce divin livre. J’en prends à témoin tous les lecteurs. J’ajoute que de la manière dont je prétends retoucher tout cet article, il ne pourra plus fournir de prétexte aux déclamations de mes censeurs. Après tout, oserait-on dire que mon Dictionnaire approche de la licence des Essais de Montaigne, soit à l’égard du pyrrhonisme, soit à l’égard des saletés ? Or Montaigne n’a-t-il point donné tranquillement plusieurs éditions de son livre ? ne l’a-t-on pas réimprimé cent et cent fois ? ne l’a-t-on pas dédié au grand cardinal de Richelieu ? n’est-il pas dans toutes les bibliothéques ? Quel désordre ne serait-ce pas, que je n’eusse point en Hollande la liberté que Montaigne a eue en France ?

IV. Si je réfute jamais le jugement de M. l’abbé Renaudot, ce ne sera qu’après avoir su qu’il le reconnaît pour sien, tel qu’on vient de l’imprimer ; car il est si rempli de bévues, de faussetés et d’impertinences, que je m’imagine qu’il n’est point conforme à l’original : on y a cousu peut-être de fausses pièces à diverses reprises en le copiant. Il avait prévenu une infinité de personnes ; mais d’habiles gens ayant lu mon Dictionnaire, firent cesser bientôt cette prévention. Monsieur l’abbé ne l’ignore point ; car il a dit dans une lettre que je dois être content de l’approbation de tant de gens. Aussi le suis-je. On s’étonna qu’il eût mis dans son rapport tant de choses inutiles. Il n’était question que de savoir si mon ouvrage choque l’église romaine ou la France. On ne lui avait point demandé si j’ai lu les bons auteurs, ou si je mets en balance les anciens avec les modernes. Si plusieurs lecteurs l’ont contredit sur le chapitre de mon ignorance, je les en désavoue : il n’en a pas dit assez, j’en sais bien d’autres circonstances ; et s’il veut faire mon portrait de ce côté-là, je lui fournirai bien des mémoires. Mais il me permettra de lui dire qu’il n’a pas bien choisi les preuves de mon incapacité ; car, par exemple, quand il la trouve dans la traduction de Librarii par Libraires, il me censure très-injustement, puisque, dans une note, j’ai averti mes lecteurs, que par libraires il fallait entendre les copistes et les relieurs, selon la manière d’accommoder les livres en ce temps-là [2]. J’ai donc entendu la chose comme il la fallait entendre. Je ne lui attribue point l’impertinence de la note marginale que l’on a mise à cet endroit de son rapport en le publiant ici. Cela doit être sur le compte de celui qui l’a publié.

V. Il l’a fait avec peu de jugement ; car c’est produire une preuve démonstrative de la fausseté des accusations qu’il a tant prônées contre moi, sur des correspondances avec la cour de France. Chimères qu’autre que lui n’était capable de forger, et dont il eût fait réparation au public, à la suite d’une pièce aussi justificative de mon innocence que l’est celle qu’il a publiée, si les actes d’honnête homme lui étaient possibles. Mais il a gardé un profond silence à cet égard ; et ne s’est appliqué qu’à répandre un noir venin sur ce que j’ai dit à l’avantage des protestans et contre l’église romaine. Il faut qu’il soit bien ennemi de l’édification du prochain, puisqu’il ôte aux réformés celle que leur donne le Jugement de M. l’abbé Renaudot, et que pour la leur ôter il se copie lui-même la vingtième fois, répétant des calomnies si souvent ruinées, et qu’il n’a jamais soutenues qu’en entassant faussetés sur faussetés, comme il a paru par les longues listes qu’on lui a marquées publiquement.

