Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Agreda


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AGREDA [a] (Marie d’), religieuse visionnaire, et fameuse par un ouvrage que la Sorbonne a censuré, a vécu au dix-septième siècle. François Coronel son père, et Catherina de Aréna sa mère, qui demeuraient à Agreda, ville d’Espagne, fondèrent un couvent dans leur maison, le 19 de janvier 1619. Une révélation particulière les y poussa. Notre Marie y prit l’habit de religieuse le même jour que sa mère et que sa sœur ; elle y fit profession avec sa mère le 2 de février 1620[b]. Elle fut élue supérieure l’an 1623, et pendant les dix premières années de sa supériorité, elle reçut de Dieu et de la vierge Marie plusieurs commandemens d’écrire la vie de la sainte Vierge. Elle résista à ces ordres jusqu’en l’an 1637 qu’elle commença à l’écrire. L’ayant achevée, elle la brûla avec plusieurs écrits qu’elle avait composés sur d’autres sujets ; elle suivit en cela le conseil d’un confesseur, qui la conduisait en l’absence de son confesseur ordinaire. Ses supérieures et le premier confesseur l’en reprirent très-aigrement, et lui commandèrent d’écrire une seconde fois la vie de la sainte Vierge. Dieu et la Vierge lui réitérèrent le même commandement. Elle commença d’obéir le 8 de décembre[c] 1655. Elle divisa cet ouvrage en trois parties contenues en huit livres, qui ont été imprimés à Lisbonne, à Madrid, à Perpignan et à Anvers. Le premier a été traduit d’espagnol en français sur l’édition de Perpignan, par le père Croset, récollet. Cette traduction fut imprimée à Marseille l’an 1696[d]. Il y a tant de folies dans cet ouvrage (A), si capables néanmoins de plaire aux dévots outrés de la sainte Vierge, que la faculté de théologie de Paris jugea à propos de le censurer (B). Elle en vint à bout, malgré les oppositions et les vacarmes épouvantables d’une partie des docteurs qui la composent (C). Cette censure, quelque juste qu’elle soit, n’a pas laissé de scandaliser une infinité de gens. On croit que la prévision de ce scandale obligea la compagnie à insérer dans son acte une déclaration (D), qui eût été sans cela bien superflue, puisqu’il ne s’agissait point des choses spécifiées dans cette déclaration. N’oublions pas que le père de Marie d’Agreda se fit moine dans un couvent de l’ordre de Saint-François, où deux de ses fils étaient déjà religieux, et qu’il y vécut avec un grand exemple et y mourut saintement[e]. Encore moins faut-il oublier qu’on travaille à Rome à faire canoniser Marie d’Agreda. Voyez la remarque (C), au commencement.

  1. On la nomme ainsi ordinairement pour abréger ; mais ce n’est point son nom de famille : ce n’est que le nom de la ville où était le monastère dont elle était supérieure.
  2. La profession de sa sœur fut différée parce qu’elle n’avait pas l’âge. Journal des Savans du 16 de janvier 1696, pag. 51, 52, Edit. de Hollande.
  3. C’est le jour de la Conception de la Vierge, dans le calendrier.
  4. Tiré du Journal des Savans, du 16 de janvier 1696.
  5. Journal des Savans, du 16 de janvier 1696, pag. 51.

