Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Anglus


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ANGLUS (Thomas), prêtre anglais, ne s’est pas moins fait connaître par la singularité de ses opinions, que par la multitude de ses petits livres, dans le XVIIe. siècle. Il était d’une fort bonne maison, et il l’a souvent indiqué sur le frontispice de ses ouvrages (A). Il a porté plusieurs noms (B) ; et il y a peu de pays en Europe où il n’ait fait du séjour. Il fut principal de collège à Lisbonne, et sous-principal à Douai [a]. Rome et Paris lui ont fourni de longues stations. Il a été long-temps domestique du chevalier Digby, et il a témoigné publiquement qu’il avait une estime très-particulière pour les opinions de ce gentilhomme (C). Il se piqua de persévérer dans le péripatétisme, et de résister aux lumières que M. Descartes voulut lui donner (D). Il prétendit même faire servir les principes d’Aristote à l’éclaircissement des plus impénétrables mystères de la religion ; et dans cette vue, il se mêla de manier les matières de la liberté, et de la grâce. Il s’y embarrassa, et pour avoir donné trop l’essor à ses pensées particulières, il ne plut, ni aux molinistes, ni aux jansénistes. Il avait l’esprit assez pénétrant et assez vaste ; mais il n’était pas heureux à discerner les idées qui méritaient de servir de règle et de fondement, ni à développer les matières [b]. C’était un philosophe et un théologien hétéroclite. Quelques-uns de ses ouvrages ont été flétris à Rome par la congrégation de l’index, et en d’autres lieux par les censures des académies (E). Il eut un sentiment fort particulier sur l’état des âmes séparées du corps, et sur la facilité d’acquérir le paradis. Je ne sais pas bien en quelle année il est mort : il ne l’était pas, lorsque Charles II fut rétabli sur le trône d’Angleterre. J’ai vu des livres de sa façon, composés depuis le mariage de ce prince avec l’infante de Portugal. Il ne fut point ami des jésuites, et il n’aurait pas été fâché qu’ils l’eussent jugé digne de leur colère (F). J’ai ouï dire, qu’au commencement des troubles qui s’élevèrent entre Charles Ier. et le parlement, il écrivit en anglais pour soutenir avec l’église anglicane le sentiment de l’obéissance passive.

(A) Il était de bonne maison, et il l’a souvent indiqué sur le frontispice de ses ouvrages. ] Par exemple, ses trois dialogues de Mundo, imprimés à Paris, en 1642, contiennent au titre, Authore Thomas Anglo, è generosâ Albiorum in Oriente Trinobantum prosapiâ oriundo.

(B) Il a porté plusieurs noms. ] Voici ce que M. Baillet remarque sur ce sujet : M. Digby « avait près de lui le fameux Thomas Anglus, gentilhomme anglais, prêtre catholique, d’une des plus anciennes maisons d’Angleterre, revêtu d’un extérieur hibernois, vivant dans une grande mais volontaire pauvreté. Son vrai surnom était White, qu’il avait coutume de déguiser, tantôt en Candidus, tantôt en Albius [* 1], quelquefois en Bianchi, quelquefois en Richworth ; mais il n’était presque connu en France que sous le nom de Thomas Anglus.......... M. Descartes l’appelait ordinairement M. Vitus [1]. » On voit au bas de plusieurs épîtres dédicatoires de Thomas Anglus, Thomas ex Albiis.

