Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Achilléa


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ACHILLÉA, île du Pont Euxin, que l’on a nommée aussi l’île des Héros, l’île Macaron[a], ou l’île des Bienheureux, Leuce, etc., était, selon quelques-uns, vis-à-vis du Borysthène, et, selon quelques autres, vis-à-vis du Danube. Le nom d’Achillea lui fut donné à cause que l’on y voyait le tombeau d’Achille[b], et qu’elle était consacrée à ce héros. Thétis ou Neptune la lui donnèrent[c], et il obtint les honneurs divins, temple, oracle, autel, sacrifices et ce qui s’ensuit. Quelques-uns parlent de cette île comme si elle avait été inhabitée, et s’il n’y avait eu aucune sûreté à vouloir y passer la nuit[d] ; c’est ce qui faisait que les gens qui y prenaient terre se rembarquaient vers le soir, après avoir vu les antiquités du lieu, le temple et les dons qui avaient été consacrés à Achille. Ce héros n’y était point seul, les âmes de plusieurs autres héros y avaient aussi leur demeure (A) ; et quant à lui, il fallait bien qu’il y fût en corps et en âme, puisqu’il y épousa Hélène et qu’il en eut un fils qui s’appela Euphorion, que Jupiter aima criminellement et sans succès, et qu’il tua d’un coup de foudre pour le punir de son refus [e]. D’autres disent qu’Achille y avait pour femme Iphigénie, que Diane y avait transportée, après lui avoir communiqué le don d’une immortelle jeunesse avec la nature divine[f]. D’autres enfin veulent que la femme qu’il épousa dans l’autre monde fût la fameuse Médée[g] ; mais la plus commune opinion lui donnait Hélène pour femme : c’est le sentiment que Philostrate et Pausanias ont suivi[h]. Le premier raconte que si les étrangers qui abordaient dans cette île ne pouvaient point faire voile le jour même, il fallait qu’ils passassent la nuit dans leurs vaisseaux, où Achille et Hélène les venaient voir, buvaient avec eux et chantaient non-seulement leurs amours, mais aussi les vers d’Homère[i]. Il ajoute qu’Achille cultivait alors avec d’autant plus de soin le talent de la poésie dont Calliope l’avait gratifié (B), qu’il n’en était point détourné par des occupations belliqueuses. Il ajoute encore que ceux qui passaient auprès de ce rivage entendaient une musique qui leur donnait une admiration mêlée d’horreur, et qu’ils entendaient aussi un bruit de chevaux, un cliquetis d’armes et des cris comme à la guerre. Maxime de Tyr et Arrien ne disent pas des choses moins surprenantes (C). Il ne faut point douter que ce ne fût là qu’Achille fit le miracle dont Tertullien a parlé (D). Il en fit bien d’autres, dont celui qu’il exploita contre l’impiété des Amazones (E), qui voulaient piller son temple, ne fut pas le moins éclatant. Celui qui concerne le vol des oiseaux (F) a été mal rapporté par M. Moréri, qui d’ailleurs nous fait un article à part d’une fontaine Achillée (G), dans laquelle Achille s’était lavé, et qui avait une propriété merveilleuse. Achille n’était pas le seul qui fît des miracles dans l’île de Leuce ; Hélène sa femme s’en mêlait aussi[j], comme nous le dirons dans l’article de Stesichore [* 1]. L’abondance est ici plus nuisible que la disette (H).

  1. * Cet article n’a jamais existé.
  1. Plinii Hist. Natur., lib. IV, cap. XII et XIII. Pausan, lib. III, pag. 102.
  2. Mela, lib. II, cap. VII. Scylax, p. 28.
  3. Autor Peripli Ponti Euxini ab Is. Vossio editus ; Quintus Calaber, sub fin. lib. III.
  4. Amm. Marcell. lib. XXII, cap. VIII. vous trouverez ses paroles dans la remarque (A).
  5. Ptol. Hephæst. apud Photium, p. 480.
  6. Anton. Liberalis, cap. XXVII.
  7. Tzetzes in Lycophr. schol. Apollon. lib. IV.
  8. Pausanias, lib. III, pag. 102.
  9. Philostrat. in Heroïc.
  10. Voyez la remarque (D).