(A) Il y a tant de folies dans cet ouvrage. ] « On y voit qu’aussitôt que la Vierge fut venue au monde, le Tout-Puissant ordonna aux anges de transporter cette aimable enfant dans le ciel empyrée ; ce qu’ils firent plusieurs fois. Que Dieu assigna cent de chacun des neuf chœurs des anges, c’est-à-dire neuf cents pour la servir, et qu’il en destina douze autres pour la servir en forme visible et corporelle, et encore dix-huit des plus relevés qui descendaient par l’échelle de Jacob, pour faire les ambassades de la reine au grand roi. Que pour mieux ordonner cet invincible escadron, on y mit à la tête le prince de la milice céleste, saint Michel. Que la première conception du corps de la très-sainte Vierge se fit en un jour de dimanche correspondant à celui de la création des anges. Que si la Vierge ne parla pas dès sa naissance, ce n’est pas qu’elle ne le pût faire ; c’est qu’elle ne le voulut pas. Qu’avant l’âge de trois ans elle balayait la maison et les anges l’aidaient, etc. » Il y a je ne sais combien de pareilles imaginations. Voilà les extraits qu’un journaliste protestant en a donnés[1]. Un autre journaliste qui est un bon catholique, nous assure[2], qu’on ne trouve dans les six premiers chapitres que des visions par lesquelles la sœur Marie de Jésus dit que Dieu lui découvrit les mystères de la sainte Vierge, et les décrets qu’il fit de créer toutes choses.... que, dans le vingtième chapitre [3], elle fait le récit de ce qui arriva à la sainte Vierge, pendant les neuf mois qu’elle fut dans le sein de sainte Anne ; qu’elle vient ensuite à la naissance de la sainte Vierge, un nom qui lui fut donné, aux Anges qui furent chargés de sa garde, aux occupations des dix-huit premiers mois de son enfance, à l’entretien qu’elle eut avec Dieu à la fin de ces dix-huit mois, à ses conversations avec saint Joachim et sainte Anne, et aux saints exercices auxquels elle s’occupa jusqu’à ce qu’elle fût mise dans le temple de Jérusalem. Si quelqu’un s’imaginait que parmi tant de visions, il n’y a rien qui concerne l’apocalypse, il se tromperait lourdement ; car notre Marie, non contente d’avoir expliqué le XIIe. chapitre des révélations de saint Jean, s’est fort étendue à expliquer le XXe. par rapport à la conception de la sainte Vierge[4]. Il serait bien surprenant qu’elle eût pu voguer sur cette mer plusieurs années sans donner dans cet écueil. Si vous souhaitez de connaître le titre de son ouvrage dans la traduction de Thomas Croset, lisez ce qui suit : La mystique cité de Dieu, miracle de la Toute-Puissance, abîme de la grâce, histoire divine de la vie de la très-sainte Vierge Marie mère de Dieu, notre reine et maitresse, manifestée dans ces derniers siècles par la sainte Vierge à la sœur Marie de Jésus, abesse du courent de l’Immaculée Conception de la ville d’Agreda, de l’ordre de saint François, et écrite par cette même sœur par ordre de ses supérieurs et de ses confesseurs.

(B) La faculté de théologie de Paris jugea à propos de le censurer. ] La censure qu’elle publia ne m’est connue que par le journal des Savans, où j’ai vu, 1°. que la sixième proposition condamnée porte, que Dieu donna à la sainte Vierge tout ce qu’il voulut, et lui voulut donner tout ce qu’il put, et lui put donner tout ce qui n’était pas l’être de Dieu[5]. 2°. Que la septième proposition est conçue en ces termes : « Je déclare, par la force de la vérité et de la lumière en laquelle je vois tous ces mystères ineffables, que tous les priviléges, les grâces, les prérogatives, les faveurs et les dons de la très-pure Marie, y comprenant la dignité de mère de Dieu, dépendent et tirent leur origine d’avoir esté immaculée et pleine de grâce en sa conception ; de sorte que, sans ce privilége, tous les autres paroîtroient défectueux, ou comme un superbe édifice sans un fondement solide et proportionné[6]. 3°. Que la neuvième proposition explique à la lettre de la sainte Vierge les paroles du VIIIe. chapitre des Proverbes, et insinue que par elle les rois sont élevez et maintenus sur le trône, les princes commandent, et les puissans de la terre administrent la justice[7]. 4°. Que la treizième proposition est, que si les hommes avaient des yeux assez pénétrans pour voir les lumières de la sainte Vierge, elles suffiraient pour les conduire à l’éternité bienheureuse [8]. 5°. Qu’outre ces propositions, il y en a plusieurs autres comprises sous l’article quatorzième, et qui sont respectivement condamnées comme téméraires, comme contraires à la sagesse des règles que l’Église prescrit, à quoi il est ajouté que la plupart ressentent la fable et les rêveries des auteurs apocryphes et exposent la religion catholique au mépris des impies et des hérétiques[9]. 6°. Qu’au reste, la faculté déclare qu’elle ne prétend pas approuver plusieurs autres choses contenues dans ce livre, et principalement les endroits où l’auteur abuse du texte de l’Écriture, en l’appliquant à son propre sens, et ceux où il assure que des opinions qui sont purement scolastiques lui ont esté révélées. Faisons là-dessus quelques petites réflexions.