VI. Je m’arrêterai peu à ses réflexions. Ce n’est qu’un épanchement de chagrin et de colère : ce ne sont que jugemens vagues, dont les lecteurs intelligens connaîtront d’eux-mêmes la fausseté, ou que des calomnies cent fois réfutées, ou que mensonges nouveaux, qui ne sont pas dignes d’être réfutés, ou qui le seront en temps et lieu. Au bout du compte, après avoir tant déclamé, on verra que les trois exemples qu’il indique le confondent. Il allègue une comparaison sur la chute d’Ève, un passage de saint Paul appliqué aux abéliens, et une phrase sur le dessein d’Abélard. Le premier exemple est une objection que j’ai proposée aux sociniens, avec le ménagement de termes que la chose demandait ; ou que je suppose que les manichéens font aux jésuites. Il n’y a nulle profanation dans le second, ni aucune saleté dans le troisième. J’en fais juges tous les lecteurs équitables et intelligens, et je veux bien qu’ils en décident sans m’entendre. Voilà le sort ordinaire de nos déclamateurs. Pendant qu’ils se tiennent à des plaintes générales, ils surprennent les suffrages : mais demandez-leur un endroit particulier, il se trouve qu’ils ont donné de travers, qu’ils ont pris pour ma doctrine les conséquences qui résultent des hérésies que je combats, et que d’une mouche ils ont fait un éléphant. Cela m’oblige à leur donner charitablement ce mot d’avis. Messieurs, je vous le dis sans rancune, ne parlez jamais de mon Dictionnaire que chez des gens qui ne l’ont pas ; car si on vous l’apporte pour vous obliger à la preuve, vous y serez attrapés. Cela vous arrive tous les jours aux uns ou aux autres. Vous n’avez pas été assez fins ; la passion vous a aveuglés, vos hyperboles ont été cause qu’on s’est attendu à trouver dans chaque page l’abomination du Parnasse satirique, et l’on n’a trouvé que des bagatelles qui se disent tous les jours parmi les honnêtes gens, que vous diriez fort bien ou dans une promenade divertissante, ou à table avec vos amis. Quittez l’amplification, faites en sorte que l’idée que vous donnerez n’égale pas la chose même. Cette matière de nuire ne rejaillira point sur vous.

VII. On peut joindre aux trois exemples qu’il a cotés ce qu’il a dit contre l’article où je rapporte des passages d’un livre à Tagereau [3]. Il ne pouvait pas choisir plus mal un sujet de plainte ; car je ferai voir en temps et lieu, que toutes sortes de droits m’ont autorisé à insérer dans mon ouvrage ce que j’ai dit du congrès. J’ai pu dire, en qualité d’historien, que Quellenec fut accusé d’impuissance, et que ce fut sa belle-mère et non pas sa femme qui lui intenta ce procès. Je devais à la vérité cette remarque en faveur d’une héroïne de notre parti. Comme historien fidèle j’ai dû critiquer ceux qui ternissent la gloire de cette dame, en supposant qu’à son âge le plus tendre elle suscita un tel procès. C’est déclarer que je ne crois point qu’il soit glorieux à une femme de s’engager à de telles procédures. Tout auteur a droit de faire voir les raisons de ses sentimens. Ainsi, en qualité de commentateur de mon propre texte, j’ai pu, et j’ai dû étaler les preuves de l’opinion que j’avançais, et rapporter par conséquent ce que Tagereau a publié contre la pratique de ce temps-là. Nous voulons paraître plus sages que nos pères, et nous le sommes moins qu’eux. Cet avocat au parlement de Paris obtint aisément un privilége pour publier un ouvrage où il étalait toutes les ordures du congrès ; et l’on fera en Hollande cent criailleries contre un auteur qui copie quelques endroits de cet ouvrage ! N’est-ce point là une acception de personnes fondée ou sur des travers d’esprit, ou sur le déréglement du cœur ?

VIII. Mais, dira-t-on, cet avocat ne donna cet étalage que pour obliger les juges à faire cesser une pratique opposée à la pudeur, et sujette à l’iniquité. Et moi ne déclaré-je pas, jusqu’à témoigner la dernière indignation, que cette pratique était infâme, parce qu’elle énervait les principes de la honte, la source la plus précieuse de la chasteté ? Peut-on prendre le bon parti avec plus d’ardeur que je l’ai pris dans cet article ?

