Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Afer


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AFER (Domitius), célèbre orateur sous Tibère et sous les trois empereurs suivans, était de Nîmes [a]. Peu après sa préture, ne se trouvant pas dans une grande élévation, et se sentant beaucoup d’envie de se pousser de quelque manière que ce fût, il se porta pour accusateur contre Claudia Pulchra, cousine d’Agrippine [b]. Il gagna cette cause, et se vit par ce succès au nombre des premiers orateurs, et dans les bonnes grâces de Tibère, qui haïssait mortellement Agrippine (A). Les éloges que son éloquence reçut de cet empereur lui firent prendre goût au métier ; de sorte qu’il n’était guère sans avoir en main quelque accusation ou quelque cause de personne accusée ; ce qui donna plus de réputation à sa langue qu’à sa probité, jusqu’à ce que, même du côté de l’éloquence, il perdit beaucoup de sa gloire, lorsque la vieillesse, lui ayant usé l’esprit [c], ne put néanmoins l’obliger à ne plaider plus (B). L’accusation de Claudia Pulchra tombe sur l’an de Rome 779. L’année d’après, son fils Quintilius Varus fut accusé par le même orateur et par Publius Dolabella[d]. Personne ne s’étonnait qu’Afer, qui avait été long-temps pauvre, et qui n’avait pas bien ménagé le gain de l’accusation précédente, revînt à la charge ; mais on s’étonnait qu’un parent de Varus, d’aussi grande maison que l’était Publius Dolabella, se fût associé à ce délateur. Afer mourut sous l’empire de Néron, l’an de Rome 812[e]. L’on dit que ce fut à table pour avoir trop mangé[f]. Quintilien qui, dans sa jeunesse, s’était fort attaché à lui (C), en parle souvent[g]. Il dit qu’on voyait dans ses plaidoyers plusieurs narrations agréables, et qu’il y avait des recueils publics de ses bons mots dont il rapporte quelques-uns. Il parle aussi des deux livres que cet orateur avait publiés sur les témoins. Bien lui en prit une fois d’avoir l’esprit aussi présent que flatteur, car il eût été perdu sans cela ; ce fut lorsque Caligula devint sa partie [h], et plaida en personne contre lui[i]. Domitius, au lieu de se défendre, se mit à répéter avec des témoignages d’admiration le plaidoyer de ce prince (D), et puis se mit à genoux, et cria merci, en déclarant qu’il redoutait plus l’éloquence de Caligula que sa qualité d’empereur. Non-seulement on lui pardonna, mais aussi on l’éleva au consulat par la destitution de ceux qui étaient alors en charge. Sa faute était bien légère : il avait érigé une statue à Caligula, et marqué dans l’inscription que ce prince était consul pour la seconde fois à l’âge de vingt-sept ans. Il croyait faire sa cour par-là ; mais l’empereur le mit en justice, prétendant qu’il lui reprochait sa jeunesse et l’inobservation des lois[j].

Afer eut des enfans adoptifs. Pline le jeune vous l’apprendra et vous en dira des circonstances curieuses (E). L’abbé Faydit, dans ses Remarques sur Virgile, page 3, le fait de la maison royale des Domitiens.

  1. Euseb. Chronic., num. 2060.
  2. Taciti Annal., lib. IV, cap. LII.
  3. Nisi quòd ætas extrema multùm etiam eloquentiæ dempsit, dùm fessâ mente retinet silentii impatientiam. Taciti Annal., lib. IV, cap. LII. Voyez dans la remarque (C) le passage du chap. XI du XIIe. livre de Quintilien.
  4. Tacit. Annal., lib. IV, cap. LXVI.
  5. Tacit. Annal., lib. XIV, cap. XIX
  6. Euseb. Chronic., num. 2060.
  7. Quintil., lib. V, cap. VII, et lib. VI, cap. III. Vide etiam Plin. Epist. XIV, lib. II, et ibi Catanæum, pag. 121.
  8. Dio Cassius, lib. LIX, ad annum 792.
  9. Il lut son plaidoyer.
  10. Dio, lib. LIX.

(A) Tibère qui haïssait mortellement Agrippine. ] Cette princesse doutait si peu que ce fût lui qui eût suscité ce procès, qu’elle n’en témoigna point de ressentiment à Domitius. Celui-ci, la rencontrant un jour dans les rues, se détourna : elle crut que la honte l’avait porté à faire cette démarche ; et l’ayant fait appeler, elle lui dit de ne rien craindre, et que ce n’était point lui, mais Agamemnon qui était cause de tout cela : Θάρσει, Δομίτιε, οὐ γὰρ σύ μοὶ τούτων αἴτιος εἶ, αλλ᾽ Ἀγαμέμνων. Bono sis animo, Domiti ; non enim tu horum causa es, sed Agamemnon[1]. C’est une marque qu’elle avait lu l’Iliade.