I. En premier lieu, les scolastiques enseignent communément que le caractère distinctif de Dieu et des créatures est que Dieu n’a rien qui vienne d’ailleurs, et que les créatures n’ont rien qui ne procède d’ailleurs. C’est ce qu’ils expriment par les mots barbares d’aseitas et d’abalieitas : d’où ils concluent que tous les attributs de Dieu sont communicables à la créature, hormis l’aseitas ; et par conséquent qu’il est possible qu’une créature soit éternelle, à parte ante, et à parte post [10], et infinie quant à la science, quant à la puissance, quant à la présence locale, quant à la bonté, quant à la justice, etc. Ils enseignent communénent que par la puissance obédientielle, les créatures sont susceptibles de la faculté d’opérer tous les miracles, et même de la vertu de créer. Si donc Dieu a conféré effectivement à la sainte Vierge tout ce qu’il a pu lui conférer, il s’ensuit, selon les dogmes de l’école, dont la sœur Marie de Jésus faisait grand cas, que la sainte Vierge a existé de tout temps, qu’elle peut tout, qu’elle sait tout, qu’elle remplit tous les lieux, et qu’à tous égards elle est infinie. Je n’ai que faire de supposer que notre abbesse d’Agreda s’est réglée sur les dogmes des scolastiques espagnols ; car peu m’importe qu’elle les ait sus ou qu’elle les ait ignorés. Elle enseigne nettement que Dieu a donné à la sainte Vierge tout ce qu’il a pu, et qu’il a pu lui donner tous ses attributs, hormis l’essence même divine. Cela me suffit pour tirer la conclusion que j’ai tirée ; et, cela étant, ne doit-on pas s’étonner que la Sorbonne ait seulement dit que cette proposition est fausse, téméraire, et contraire à la doctrine de L’Évangile[11] ? Une telle censure ne sent-elle pas la mollesse ? Fallait-il se contenter de ces faibles qualifications ? Suffisait-il d’assurer que l’on se trompe témérairement lorsqu’on applique à la sainte Vierge le sens littéral de ces paroles de Salomon : Par moi règnent les rois, et les puissans de la terre administrent la justice[12] ?