Outre cela, en qualité d’historien, n’ai-je pas eu droit de raconter une procédure qui a subsisté longtemps dans le ressort du parlement de Paris, et qui n’est pas abrogée partout ailleurs ? La manière de procéder dans toutes les causes civiles et criminelles appartient sans doute aux faits historiques ; et si elle a quelque chose de singulier, il se trouve bien des voyageurs et bien des faiseurs de relations qui s’en instruisent curieusement. Quel plaisir n’eût-ce pas été à un Piétro della Vallé de trouver en Perse un livre qui l’eût instruit d’une coutume bizarre, aussi-bien que Tagereau le pouvait instruire sur le cérémoniel du congrès ? Je demande si les procès verbaux des jurés et des matrones, dans certaines causes, sont des pièces à rejeter quand on fait des compilations exactes de tous les us et coutumes d’un certain pays ? Furetière, qui ne faisait pas un dictionnaire historique commenté, mais un dictionnaire de grammaire, s’est servi de ces verbaux. Qui est-ce qui en a murmuré ?

IX. Ne quittons point cette matière sans avertir nos criards, copistes et distributeurs d’extraits de lettres, que M. Menjot, que peut-être ils ont fort connu, et qui était un parfaitement honnête homme, a mis beaucoup de lascivetés dans une dissertation sur la fureur utérine, et sur la stérilité. On serait ridicule de l’en censurer, puisqu’en qualité de médecin il a eu droit de le faire : son sujet l’a demandé, ou l’a permis. Or je leur apprends qu’un compilateur qui narre et qui commente a tous les droits d’un médecin et d’un avocat, etc., selon l’occasion : il se peut servir de leurs verbaux et des termes du métier. S’il rapporte le divorce de Lothaire et de Tetberge, il peut donner des extraits d’Hincmar, archevêque de Reims, qui mit par écrit les impuretés que l’on avéra pendant le cours de la procédure. On ne devrait jamais juger d’un historien commentateur qu’après s’être instruit des lois historiques, et des priviléges du commentaire. Si ces messieurs avaient lu celui d’André Tiraqueau, sur les lois du mariage, ils y auraient vu des saletés bien plus entassées. C’était pourtant un conseiller au parlement de Paris, et l’un des plus illustres personnages du dernier siècle, tant par son savoir que par sa vertu.

X. Prenez bien garde qu’il n’y a personne à qui il convienne moins qu’à mon adversaire de déclamer contre moi : lui qui dans un sermon de près de deux heures a critiqué la conduite du patriarche Jacob ; lui qu’un synode censure de n’avoir pas assez ménagé la majesté des prophéties ; lui, des livres duquel on a extrait une liste de propositions profanes qui fut envoyée à un synode ; lui qui avait mis tant d’impuretés dans sa réponse à Maimbourg, qu’il fallut en retrancher une partie, pour déférer aux remontrances de deux magistrats ; lui qui, dans une critique fort dure d’un livre de M. l’abbé de Dangeau, s’est servi de phrases bien cavalières ; lui qui a tiré de la poussière d’un greffe, à beaux deniers comptans, les plus affreuses saletés qui se puissent lire, et qui en a rempli un factum ; lui, dont la Théologie mystique a sali l’imagination la plus endurcie ; lui enfin qui, rejetant la voie de l’autorité, avoue que celle de l’examen de discussion est impraticable. Il accuse donc d’athéisme, en la personne d’autrui, sa propre doctrine.

