Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Agar


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AGAR, servante et puis concubine du patriarche Abraham, était Égyptienne[a]. Il y a quelque apparence qu’il la prit à son service lorsqu’il revint d’Égypte, après avoir recouvré sa femme, que le roi Pharao avait enlevée. Mais c’est une fable que de dire, comme font les Juifs (A), qu’Agar était fille de ce roi. Chacun sait que Sara, se voyant stérile depuis long-temps (B), pria son mari d’essayer s’il pourrait avoir des enfans de cette servante, et qu’Abraham, vaincu par ces sollicitations, et faisant même, selon la version de quelques interprètes, un acte d’obéissance (C), s’approcha d’Agar avec tout le succès que sa femme s’en pouvait promettre ; sa femme, dis-je, car c’était pour son compte qu’elle souhaitait que sa servante fît des enfans ; et, n’en pouvant donner par elle-même à son mari, elle voulait du moins lui en donner par procureur[b]. Ceux qui trouveront peu conforme aux manières de notre siècle qu’il ait fallu employer de grandes prières auprès d’Abraham pour de telles choses, et surtout que ces prières soient venues de sa propre femme, doivent une bonne fois se bien mettre dans l’esprit que tous les temps et tous les peuples du monde ne sont point semblables. Quoi qu’il en soit, Agar se sentant grosse devint si fière, qu’on eût dit qu’elle venait de faire un très-grand exploit ; mais on rabattit bientôt son insolence. Sara, qui ne put souffrir de s’en voir traitée de haut en bas, la maltraita de telle sorte qu’elle la contraignit de déserter la maison (D). Agar n’y rentra qu’après s’être humiliée, suivant l’ordre que lui en donna un ange qui lui annonça qu’elle accoucherait d’un fils qui aurait des querelles avec tout le monde (E). Elle accoucha un peu après d’Ismaël, qui fut élevé chez son père jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans pour le moins (F). On ne sait pas si la concorde des deux femmes fut bien grande pendant ce temps-là ; mais on sait qu’enfin Agar fut obligée de décamper avec son fils. Sara le voulut absolument, et cela pour avoir vu qu’Ismaël se moquait de quelque chose (G). Abraham congédia la mère et l’enfant, avec un très-petit viatique ; la bouteille d’eau qu’il leur donna ayant été vidée, la pauvre Agar vit l’heure que son fils mourait de soif (H). De peur d’être présente à ce spectacle, elle s’écarta du lieu où elle avait mis Ismaël. Un ange vint à son secours, et lui découvrit un puits où elle remplit sa bouteille ; par ce moyen elle sauva la vie à son enfant. Elle le maria ensuite à une femme d’Égypte. Voilà jusqu’où l’Écriture conduit son histoire. C’est sans aucune raison que plusieurs rabbins prétendent qu’Agar est la même que Kethura, qui fut femme d’Abraham après la mort de Sara[c]. Mais cette erreur est infiniment plus supportable que la ridicule superstition des Sarrasins, qui honoraient comme une sainte relique la pierre sur laquelle Agar (I), disaient-ils, accorda la dernière faveur à Abraham. Leurs écrivains ne marquent pas cette raison, et ne reconnaissent qu’un rapport très-éloigné entre Agar et cette pierre (K). Un auteur cité par Eusèbe voulait sans doute parler d’Agar lorsqu’il disait qu’Abraham épousa une servante égyptienne, dont il eut une douzaine d’enfans qui s’emparèrent de l’Arabie, et la partagèrent entre eux[d]. Les rabbins ont avancé une autre fable, savoir qu’Ismaël ressuscita avant que de naître ; car, disent-ils, sa mère perdit son fruit en punition de sa vanité et par les fatigues du voyage ; mais sa déférence pour l’ange, qui lui conseilla de s’humilier sous sa maîtresse, obligea Dieu à ranimer son enfant.

Cornélius à Lapide assure dans la page 171 de son Commentaire sur le Pentateuque, que Tostat a cru cette rêverie. C’est à tort que l’on accuse Calvin d’avoir vomi les injures les plus grossières contre Abraham et Sara, au sujet du concubinage d’Agar ; mais on a plus de raison de trouver faible l’apologie de saint Augustin pour cette conduite du patriarche. Voyez les remarques (I) et (K) de l’article de Sara.