II. Voici ma deuxième réflexion.[* 1] Ceux qui ont examiné attentivement tout ce qui s’est dit de la puissance de la sainte Vierge, et toute la part qu’on lui donne au gouvernement de l’Univers, ont pris garde que les derniers venus, voulant enchérir sur les auteurs précédens, ont été cause que l’on a trouvé enfin les dernières bornes de la flatterie. Mais comme les raisons d’aller toujours plus avant n’ont jamais cessé ; car lorsque la dévotion des peuples doit servir de revenu à beaucoup de gens qui veulent vivre à leur aise, il la faut réveiller, et la ranimer de temps en temps par des râgoûts d’une nouvelle invention : comme, dis-je, cela fait qu’il est utile de franchir les bornes, il y a lieu de s’étonner qu’on n’ait pas rompu la barrière, et qu’entre plusieurs religieux et plusieurs nonains qui ont tant cherché à raffiner, il n’y ait eu encore personne qui ait dit que la sainte Vierge gouvernait seule le monde. D’où vient que l’Espagne n’a point encore produit des écrivains qui se soient vantés de connaître par révélation, qu’une longue expérience ayant fait connaître à Dieu le père la capacité infinie de la sainte Vierge, et le bon usage qu’elle avait fait de la puissance dont il l’avait revêtue, il avait résolu d’abdiquer l’empire de l’Univers ; et que Dieu le fils, ne croyant pas pouvoir suivre un meilleur exemple, avait suivi la même résolution : de sorte que le Saint-Esprit, toujours conforme aux volontés des deux personnes dont il procède, approuvant ce beau dessein, toute la Trinité avait remis le gouvernement du monde entre les mains de la sainte Vierge, et que la cérémonie de l’abdication, et celle de la translation de l’empire, s’étaient faites solennellement en présence de tous les anges ; qu’il en avait été dressé un acte dans la forme la plus authentique ; que depuis ce jour-là, Dieu ne se mêlait de rien, et se reposait de tout sur la vigilance de Marie ; que les ordres avaient été expédiés à plusieurs anges d’aller notifier sur la terre ce changement de gouvernement, afin que les hommes sussent à qui et comment il fallait avoir recours à l’avenir dans les actes d’invocation ; que ce n’était plus à Dieu, puisqu’il s’était déclaré lui-même emeritus, et rude donatus, ni à la sainte Vierge comme à une médiatrice, ou à une reine subordonnée, mais comme à l’impératrice souveraine et absolue de toutes choses ? D’où vient, encore un coup, qu’une telle extravagance est encore à naître ? En avez-vous jamais ouï parler ? me demanda-t-on un jour. Non, répondis-je ; mais je ne voudrois pas jurer que cette pensée n’ait jamais paru, et encore moins qu’elle n’éclora jamais de quelque cerveau malade de dévotion ; et peut-être que si Marie d’Agreda eût vécu encore dix ans, elle eût enfanté ce monstre[13], et nous eût donné une copie de l’acte de l’abdication, où nous eussions vu que la Trinité, voulant désormais vivre en repos, et reconnoître les obligations qu’elle avoit à la Sainte Vierge, qui soutenoit si sagement depuis tant de siècles une partie considérable des fatigues de la régence du monde, n’avoit cru pouvoir rien faire de plus à propos, ni choisir une récompense plus convenable à ses mérites, que de se démettre en sa faveur de l’autorité absolue sur toutes choses. Il faut pourtant avouer que l’idée de l’action inaliénable de Dieu est si clairement connue dans toutes les communions chrétiennes, qu’il n’y a point lieu d’appréhender que ces monstre d’abdication y pût vivre quelque temps, supposé qu’il y pût naître. Nous ne devons pas craindre cela de nos jours : que cela nous suffise ; ne nous tourmentons point de ce que l’on pourra voir dans cent ans d’ici : nostros maneat ea cura nepotes.

III. Je dis, en troisième lieu, qu’il n’y a rien de plus vrai que la remarque de la Sorbonne, que le livre de l’abbesse d’Agreda contient plusieurs choses qui exposent l’Église romaine au mépris des impies et des hérétiques. Bien a valu à la religion chrétienne, que les Celsus et les Porphyres n’aient pas pu la combattre par les armes que de tels écrits infinis en nombre peuvent fournir aujourd’hui. Que n’eût point dit en ce temps-là contre l’Église un auteur païen qui aurait eu la véhémence et le caractère d’Arnobe ? Si Henri Étienne, et Philippe de Marnix revenaient au monde, quels supplémens ne feraient-ils point par la mystique cite de notre Marie d’Agreda, l’un à son Apologie d’Hérodote, l’autre à son Tableau des différens de la religion ?

IV. Enfin, je dis que nos prétendus auteurs à révélation se moquent du monde. Ils nous donnent comme révélé ce qu’ils ont appris par la lecture. Voici l’abbesse d’Agreda qui affirme que des opinions ; qui sont purement scolastiques, qui ont été enseignées divinement[14].