(B) La vieillesse, lui ayant usé l’esprit, ne put néanmoins l’obliger à ne plaider plus. ] Ce défaut n’est que trop commun : il n’y a pas beaucoup de gens qui sachent faire leur retraite bien à propos, ni qui puissent dire comme Horace :

Est mihi purgatam crebrò qui personet aurem :
Solve senescentem maturè sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat[2].


Les poëtes et les orateurs devraient être les plus diligens à se retirer, parce qu’ils ont plus de besoin que les autres d’un grand feu d’imagination : cependant il ne leur arrive que trop de se tenir dans la carrière jusqu’au dernier déclin de l’âge. Il leur semble qu’on a condamné le public à boire jusques à la lie tout leur prétendu nectar. Mais si autrefois les législateurs renfermèrent dans certaines bornes le temps où l’on se pouvait marier (car ils défendirent aux femmes de cinquante ans, et aux hommes de soixante de le faire[3], et s’ils supposèrent qu’après un certain âge il ne fallait plus songer à procréer des enfans, soit à cause de l’extinction, soit à cause de l’affaiblissement des facultés ; chacun devrait aussi se faire des bornes pour la production des livres, qui est une manière de génération à quoi tout âge n’est nullement propre. La comparaison employée par Horace me fait souvenir d’un précepte que Virgile nous a laissé ; les vieux poëtes s’en devraient faire l’application :

Hunc quoque, ubi aut morbo gravis, aut jam segnior annis
Deficit, abde domo, nec turpi ignosce senectæ.
Frigidus in Venerem senior, frustràque laborem
Ingratum trahit ; et si quando ad prælia ventum est,
Ut quondàm in stipulis magnus sine viribus ignis,
Incassum furit[4].


Les vieux poëtes, dis-je, devraient profiter de cette leçon, et ne pas vouloir monter sur le Parnasse lors même qu’ils sont devenus semblables à ce cheval dont Pline a parlé après Aristote : Generat mas ad annos triginta tres... Opunte et ad quadraginta durâsse tradunt adjutum modò in attollendâ priore parte corporis[5]. Ils obcurcissent par-là leur première gloire à l’exemple de notre Domitius Afer. Voyez ce qui sera dit de Jean Daurat dans son article. Il y en a qui consacrent à des poésies dévotes leurs Muses sur le retour : ce sont pour l’ordinaire des fruits insipides[6]. Je dis, pour l’ordinaire ; car sur toutes sortes de sujets on a de fort excellens ouvrages composés par des vieillards.

(C) Quintilien… s’était fort attaché à lui. ] À Charles Étienne, Lloyd et Hofman dans leurs dictionnaires, Glandorp à la page 306 de son Onomasticon, et plusieurs autres, remarquent que Quintilien nous apprend cette particularité au livre V : Confitetur senem Domitium sibi adolescentulo cultum ; mais ils disent tous qu’il ajoute que l’autorité que Domitius avait eue était fort diminuée : Sed priore autoritate multùm imminutâ. Je n’ai point trouvé cela dans cet endroit de Quintilien. Sufficiebant, dit-il [7], alioqui libri duo à Domitio Afro in hanc rem compositi, quem adolescentulus senem colui, ut non lecta mihi tantùm ea, sed pleraque ex ipso sint cognita. Il aurait fallu citer le chapitre XI du XIIe. livre de Quintilien. C’est là qu’on trouve la décadence de l’autorité de notre Domitius, et l’on y trouve comme la confirmation du précepte que l’auteur venait de donner touchant la retraite que les orateurs doivent faire quand l’âge ne leur permet plus de soutenir leur première gloire. Non quia prodesse unquàm satis sit, dit-il [8], et illâ mente, atque illâ facultate prædito non conveniat operis pulcherrimi quàm longissimum tempus ; sed qui docet hoc quoque prospicere, ne quid pejus quàm fecerit faciat. Neque enim scientiâ modo constat orator, quæ augetur annis, sed voce, laterum firmitate : quibus fractis aut imminutis ætate, seu valetudine, cavendum est, ne quid in oratore summo desideretur, ne intersistat fatigatus, ne quæ dicat parùm audiri sentiat, ne se queratur priorem. Vidi ego longè omnium, quos mihi cognoscere contigit, summum oratorem, Domitium Afrum valdè senem, quotidiè aliquid ex eâ, quam meruerat, autoritate perdentem, cùm agente illo, quem principem fuisse quondàm fori non erat dubium, alii (quod indignum videbatur) riderent, alii erubescerent ; quæ occasio illis fuit dicendi, malle cum deficere, quam desinere. Neque erant illa qualiacunque mala, sed minora. Quare, ut nunquàm in has ætatis veniat insidias, receptui canet, et in portum integrâ nave perveniet. Je ne marque point les grandes et capitales omissions de Moréri : on les peut assez connaître par la seule confrontation. Je marquerai seulement que sa citation de Suétone, et de Dion in Caligulà ne vaut rien : car outre que ce n’est pas la coutume de citer Dion autrement que par rapport à tel ou tel livre, et que ce n’est que son abréviateur Xiphilin qui est cité par rapport à tel ou tel empereur ; il n’est pas vrai que Suétone, ni dans la vie de Caligula, ni dans aucun livre qui nous reste de lui, parle de Domitius Afer. Ainsi, lorsque Scaliger avance dans ses notes sur la Chronique d’Eusèbe, que ce qui a été dit de cet orateur par saint Jérôme a été pris de Suétone, il faut nécessairement qu’il ait égard à des livres qui se sont perdus depuis la mort de ce père. M. Hofman nous donne deux Domitius Afer au lieu d’un, et tombe dans la mauvaise citation que l’on vient de censurer à M. Moréri.