  1. Genèse, chap. XVI, v. 1.
  2. Ecce conclusit me Dominus ne parerem, ingredere ad ancillam meam, si fortè saltem ex illâ suscipiam filios ; c’est-à-dire, selon la version de Genève : Voici l’Éternel m’a empeschée d’enfanter ; viens, je te prie, vers ma servante, peut-estre serai-je édifiée de par elle. Genèse, chap. XVI, v. 2.
  3. Targum Jonathanis. Paraphrasis Hierosolymitana, Jarchius, R. Eliezer, apud Heideg. Hist. Patriarch., tom. II, pag. 136.
  4. Melo, apud Alexand. Polyhist. citante Euseb. Præp. Ev., lib. IX, cap. XIX.

(A) Comme font les Juifs. ] On croit que le paraphraste chaldéen est le premier qui ait publié cette fausse tradition. Il prétend que Pharao, ayant enlevé Sara, lui donna sa propre fille Agar pour servante, et que Sara la fit venir avec elle au pays de Chanaan ; c’est aussi la pensée du rabbin Josué[1]. Un autre rabbin conte la chose comme si Pharao, ayant remarqué les prodiges qui s’étaient faits sur sa personne depuis qu’il avait enlevé Sara, avait dit à Agar : Ma fille, il vaut mieux que tu sois servante dans cette maison-là que maîtresse dans une autre[2]. Mais Abrabam Zachuth ne la fait point d’une si bonne maison ; il se contente de dire qu’elle était servante de Churia, femme de Pharao, et que Churia, après la mort de son mari, la donna à Sara[3]. Saint Chrysostome veut que ce soit Pharao lui-même qui ait donné cette servante à Abraham[4]. En effet, l’Écriture observe qu’entre autres présens qu’il lui fit, il lui donna des servantes[5]. S’il lui donna celle-ci, ne doutons point qu’il ne la choisît entre les personnes dont la condition était de servir. Je croirais volontiers ce que dit Philon, qu’elle avait embrassé la religion d’Abraham[6] ; mais quant à ce qu’il ajoute, que ce patriarche cessa d’en jouir dès qu’il se fut aperçu qu’elle était grosse, je n’ai garde de le nier ni de l’affirmer. Ce sont des mystères dont il ne faut point être curieux : il faut supposer qu’ils se passent sous les voiles de la nuit ou derrière le rideau, et les laisser dans leurs ténèbres naturelles. Les Juifs, toujours guindés sur les miracles, attribuent la conversion d’Agar aux prodiges qui se firent chez Pharao, à cause du rapt de Sara[7].

(B) Depuis long-temps. ] Il est dit dans la Genèse qu’Abraham avait habité dix ans au pays de Chanaan, lorsqu’il coucha avec Agar ; d’où les Juifs ont inféré qu’un mari ne doit plus habiter avec sa femme lorsque, pendant dix ans il l’a éprouvée stérile [8] ; absurde conséquence, tant parce qu’il y avait plus de dix ans qu’Abraham était marié avec Sara, lorsqu’elle lui proposa sa servante[9], que parce qu’il ne songeait à rien moins qu’à la quitter lorsqu’il eut vécu dix ans avec elle au pays de Chanaan sans procréation de lignée.

(C) Faisant même, selon la version de quelques interprètes, un acte d’obéissance. ] La Vulgate porte : Cùmque ille acquiesceret deprecanti ; et la version de Genève : Et Abraham obeit à la parole de Saraï[10]. Saint Augustin a donné ce dernier sens aux paroles de l’Écriture ; car après avoir observé qu’Abraham eut tour à tour la complaisance de s’attacher à Agar, et de la quitter, selon que Sara changea de désirs, il fait cette exclamation : O virum viriliter utentem feminis, conjuge temperanter, ancillâ obtemperanter, nullâ intemperanter [11] ! Il s’était déjà servi de cette expression, usus est eâ (concubinâ), non ad explendam libidinem, nec insultans, sed potiùs obediens conjugi [12].

(D) La maltraita de telle sorte, qu’elle la contraignit de déserter la maison. ] Qui aurait jamais deviné que cela servirait un jour d’apologie à ceux qui persécutent les sectes ? Cependant l’esprit fécond et imaginatif de saint Augustin y a trouvé ce secret. Il a soutenu par la conduite de Sara envers Agar que la vraie Église peut infliger des châtimens à la fausse, l’exiler, la tourmenter, et ce qui s’ensuit. On l’a relancé en peu de mots bien fortement dans le Commentaire Philosophique sur les fameuses paroles, contrains-les d’entrer [13].