(C) Il avait une estime particulière pour les opinions de Digby. ] Voici le titre d’un de ses livres, imprimé à Lyon, en 1646 : Institutionum Peripateticarum ad mentem summi viri clarissimique Philosophi Kenelmi Equitis Digbæi. La préface donne la raison de ce titre en cette manière : Quòd ad mentem summi viri et clarissimi philosophi Kenelmi equitis Digbæi scripta pronunciem, indè est quòd cùm in invidendo illo de animæ immortalitate libro totam naturæ compositionem à primâ corporis ratione usquè ad invisibiles animæ spiritualis articulos dissecuerit, et in omnium oculos intulerit, alia quàm ipse præcesserat incedere neque volui neque potui. Quicquid itaquè de illo subjecto vides, indè translatum est. Il ne se contenta pas de lui faire hommage de ses doctrines philosophiques : il voulut de plus relever de lui en qualité de théologien, et cela par rapport aux plus sublimes mystères ; témoin le livre qui a pour titre : Quæstio Theologica, quomodò secundùm principia Peripatetices Digbæanæ sive secundùm rationem et abstrahendo quantùm materia patitur, ab authoritate, humani arbitrii libertas sit explicanda, et cum gratiâ efficaci concilianda [2]. Il fit imprimer l’an 1652 ses Institutiones Theologicæ, super fundamentis in Peripateticâ Digbæanâ jactis extructæ.

(D) Il résista aux lumières que M. Descartes voulut lui donner. ] Je recours encore à M. Baillet. « Thomas Anglus, dit-il [3], était un péripatéticien encore plus extraordinaire que M. le chevalier Digby, et il le surpassait assurément pour l’obscurité de ses conceptions et pour l’incompréhensibilité de ses pensées. Il était du reste l’un des philosophes les plus subtils de son temps, et il s’était affranchi de l’assujettissement de la scolastique, qui retient la plupart des péripatéticiens. M. Descartes.... avait conçu de l’estime pour lui, sur les témoignages avantageux que M. le chevalier Digby lui en avait rendus. Il souffrit volontiers que Thomas Anglus lui fit des objections. La nature de ses objections et la haute idée que M. Digby lui avait donnée de son esprit, lui firent espérer de le voir bientôt rangé parmi les sectateurs de sa philosophie ; mais l’événement fit voir qu’il présumait un peu trop de la docilité de Thomas Anglus. Celui-ci se laissa brouiller la cervelle dans les questions épineuses de la prédestination, de la liberté et de la grâce, qui commençaient à troubler les facultés théologiques de Louvain et de Paris. Persuadé que M. Descartes n’était point appelé de Dieu pour lui donner les solutions nécessaires à ces difficultés toutes surnaturelles, il aima mieux recourir aux lumières d’Aristote, pour percer ces ténèbres mystérieuses. Ce qu’il en a écrit avec cette assistance ne ressemble point mal à des oracles pour obscurité ; et c’est peut-être ce qui l’a rendu inintelligible à messieurs de la congrégation romaine de l’index [* 2], et qui l’a fait regarder par les Jésuites comme un théologien sauvage [* 3]. » Il ne sera pas hors de propos de dire ici ce qu’il répondait à ceux qui l’accusaient d’obscurité ; sa réponse peut servir à nous faire mieux connaître le caractère de son génie : Je me pique de la brièveté qui convient aux maîtres et aux distributeurs des sciences, disait-il [4]. Les théologiens sont cause que mes écrits demeurent obscurs ; car ils évitent de me donner l’occasion de m’expliquer : enfin, ou les gens doctes m’entendent, ou ils ne m’entendent pas ; s’ils m’entendent et s’ils me trouvent dans l’erreur, il leur est facile de me réfuter ; s’ils ne m’entendent pas, c’est à tort qu’ils criaillent contre ma doctrine. Cela sent son homme qui ne cherche qu’à faire parler de soi et qui est marri de n’avoir pas assez d’adversaires pour attirer sur sa personne les yeux et l’attention du public : Riserunt aliqui hominem quòd evidentiam jactet, cùm tamen perobscurè ipsum scribere, quotquot eum legant, queritentur. Respondet ille, se brevitati scientiarum traditoribus aptæ studere ; theologos in causâ esse quòd obscura maneant ipsius scripta, dùm sese explicandi ansam præbere refugiunt. Addit vel doctos eum intelligere posse ; undè et, si errores scribat, ipsum confutare in proclivi est ; vel non intelligere, et sic neque debere ipsi occlamitare ; cùm pessimus sit animi morbus calumniari quod nescis. Il y a quelque chose de sophistique dans ce dilemme.

