Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Apollonius 2


◄  Apollonius
Index alphabétique — A
Apone  ►
Index par tome


APOLLONIUS de Tyane a été l’un des hommes du monde dont on a dit les choses les plus extraordinaires. J’avais résolu d’en faire un fort long article ; mais, ayant vu celui que M. de Tillemont en a fait, j’ai cru qu’il valait mieux employer mon temps à d’autres recherches, que prendre bien de la peine pour ne rien dire que ce qu’il a dit, ou que prendre simplement la peine de le copier. Son livre passera par plus de mains que celui-ci, et tout le monde sera plus à portée de le consulter, que de consulter mon Dictionmaire. Il suffit donc d’avertir, que l’on trouvera dans le second tome de son ouvrage [a] un recueil plein et exact de tout ce qu’il y a de plus remarquable à dire touchant Apollonius de Tyane. Je dirai néanmoins, quand ce ne serait que par forme, qu’il naquit à Tyane, dans la Cappadoce, vers le commencement du Ier. siècle ; qu’à l’âge de seize ans il s’érigea en observateur rigide de la règle de Pythagore, renonçant au vin, aux femmes, à toute sorte de chair, ne portant point de souliers, laissant croître ses cheveux, ne s’habillant que de toile [b] ; que peu après il s’érigea en réformateur ; qu’il fit élection de domicile dans un temple d’Esculape, où bien des malades lui allaient demander leur guérison ; qu’étant devenu majeur, il céda une partie de son bien à son frère aîné, qu’il en distribua une autre partie à des parens pauvres, et qu’il en retint très-peu pour lui ; qu’il passa cinq ans sans parler ; qu’il ne laissa pas dans ce silence d’arrêter plusieurs séditions (A) en Cilicie et en Pamphylie [c] ; qu’il se mit à voyager, et à faire le législateur ; qu’il se vantait de savoir toutes les langues sans les avoir jamais apprises, de connaître les pensées des hommes [d], et d’entendre les oracles que les oiseaux rendaient par leur chant [e] ; qu’il condamnait les danses, et les autres divertissemens de cette nature ; qu’il recommandait les œuvres de charité [f] ; qu’il voyagea presque dans toutes les parties du monde [g] ; qu’il souleva à Cadix, contre Néron, celui qui avait l’intendance du pays [h] (B), et qu’il mourut fort âgé, sans qu’on ait jamais su bien certainement ni où, ni de quelle manière [i]. Sa vie a été amplement décrite par Philostrate (C) : il ne faut point douter qu’elle ne contienne mille choses fabuleuses, ou que, si les faits étaient vrais, on ne dût les attribuer à l’art magique. Les païens étaient fort aises d’opposer les prétendus miracles de cet homme à ceux de Notre-Seigneur (D), et de les mettre en parallèle les uns avec les autres. Il est remarquable, que saint Augustin a reconnu qu’Apollonius, au pis aller, valait mieux que le Jupiter des gentils [j]. On ne peut nier que ce philosophe n’ait reçu de très-grands honneurs, et pendant sa vie, et après sa mort (E) ; et que sa réputation n’ait duré autant que le paganisme (F). Il laissa quelques ouvrages, qui ne subsistent plus (G). On parle d’un autre philosophe nommé Apollonius de Tyane (H) : il vivait sous l’empire d’Hadrien. Je ne sais pas de quelle secte il était ; mais personne n’ignore que notre Apollonius était un pythagoricien à brûler. Il faisait une si ouverte profession de croire la métempsycose, qu’il fit adorer un lion sous prétexte que l’âme d’Amasis [k] était unie avec le corps de cette bête [l]. Nous avons sa Vie traduite en français par Blaise de Vigénère, sur le grec de Philostrate [m], avec de fort amples commentaires d’Artus Thomas, sieur d’Embry, Parisien. Il n’y a pas long-temps qu’une traduction anglaise de cette Vie, avec des notes, a furieusement scandalisé de bonnes âmes (I). Elle a été condamnée, proscrite, anathématisée, et avec raison. J’en parle dans les remarques. Si nous avions ce qu’un philosophe contemporain, nommé Euphrates, avait écrit de satirique contre Apollonius, nous aurions un ample détail de médisances ; car lorsque de tels rivaux se déclarent une fois la guerre, ils déterrent bien des secrets. Philostrate a raison de se servir du silence de cet Euphrates pour convaincre de calommie ceux qui avaient médit d’Apollonius par rapport à la chasteté, et pour soutenir hardiment qu’Apollonius dans sa plus grande jeunesse avait triomphé de la nature, et avait toujours vécu dans une exacte continence [n]. Sidonius Apollinaris a fait une description d’Apollonius, dans laquelle on voit un héros de philosophie aussi grand qu’on en puisse voir (K). L’auteur du portrait n’oublia pas de bien faire ses excuses à la foi catholique.