(E) Qui aurait des querelles avec tout le monde. ] Ce sera, lui dit l’ange [14], un brutal ou un âne sauvage. Sa main sera contre un chacun, et les mains d’un chacun seront contre lui. S’il était permis de chercher ici des types à la saint Augustin, ne dirait-on pas qu’Ismaël a été l’emblème de certains controversistes misanthropes qui ne font que mordre le tiers et le quart, et qui, pour mieux déclarer la guerre au genre humain, sortent à tout moment de leur sphère, écrivent sur toutes sortes de matières à tort et à travers, et toujours en style de libelle diffamatoire ? Tous les âges et tous les pays fournissent de ces copies d’Ismaël. Il y a même de ces copies qui diffèrent de l’original en ce qu’encore qu’elles jettent des pierres sur tout le monde, peu de gens prennent la peine de leur en rejeter : on les laisse jouir en repos de la malheureuse impunité qui augmente leur audace et leur frénésie.

(F) Jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans, pour le moins. ] En voici la preuve. Ismaël avait quatorze ans lorsque Isaac naquit ; car il était né lorsqu’Abraham avait quatre-vingt six ans [15], et Abraham était âgé de cent ans lorsque Sara enfanta Isaac[16]. Or celui-ci était sevré avant que l’on chassât Ismaël ; donc, etc. Je ne n’arrête point à l’opinion de ces Juifs qui croyaient qu’Isaac avait tété pendant douze ans ou pendant cinq ans [17] ; car si j’y faisais quelque fond, j’aurais donné une plus longue durée au séjour d’Ismaël chez Abraham que celle qu’on vient de lire. Voyez la remarque (H).

(G) Qu’Ismaël se moquait de quelque chose. ] La version des Septante porte que la mauvaise humeur de Sara vint de ce qu’elle aperçut Ismaël jouant avec Isaac. La Vulgate les a suivis en cela, cùm vidisset Sara filium Agar Ægyptiæ ludentem cum filio suo. Le texte hébreu ne particularise rien ; il nous laisse à deviner si le fils d’Agar se moqua de Sara ou d’Isaac, ou du festin qui fut fait quand on sevra Isaac, ou de telles autres choses ; ou bien s’il fit trop le familier et le supérieur avec Isaac, ou enfin s’il le voulut battre. Il y a des interprètes qui ont là-dessus bien des pensées frivoles ; car ils croient que Sara vit, ou qu’Ismaël faisait des actes d’idolâtrie, ou qu’il poussait le jeu à des impudicités, ou qu’il voulait battre Isaac : Hebræi nonnulli accipiunt de lusu idololatriæ, quasi videlicet idola fingentem et colentem Ismaëlem vidisset Sara... Alii venereum hunc fuisse lusum statuunt..… et detectionem turpitudinis. Neque desunt qui Ismaëlem fratri necem molitum esse existiment[18]. Il faisait bien plus, selon quelques-uns, que le vouloir battre, car ils prétendent qu’il lui tira un coup de flèche pour le tuer[19]. Le mot hébreu, dit-on[20], signifie quatre choses dans l’Écriture : le passe-temps, l’idolâtrie, le jeu d’amour, et un combat à outrance. Pour prouver la troisième signification, on se sert du chapitre XXVI de la Genèse, où il est dit qu’Abimelech regardant par la fenêtre vit Isaac se jouant avec Rebecca sa femme. Mais c’est étendre la signification de ce mot au delà de ses justes bornes que de prétendre qu’il signifie en cet endroit-là l’œuvre de la chair. Il suffit de le prendre pour une certaine privauté qui prouve entre honnêtes gens qu’on n’est point frère et sœur, mais mari et femme ; car c’est la conclusion qu’Abimelech en tira. Je ne trouverais rien de plus plausible que ceci : c’est qu’Ismaël avait témoigné des airs de mépris qui firent craindre à Sara qu’il ne voulût un jour disputer le droit d’aînesse si l’on n’y remédiait de bonne heure.

