Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Fontarabie


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FONTARABIE, ville d’Espagne, Sur la rivière de Bidasso, proche de la mer, fut bâtie, dit-on, par le roi Suintilla (A). Alfonse IX, roi de Castille, s’en empara sur Sanchez, roi de Navarre [a], et accorda aux habitans les mêmes prérogatives que le roi Sanchez, son père, avait accordées à la ville de Saint-Sébastien. On prétend que Fontarabie était autrefois une ville de Guyenne, sous le vicomté de Bayonne [b]. Sa situation au deçà des Pyrénées favorise ce sentiment : outre que pour le spirituel elle a dépendu de l’évêque de Bayonne jusques en l’année 1571 [c]. Voyez dans Moréri la prise de cette ville par les Français, sous le règne de François Ier. le secours qu’ils y jetèrent, et la lâcheté du gouverneur qui la rendit aux Espagnols. Moréri ne devait pas oublier la honte que les Français essuyèrent devant cette place, l’an 1658, deux jours après la naissance de Louis XIV (B) ; ce qui sans doute fut pris pour un merveilleux présage par les Espagnols (C). Louis-le-Juste et le cardinal de Richelieu furent extrêmement en colère contre ceux qu’ils prirent pour la cause de cette disgrâce (D).

Joseph Moret, jésuite espagnol, a composé en latin une relation fort ample de ce siége de Fontarabie. Je n’ai point trouvé, dans l’exemplaire dont je me sers [d], l’année de l’impression ; mais l’épître dédicatoire étant datée de Ségovie, le 12 d’avril 1654, et l’approbation du provincial des jésuites étant datée du 5 de mars 1655, on peut bien juger que cet ouvrage ne devint public que longtemps après la défaite des Français.

  1. Oihénart, Notitia Vasconiæ, pag. 168.
  2. Baudrand, Geograph., pag. 397.
  3. Idem, ibidem.
  4. C’est un in-16 de 467 pages.

(A) Elle fut bâtie, dit-on, par Suintilla. ] Beutérus l’affirme, mais Oihénhart n’en croit rien. A Suintillâ Rege Gotho conditam fuisse affirmat Beuterus lib. 3 cap. 27 Sed quis credat Beutero sine teste loquenti in re adeò antiquâ, et à nostro ævo remotâ ? mihi certè nulla suppetunt argumenta quæ huic oppido tantæ vetustatis decus concilient [1].

(B) La honte que les Français essuyèrent devant cette place l’an 1638 deux jours après la naissance de Louis XIV. ] Ce fut une des plus grandes disgrâces du règne de Louis-le-Juste, et du ministère du cardinal de Richelieu. Il faut là-dessus entendre Balzac [2] : Ne parlons jamais de***. C’est la honte et l’ignominie du nom français ; c’est une journée que les Romains eussent appelée scelerata, et que nous devons appeler maudite. Il faut que la postérité la déteste, ou plutôt il faut qu’elle l’ignore, et que nous l’effacions, s’il y a moyen, de l’année mille***.

Que ce jour soit rayé des choses avenues,
Jupiter le commande aux trois filles chenues
Qui tiennent registre des temps.


Il y a des gens à qui la fortune veut mal, entre les mains desquels les plus belles occasions se gâtent et se corrompent. Quand on a dessein de lever des siéges et de perdre des armées, il ne faut que les employer : à l’heure même toutes les places deviennent des Acrocorinthes, et tous les ennemis des Alexandres. Il est visible que ces gens à qui la fortune veut mal, etc. sont un voile sous lequel on couvre M. le prince de Condé [3]. C’était dire gravement et respectueusement la plaisanterie de la chanson,

Il prendra Fontarabie,
Zest,
Comme il a pris Dole [4].