  1. Pag. 200 et suiv., édit. de Bruxelles.
  2. Philostr., in Vitâ Apolloniâ, lib. I.
  3. Idem, ibid.
  4. Idem, ibid.
  5. Id., ibid, cap. XIV.
  6. Id., ibid., lib. IV, cap. I et II.
  7. Voyez la CIIIe. lettre de saint Jérôme.
  8. Phil., lib. IV, cap III et XII.
  9. Sous l’empire de Nerva, en l’année de grâce 96 ou 97.
  10. Voyez la remarque (F), citation (28).
  11. Il avait été roi d’Égypte.
  12. Philost., lib. V, cap. XV.
  13. Le titre apprend que Fed Morel, lecteur et interprète du roi, a revu et exactement corrigé cette version sur l’original grec. Elle fut imprimée à Paris, l’an 1611, en deux vol. in-4o.
  14. Philostr., lib. I, cap. VIII.

(A) Il ne laissa pas, pendant son silence, d’arrêter plusieurs séditions. ] Celle qu’il arrêta dans Aspende [1] était des plus difficiles à calmer, puisqu’il s’agissait de faire entendre raison à des gens que la faim avait poussés à la révolte, fames magistra peccandi, durissima necessitatum [2]. On était prêt de brûler le souverain, à cause que quelques riches, en cachant le blé, avaient mis une extrême disette dans la ville. Apollonius, sans dire un seul mot, arrêta cette émeute populaire. Vit-on jamais un silence plus éloquent, plus actu, plus persuasif ? C’était bien un autre homme que celui dont parle Virgile :

Tum pietate gravem ac meritis si fortè virum quem
Conspexere, silent, arrectisque auribus astant :
Ille regit Dictis animos ac pectora mulcet [3].


Il faut que celui-ci parle, s’il veut arrêter la fougue d’un peuple mutin. Apollonius n’a pas besoin de cela : son silence pythagorique fait tout ce que les plus belles figures de art oratoire sauraient opérer.

(B) Il souleva à Cadix... celui qui avait l’intendance du pays. ] « Philostrate lui fait un mérite d’avoir soulevé contre Néron à Cadix l’intendant du pays, et les autres philosophes n’en faisaient pas plus de scrupule que lui (n’y ayant que la religion chrétienne qui apprenne à considérer les hommes selon ce qu’ils sont, non en eux-mêmes, mais dans l’ordre de Dieu, et à ne violer jamais la foi qu’on leur a promise [4]. ») M. de Tillemont se pouvait fort bien passer de cette remarque morale, et de toute sa parenthèse. Le christianisme a des avantages très-réels et très-sublimes au-dessus de toute philosophie ; mais sur le point dont il est ici question, je ne vois pas, que depuis plus de mille ans, il soit en droit d’insulter les philosophes. Les chrétiens et eux ne s’en doivent guère les uns aux autres il y a longtemps. On peut dire de cet engagement à ne violer jamais la foi qu’on leur a promise, ce que les poëtes disaient de la chasteté :

Credo pudicitiam Saturno rege moratam
In terris, visamque diù...........
Quippè aliter tunc orbe novo cœloque recenti
Vivebant homines [5] :


il ne passa pas les trois premiers siècles. M. de Tillemont remarque qu’Apollonius s’efforça de soulever tout le monde contre l’empereur Domitien [6]. Celui qui a fait la vie de ce philosophe lui compte cela pour un exploit héroïque [7]. Cet imposteur avait fait le singe du fils de Dieu par rapport à diverses choses ; mais sur l’article de la soumission et de la patience, il se démasqua, il donna du nez à terre. Point de parallèle là-dessus.