XI. Jamais roman n’a été plus fabuleux que ce qu’il raconte des prétendues espérances fondées sur mon Dictionnaire. Il est faux que mes amis l’aient préconisé par avance avec les fanfares qu’il leur impute. Ils sont trop judicieux pour tomber dans ce défaut. Et pour moi j’ai été si éloigné de m’en promettre quelque avantage, que j’ai dit et que j’ai écrit cent fois à ceux qui m’en ont parlé, que ce n’était qu’une rapsodie, qu’il y aurait là-dedans bien du fatras, et que le public serait bien trompé s’il s’attendait à autre chose qu’à une compilation irrégulière : que je n’étais guère capable de me gêner, et qu’ayant une indifférence souveraine pour les louanges, la crainte d’être critiqué ne m’empêchait pas de courir à bride abattue par monts et par vaux, selon que la fantaisie m’en prenait : qu’étant un auteur sans conséquence, qui ne prétend à rien moins qu’à dogmatiser, je donnais carrière à mes petites pensées tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, persuadé que personne ne ferait de tout cela qu’un sujet d’amusement, c’est-à-dire qu’on ne ferait que s’y délasser de la lecture d’une infinité d’autres choses graves, utiles, curieuses, que j’ai rassemblées avec beaucoup de patience ; mais sans espérer que l’on écoutât en ma faveur le

Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis
Offendar maculis, etc.


Le succès a surpassé mes espérances. Un grand nombre de lecteurs critiques se sont réglés à cette maxime latine. Je n’ai commencé à croire que l’ouvrage n’était pas aussi méprisable que je me l’étais figuré, que quand j’ai vu les mouvemens violens que l’on se donnait pour le décrier, et le soin extrême que les partisans d’une cabale aussi formidable par son étendue que par son crédit, ont eu de s’écrire des nouvelles les uns aux autres sur ce chapitre, et de copier des extraits de lettres qu’on faisait passer de main en main chez tous les confrères, et partout ailleurs.

XII. Quant aux charges qu’il assure que j’ai espérées dans la république des lettres, par le moyen de mon ouvrage, je lui réponds qu’il n’a pas mieux rencontré que lorsqu’il disait que M. Arnauld avait fait certaines choses pour recouvrer ses bénéfices. Il reçut alors une mortification qui l’aurait dû rendre plus circonspect. S’il avait lu ma préface, il y aurait vu ma disposition pour les emplois. Il peut dormir en repos de ce côté-là : je n’en ai point voulu, et je n’en veux point. On m’a sondé en plusieurs manières, et de divers endroits, pendant l’impression de mon ouvrage, et l’on a toujours trouvé que je ne voulais dépendre de personne, ni me priver de la pleine liberté dont je jouissais de disposer de tout mon temps. Je n’ai su que par ses extraits que l’on ait dit qu’un ministre avait fait une tentative à Amsterdam. Je crois que cela est faux ; et en tout cas, c’est une chose à laquelle je ne songeai jamais, et que j’eusse refusée.

XIII. Venons à la principale pièce, à l’endroit mignon et favori de notre censeur, à celui qui l’a porté principalement à mettre la main à la plume : on gagerait que c’a été son vrai but ; c’est, en un mot, l’endroit où, avec des airs triomphans, il se glorifie de m’avoir réduit à vivre de la pension d’un libraire. On ne pouvait pas mieux peindre le caractère de son orgueil : son ambition a cela d’exquis et d’insigne, qu’elle le pousse à souhaiter sur toutes choses la dernière partie de l’épitaphe de Sylla. Peu après il témoigne beaucoup de joie de s’imaginer que j’achève de me perdre. Cela est naïf : on aurait tort de l’accuser de contrefaire l’homme de bien et le bon pasteur ; jamais homme ne cacha moins adroitement son faible. Mais que sont devenues mes pensions de la cour de France ? Ont-elles cessé ? Et quand même cela serait, une vie de philosophe comme la mienne a-t-elle pu engloutir ce fonds ? Quoi ! aucune réserve pour l’avenir ? Il ne me reste plus rien que la pension d’un libraire ? Voilà qui est fâcheux : je ne savais pas qu’on eût si bien ou si mal compté avec mes fermiers, pour me servir d’un vieux proverbe. On pourrait dire cent choses divertissantes sur son chapitre par rapport à ses libraires : mais ce serait dommage qu’elles fussent dans un écrit qui sera jeté tout comme le sien à la voirie des bibliothéques, au premier jour. C’est le destin des brochures.