(A) Les âmes de plusieurs autres héros y avaient aussi leur demeure. [1]. ] C’est ce qui paraît par un passage de Pausanias, où il raconte que Léonyme, général des Crotoniates, étant allé à l’île de Leuce pour y apprendre le remède qui le guérirait d’une blessure, rapporta qu’il y avait vu Achille, les deux Ajax, Patrocle, Antilochus, etc.[2]. Je m’étonne qu’Ammien Marcellin oublie cela dans l’endroit où il rapporte que cette île était un lieu dangereux. In hâc Tauricâ, dit-il[3], insula Leuce sine habitatoribus ullis Achilli est dedicata ; in quam si fuerint quidam fortè dilati, visis antiquitatis vestigiis temploque et donariis eidem heroi consecratis, vesperi repetunt naves, aiunt enim non sine discrimine vitæ illìc quemquam pernoctare. Peut-être aussi ignorait-il cette particularité.

(B) Le talent de la poésie, dont Calliope l’avait gratifié. ] Il y a des gens qui veulent que quand Plutarque rapporte que Minerve, la déesse des sciences, coula des gouttes de nectar et d’ambroisie à Achille, qui ne voulait rien manger, il nous insinue que ce héros avait une science universelle. Ἡ Ἀθηνᾶ τῷ Ἀχιλλεῖ νέκταρός τι καὶ ἀμβροσίας ἐνέςαξε μὴ προσιεμένῳ τροϕήν[4]. Minerva Achillem nutrimentum respuentem nectare el ambrosiâ instillatis aluit. C’est une des autorités employées par Lorenzo Crasso[5] pour prouver qu’Achille doit tenir rang parmi les poëtes grecs. Dans le langage des pointes, ce serait de la science infuse, ou bien il n’y en aurait jamais eu. Mais, quoi qu’il en soit, les paroles de Plutarque ne servent de rien à prouver ce que Lorenzo Crasso en infère ; il s’agit là d’une véritable nourriture du corps, comme il paraît par le XIXe. livre de l’Iliade d’où elles ont été prises. Homère nous conte que Jupiter s’étant aperçu qu’Achille, après la mort de Patrocle, ne voulait ni manger ni boire, dit à Minerve de lui infuser du nectar et de l’ambroisie dans le corps, afin qu’il ne mourût pasde faim.

Οἱ νέκταρ τε καὶ ἀμβροσίην ἐρατείνην.
Στἀξον ἐνὶ ςήθεσσ᾽ ἱνα μὴ μιν λιμός ἵκηται.

Ei nectarque et ambrosiam amabilem
Instilla in pectora, ut ne ipsum fames occupet[6].

C’est à Philostrate qu’il faut recourir pour prouver que ce Héros a été poëte[7]. C’est un témoin qui parle fort clairement là-dessus.

(C) Maxime de Tyr et Arrien ne disent pas des choses moins surprenantes. ] Celui-là dit qu’Achille demeurait dans une île proche du Pont-Euxin, à l’opposite du Danube, et qu’il y avait des temples et des autels ; qu’on aurait eu bien de la peine à y descendre avant que d’avoir offert des sacrifices ; que l’équipage des vaisseaux avait souvent vu Achille sous la figure d’un jeune blondin qui, avec ses armes d’or, dansait une danse guerrière : quelques-uns l’entendaient chanter sans le voir ; d’autres le voyaient et l’entendaient tout ensemble. Il arriva que quelqu’un s’étant endormi sans y penser dans cette île, fut éveillé par Achille, et conduit dans une tente où on lui donna à souper. Patrocle versait à boire, et Achille jouait de la lyre : Thétis et les autres Dieux étaient présens[8]. Arrien avait ouï dire, et le croyait, que ceux qui étaient jetés sur cette île par quelque tempête, allaient consulter l’oracle d’Achille pour savoir s’il leur était expédient de lui immoler la victime qu’ils choisiraient eux-mêmes au pâturage ; qu’en même temps ils consignaient sur l’autel le prix qu’elle leur semblait valoir ; que si l’oracle rejetait leur proposition, ils ajoutaient quelque chose à ce prix jusqu’à ce qu’ils pussent connaître, par son acquiescement, qu’ils avaient atteint la juste valeur ; que cela fait, la victime se présentait d’elle-même au temple, et ne s’enfuyait plus ; qu’Achille apparaissait en songe à ceux qui s’approchaient de l’île, et leur montra le lieu qui était le plus commode pour l’abordage ; qu’il se montrait aussi quelquefois à ceux qui veillaient, etc.[9]. Arrien trouvait cela digne de foi, entre autres raisons, parce qu’Achille était mort jeune, et qu’il avait été extrêmement beau, et si constant en amour et en amitié, qu’il voulut même mourir pour l’objet de ses amours, ὡς καὶ ἐπαποθανεὶν ἐπαποθανεῖν ἑλέσθαι τοῖς παιδικοῖς. L’équivoque de ce dernier mot, et la moindre réflexion sur le péril où il s’exposa afin de venger la mort de Patrocle, suffiront à bien des gens pour mettre Arrien parmi ceux qui disent que la passion de ces deux personnes passait l’amitié[10]. Voyez la remarque (P) de l’article Achille, et ci-dessous[11] l’une des merveilles qu’Arrien a débitées. C’est celle de ces oiseaux qui balayaient chaque jour le temple de l’île d’Achilléa.