(H) Que son fils mourait de soif. ] En supposant que la moquerie dont Sara fut si choquée se passa à l’occasion du festin qui fut donné lorsque l’on sevra Isaac, il faudrait qu’Ismaël eût été chassé à l’âge d’environ seize ans. Que si l’on suppose que cette moquerie fut de beaucoup postérieure au festin, on augmentera d’autant l’âge qu’il avait en sortant de chez son père. Mais prenons la chose au pis, ne lui donnons que seize ans : n’est-il pas bien étrange qu’à cet âge-là sa mère soit contrainte de le porter sur ses épaules, de le mettre sous un arbrisseau, de le lever, de le prendre dans ses mains, et de lui donner à boire ? Qu’on lise cet endroit de l’Écriture, tout y porte, par rapport à Ismaël, l’image d’un enfant qui est au maillot, ou peu s’en faut. On ne saurait sortir de cet abîme en supposant que ce fait n’a pas été mis à sa place ; car il est expressément déclaré que Sara fit chasser Ismaël, parce qu’elle ne voulait point qu’il partageât l’héritage avec Isaac. Ismaël ne fut donc chassé qu’après la naissance d’Isaac ; et par conséquent il devait être aussi propre que sa mère à chercher de l’eau, et il n’était plus, οἷοὶ νῦν βροτοί εἰσιν, un petit enfant à être porté sur les épaules, etc.[21]. Je prévois que l’on me dira que la version des Septante, ni la Vulgate, ne disent pas qu’Ismaël ait été mis sur le dos d’Agar, et qu’ainsi l’on doit conclure que le texte hébreu ne favorise pas nettement ma supposition. Hé bien, abandonnons-la : le reste du narré me suffit, et je m’en rapporte au jugement de tous les lecteurs qui considéreront la chose sans préjugé. La meilleure solution serait peut-être de dire que, comme l’on vivait plus long-temps en ces siècles-là, on ne sortait pas de l’enfance aussitôt que nous en sortons. Voilà qui serait fort bien, s’il n’en résultait qu’Ismaël avait vingt ans lorsqu’il fut chassé ; car il faut que, selon cette réponse, Isaac ait tété plus longtemps que l’on ne tétait au siècle des Machabées. Or dans ce siècle on tétait trois ans[22] : il faudrait donc croire avec saint Jérôme et avec plusieurs modernes la vieille tradition hébraïque dont j’ai parlé ; savoir que l’on ne sevra Isaac qu’à cinq ans. Je m’étonne que ceux qui la suivent[23] ne sentent pas la difficulté ; car elle ne laisse pas d’être grande, quoique l’on suppose comme je fais qu’Isaac téta moins de temps que les Machabées.

(I) La pierre sur laquelle Agar. Quels contes ! comme si Abraham, qui était un grand seigneur et dont le train montait à plus de trois cents domestiques capables de porter les armes, n’avait pas eu un lit à donner à une concubine de cette espèce ! Il ne la prenait qu’à la sollicitation de son épouse ; c’était Sara qui faisait en quelque manière les fonctions de paranymphe ; cela ressemblait plus à des noces qu’à toute autre chose : et l’on nous viendra dire qu’un tel mariage se consomma sur une pierre ! Ce conte serait bon à débiter s’il s’agissait d’un maître qui aurait eu peur de sa femme, et que cent raisons auraient obligé à faire son coup à la derobée partout où il en aurait trouvé l’occasion, persuadé que s’il la laissait échapper pour attendre un meilleur gîte il ne la retrouverait peut-être de sa vie. Quoi qu’il en soit, nous apprenons d’Euthymius Zigabenus que les Sarrasins honoraient et baisaient une pierre qu’ils nommaient Brachthan, et que, quand on leur en demandait la raison, les uns répondaient que c’était à cause qu’Abraham avait connu Agar sur cette pierre ; les autres que c’était à cause qu’il y avait attaché son chameau en allant immoler Isaac[24]. Le même auteur dit que cette pierre était la tête de la statue de Vénus, la divinité que les anciens Ismaélites avaient adorée. Le formulaire des anathèmes que doit réciter un Sarrasin qui embrasse le christianisme confirme tout ce que dit cet auteur ; car il marque que cette pierre est une figure de Vénus[25], et que les Sarrasins en parlaient comme d’une chose qui avait servi à Abraham pour ce que dessus. Par occasion, je dirai que la pierre qui était adorée par les Arabes, et qu’ils prenaient pour le dieu Mars, était toute noire et toute brute : Τὸ δὲ ἄγαλμα λίθος ἐςὶ μέλας, τετράγωνος, ἀτυπωτος. Simulacrum autem est lapis niger, quadratus, nullam figuram incisam habens [26]. Ridetis temporibus priscis Persas fluvium coluisse... Informem Arabas lapidem[27]. Maxime de Tyr, qui l’avait vue, dit seulement qu’elle était carrée[28]. La mère des dieux, que les Phrygiens adoraient avec un zèle tout particulier, n’était qu’une simple pierre, et ils ne donnèrent qu’une pierre aux ambassadeurs romains qui souhaitaient d’établir à Rome le culte de cette divinité : Is legatos comiter acceptos Pessinuntem in Phrygiam deduxit, sacrumque iis lapidem quem matrem Deum incolæ esse dicebant tradidit, ac deportare Romam jussit [29]. Quelque mauvaise que fût l’idolâtrie de ceux qui adorèrent la pierre dont Jacob fit un monument qu’il oignit et qu’il consacra à Dieu[30], elle était plus tolérable que celle des Sarrasins ; car la pierre de Jacob lui avait servi de chevet pendant une nuit qu’il avait passée, pour ainsi dire, avec Dieu, tant les songes et les visions qui l’occupèrent représentèrent les choses célestes. Les Sarrasins n’auraient osé en dire autant par rapport à leur prétendue pierre d’Agar. Scaliger a ramassé une érudition très-curieuse touchant cette pierre de Jacob[31] ; mais ce que le savant Pocock a dit touchant celle que les Sarrasins honoraient n’est pas moins considérable. J’en vais rapporter quelque chose.