(C) Malgré les oppositions… d’une partie des docteurs qui la composent. ] Voici quelques extraits d’un imprimé qui a pour titre : L’Affaire de Marie d’Agreda, et la manière dont on a cabale en Sorbonne sa condamnation [15]. C’est une lettre d’un anonyme à un anonyme. L’odeur de sainteté dans laquelle est morte cette bonne religieuse, et la canonisation que l’on poursuit en la cour de Rome, m’avoient donné une si haute idée de sa personne, que je fus surpris d’apprendre que la faculté de Théologie de Paris s’assembloit pour condamner ses ouvrages. C’est ainsi que parle l’auteur [16]. Après cela, il suppose que c’étoient quelques âmes vénales, qui, à sollicitation de trois prélats, ausquels ils sont dévouez, en poursuivoient la condamnation[17]. « En voici toute l’intrigue, continue-t-il[18]. Monseigneur ***, prélat plus attaché aux sentimens de saint Thomas, qu’un jeune jacobin qui ne doit jurer qu’in verba magistri, n’a pu souffrir jusqu’à présent que la faculté ait donné avec tant de précipitation dans l’immaculée Conception de la Vierge. La haine qu’il portoit au F. Thomas Croset, recollet et traducteur de ce livre, causée par le rapport qu’on lui avoit fait de ce que le traducteur avoit dit contre lui, après le refus qu’il lui avoit fait d’une station dans son diocèse ; et l’envie de dédommager A..., imprimeur du roi, demeurant à présent ici, de la perte considérable qu’il avoit faite sur ses ouvrages, et qui avoit pris l’impression de ce livre, imprimé chez H... demeurant à Marseille, furent le fondement du trouble qui est dans la faculté ; car, pour faire vendre un livre, il suffit qu’on le veuille condamner. Chacun y court comme au feu ; et ce livre qui ne valoit que 20 s., A... le vend 10 liv., sans ce qui s’en débite sous le manteau d’une impression contrefaite. Ce prélat, pour réussir mieux dans son dessein, prévint monseigneur.…, prélat des plus modérez du royaume : tous deux se joignirent à monseigneur...., d’un génie fort médiocre et susceptible de prévention, donnant dans la cérémonie et dans la bagatelle : il faut que vous remarquiez que ces seigneurs se tiennent tous par la main. Ces triumvirs parlèrent donc à leurs créatures et gagnèrent M. Lefèvre, syndic de Sorbonne, » qui proposa à la faculté, le 20 mai, le livre de Marie d’Agreda. On nomma des députés pour l’examiner. Ils rapportèrent[19] soixante-huit propositions, qu’ils qualifièrent d’hérétiques, de téméraires, de scandaleuses, et qui offensoient les oreilles chastes. Elles furent imprimées avec les qualifications des députés, et distribuées à messieurs les docteurs [20] pour y dire leurs sentimens a la première assemblée[21]. Le père Méron, cordelier, dont nous avons de très-beaux ouvrages, tant de philosophie que de chronologie, supplia la faculté de vouloir ne pas se précipiter dans la condamnation d’un livre, dont le souverain pontife s’étoit réservé la connoissance, et avoit député des cardinaux qui l’examinoient à présent [22].... La cabale se déchaîna contre lui ; et il fut contraint de dire que, si l’on passoit outre, sans avoir égard à sa supplique, qu’il appeloit de tout ce qui se feroit contre ce livre au pontife. Il déclara néanmoins que, si cet appel blessoit en quelque manière les droits de l’église gallicane, il s’en désistoit [23]. Depuis ce jour-là, jusqu’au temps de l’assemblée, on mit en usage plusieurs brigues. Le jour de l’assemblée venu, messieurs du Saussoy et Gobillon condamnèrent le livre [24].... « mais M. le Caron montra qu’il n’y avoit rien qui méritât d’estre censuré, ce qu’il appuya de bonnes raisons. Chacun eut ses partisans, qui parurent dans vingt-neuf assemblées consécutives. Le syndic baptisa ceux du parti de M. le Caron, Agredins, nom qui leur reste. » L’affaire fut conclue le 17 septembre. On cria dans la salle de l’assemblée, d’une telle manière, qu’il sembloit qu’on fust dans une halle [25].... Le lendemain, messieurs du Flos et du Mas, cy-devant conseillers au parlement de Paris, protestèrent de nullité contre la censure et firent signifier leurs protestations au doyen et syndic de la faculté, qui subsiste, ne s’en estant pas désistez par aucun acte[26]. Depuis ce temps, le syndic et les députez se sont assemblez, et ont fait une autre censure...... qui fut lue le premier octobre ; mais auparavant la lecture, monsieur le syndic fit savoir à la faculté l’opposition qui lui avoit esté signifiée par ces deux messieurs. Il dit de plus, que monseigneur de Paris, les ayant fait venir dans l’archevesché, les avoit convaincus par de si bonnes raisons, que monsieur l’abbé du Mas s’y estoit laissé aller, et qu’il estoit sur que lorsque monsieur du Flos auroit ouy la lecture de la censure comme elle estoit, il y donneroit les mains. L’on lut donc l’ouvrage du syndic, et l’on fut surpris qu’il y avoit des propositions nouvelles et censurées, dont on n’avoit point entendu parler dans la faculté, qu’on en avoit retranché plusieurs condamnées, etc.[27]. Mes lecteurs jugeront ce qu’il leur plaira de ces extraits.