(C) Sa vie a été amplement décrite par Philostrate. ] Celle que Damis, originaire de Ninive, le plus attaché à lui de tous ses disciples, avait composée, n’était proprement que des mémoires assez mal écrits [8]. Ils tombèrent entre les mains de l’impératrice Julie, femme de Sévère. Elle les donna à Philostrate, qui, sur cela, et sur ce qu’il put tirer des ouvrages d’Apollone même, et de quelques autres mémoires, composa l’histoire que nous en avons. Il parle d’un Maxime d’Eges qui avait composé un livre sur Apollone, et d’un Mœragène qui en avait écrit quatre livres ; mais il ne veut point qu’on s’arrête à ce dernier [9]. Voyez, dans la remarque (I), d’autres auteurs de la Vie d’Apollonius. Quant à celle que Philostrate a composée, elle fut premièrement imprimée en grec, à Venise, par Alde Manuce, avec le traité d’Eusèbe contre Hiéroclès. Ce traité fut mis en latin par Zénobius Acciatoli : la Vie d’Appollonius fut traduite en la même langue, par Alemannus Rhinuccinus, Florentin. On imprima le latin de ces deux ouvrages, à Cologne, l’an 1532, in-8o, avec plusieurs corrections, et plusieurs petites notes marginales de Gisbert Langolius. L’édition de Paris de toutes les œuvres des Philostrates, par les soins de Frédéric Morel, est meilleure que celles qui avaient précédé ; mais il serait à souhaiter que quelque grand grec voulût corriger la version latine. Il y trouverait bien des choses qui demandent la main d’un bon médecin. Voyez la remarque (I), et la citation (n) au sujet de la traduction de Vigénère.

(D) Les païens étaient fort aises d’opposer les prétendus miracles de cet homme à ceux de Notre-Seigneur. ] On n’a qu’à voir l’ouvrage d’Eusèbe [10] contre un certain Hiéroclès, grand ennemi de l’Évangile sous l’empereur Dioclétien. Il paraît que le but d’Hiéroclès, dans le traité qu’Eusèbe réfute, avait été de faire un parallèle entre Jésus-Christ et Apollonius de Tyane, où il donnait la préférence à ce dernier. Ces paroles de Lactance confirment ce que je viens de dire : Item cùm facta Jesu Christi mirabilia destrueret nec tamen negaret, voluit ostendere Apollonium vel paria vel etiam majora fecisse [11]. Ce qu’a dit M. de Tillemont est remarquable : Apollone, dit-il [12], a été [* 1] l’un des plus dangereux ennemis que l’Église ait eus dans sa naissance, par l’innocence apparente de sa vie, et par ses miracles prétendus. Le [* 2] démon semble l’avoir mis au monde, selon ses propres panégyristes (vers le même temps que Jésus-Christ y voulut paraître, ou pour [* 3] balancer son autorité dans l’esprit de ceux qui prendraient les illusions de ce magicien pour de vrais miracles,) ou afin que ceux qui le reconnaîtraient pour un vrai fourbe, et pour un magicien, fussent portés à douter aussi des merveilles de Jésus-Christ et de ses disciples.