(E) Quelques-uns de ses ouvrages ont été flétris par la congrégation de l’index et par les censures de diverses académies. ] Le décret de cette congrégation du 10 juin 1658 condamna ces quatre traités de Thomas Anglus, Institutiones peripateticæ ; Appendix theologica de Origine mundi ; Tabula suffragialis de terminandis fidei litibus ab Ecclesiâ Catholicâ fixa ; Tesseræ romanæ evulgatio. Les deux dernières pièces furent publiées contre le fameux père Macedo, qui, dans les guerres de plume, a été un véritable chercheur d’occasions, un chevalier errant toujours prêt à rompre une lance. Il attaqua Thomas Anglus [5] ; mais au lieu de répliquer au Tabulæ suffragiales et au Tesseræ romanæ evulgatio, qu’on avait opposés à son attaque, il recourut à des intrigues, qui firent condamner ces pièces par la congrégation de l’index [6]. Les docteurs de Douai censurèrent vingt-deux propositions extraites des Instructions sacrées de Thomas Anglus. Il opposa à leur censure une Supplicatio postulativa justitiæ, où il se plaignit qu’ils se fussent contentés d’une censure très-vague, accompagnée d’un respectivè, sans qualifier chaque proposition en particulier [7]. Il leur montre que c’est agir en théologiens prévaricateurs. Et en effet, ne jette-t-on point par-là tous les simples dans le péril de se tromper et de calomnier leur prochain ? Si vous prononcez en général, sur trente propositions, qu’elles sont respectivement téméraires, dangereuses, hérétiques, où sera l’homme que vous n’exposiez à prendre pour hérétique ce qui n’est que téméraire, ou pour téméraire seulement ce qui est hérésie en toute rigueur ? Cette réflexion aura plus de force, si je l’emprunte de la lettre d’un anonyme, qui paraît homme d’esprit et de jugement. Voici donc comme il parle sur le décret de l’inquisition du 7 décembre 1690, contre trente et une propositions. « Je ne sais, monsieur, dit le prélat en s’adressant au docteur, si vous avez bien compris toute l’adresse et tout l’artifice de la censure. Vous savez la manière dont ces messieurs ont accoutumé de qualifier les propositions, non en leur donnant à chacune en particulier leur note et leur qualité, soit de scandaleuse ou d’erronée, ou autre ; mais en mettant d’abord de suite toutes les propositions, y en eût-il cinq cents : et après, sous ces propositions en bloc et en tas, toutes les qualifications qu’il leur plaît de leur donner, en y ajoutant un respectivè au bout. De sorte que c’est aux théologiens particuliers à deviner quelles de ces propositions sont condamnées seulement comme scandaleuses et quelles le sont comme hérétiques ou d’une autre manière [8] ». Dans la page suivante, on introduit un conseiller au parlement, qui s’exprime ainsi : « Surtout, nous croirions nous moquer de la justice et nous exposer à la risée et à l’indignation publique, si nous mettions dans nos arrêts, d’une part, toutes les prétentions des parties et tous les chefs d’un procès, et de l’autre, confusément et en un tas toutes les décisions différentes avec un respectivè qui rendrait l’arrêt inintelligible, et serait une source de mille procès éternels. » Voyez les réflexions qu’a faites sur ce même décret d’Alexandre VIII, l’auteur des Difficultés proposées à M. Steyaert [9]. Je reviens à Thomas Anglus. Il forma plusieurs doutes sur chaque censure des théologiens de Douai ; et prétendit que, si l’on n’y satisfaisait pas, on couvrirait de confusion l’académie et on le comblerait de gloire [10]. Lorsque la cabale a plus de part que la raison aux censures d’un ouvrage, le particulier censuré ne manque guère de confondre ses censeurs. On n’a qu’à se souvenir de la lettre que M. Arnauld écrivit en 1683 à l’université de Douai.