(D) Le miracle dont Tertullien a parlé. ] Tertullien, comme le remarque M. Moréri, nous apprend qu’Achille guérit en songe un athlète nommé Cléonyme[12] : c’est-à-dire, très-apparemment, que Cléonynie crut voir en songe Achille qui lui enseignait le remède nécessaire. Tertullien se sert de ce fait et de plusieurs autres semblables contre les épicuriens qui ne voulaient reconnaître rien de surnaturel dans les songes. Cette aventure n’est guère connue ; car on n’en trouve rien dans un grand nombre d’auteurs qui ont amplement parlé d’Achille. Pamélius, dans son commentaire sur Tertullien, ne fait que nous renvoyer à Homère, qui, autant qu’il m’en peut souvenir, ne parle point de ce songe. Un passage cité par Léon d’Allazzi[13] donne quelque jour à ce fait : il porte que Léonyme, général de ceux de Crotone dans la guerre contre ceux de Locres, fut blessé sans savoir par qui, en attaquant une partie des troupes ennemies qui ne se retranchait jamais, parce qu’on la consacrait aux héros, dont on croyait que la protection lui devait suffire ; que ce général ne pouvant guérir consulta l’oracle de Delphes, qui lui apprit qu’Achille qui l’avait blessé le guérirait aussi ; que sur cela, il fut à l’île de Leuce faire ses prières ; qu’il vit en dormant quelques héros ; qu’Achille fut celui qui le guérit ; que les autres lui ordonnèrent de faire savoir aux hommes certaines choses ; et qu’Hélène en particulier le chargea de dire à Stésichorus, qui était devenu aveugle pour avoir écrit contre elle, qu’il se rétractât s’il voulait recouvrer la vue. Il est clair que cette histoire et celle que Pausanias[14] et Conon[15] racontent sont la même quant au fond : mais, dans Pausanias, c’est Ajax, fils d’Oïléus, qui blessa Léonyme et qui le guérit. Dans Conon, ce n’est point Léonyme qui fut blessé et guéri par cet Ajax, mais Autoléon. Il y a quelques autres diversités que je ne remarque point, me contentant de conjecturer que le Cléonyme de Tertullien est venu de ce Léonyme. Au reste, l’auteur cité par Léon d’Allazzi[16] dit une chose que je ne dois pas oublier : c’est qu’Homère gardant des brebis auprès du tombeau d’Achille, obtint par ses offrandes et par ses supplications, que ce héros se montrât à lui ; mais il se fit voir environné de tant de lumière, qu’Homère n’en put soutenir l’éclat. Il fut non-seulement ébloui de cette vue, mais aussi aveuglé.