(D) Le plaidoyer de ce prince. ] Caligula était si charmé de cette pièce, que lorsqu’un de ses affranchis qui avait fort contribué à l’apaiser, lui voulut faire des reproches touchant le procès intenté à Domitius, il lui répondit : Je ne devais pas supprimer un discours de cette importance. C’est autant que s’il avait dit : Quoi ! j’aurais travaillé inutilement à ce plaidoyer ? j’aurais mieux aimé renoncer aux louanges que ma rhétorique méritait, que d’exposer la vie de Domitius ? Il n’y a que trop de grands qui prendraient cela pour un grand désordre : ils croient que tout doit être sacrifié à leurs passions. Ceux qui ont dit que le cardinal de Lorraine aima mieux exposer le catholicisme à tous les dangers du colloque de Poissy que de se priver de la gloire d’y étaler son savoir et son éloquence[9], ne le connaissaient pas mal.

(E) Des circonstances curieuses. ] Domitius Afer adopta deux frères, qui furent nommés Domitius Tullus et Domitius Lucanus. Il fit ensuite confisquer les biens de leur père, et leur laissa les siens, malgré lui en quelque façon ; car il y a beaucoup d’apparence qu’une surprise de la mort l’empêcha de révoquer le testament qu’il avait fait à leur avantage. Domitius Lucanus, gendre de Curtius Mantia, se rendit odieux à son beau-père. Il eut une fille, en faveur de qui Mantia ne voulut faire son testament qu’à condition que Lucanus l’émanciperait ; mais quand elle eut été émancipée, Domitius Tullus l’adopta. Ce fut une collusion des deux frères. Ils vivaient en communauté de biens ; et ainsi, dès que la fille eut été remise sous la puissance paternelle par le moyen de l’adoption, Domitius Lucanus eut part à l’héritage de Mantia, quoique celui-ci eût pris bien des précautions pour l’en empêcher[10]. Domitius Tullus fut l’héritier de son frère, préférablement à la file qui leur était commune. Il avait fait espérer sa succession à bien des gens, et s’était procuré par-là toutes les caresses, tous les présens, toutes les assiduités empressées qu’on met en usage auprès des riches vieillards dont on brigue l’héritage ; mais il les trompa tous. La fille qu’il avait adoptée fut son héritière, et tous ses legs furent destinés à ses parens. Il se souvint surtout de sa femme, car il lui laissa beaucoup de bien. Elle s’était déshonorée en l’épousant, vu le pitoyable état où l’âge et les maladies l’avaient réduit. Il eût pu dégoûter en cet état une femme qui aurait été à lui dès le temps qu’il était jeune et vigoureux. À combien plus forte raison devait-il paraître désagréable à une épouse qui commençait son commerce par un si mauvais endroit ? Néanmoins cette femme supporta si constamment tous les dégoûts de sa condition, et soutint avec tant de charité la vie infirme et caduque de son mari, qu’elle se réhabilita envers le public. Ce pauvre homme était si perclus de tous ses membres, qu’il fallait que ses domestiques lui lavassent et lui curassent les dents ; et de là vint qu’il se plaignait d’être obligé chaque jour à lécher les doigts de ses esclaves. Cependant il n’avait aucune envie de mourir[11]. Les paroles de Pline, qui nous apprennent tout cela, et qui contiennent tant de caractères des mœurs, méritent d’être rapportées : Accepit (uxor) amœnissimas villas, accepit magnam pecuniam uxor optima et patientissima : ac tantò meliùs de viro merita, quantò magis est reprehensa, quòd nupsit. Nam mulier natalibus clara, moribus proba, ætate declivis, diù vidua, mater olim, parùm decorè sequuta matrimonium videbatur divitis senis ita perditi morbo, ut cesse tædio posset uxori, quam juvenis sanusque duxisset. Quippè omnibus membris extortus et fractus tantas opes solis oculis obibat : ac ne in lectulo quidem, nisi ab aliis movebatur. Quinetiam, fœdum miserandumque dictu, dentes lavandos, fricandosque præbebat. Auditum est frequenter ab ipso, quùm quereretur de contumeliis debilitatis suæ, se digitos servorum suorum quotidiè lingere. Vivebat tamen, et vivere volebat, sustentante maximè uxore, quæ culpam inchoati matrimonii in gloriam perseverantiâ verterat[12]. Les vertus de cette femme seraient sans doute plus admirables si elle eût prévu la longue durée des infirmités de l’homme qu’elle épousait. Mais enfin elle mérita d’être louée ; car si l’espérance d’acheter au prix de quelques dégoûts très-fâcheux, mais courts, un douaire très-ample, la trompa, elle ne fit point paraître par son dépit que sa condition lui déplût ; elle fit toujours son devoir de bonne grâce. Que de bons portraits dans cette lettre de Pline ! Que ce misérable perclus, qui craint la mort, représente vivement la faiblesse humaine ! défaut dont nous parlerons ailleurs[13], et qui en ce temps-là était beaucoup plus honteux qu’aujourd’hui ; car on prenait pour une action de courage la résolution de mettre soi même une fin à des maladies trop longues. Quel désordre, d’autre côté, que de voir un homme qui a une fille et des petits-fils, faire savoir qu’il cherche des héritiers hors de sa maison, et qu’on n’a qu’à faire le siége de son héritage dans les formes pour prendre la place ! Quel trafic sordide ! quelles ruses ! C’étaient de semblables gens qui trouvaient leur compte auprès de ceux qui briguaient des successions.