(K) Qu’un rapport très-éloigné entre Agar et cette pierre. ] Pour savoir exactement leur religion là-dessus, il faut consulter Pocock[32]. La pierre noire qu’ils vénèrent est au temple de la Mecque, à l’un des coins, à deux coudées et un tiers de terre. Ils supposent que c’était l’une des pierres précieuses d’un paradis, et qu’elle en descendit avec Adam ; qu’elle y fut reportée au temps du déluge ; qu’elle fut renvoyée au monde lorsque Abraham bâtissait le temple ; et que ce fut l’ange Gabriël qui la mit entre les mains de cet architecte[33]. Elle avait été au commencement plus blanche que la neige, et plus brillante que le soleil ; mais elle devint noire pour avoir été touchée par une femme qui avait ses mois. D’autres disent que les péchés des hommes lui firent perdre sa blancheur et son éclat : d’autres avouent qu’on la salie à force de la baiser et de la toucher. Ce que saint Jean Damascène et Euthymius assurent, qu’on y a gravé une tête qui est celle de Vénus, serait fort difficile à prouver par les livres des Arabes. Il y a une autre pierre qu’ils estiment sacrée, et sur laquelle ils prétendent que se voit une figure ; mais c’est une figure de pied, et non pas une figure de tête : c’est la trace de pieds d’Abraham qui s’appuyait sur cette pierre, ou en bâtissant le temple[34], ou pendant que sa bru[35] lui lavait la tête lorsqu’il eut été faire une visite à Ismaël [36]. Cette dernière pierre est enfermée dans un coffre de fer. Ahmed Ebn Yusef se vante de l’avoir vue et baisée, et d’y avoir bu de l’eau du puits Zanzam, et d’avoir pris garde que la trace du pied droit est plus enfoncée que celle du gauche, et que les doigts y sont aussi longs que ceux de la main[37]. On cacha cette pierre dans une des montagnes de la Mecque lorsque les Karmatiens firent mille profanations dans le temple, et en enlevèrent la pierre noire[38]. Or, puisque Euthymius et le Catéchisme à l’usage des Sarrasins convertis remarquent que la pierre sur laquelle on prétendait qu’Abraham avait eu affaire avec Agar, ou à laquelle il avait lié le chameau, était au milieu de l’oratoire, in medio ὄικου τῆς εὐχῆς ; ce n’est point de la pierre noire qu’il faut entendre cela, car elle est fichée dans un coin du temple : mais de la pierre où se voit la trace des pieds d’Abraham. De plus, encore qu’aucun écrivain arabe ne dise que la raison pourquoi on vénère cette pierre est qu’elle a fourni à ce patriarche les usages dont Euthymius a parlé, il est à croire que la tradition rapportée par Euthymius regarde plutôt la pierre où les pieds d’Abraham sont imprimés que la pierre noire ; d’où l’on doit conclure deux choses : 1°. Qu’Euthymius et le catéchiste des Sarrasins n’ont guère connu distinctement les erreurs de ses gens-là, par rapport au culte des pierres ; 2°. Que les écrivains arabes ne reconnaissent point de rapport prochain et direct entre Agar et la vénérable pierre de la Mecque. Agar n’y a que voir, qu’en tant qu’Abraham y posa ses pieds, pendant que la femme d’Ismaël lui lavait la tête. Il y a une troisième pierre considérable à la Mecque : elle est blanche, et passe pour être le sépulcre d’Ismaël ; elle est dans une espèce de parquet, proche les fondemens du temple. De toutes ces choses, on peut recueillir qu’il est très-facile de tromper l’homme en matière de religion, et très-difficile de l’y détromper. Il aime ses préjugés, et il trouve des conducteurs qui le favorisent là-dedans et qui disent dans leur âme : Quandoquidem populus vult decipi, decipiatur. Ils y trouvent leur compte, et quant à l’autorité, et quant au profit : les plus désintéressés appréhendent, lorsque la maladie est invétérée, que le remède ne fût pire que le mal. Ceux-ci n’osent guérir la plaie : les autres ne la voudraient pas guérir. C’est ainsi que l’abus se perpétue : les malhonnêtes gens le protégent ; les honnêtes gens le tolèrent.