(E) Il a reçu de très-grands honneurs, et pendant sa vie, et après sa mort. ] M. de Tillemont lui reproche justement de [* 4] n’avoir pas trouvé mauvais qu’on le traitât de Dieu [* 5], et d’avoir souffert qu’on l’adorât comme une divinité. Que s’il empêcha [* 6] en une rencontre qu’on lui rendît publiquement des honneurs divins, ce fut, dit son historien, par la crainte de l’envie [13]. Les habitans de Tyane bâtirent un temple à leur Apollonius après sa mort [14] : son image était ailleurs dans beaucoup de temples [15]. L’empereur Hadrien ramassa les lettres d’Apollonius, autant qu’il lui fut possible, et les mit dans son beau palais d’Antium, avec un petit livre de ce philosophe touchant les réponses qu’il avait reçues de l’oracle Trophonius. Ce petit livre se voyait encore à Antium, lorsque Philostrate vivait ; et il n’y eut point de singularité qui rendît célèbre cette ville, autant que fit ce livret [16]. Antonin Caracalla eut pour Apollonius une extrême vénération : il lui bâtit même un temple, comme à un héros [17]. L’empereur Alexandre avait l’image de ce philosophe dans un lieu particulier du palais, mêlée avec celles de Jésus-Christ, d’Abraham, et des meilleurs princes [18]. Aurélien, résolu de saccager Tyane, ne le fit pas, à cause qu’Apollonius lui apparut, et lui défendit de le faire. Non content d’obéir à cet ordre d’Apollonius, il lui voua une image, un temple, et des statues. Vopisque, en nous apprenant cela, se déclare l’admirateur et le dévot d’Apollonius, et promet d’écrire sa Vie. Le passage, quoique long, mérite d’être rapporté : presque tout y est une preuve du texte de cette remarque : Taceri non debet res quæ ad famam venerabilis viri pertinet. Fertur enim Aurelianum de Thyanæ civitatis eversione vera dixisse, vera cogitâsse : verùm Apollonium Thyanæum celeberrimæ famæ autoritatisque sapientem, veterem philosophum, amicum verum deorum, ipsum etiam pro numine frequentandum, recipienti se in tentorium eâ formâ quâ videtur, subitò astitisse, atque hæc latinè, ut homo Pannonius intelligeret, verba dixisse : Aureliane, si vis vincere, nihil est quod de civium meorum nece cogites. Aureliane, si vis imperare, à cruore innocentium abstine. Aureliane, clementer te age, si vis vincere. Nôrat vultum philosophi venerabilis Aurelianus, atque in multis ejus imaginem viderat templis. Denique statìm attonitus, et imaginem et statuas et templum eidem promisit, atque in meliorem rediit mentem. Hæc ego à gravibus viris comperi, et in Ulpiæ bibliothecæ libris relegi, et pro majestate Apollon magis credidi. Quid enim illo viro sanctius, venerabilius, antiquius, diviniusque inter homines fuit ? Ille mortuis reddidit vitam. Ille multa ultra homines et fecit et dixit : quæ qui velit nôsse, græcos legat libros qui de ejus vitâ conscripti sunt. Ipse autem, si vita suppetat, atque ipsius viri favori usquequaquè placuerit, breviter saltem tant viri facta in literas mittam : non quo illius viri gesta munere mei sermonis indigeant, sed ut ea quæ miranda sunt, omnium voce prædicentur [19]. Ces paroles de Lampridius, touchant le culte de l’empereur Alexandre, ne sont pas moins dignes d’être rapportées. Nous y apprenons que lorsqu’il était en état de le faire, c’est-à-dire, lorsqu’il n’avait point couché avec sa femme, il commençait la journée par des actes de dévotion. Il s’en allait dès le matin dans son oratoire, pour y pratiquer des cérémonies religieuses en l’honneur des patrons qu’il s’était choisis. Apollonius en était un : Usus vivendi eidem hic fuit : Primùm ut, si facultas esset, id est si non cum uxore cubuisset, matutinis horis in larario suo (in quo et divos principes, sed optimos electos et animas sanctiores, in queis et Apollonium, et quantùm scriptor suorum temporum dicit, Christum, Abraham, et Orpheum, et hujuscemodi deos habebat, ac majorum effigies) rem divinam faciebat [20]. « Eusèbe témoigne que de son temps il y avait des personnes qui prétendaient faire des enchantemens, en y mêlant le nom d’Apollone [21]. »