(D) Que la prévision de ce scandale obligea la compagnie à insérer dans son acte une déclaration. ] « Elle a fait, avant toutes choses, une protestation solennelle, qu’elle ne prétend rien diminuer par cette censure du légitime culte que l’Église catholique rend à la sainte Vierge : qu’elle l’honore comme mère de Dieu ; qu’elle a une confiance particulière en son intercession ; qu’elle se tient au sentiment de ses pères touchant la Conception immaculée, et qu’elle croit son Assomption au ciel en corps et en âme[28]. » L’auteur de la lettre dont on a vu des extraits dans la remarque précédente, dit que la censure, où l’on a établi pour dogme la Conception et l’Assomption de la Vierge, fut faite par le syndic et les députés, depuis que le corps de la faculté eut mis la dernière main au jugement[29]. Cela montre que l’on n’eut pas le courage de publier la censure de la faculté, sans y joindre des préservatifs ; et par-là, nous pouvons connaître à quels périls on s’expose, quand on désapprouve les erreurs les plus palpables qui amplifient les honneurs de la sainte Vierge. On s’expose, non-seulement à l’indignation des peuples, mais aussi à celle des moines et de plusieurs autres ecclésiastiques. On cherche donc des moyens de parer le coup par des préfaces étudiées[30]. Quelle servitude ! et qu’elle fait voir que le mal est incurable ! Ce que Tite-Live disait de la république romaine convient aujourd’hui à l’Église de ce nom : Labente deindè paulatìm disciplinâ, velut desidentes primo mores sequatur animo : deindè ut magis magisque lapsi sint, tùm ire cœperint præcipites, donec ad hæc tempora, quibus nec vitia nostra nec remedia pati possumus, perventum est[31]. Elle ne peut souffrir, ni le mal, ni le remède. L’ouvrage de Marie d’Agreda est manifestement plein de fables, et de doctrines absurdes ; cependant, comme il favorise les fausses idées que l’on veut avoir de la dignité éminente et du pouvoir illimité de la sainte Vierge, il faut se servir de toutes sortes de machines pour venir à bout de le censurer dans Paris. L’auteur de la lettre[32] fait plus de tort qu’il ne pense à son église et à sa nation, lorsqu’il étale les brigues qui ont été employées par ceux qui voulaient faire censurer la Cité mystique de cette abbesse espagnole. Il n’eût point fallu cabaler, si les esprits n’eussent été dans un endurcissement prodigieux ; il n’eût point fallu recourir à des adoucissemens. La censure aurait été faite du bonnet, et personne n’en eût murmuré. Tous les tribunaux de l’inquisition eussent prévenu la faculté de théologie de Paris, au lieu qu’ils sont tous demeurés muets jusqu’à présent, si je ne me trompe, eux qui sont si alertes à condamner les ouvrages qui s’opposent tant soit peu aux traditions les plus douteuses, mais favorables à l’augmentation du culte des saints[33].

Notez qu’il y a une raison particulière qui peut obliger la Sorbonne à quelque ménagement, et l’exposer aux oppositions de plusieurs docteurs. C’est qu’on a tiré tant de conséquences de l’épithète de Mère de Dieu, qu’il n’y a presque point de pensée outrée touchant l’excellence et le pouvoir de la Vierge, qui ne puisse être en quelque façon soutenue par les argumens ad hominem que ces conséquences fournissent. On vous mène de degré en degré presque partout où l’on veut : les subtilités des scolastiques vous désolent ; si vous reculez, on vous convainc d’inconséquence. De là est venu que ceux qui se sont piqués de raisonner conséquemment, et de favoriser tout à la fois la dévotion populaire, ont mieux aimé s’avancer toujours de plus en plus que de reculer. Et néanmoins, leur système n’est pas encore d’une figure régulière : il y manque la divinité de Marie au sens littéral ; puisque, selon l’ordre, la mère de Dieu doit être déesse, et univoquement de même nature que son fils. Elle le serait, si l’on voulait adopter l’imagination du cavalier Borri[34] ; mais on l’a condamnée. Un jour viendra peut être qu’on en connaîtra la nécessité, et qu’on carrera par ce moyen la figure irrégulière. C’est le vœu, croit-on, de beaucoup de gens[35]. Tout est possible en ce genre-là, sous certaines circonstances, comme vous diriez la combinaison des intérêts temporels et des intérêts spirituels. Tout passe, lorsque les princes concourent avec les chefs d’un parti ecclésiastique, pendant certaines dispositions des affaires générales.