  1. R. Josua, filius Karcha, In Pirke Eliezer, cap. XXVI, apud Heidegg., Histor. Patriarch., tom. II, pag. 192.
  2. Salom. Jarchi, apud Heideg., ibidem.
  3. In libro Juchasin, apud Weideg., ibidem.
  4. Apud Cornel. à Lapide in Gen., p. 171.
  5. Genèse, chap. XII, v. 16.
  6. In libro de Abrahamo.
  7. Apud Cornel à Lapide in Gen., p. 171.
  8. Abenezra in Gen. XVI, 3, apud Heideg. Hist. Patriarch, pag. 197.
  9. La stérilité de Sara était connue avant qu’Abraham sortît de son pays pour venir à Gharan. Voyez Genèse, XI, 30.
  10. Genèse. chap. XVI, v. 2.
  11. August. de Civit. Dei, lib. XVI, cap. XXV.
  12. Ibidem.
  13. Comment. Philos., part. III, pag. 62.
  14. Genèse, XVI, 12.
  15. Genèse, XVI, 16.
  16. Genèse, XXI, 5.
  17. Apud Hieronymum, cap. XXI, in Tradit. Hebraïcis. Vide Salian. Annal., tom. I, pag. 474. Cornelius à Lapide, in Genes., pag. 199, tient pour certain qu’Isaac ne fut sevré qu’à cinq ans : Salian, pag. 474, cite pour la même opinion, qui est la sienne, saint Jérôme, del Rio, Pererius.
  18. Heidegg. Hist. Patriarch. pag. 205.
  19. R. Eliezer, Pirke, cap. XXX, dans le même ouvrage d’Heidegger, qui cite aussi le Baal Hathurim.
  20. Lyranus, apud Pererium in Genes., cap. XXI.
  21. C’est-à-dire, de la manière que les gens sont faits aujourd’hui.
  22. La mère des Machabées dit à son fils qu’elle l’a allaité trois ans. II Machab., chap. VII, vs. 27
  23. Moréri est de ce nombre.
  24. Euthymius Zigabenus, in Panopliâ, apud Vossium de Orig. Idol., lib. II, cap. XXXI, et lib. VI, cap. XXXIX.
  25. Ἐκτύπωμα τῆς Ἀϕροδίτης ἔχειν, effigiem Veneris habere. Vossius, de Origine Idololatriæ, lib. II, cap. XXXI, pag. 467, edit. Francofurt.
  26. Snidas, in θεὸς ἄρης.
  27. Arnobius, lib. VI, pag. 196.
  28. Maxim. Tyrius, Dissert. XXXVIII, pag. 384.
  29. Livius. Histor., lib. XXIX, cap. XI.
  30. Genèse, XXVIII, v. 18.
  31. Scalig. Animadv. in Euseb., num. 2150.
  32. Pocockii Notæ in Specimine Historiar. Arab., pag. 113 et seq.
  33. Voyez la remarque (F) de l’article Abraham.
  34. Ex Abulfedâ.
  35. La femme d’Ismaël.
  36. Ex Ahmed Ebn Yusef, et Safiodino.
  37. Ahmed Ebn Yusef, in Vitâ Ismaelis.
  38. Voyez l’article Abudhaher.

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