(F) Sa réputation a duré autant que le paganisme. ] M. de Tillemont, qui nie cela, se sert du témoignage de Lactance, et de celui d’Eusèbe. Dès le commencement du quatrième siècle, qui que ce fût, dit-il [22], n’honorait Apollonius comme un Dieu, quoiqu’on prétende que les Éphésiens révéraient encore sa statue, mais sous le nom d’Hercule, et non sous le sien, parce qu’il était constant que ce n’était qu’un homme et qu’un imposteur. Eusèbe assure aussi que [presque] personne ne connaissait plus alors Apollone, non comme un Dieu ou comme un homme extraordinaire et admirable, mais même comme un simple philosophe. M. de Tillemont cite le IIIe. chapitre du Ve. livre de Lactance, et le traité d’Eusèbe contre Hiéroclès, à la page 468. J’avoue que Lactance suppose que personne n’honorait Apollonius comme un Dieu : Cur igitur, demande-t-il, ô delirum caput, nemo Apollonium pro Deo colit ? nisi fortè tu solus illo scilicet Deo dignus cum quote in sempiternum verus Deus puniet ; mais il ne s’inscrit point en faux contre ce que l’auteur qu’il réfute avait avancé, que l’on honorait encore à Ephèse le simulacre consacré à Apollonius sous le nom d’Hercule : Simulacrum ejus sub Herculis Alexicaci nomine constitutum ab Ephesiis etiam nunc honorari [23]. Il se contente de se prévaloir de ce qu’Apollonius n’était point honoré sous son vrai nom, mais sous un nom emprunté : Ideò alieni nominis titulo affectavit divinitatem, quia suo nec poterat nec audebat. Cela est plus subtil que solide ; car quand les Éphésiens consacrèrent ce simulacre, ils n’eurent intention que d’honorer Apollonius, et ils ne se servirent du titre d’Hercule ἀποτρόπαιος, ou Alexicacus, que pour marquer qu’Apollonius les délivra de la peste. Il n’y eut apparemment nulle sorte d’artifice dans tout cela : Apollonius ne chercha point à se couvrir d’un autre nom par aucune crainte que le sien ne jetât quelque scrupule dans les esprits. Voilà donc un bon témoin produit par Lactance, touchant le culte que l’on rendait encore à notre Apollonius au commencement du quatrième siècle. Avec tout le respect dû à ce père de l’Église, je ne saurais me persuader que ceux de Tyane eussent discontinué leurs vénérations, ou qu’on eût ôté de tous les temples les images d’Apollonius [24]. Je trouve dans Eusèbe que, de son temps, on faisait courir le bruit que, par l’invocation du nom d’Apollonius, il se faisait bien des choses : Αὐτίκα τῶν νῦν εἰσιν, ὃι περιέργους μηχανὰς τῇ τοῦ ἀνδρὸς ἀνακειμένας προσηγορίᾳ κατειληϕέναι λέγουσι [25]. Neque verò hodiè quoque desunt qui expertos se dicant ejus nomini invocato magicas inesse virtutes ad superstitiosa quædam peragenda. Il les appelle magiques ou superstitieuses ; mais il ne faut point douter que plusieurs païens ne les prissent pour de bons miracles. Je trouve dans saint Augustin que, de son temps, on importunait de telle sorte les chrétiens par le chimérique parallèle des miracles d’Apollonius avec ceux de Jésus-Christ, et par la ridicule prétention que les premiers égalaient ou surpassaient les derniers, qu’on recourut à cette grande lumière de l’Église, pour avoir la réfutation de cette difficulté : Sed tamen etiam ego in hâc parte qui plurimis quicquid rescripseris, profuturum esse confido, precator accesserim ut ad ea vigilantius respondere digneris, in quibus nihil ampliùs Dominum quàm alii homines facere potuerunt, fecisse vel gessisse mentiuntur. Apollonium siquidem suum nobis et Apuleium aliosque magicæ artis homines in medium proferunt, quorum majora contendunt extitisse miracula [26]. Ce fut alors que saint Augustin déclara ce qu’on a lu dans l’article [27] ; c’est qu’Apollonius de Tyane valait beaucoup mieux que Jupiter : ce qui, pour le dire en passant, doit faire honte à je ne sais quels théologiens modernes qui ne sauraient souffrir que l’on regarde la privation de la connaissance de Dieu comme un moindre mal que le culte des gentils pour des dieux abominables, et pires, selon le sentiment de saint Augustin, que des magiciens : Quis autem vel risu dignum non putet, quòd Apollonium et Apuleium cæterosque magicarum artium peritissimos conferre Christo vel etiam præferre conantur, quanquàm tolerabilius ferendum sit quandò illos ei potiùs comparent quàm deos suos : multò enim melior, quod fatendum est, Apollonius fuit, quàm tot stuprorum auctor et perpetrator quem Jovem nominant [28]. Le même père remarque que les païens, qui se moquaient de l’histoire de Jonas, eussent reçu pour très-véritable une pareille aventure, si elle eût été racontée touchant Apulée, ou Apollonius de Tyane : Si hoc quod de Jonâ scriptum est, Apuleius Madaurensis, vel Apollonius Tyanens, fecisse diceretur, quorum multa mira, nullo fideli auctore, jactitant...... si de istis ut dixi quos magos vel philosophos laudabiliter nominant tale aliquid narraretur, non jam in buccis creparet risus, sed typhus [29]. Enfin, je trouve qu’Eunapius écrivait au commencement du cinquième siècle, qu’Apollonius n’était pas tant un philosophe, que quelque chose qui tenait le milieu entre Dieu et l’homme, et que Philostrate devait avoir intitulé l’Histoire qu’il en a faite, la descente d’un Dieu sur la terre [30]. Ai-je donc tort d’assurer que la gloire d’Apollonius dura autant que le paganisme ?