XIV. Il se vante de m’avoir fait plus de mal qu’homme du monde, en me découvrant à toute la terre. Voilà sans doute un personnage bien propre à faire du tort en accusant. Je le renvoie à l’assemblée synodale de la Brille, qui a déclaré orthodoxe le même M. Saurin contre lequel il avait écrit deux volumes remplis de diffamations, à peu près aussi atroces que celles qu’il a publiées contre moi. Il s’était fait fort de le faire déposer, et il avait cabalé long-temps pour cela ; mais il eut la confusion de le voir absoudre. Après une telle honte, tout autre que lui se serait allé cacher dans un ermitage pour le reste de ses jours. Pour lui, il a déclaré publiquement qu’il persistait dans son avis malgré le décret du synode, et il se vante aujourd’hui d’avoir été accusateur. Quel cas voulez-vous qu’on fasse de son jugement ? On serait bien simple si l’on se mettait en peine de ses calomnies.

XV. Le plaisir de se vanter d’avoir fait du mal lui a été d’autant plus sensible, qu’il a espéré de tirer de ses vanteries un grand profit ; car il s’est imaginé que les choses que j’ai dites contre lui dans mon Dictionnaire ne lui feraient aucun tort, pourvu que le public sût que le désir de vengeance les a dictées. Je fais deux remarques contre sa ruse : il se trompe dans sa supposition, et dans ce qu’il en conclut.

J’ai toujours cru, et j’en suis encore persuadé, qu’il n’a eu part à la suppression de ma charge [* 2] qu’en qualité de cause éloignée. Il s’est bien tourmenté pour cela deux ou trois ans ; mais si des personnes de sa robe, et d’une autre langue, dont il m’avait découvert autrefois l’inimitié, n’avaient agi, il aurait perdu ses pas. Quoi qu’il en soit, je me suis si peu soucié de cela, que je n’en ai jamais eu le moindre ressentiment contre personne. Je bénis le jour et l’heure que cela fut fait, et je regretterai toute ma vie le temps que j’ai perdu à de telles charges. Il fera difficulté de m’en croire, parce qu’il sent bien qu’il voudrait un mal de mort à ceux qui retrancheraient quelque chose de sa pension, quoiqu’on lui en laissât beaucoup plus qu’on ne lui en ôterait ; quoique, par exemple, on lui laissât les gages du ministère, et qu’on lui ôtât seulement ceux de professeur dont il jouit depuis environ seize années, sans avoir fait qu’une vingtaine de leçons en latin, et un peu plus en français. S’examinant bien soi-même, il ne comprend pas qu’il soit possible qu’on supporte gaiement la perte totale de sa pension. Mais je le prie de ne point juger de moi par lui-même. Je suis un homme du vieux temps, vir antiqui moris : je ne suis point à la mode comme lui ; je ne fais pas plus de cas de cette perte que d’une paille. Il me ferait donc justice s’il croyait que je n’ai point écrit contre lui par ressentiment. Que s’il refuse ajouter foi à mes paroles, qu’il en ajoute pour le moins à mes actions. N’ai-je pas épargné son nom en mille rencontres, et si ses amis prétendent que je l’ai voulu désigner, lorsque j’ai parlé de certains désordres, et lorsque j’ai donné le portrait de quelques inquisiteurs tel que les livres me l’ont fourni, ne s’en doit-il point prendre au malheur qu’il a de leur ressembler, et à la pénétration avec laquelle ses amis découvrent la ressemblance ? Ne l’ai-je pas épargné, même par désignation, en cent endroits où il s’offrait naturellement, comme les lecteurs habiles le peuvent sentir ? N’ai-je point loué son apologie de Théodore de Bèze ? Si l’on savait sur combien de fausses citations et de sophismes je lui ai fait bon quartier, on admirerait ma modération. N’ai-je pas pris son parti dans les occasions où j’ai cru qu’on lui faisait tort ? J’avoue qu’elles ont été un peu rares ; mais ce n’est point ma faute. Que n’est-il tel que l’on puisse dire du mal de lui injustement ? Ses mains ont été contre tout le monde, et les mains de tout le monde contre lui : il n’y a sorte d’injures, de plaintes et de reproches qu’il n’ait eu à essuyer, et cependant je n’ai presque point trouvé de lieu de critiquer ses censeurs. J’ai rapporté quelque part, à son sujet, le bon mot d’un empereur taurum toties non ferire difficile est : mais présentement il faut tourner la médaille, et dire taurum toties ferire difficile est. Il est bien étrange que tant d’auteurs ayant vidé leurs carquois contre sa personne, il n’y ait eu presque point de coup qui n’ait porté. J’eusse été bien aise de trouver des faussetés dans ses censeurs ; car je les aurais rapportées, non-seulement comme des pièces de mon ressort, ou du plan de mon ouvrage, mais aussi comme des titres d’honneur. Le comble de la gloire pour un historien, c’est de faire justice à ses plus grands ennemis. C’est un véritable héroïsme. Thucydide s’est immortalisé par-là bien plus glorieusement que par tout le reste de son histoire. Ainsi quand la raison et les motifs évangéliques ne m’auraient point déterminé à marcher sur cette route, on devra pour le moins croire que l’amour-propre m’y aurait conduit. Les amis de mon adversaire n’ont qu’à me mettre à l’épreuve. Qu’ils me fournissent de quoi convaincre de fausseté ses accusateurs, je leur promets de faire valoir leurs mémoires. Mais enfin, me dira-t-on, il vient trop souvent sur les rangs dans votre ouvrage : non pas plus souvent que Varillas, répondrai-je, ni aussi souvent à beaucoup près que Moréri, deux auteurs avec qui je n’ai jamais eu de démêlé. Si je parle de lui plus souvent que de beaucoup d’autres, c’est que je suis mieux instruit sur son chapitre. Il se félicite des places que je lui ai données dans mon Dictionnaire, et moi je suis ravi qu’il en soit content. Veut-on une plus belle marque de mon bon naturel ? Cela suffit contre sa supposition : je passe à la conséquence qu’il en tire.