(E) Celui qu’il exploita contre l’impiété des Amazones. ] Qu’il me soit permis de conter le fait selon la version de Vigénère : elle a ses grâces et ses agrémens, quoique en vieux gaulois. Voici donc comment parle cet auteur, après avoir dit que les Amazones firent faire des vaisseaux pour aller piller le temple d’Achille. Estant abordées en l’isle, dit-il[17], la première chose qu’elles firent fut de commander à ces estrangers de l’Hellesponte d’aller coupper tous les arbres plantez en rond aultour du temple : mais les coignées se venans rembarrer contr’eux mesmes les exterminèrent là sur la place, et tombèrent tous roiddes morts au pied des arbres. Et là-dessus les Amazones s’estans espandues à l’entour du temple, se mirent à vouloir presser leurs montures ; mais Achille les ayant regardées félonneusement et d’un mauvais œil, de la mesme sorte que quand devant Ilion il s’alla ruer sur le Scamandre, donna un tel espouvante à leurs chevaux, que ceste frayeur se retrouva assez plus forte que la bridde, si que se cabrans ils rebondirent en arrière, estimans que ce qu’ils portoient sur leur dos fust une charge extraordinaire et estrange ; et à guise de bestes sauvages se retournèrent contre leurs cavalcatrices, les jettans par terre et foullans aux pieds, les creins hérissez de la furie où ils estoient et les oreilles dressées encontremont, ainsi que de cruels lyons les desmembroient à belles dents et leur dévoroient bras et jambes, faisans un fort piteux carnage de leurs entrailles. Après donques qu’ils se furent saoullez de cette chair, ils se prindrent à bondir et à galopper à travers l’isle, pleins de rage et forcenerie, et les babines teintes de sang, tant qu’ils parvindrenl au hault d’un cap, d’où descouvrans la marine applanie en bas, et cuiddans que ce fust une belle large campaigne, ils s’y jettèrent à corps perdu et ainsi périrent. Quant aux vaisseaux des Amazones, un impétueux tourbillon de vents estant venu donner à travers, d’aultant mesmes qu’ils estoient vuiddes et destituez de tout appareil pour les gouverner, ils venoient à se froisser l’un contre l’autre, ny plus ny moins qu’en quelque grosse rencontre navalle, dont ils se brisoient et mettoient à fonds, spécialement ceux qui estoient investis et choquez en flanc de droit fil par les esperons et proues des autres, comme il advient ordinairement en des vaisseaux desgarnis de leurs conducteurs, de manière que le bris de ce naufrage se venant rencontrer vers le temple où il y avoit force personnes à demy-mortes respirantes encore, et plusieurs membres horriblement dispersez cà et là avec la chair que les chevaux inaccoutumez à telle pasture avaient rejettée, ce lieu sainct devoit estre bien prophané : mais Achilles l’eut bientost purgé, réconcilié et expié comme il estoit aisé à faire en une isle de si peu d’estenduë où les flots battoient de toutes parts à l’environ, si qu’Achilles y ayant attiré le sommet des ondes, tout fut lavé et nettoyé en moins de rien.

(F) Celui qui concerne le vol des oiseaux. ] Ce que Moréri fait dire à Pline, qu’on n’y voit point voler d’oiseau, est mal rapporté. Voici les paroles de Pline : Perdices non transvolant Bœotiæ fines in Atticâ, nec ulla avis in Ponti insulâ quâ sepultus est Achilles, sacratani ei œdem[18]. C’est-à-dire, les perdrix ne volent pas au delà des frontières de la Béotie dans l’Attique, ni aucun oiseau ne vole au delà du temple d’Achille, qui est dans une île du Pont-Euxin. M. de Saumaise prétend qu’il faut entendre par ces paroles qu’aucun oiseau n’élevait jamais son vol au-dessus de ce temple ; et il prouve, par un passage d’Antigonus Carystius, qu’on débitait cela anciennement[19]. Et comme d’ailleurs il prouve, par un passage formel d’Arrien, que les oiseaux, entraient dans ce temple tous les matins, afin d’y faire tomber l’eau dont ils s’étaient mouillé les ailes, et afin de balayer ensuite le temple avec leurs ailes[20], il insulte Solin, pour avoir dit qu’aucun oiseau n’entre dans le temple d’Achille, et que s’il arrive à quelqu’un de s’en approcher, il s’en éloigne au plus vite tout aussitôt. M. de Saumaise veut que Solin n’ait rien qu’il n’ait emprunté de Pline, et que celui-ci ait dit la même chose qu’Antigonus Carystius ; mais il est plus vraisemblable que Pline n’a point eu en vue la pensée d’Antigonus Carystius, et que Solin avait lu ce fait ailleurs revêtu de circonstances plus particulières que celles de Pline. Car quelle négligence ne serait-ce point à ce dernier, si, pour nous faire connaître que les oiseaux ne volaient jamais au-dessus d’un temple, il s’était servi d’une expression qui signifie qu’ils ne volaient jamais au delà ? Ces deux choses sont si peu la même, qu’il n’y a rien de plus aisé que de ne passer jamais par-dessus une maison, et néanmoins de la laisser derrière soi. Il n’est pas plus difficile de s’élever en volant jusqu’au-dessus d’une maison, sans passer plus outre. De plus, les anciens aimaient si fort à diversifier les miracles, qu’il n’est guère apparent, après ce qu’on débitait dès le temps d’Antigonus Carystius, qu’on ait attendu jusqu’à Solin à débiter que les oiseaux s’enfuyaient à la vue du temple d’Achille. Quoi qu’il en soit, on ne pourrait pas prouver, par Pline contre Solin, que les oiseaux y entrassent ; et, en tout cas, M. Moréri fera dire à Pline plus qu’il n’a dit, et se sera laissé tromper par ces paroles de Charles Étienne dans les deux éditions ci dessus cotées[21], Achillis insulam nulla avis transvolat. Plin. 10. 29. 10. Mais il prendra sa revanche avec usure sur M. Hofman, qui attribue la même chose à Strabon aussi. C’est sans doute pour avoir vu que M. Moréri citait Strabon immédiatement après Pline, et pour n’avoir pas pris garde que cette citation de Strabon, avec celle de Pomponius Mela, qui la suit, se rapporte à d’autres choses contenues dans l’article. Nullam hìc avem volare, (dit-il) Plin. l. 10. c. 19. habet et Strabo, l. 13[22]