Il ne me reste qu’à répondre à l’autorité d’Eusèbe, dont M. de Tillemont s’est fortifié. J’y réponds facilement, parce qu’il est clair, par les faits qui viennent d’être allégués, qu’Eusèbe donne dans une hyperbole qui ne paraît avoir aucune ombre de vérité. Comment pourrait-il être véritable que personne, au temps d’Eusèbe, ne faisait l’honneur à Apollonius de le traiter de philosophe, puisqu’Ammien Marcellin, dans le même siècle, ayant dit un mot par occasion d’une fontaine qui était auprès de Tyane, ne manque pas de se souvenir d’Apollonius avec cet éloge : Ubi amplissimus ille philosophus Apollonius traditur natus [31] ? J’aimerais mieux dire, pour l’honneur d’Eusèbe, qu’il parle de Philostrate, en sorte que son sens soit qu’il n’est pas besoin de réfuter amplement les rêveries débitées par Philostrate, puisque c’est un auteur dont personne ne fait cas, et que l’on ne met pas même au nombre des philosophes. Cette explication, je l’avoue, souffre quelques difficultés ; mais il est sûr qu’Eusèbe prétend attaquer le fantôme de Philostrate, et non le véritable Apollonius. Ne déclare-t-il pas qu’il a toujours regardé Apollonius comme un savant homme, et qu’il consent qu’on le place au nombre des philosophes avec toute sorte d’honneur ? qu’il ne rejette que les fables et les vertus surnaturelles dont Philostrate et quelques autres panégyristes ont parlé : et qu’en prenant droit sur Philostrate, il montrera qu’Apollonius est indigne d’être compté, non-seulement au nombre des philosophes, mais aussi au nombre des gens d’une médiocre vertu : tant s’en faut qu’on le puisse mettre en parallèle avec Jésus-Christ : Μόνην ἑπισκεψώμεθα τὴν τοῦ Φιλοςράτου γραϕήν δι' ἧς εὐθυνοῦμεν ὡς οὐχ ὅτι γε ἐν ϕιλοσόϕοις ἀλλ οὐδ᾽ ἐν ἐπιεικέσι καὶ μετρίοις ἀνδράσιν ἄξιον ἐγκρίνειν, οὐχ ὅπως τῷ σωτῆρι ἡμῶν Χριςῷ παρατιθέναι τὸν Ἀπολλώνιον [32]. Unam modò pensitemus Philostrati historiam, ex hâc enim certis rationibus convincemus Apollonium non inter philosophos locum, ac ne inter mediocris quidem ac usitatæ probitatis viros dignum sortiri, nedùm sit ille Salvatori nostro ratione aliquâ conferendus.

(G) Il laissa quelques ouvrages qui ne subsistent plus. ] Il avait écrit quatre livres sur l’Astrologie judiciaire [33], et un Traité sur les Sacrifices [34], pour marquer ce qu’il fallait offrir à chaque divinité. Ce dernier ouvrage devint fort célèbre : Eusèbe le cite [35]. Suidas le marque aussi, et y ajoute un Testament, un Recueil d’Oracles et de Lettres, et la Vie de Pythagore [36]. La Théologie, dont Eusèbe cite un endroit [37], est peut-être la même chose que l’ouvrage sur les Sacrifices. Apollonius avait écrit une infinité de lettres : Philostrate en a inséré dans son histoire quelques-unes, toutes fort courtes. L’Hymne sur la Mémoire n’est pas un ouvrage d’Apollouius, comme M. de Tillemont le prétend. Il cite le chapitre XI du Ier. livre de Philostrate, page 18. Je n’y ai point trouvé cela, mais seulement qu’Apollonius, âgé de cent ans, avait la mémoire meilleure que Simonide ne l’avait eue, et qu’il chantait souvent l’hymne que Simonide avait composée à la louange de la mémoire. Suidas rapporte cela si confusément, qu’il semble dire que ce fut Apollonius qui composa cette pièce. Konig y a été attrapé. Voyez sa Bibliothéque, à la page 49. Le Testament, dont Suidas fait mention, δὶαθήκη, est sans doute le livre que Philostrate a cité dans ces paroles : Καὶ διαθήκαι δὲ τῷ Ἀπολλωνίῳ γεγράϕαται παρ᾽ ὧν ὑπάρχει μαθεῖν ὡς ὑποθειάζων τὴν ϕιλοσοϕίαν ἐγένετο [38] ; c’est-à-dire, selon la version de Vigénère : Apollonius avoit de sa part aussi escrit des mémoires par où l’on pouvoit aisément cognoître combien il estoit curieux, voire presque comme transporté après la philosophie.