XVI. Je la lui nie ; car quand même il serait vrai que le dessein de me venger m’aurait fait faire les remarques qui le concernent, cela ne lui servirait de rien, puisque je marche toujours à l’ombre des preuves. Il est sûr que nous ne pouvons être témoins ni lui ni moi l’un contre l’autre en aucune affaire : la voix décisive et la voix délibérative nous y doit être défendue. Nous ne méritons aucune créance quand nous parlons, lui contre moi, et moi contre lui, qu’autant que nous prouvons solidement ce que nous disons. Mais quel que soit le principe qui nous fait chercher des preuves et les employer, elle conservent également toute leur force intérieure. Cela est de la dernière évidence ; les lecteurs y doivent faire beaucoup d’attention.

XVII. On ruine par-là son dernier écrit. Il m’y déchire de la manière du monde la plus cruelle, et cependant il ne donne que son témoignage, si l’on excepte le Jugement de M. l’abbé Renaudot, avec la lettre de l’agent. Il produit des lettres anonymes : l’analyse de cela est sa seule autorité. C’est comme s’il disait au public : Vous devez croire tout ceci parce que je l’affirme. Et ne sait-il pas que son témoignage est nul de toute nullité dans mes affaires ? Comment donc ose-t-il ainsi abuser de la patience publique ? Quand il dirait mille et mille fois qu’il a lu mon Dictionnaire, et qu’il y a trouvé des impiétés et des saletés, ce seraient toutes paroles inutiles ; car, encore un coup, il ne peut pas être témoin contre moi : la récusation lui est inhérente jusques aux moelles ipso facto. Il ne peut être reçu qu’à copier des passages, et à prouver qu’ils sont condamnables. Si les preuves ne marchent pas, il n’a qu’à se taire. À combien plus forte raison faut-il refuser audience à ses réflexions, puisqu’il avoue qu’il n’a vu ni lu le Dictionnaire critique, et qu’il ne dit point qui sont ceux qui lui en parlent. Je ne doute pas que, comme il est le premier qui se soit joué si hardiment du public, il ne soit aussi le dernier ; car il n’y a point d’apparence que des choses si monstrueuses puissent laisser de postérité.