(C)... Ce qui sans doute fut pris pour un merveilleux présage par les Espagnols. ] Il ne faut point douter que leurs poëtes et leurs orateurs n’aient fait valoir avec une extrême pompe la circonstance du temps : un triomphe signalé, une victoire complète, deux jours [5] après la naissance d’un dauphin que la France souhaitait depuis tant d’années. Quel bon augure pour l’Espagne ! Que ne doit-elle pas espérer sous le règne d’un prince français, dont les premiers jours de la vie ont été marqués par une bataille très-glorieuse aux Espagnols, et très-honteuse à la France ? le premier courrier que l’on ait vu à la cour de France depuis la naissance du dauphin, est apparemment celui qui portait la triste nouvelle du siége de Fontarabie levé : quel horoscope ! ô l’heureux présage pour la monarchie espagnole ! Je suis sûr qu’on ferait un livre de toutes les saillies poétiques qui échappèrent alors aux écrivains de cette nation. Cependant, que sont devenus tous ces bons présages ? Ils ont été des oracles de sibylle écrits sur des feuilles : autant en emporte le vent [6]. Il est bon de faire sentir à toutes les plumes poétiques, soit qu’elles écrivent en prose soit qu’elles écrivent en vers, qu’il ne faut pas se mêler de prophétiser. La reine de France accoucha d’un prince dans le temps qu’on recevait courrier sur courrier sur les progrès que Louis XIV faisait en Hollande, l’an 1672. Là-dessus que ne dirent point les poëtes français ? quels triomphes ne promirent-ils point au prince qui venait de naître au milieu de tant de bonnes nouvelles ? Et néanmoins il a vécu peu de temps.

Au reste, il y eut un jésuite [7], qui se servit de la pensée d’un auteur païen, pour parer la levée du siége de Fontarabie. La bonne fortune du roi, dit-il [8], était si empressée à Saint-Germain, qu’elle ne put pas se trouver à Fontarabie. Il voulait dire que cette bonne fortune donnait tous ses soins à la naissance du dauphin. Plutarque a fort mal traité cette pensée. Alexandre, dit-il [9], nasquit le sixième jour de juin, auquel jour propre fut bruslé le temple de Diane en la ville d’Éphèse, comme temoigne Hegesias Magnesien, qui en fait une exclamation et une rencontre si froide, qu’elle eust pu estre suffisante pour esteindre l’embrasement de ce temple. Car il ne se faut pas, dit-il, esmerveiller comment Diane laissa lors brusler son temple, pour ce qu’elle estoit assez empeschée à entendre comme sage-femme à l’enfantement et à la naissance d’Alexandre. Le goût de Plutarque est ici fort différent de celui de Cicéron. Concinnè ut multa Timæus, qui cùm in historiâ dixisset, quâ nocte natus Alexander esset eâdem Dianæ Ephesiæ templum deflagravisse, adjunxit, minimè id esse mirandum quod Diana, cùm in partu Olympiadis adesse voluisset, abfuis set domo [10].