Je n’ai pas encore dit tout ce que je sais des censures qui tombèrent sur les livres de Thomas Anglus. Dès que sa Statera Morum eut paru, l’archevêque de Malines et l’évêque d’Anvers en firent des plaintes à l’internonce de Bruxelles. Il y eut un important qui passa en Angleterre, pour extorquer des signatures contre la doctrine de cet auteur [11] ; et il paraît que l’évêque de Chalcédoine désapprouva le traité de medio Animorum statu, et qu’on fit courir le bruit qu’il l’avait censuré publiquement [12].

Le père Baron observe que le Sonitus buccinæ fut censuré, et que l’auteur y soutient que l’église n’a pas le pouvoir de définir, mais seulement de témoigner sur la tradition [13].

(F) Il n’aurait pas été fâché que les jésuites l’eussent jugé digne de leur colère. ] Cela paraît par la préface que j’ai tant de fois citée [14]. L’auteur de cette préface et du livre qui la suit, n’est peut-être pas différent de Thomas Anglus. Il écrivit peut-être lui-même contre sa Statera Morum, tant pour avoir lieu d’éclaircir des difficultés, que pour engager le public à prendre garde à un livre qui courait risque de n’être point démêlé de la foule des livres nouveaux. En tout cas, l’auteur de cette préface n’est pas un homme qui paraisse mal instruit des pensées de Thomas Anglus, ni mal intentionné contre lui. Or, voici ce qu’il dit touchant les jésuites : Increbuerunt sæpiusculè rumores comminatam esse doctam illam societatem se contra D. Albii Opera stricturam calamum. Hoc idem ab iis maximè exspectabant omnes, ut quos præcipuè ac penè unicè scriptis suis lacessiverat. Attamen, sive ex motivis prudentialibus suppressi sint libri illi jam scripti, sive nulli omninò scripti fuerint, nihil dum editum est. Hic triumphat maximè D. Albius, et causam suam hoc discursu tueri solet : Minas illas quas intentabant, clamores quibus ipsi passim obstrepebant manifesta esse indicia non defuisse voluntatem illum confutandi : Neque eo genio esse PP. Societatis ut quicquam famâ suâ charius habeant ; undè evidenter constare solam iis defuisse potentiam, postquàm ad tam insignem ignominiam propellendam adeò tardi extiterint. Vous voyez là un homme qui, n’ayant pu avoir la gloire d’être commis avec les Jésuites, se prévaut de leur silence et se dédommage en l’imputant à leur faiblesse, et non pas à leur insensibilité.

  1. (*) Albius était équivoque, à cause d’Albion et d’Albus.
  2. (*) Decret. sacr. Congr. Collect.
  3. (*) Labbæo dictus Theologaster.
  1. Voyez le livre intitulé Statera appensa, etc. pag. 50.
  2. Voyez, quant à son obscurité, la remarque (D).
  1. Baillet, Vie de Descartes, tom. II, pag. 245, à l’an 1644.
  2. C’est un in-12 : le lieu et l’année de l’impression n’y paraissent point. On voit par la préface que l’auteur était déja vieux.
  3. Baillet, Vie de Descartes, tom. II, pag. 245.
  4. Præfat. Stateræ appensæ.
  5. Il publia, en 1654, Sonus litui adversùs Sonum tubæ. Thomas Anglus avait publié, en 1653, Sonus buccinæ, cum Appendice adversùs mentem divinitùs inspiratam lnnocentio X.
  6. Voyez la préface du livre intitulé Statera appensa quoàd salutis assequendæ facilitatem, imprimé à Londres, en 1661. in-12
  7. Voyez la même préface.
  8. Lettre d’un abbé à un prélat de la Cour de Rome, pag. 29. Le titre de mon édition porte Jouxte la copie imprimée à Thoulouse, 1691.
  9. Diffic., à Steyaert, IXe. part., pag. 249.
  10. Præfat. Stateræ, etc. Voyez la citation (6).
  11. In eâdem Præfat. Stateræ.
  12. Voyez l’Épître dédicatoire du livre de Thomas Anglus, intitulé Vellicationis suæ de medio Animarum statu ratio, imprimé l’an 1653.
  13. Baro, Apologiæ lib. IV, pag. 144.
  14. Præfat. Stateræ appensæ, etc. Voyez la citation (6).

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