XVIII. On n’a pas sujet de croire que ses nouvellistes soient exacts, puisqu’ils ont dit que j’ai abrégé Rabelais. Je me trompe fort si je l’ai cité plus d’une fois [* 3]. Si je l’eusse cité en plusieurs rencontres, je n’eusse fait qu’imiter de grands auteurs. C’est un livre qui ne me plaît guère ; mais je sais, et mon adversaire le sait aussi, que beaucoup de gens de bien et d’honneur l’ont lu et relu, qu’ils en savent tous les bons endroits, et qu’ils se plaisent à les rapporter quand ils s’entretiennent agréablement avec leurs amis. Si ces gens-là faisaient des compilations, assurez-vous que Rabelais y entrerait très-souvent.

XIX. Mes extraits des Nouvelles de la République des Lettres, qui me sont ici objectés, pourraient donner lieu à une dissertation bien curieuse. J’y travaillerai peut-être avec le temps. Ce serait une occasion de me disculper auprès de ceux qui me blâment d’avoir donné trop d’éloges aux écrivains dont je parlais dans ces Nouvelles. On pourrait donner une longue liste d’auteurs qui ont dit beaucoup d’injures aux mêmes gens qu’ils avaient préconisés. Celui qui m’attaque par cet endroit-là serait de ce nombre. Il a fort loué, et puis déchiré M. Simon. Il m’a donné quelquefois bien de l’encens, et même un peu avant la rupture, dans l’un de ses factums contre monsieur de la Conseillère. Mais j’ai quelque chose de plus fort à alléguer que des exemples ; car il y a plus de douze ans que j’ai fait une confession publique d’un défaut dont je ne suis pas encore tout-à-fait guéri. Je me tirerai par-là de l’embarras où l’on prétend me jeter. Ce ne sera pas une machine inventée après coup, elle est tirée d’un ouvrage que je publiai dans un temps où je ne prévoyais pas qu’elle pût jamais m’être nécessaire.

J’ai dit dans la page 575 des Nouvelles Lettres contre Maimbourg, que plusieurs livres méprisés par d’habiles gens me paraissaient bons. Ce manque de discernement était excusable : si je n’étais pas fort jeune dans le monde, je l’étais du moins dans la république des lettres. J’avais commencé tard à étudier, je n’avais eu des maîtres presque jamais, je n’avais jamais suivi de méthode, jamais consulté en fait de méthode ni les vivans ni les morts. Tout cela, joint à d’autres obstacles, faisait de moi un homme fort jeune quant à l’étude, et, quoi qu’il en soit, je me laissais aisément duper par les auteurs. Je puis faire encore aujourd’hui l’aveu de M. Arnauld, que j’ai rapporté dans la page 577 des mêmes Lettres. Il n’y a guère de livre qui ne me paraisse bon, quand je ne le lis que pour le lire : il faut que pour en trouver le faible je m’attache de propos délibéré à le chercher. Je ne faisais jamais cela pendant que je donnais les Nouvelles de la République des Lettres. Je ne faisais point le critique, et je m’étais mis sur un pied d’honnêteté. Ainsi, je ne voyais dans les livres que ce qui pouvait les faire valoir : leurs défauts m’échappaient. Si j’en parlais donc honnêtement, ce n’était pas contre ma conscience, et, au pis aller, il est sûr que les lois de la civilité me disculpaient d’une flatterie blâmable. Flatter les auteurs par des vues de parasite, ou par d’autres motifs d’intérêt, c’est une infamie ; mais quand on a un désintéressement aussi entier que le mien, ce n’est tout au plus qu’un peu trop de civilité et d’honnêteté. M’en fera t-on un crime ?