Finissons par dire que si la faculté de théologie de Paris a espéré que sa censure ôterait du chemin de ceux qu’on nomme nouveaux réunis une pierre d’achoppement, elle s’est trompée ; car les oppositions qu’il lui a fallu surmonter dans son propre corps, et le mécontentement qui a éclaté après la publication de la censure, ont beaucoup plus scandalisé les réunis, que la censure n’aurait pu les édifier. Outre que leur grand sujet de scandale est tout entier dans la préface de cette censure : préface qui est un signal élevé de la continuation d’une controverse capitale, je veux dire d’un culte dont les excès ont excité quelques curieux à philosopher pour en découvrir l’origine [36].

  1. * L. J. Leclerc et Joly, qui le plus souvent n’est que son répétiteur, disent que cette réflexion est une imagination creuse, pour ne rien dire de plus.
  1. Histoire des Ouvrages des Savans, novembre 1696, pag. 140, 141.
  2. Journal des Savans du 16 de janvier 1696. pag. 52.
  3. Là même, pag. 53.
  4. Journal des Savans du 16 de janvier 1696, pag. 53.
  5. Journal des Savans du 26 de novembre 1696, pag. 717.
  6. Journal des Savans du 26 de novembre 1696, pag. 717.
  7. La même, pag. 718.
  8. Là même, pag. 719.
  9. Là même, pag. 720.
  10. C’est-à-dire, qu’elle n’ait ni commencement ni fin.
  11. Journal des Savans, novembre 1696, p. 717.
  12. Là même, pag. 718.
  13. Notez qu’abusant comme elle faisait de l’Écriture (voyez le Journal des Savans de novembre 1696, pag. 720, ) elle n’eût pas manqué de se prévaloir de ce qui est dit dans saint Jean, chap. V, v. 22 : Le Père ne juge personne ; mais il a donné tout jugement au Fils : et dans la Ire. aux Corinthiens, chap. XV, v. 24, quand Christ aura remis le royaume à Dieu le Père.
  14. Journal des Savans ; novembre 1696, p. 720.
  15. Quoiqu’on marque au titre qu’on l’a imprimé à Cologne, l’an 1697, je crois qu’il a été imprimé à Paris. C’est un in-12 de 40 pag.
  16. Pag. 3.
  17. Pag. 12.
  18. Pag. 13 et suiv.
  19. Dans l’assemblée du 2 de juillet. Là même, pag. 28.
  20. Là même, pag. 29.
  21. Indiquée au 14 du mois de juillet.
  22. Là même, pag. 30.
  23. Affaire de Marie d’Agreda, pag. 31.
  24. Là même, pag. 35, 36.
  25. Là même, pag. 37.
  26. Là même, pag. 38.
  27. Là même, pag. 39.
  28. Journal des Savans, novembre 1696, p. 716, 717.
  29. Affaire de Marie d’Agreda, pag. 30.
  30. Notez que, par rapport aux dévôts, on a appliqué sur ce sujet ces deux vers de M. Despréaux :

    Un auteur à genoux, dans une humble préface,
    Au lecteur qu’il ennuie a beau demander grâce.

  31. Livius, Historiar. lib. I, initio.
  32. Dont on a rapporté le titre au commencement de la remarque (C).
  33. Les Acta Sanctorum des jésuites d’Anvers ont été condamnés par l’inquisition de Tolède.
  34. Voyez la remarque (B) de l’article Borri, et le texte de cet article, un peu au-dessus de l’endroit auquel se rapporte cette remarque.
  35. ...........O si angulus ille
    Proximus accedat, qui nunc deformat agellum.
    Horat. Sat, VI, lib. II, vs. 8.

  36. Voyez la remarque (N) de l’article Nestorius.

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