...... Dominus tamen et domini rex
Se vis tu fieri, nullus tibi parvulus aulâ
Luserit Æneas, nec filia dulcior illo,
Jucundum et carum sterilis facit uxor amicum[14].


Mais si cette avarice était lâche, celle des gens qu’elle dupa ne l’était pas moins. Ils eussent été moins blâmables s’ils eussent brigué la faveur d’un homme qui n’aurait point eu d’enfans, et s’ils n’eussent point crié contre Domitius Tullus après sa mort. On se moqua de leurs plaintes qui faisaient connaître leur honte ; on loua le défunt, et l’on jugea que sa conduite était bonne pour un siècle aussi corrompu que celui-là. Servons-nous encore du pinceau de Pline : Varii totâ civitate sermones : alii fictum, ingratum, immemorem, loquuntur, seque ipsos, dùm insectantur illum, turpissimis confessionibus produnt, qui de illo, uti de patre, avo, proavo, quasi orbi querantur : alii contrà hoc ipsum laudibus ferunt, quòd sit frustratus improbas spes hominum, quos sic decipere pro moribus temporum prudentia est[15].

  1. Dio Cassius, ad ann. 792, pag. 752.
  2. Horat. Epist. I, lib. I, vs. 7.
  3. Quid est quare apud Poetas fallacissimus Jupiter desierit liberos tollere ? Utrium sexagenarius factus est, et illi lex Papia fibulam imposuit ? Lactant., lib. I, cap. XVI. Capiti Papiæ Poppeæ legis a Tiberio Cæsare, quasi sexagenarii generare non possent, addito obrogavit. Sueton. in Claud., cap. XXIII, et ibi Commentatores.
  4. Virgil. Georg., lib. III, vs. 95.
  5. Plin., lib. VIII, cap. XLII.
  6. Voyez Baillet, Jug. sur les Poëtes, tom. III, pag. 246. Voyez aussi ce qu’il dit des écrits composés en vieillesse, tom. Ier. des Jugem. des Savans, pag. 389.
  7. Quintil. Instit., lib. V, cap. VII.
  8. Ibidem, lib. XII, cap. XI, initio.
  9. Voyez la remarque (D) de l’article de Charles de Lorraine.
  10. Fuit fratribus illis quasi fato datum ut divites fierent invitissimis à quibus facti essent. Plinii Epistola XVIII, lib. VIII, pag. 492.
  11. Ibidem, pag. 493.
  12. Plinius, Epist. XVIII, lib. VIII.
  13. Dans l’une des remarques de l’article de Mécénas.
  14. Juvenal., Sat. V, vs. 137.
  15. Plinii Epistola XVIII, lib. VIII.

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