Avec ces dispositions d’esprit, il était inévitable que je ne fusse pas la dupe des livres de mon adversaire. Ses manières décisives, son style vif, son imagination enjouée, brillante, féconde, n’avaient garde de ne me pas éblouir. Les illusions dangereuses d’amitié fortifiaient l’éblouissement ; ainsi ses livres me paraissaient admirables. Je croyais donc que pour leur faire justice il fallait que j’employasse des expressions fortes ; car les phrases ordinaires de l’éloge, dans un auteur qui s’était mis sur un pied d’honnêteté et de compliment, n’étaient qu’une louange médiocre qui offense plus les auteurs superbes que si l’on n’en disait rien. Mes lecteurs ne s’y trompaient pas : ils ne prenaient pour un éloge, dans mes Nouvelles, que ce qui était exprimé par de beaux superlatifs. Le charme commença à se lever, lorsque, ne travaillant plus à ces Nouvelles, je comparai tout de bon ses livres avec les ouvrages où il était réfuté. Ce fut alors une lecture d’examen : ce fut la recherche des lieux faibles ; et je trouvai peu à peu bien des défauts. Quelque temps après, il fallut que je les lusse pour réfuter quelques-uns de ses écrits ; ce qui acheva de m’apprendre à les connaître, et eut un effet rétroactif sur ses autres productions. Il m’est arrivé à son égard la même chose que par rapport à Moréri et à Varillas, deux auteurs dont j’ai été successivement l’admirateur et le critique, selon que je les ai lus ou par manière d’amusement, ou dans le dessein de rechercher s’ils avaient raison.

XX. Qu’on fasse encore cette remarque. On ne trouvera pas que ce que je blâme dans ses Prophéties, et dans son Esprit d’Arnauld, soit la même chose que j’y louais autrefois. J’y ai loué l’invention, l’esprit, le tour, le style, l’abondance des pensées ; et j’y blâme présentement les opinions, la médisance, etc. Il ne me tient donc pas entre les extrémités de lâche flatteur et d’infâme calomniateur, comme il s’est imaginé par sa coutume invétérée de ne suivre pas l’exactitude de la dialectique. Il y a un vaste milieu entre ces deux termes. L’opposition eût été plus juste entre panégyriste et censeur rigide. Mais, logique à part, je réponds à sa demande, que j’étais autrefois dans la bonne foi en le louant, et que je le censure aujourd’hui avec raison, ayant été mieux instruit. Donnons une marque de ma bonne foi. Son livre des Préjugés m’ayant paru inférieur aux autres, j’en parlai plus maigrement (et je sais qu’il s’en plaignit) ; et sa critique de M. l’abbé de Dangeau m’ayant paru faible en quelques endroits, je la critiquai sans façon.

On ne peut donc me reprocher que d’avoir suivi l’instinct d’une conscience erronée : mais comme ce sont des fautes que les tribunaux de la république des lettres ne pardonnent pas, le plus court pour moi est de déplorer ce temps de ténèbres, et d’avouer que ce sont des fils qui méritent l’exhérédation. C’est aussi le traitement que je leur fais, et c’est la meilleure réparation que je puisse faire.

Il n’est pas besoin que j’avertisse que pour bien connaître un homme, il le faut plutôt regarder dans les écrits où on le critique, les preuves toujours à la main, que dans les écrits où on le loue sans donner les preuves de son mérite.

Le 12 de septembre 1697.
  1. * Publiée par Jurieu, 1697, in-4o, lequel Jurieu, en réponse à Bayle, donne ensuite une Lettre sur les réflexions, etc. in-4o.
  2. * De professeur de philosophie en 1693.
  3. * Je ne sais même si Bayle l’a cité une seule fois ; il en parle deux, mais sans rien citer de cet auteur : tom. XI, pag. 540, et tom. XII, pag. 582.
  1. M. Bayle publia en effet cette apologie à la fin de la seconde édition du Dictionnaire critique, et ce sont des quatre Éclaircissemens qui suivent ces Réflexions.
  2. Voyez ci-dessus la citation (38) de l’article Atticus, tom. II, pag. 508.
  3. Dans l’article Quellenec, tom. XII, pag. 377.

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