(D) Louis XIII et Richelieu furent extrêmement en colère contre ceux qu’ils prirent pour la cause de cette disgrâce. ] Le duc de la Valette, fils aîné du duc d’Épernon, passa pour le principal auteur de ce grand désavantage. Il n’osa point se remettre prisonnier pendant que l’on examinerait s’il était coupable ; il se sauva en Angleterre. Le conseil d’état le déclara convaincu du crime de lèse-majesté, pour avoir lâchement et perfidement abandonné le service du roi, au siége de Fontarabie, et de félonie pour être sorti du royaume contre les ordres de sa majesté, et pour cela condamné à avoir la tête tranchée en Grève, s’il pouvait être pris, ou en effigie si on ne le pouvait prendre, à perdre toutes ses charges, et à avoir ses biens confisqués [11]. Je remarque que le roi le déclara innocent par rapport à la lâcheté : Il ne s’agit point, dit-il [12], ni de la lâcheté, ni de la malhabileté du duc de la Valette, puisque je sais qu’il ne manque ni de bravoure, ni de capacité ; mais il n’a pas voulu prendre Fontarabie. Tout le monde n’en jugeait pas comme Louis XIII. Voyez cet endroit du Ménagiana [13]. « Du temps que M. d’Épernon se retira en Angleterre, accusé d’avoir fui dans un combat, M. Peiresc écrivit au grand Bignon, et lui demanda si on pouvait être condamné à mort pour avoir manqué de courage. M. Bignon lui fit réponse, qu’il n’y avait point de loi sur laquelle on se pût fonder pour le faire. Les lois, tout au plus, ne condamnent à mort que le premier qui fuit, pour servir d’exemple. » M. Ménage n’a pas été bien servi en cet endroit par sa mémoire, quelque bonne qu’elle fût ; car M. Peiresc mourut [14] quinze mois avant la déroute de Fontarabie, plus ou moins ; et il est sûr que le duc de la Valette ne se retira en Angleterre qu’au sujet de cette déroute. Au fond, ce que disait le roi est plus apparent, et ce ne serait pas la seule rencontre où la haine que l’on avait pour le cardinal aurait fait perdre des batailles à ce monarque. Il n’y avait point d’attentat dont les ennemis de cette éminence ne se servissent. Ils souhaitaient des victoires aux Espagnols, et leur en procuraient quelquefois, dans la seule vue de ruiner le cardinal, qui n’eût pu se soutenir sans les grands succès des armes du roi. Mais voici un autre désordre. Ses créatures ont quelquefois perdu des batailles par complaisance pour lui. On a du moins soupçonné le maréchal de Grammont de s’être fait battre à Honnecour, afin de lui procurer un grand avantage [15]. Le cardinal s’était retiré de la cour, que pouvait-on faire de plus à propos pour son service que de mettre les affaires du royaume en mauvais état ? N’était-ce pas le moyen de faire dire que dès qu’il quittait le timon tout allait mal ? N’était-ce point aussi le moyen de le faire rappeler, afin qu’il remédiât aux désordres survenus pendant son absence ? Voilà comment le bonheur des peuples, et la gloire des princes sont sacrifiés aux intérêts d’un ministre.

  1. Oihenart, Notitia Vasconiæ, pag. 163.
  2. C’est une lettre qu’il écrivit à Chapelain, (la onzième du IIIe livre.) On a mis des étoiles en certains endroits, afin de dépayser des lecteurs. Je suis sûr que, par le même motif, on a mis une fausse date au bas de la lettre. On y a mis le 8 mai 1638, au lieu du 8 octobre 1638. C’est qu’on ne voulait pas choquer un prince du sang : c’était le prince de Condé qu icommandait à ce siége.
  3. L’aïeul de celui qui porte ce nom, cette année 1695.
  4. Voyez le Dictionnaire de Richelet, au mot Zest.
  5. Le 7e. jour de septembre 1638.
  6. Foliis tantùm ne carmina manda,
    Ne turbata volent rapidis ludibria ventis.
    Virgil., Æn., lib. VI, vs. 74.

  7. Nommé Josset. Voyez la lettre que Balzac lui écrivit. C’est la XVe. du livre III de la Ire. partie des Lettres choisies.
  8. Balzac parle de cela dans ladite lettre. Voyez l’Apolosie de Costar, pag. 92.
  9. Dans la Vie d’Alexandre, assez près du commencement : je me sers de la version d’Amyot.
  10. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. II, cap. XXVII.
  11. Histoire du cardinal de Richelieu, imprimée à Amsterdam, 1694, tom. II, pag. 364, 365.
  12. Là même, pag. 364.
  13. Pag. 259 de la première édition de Hollande.
  14. Le 24 de juin 1637. Voyez Gassendi, en sa Vie, pag. m. 347, 349.
  15. Quand on lit les Mém. de Puységur, à l’endroit où est décrite la bataille d’Honnecour (c’est pag. m. 234 et suiv.), on ne peut s’empêcher de croire que le maréchal de Grammont avait ordre de se laisser battre.

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