(H) On parle d’un autre philosophe nommé Apollonius de Tyane. ] C’est Suidas qui en parle, sur la foi d’Agresphon qui avait écrit un livre touchant les personnes de même nom, περὶ Ὁμωνύμων, de Homonymis. Cela fait souvenir qu’un savant homme, que j’ai cité ci-dessus [39], doute si les anciens ont fait des livres semblables à ceux de Léon Allatius, de Simeonibus, de Psellis, etc. Qu’il n’en doute point ; car outre Agresphon, nous pouvons donner Démetrius Magnès. Quelques savans y veulent joindre Denys de Sinope, et Simaristus ; mais ils se trompent. Voyez la remarque (B) de l’article de ce Démétrius, vers la fin.

(I) Une traduction anglaise de cette Vie... a furieusement scandalisé les bonnes âmes. ] L’auteur de cette version ne l’avait conduite que jusqu’au IIIe. livre exclusivement. S’il n’avait fait que traduire, on n’aurait point eu sujet de se plaindre ; mais il a joint à sa version quantité de notes fort amples qu’il avait tirées pour la plupart des manuscrits du fameux baron Herbert. C’est le nom d’un grand déiste, s’il en faut croire bien des gens. Ceux qui ont lu ces notes m’ont assuré qu’elles sont remplies de venin ; elles ne tendent qu’à ruiner la religion révélée, et à rendre méprisable l’Écriture Sainte. L’auteur ne travaille pas à cela par des raisons proposées gravement et sérieusement, mais presque toujours par des railleries profanes, et par de petites subtilités. C’est donc avec beaucoup de justice et de sagesse que ce livre, qui avait été imprimé à Londres l’an 1680 [40], a été sévèrement défendu. Ce nouveau traducteur de Philostrate était un gentilhomme anglais, nommé Charles Blount [* 7]. Il publia, en 1693, un traité qui a pour titre les Oracles de la Raison, et l’accompagna de quelques autres opuscules de même aloi. Il fit une fin tragique, en la même année. Il était fort amoureux de la veuve de son frère, et prétendait pouvoir l’épouser sans inceste : il avait fait un traité pour le prouver ; mais il ne vit nulle apparence à obtenir le consentement de l’Église. Sur cela, il lui prit une pensée de désespoir, et il se tua lui-même. Voyez l’Histoire des ouvrages des Savans [41]. Au reste, M. de Tillemont, en parlant de ceux qui ont fait la Vie d’Apollonius, s’est arrêté à Philostrate. Allons plus loin. Nicomaque, qui vivait sous l’empire d’Aurélien, fit la Vie d’Apollonius sur celle que Philostrate avait écrite. Tascius Victorianus en fit une autre sur celle que Nicomaque avait composée. Sidonius Apollinaris en fit une autre, et se régla beaucoup plus sur le modèle de Victorianus que sur celui de Nicomaque [42]. Nous lisons dans Suidas que Sotérichus, natif d’Oase en Égypte, avait composé la Vie d’Apollonius. Cet auteur vivait sous l’empire d’Aurélien. Je ne saurais dire sur quoi Savaron se fonde, lorsqu’il met Plutarque parmi ceux qui ont écrit la Vie de notre Apollonius [43].

(K) Sidonius l’a représenté dans une description, où l’on voit un héros de philosophie aussi grand qu’on en puisse voir. ] Afin que chacun en puisse juger, étalons ici les paroles de Sidonius Apollinaris. Il avait écrit la Vie d’Apollonius, et en l’envoyant à un conseiller d’Évarige, roi des Goths, voici ce qu’il lui dit : Lege virum (fidei catholicæ pace præfatâ) in plurimis similem tuî, id est, à divitibus ambitum, nec divitias ambientem ; cupidum scientiæ, continentem pecuniæ ; inter epulas abstemium, inter purpuratos linteatum, inter alabastra censorium : concretum, hispidum, hirsutum, in medio nationum delibutarum, atque inter satrapas regum tiaratorum myrrhatos, pumicatos, malobatratos, venerabili squalore pretiosum. Cùmque proprio nihil esui aut indutui de pecude conferret, regnis ob hoc, quæ pererravit, non tam suspicioni, quàm fuisse suspectui : et fortunâ regum sibi in omnibus obsecundante, illa tantùm beneficia poscentem, quæ mage sit suetus oblata præstare, quàm sumere [44].

  1. (*) Godeau, Hist. de l’Église, pag. 245.
  2. (*) Apollon. Vitâ, lib. I, cap. III.
  3. (*) Godeau, Hist. de l’Église, pag. 246.
  4. (*) Philostr., in Apollon. Vitâ, lib. VIII, cap. II, pag. 376.
  5. (*) Ibidem, lib. VII, cap. X, pag. 346. Voyez aussi lib. I, cap. XIII, pag. 25.
  6. (*) Ibid., lib. IV, cap. X, pag. 189.
  7. * Il existe une traduction française faite par Castillion du travail de Blount, 1774. 4 volumes in-12. La préface de cette traduction française est de Frédéric II, roi de Prusse
  1. C’était la troisième ville de Pamphylie.
  2. Quintil. Declamat. XII. Les Français ont un proverbe, que ventre affamé n’a point d’oreilles. Les anciens en avaient un semblable. Voyez dans les Chiliades d’Érasme, Venter non habet aures. Caton commença une harangue par ces paroles : Arduum est ad ventrem verba facere qui careat auribus. Il s’agissait d’apaiser le peuple qui demandait des grains.
  3. Virgil., Æneïd., lib. I, vs. 151.
  4. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, pag. 208.
  5. Juven., Sat. VI, init.
  6. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, pag. 210.
  7. Philostr., lib. VII, cap. II.
  8. Tillemont, Hist. des Empereurs, pag. 201. Ex Philostrati lib. I, cap. III.
  9. Tillemont, là même. Ex Philostrati lib. I, cap. II et III.
  10. Dans le volume de Demonstr. Evangel., pag. 511.
  11. Lact. Divinar. Institut. lib. V, cap. III.
  12. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, pag. 200.
  13. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, pag. 216.
  14. Philostrat.. liv. I, chap. IV, pag. 6. Voyez aussi liv. VIII, chap. dernier.
  15. Vopiscus, in Aureliano, cap. XXIV.
  16. Philostr., in Vitâ Apollonii, lib. VIII, cap. VIII.
  17. Ἠρῶον, Dio, lib. LXXVII, pag. 878, C ; apud Tillemont, Hist. des Empereurs, pag. 219.
  18. Lamprid., pag. 123, apud eumdem.
  19. Vopiscus, in Aureliano, cap. XXIV.
  20. Lamprid., in Alexandro Severo, cap. XXIX.
  21. Euseb., in Hierocl., pag. 476, 477, cité par Tillemont, Hist. des Empereurs, pag. 220.
  22. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, pag. 220.
  23. Lactant, divin. Institution., lib. V, cap. III, pag. 310.
  24. Voyez le passage de Vopiscus, dans la remarque précédente, citation (19).
  25. Euseb., in Hieroclem, pag. 541.
  26. Marcellin. ad Augustinum, Epist. III inter Augustini Epistolas.
  27. Citation (k).
  28. August., Epist IV, pag. 23.
  29. Idem, Epistola XLIX, pag. 208.
  30. Eunapius, de Vitis Philosophor., Præf., pag. 11. Je me sers des paroles de M. de Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, pag. 220.
  31. Anim. Marcellin., lib. XXII, cap. VI, pag. 370.
  32. Euseb., in Hierocl., pag. 514.
  33. Περὶ μαντείας αςέρων, De Divinatione Astrorum. Philostrat., in Vitâ Apollonii, lib. III, cap. XIII.
  34. Idem, ibid. Vide etiam lib. IV, cap. VI.
  35. Euseb. Præparat. Evangel., lib. IV, cap. XIII, pag. 150.
  36. Suidas, in Ἀπολλώνιος, pag. 376.
  37. Euseb. Demonstr. Evangel., lib. III, cap. III, pag. 105.
  38. Philostrat., Vita Apollon., lib. I, cap. III.
  39. M. de Sallo. Voyez la remarque (F) de l’article Allatius, vers le milieu.
  40. Le titre marque l’année 1680. Il faut que le livre soit demeuré caché plusieurs années ; car il n’a été condamné qu’en 1693.
  41. Mois de novembre 1693, pag. 135, 136.
  42. Ex Sidonii Apollinaris Epist. III, lib. VIII.
  43. Savaro, in Sidon. Apollinar., pag. 491.
  44. Sidon. Apollinar., Epist. III, lib. VIII, pag. 486.

◄  Apollonius
Apone  ►