(G) Un article à part d’une fontaine Achillée. ] Cet article m’avait paru d’abord un sujet à critiquer : il me semblait que cette fontaine ne s’appelait pas ainsi en nom propre substantif ou substantifié ; mais, en épithète ou en nom adjectif, commun à toutes les choses qui appartiennent à Achille. En un mot, fons Achilleus, et fontaine d’Achille, me semblaient la même chose. Or, comme il serait ridicule de faire un article de Jacobée pour cette fontaine de Jacob dont il est parlé au chapitre IV de saint Jean [23], laquelle un traducteur latin pourrait appeler, s’il voulait, fontem Jacobœum, il me semblait aussi qu’on n’en devait pas faire un de l’épithète d’Achilleus, dont Freinshemius se sert en parlant de la fontaine d’Achille. Mais, après avoir consulté Athénée[24], j’ai trouvé que cette critique serait douteuse, parce qu’il m’a paru qu’on peut mettre en contestation si cette fontaine s’appelait Ἀχίλλειον substantivement ou adjectivement, et si elle ne peut pas entrer en son ordre alphabétique avec autant de raison que les îles d’Achilléa. Elle y entre dans le Trésor géographique d’Ortélius [25], sous le mot Achillœum, et puis sous le mot Achillius fons ; ce qui, en tout cas, vaut mieux que l’Achillea, fons Mileti, de M. Hofman.

Je n’examine point si Freinshemius a bien expliqué le passage d’Athénée qui regarde les singularités de cette fontaine[26]. Je me contente de dire qu’au moins on devait citer Athénée comme Freinshemius l’a cité, c’est-à-dire au VIe. chapitre, et non au IIe. du IIe. livre. M. Hofman cite comme M. Moréri, et ils avaient été précédés en cela par Ortélius. C’est peu de chose si on le compare avec l’erreur de nous donner Aristobule, fils de Cassander, au lieu d’Aristobule natif de Cassandrie. C’est ce que fait M. Moréri.

On ne saurait trop se plaindre de la négligence de ceux qui font des additions aux dictionnaires ; car bien souvent ils y cousent des choses qui sont contraires à celles qui y sont déjà ; et, en général, ils oublient d’accommoder de telle sorte l’addition au fond sur quoi ils la posent, qu’il n’en résulte point de dissonance :

Primo ne medium, medio ne discrepet imum[27].


Par exemple, ceux qui ont augmenté le dictionnaire de Charles Étienne, n’ont point fait difficulté d’y fourrer, sous le mot Achillea, ces paroles d’Ortélius toutes crues et sans le moindre changement : Video à Nebrissensi Caceariam, et à Carolo Stephano Cacariam in suis dictionariis poni, sed pro Ponti insulâ, quam dicunt apud Melam Collisaria dici, ex depravatâ fortè lectione, etc : ce qui fait un sens assez singulier ; car c’est faire parler Charles Étienne de son propre dictionnaire dans le dictionnaire même, comme si c’était un autre ouvrage qu’il citât : et encore paraît-il incertain en se citant de ce qu’il avait avancé sans nulle marque d’incertitude dans l’endroit qu’il cite.

(H) L’abondance est ici plus nuisible que la disette. ] Si l’on rencontre dans cet ouvrage le récit de plusieurs prodiges et de plusieurs traditions miraculeuses, ce ne sera pas un signe que je veuille les faire passer pour véritables ; je ne crains point les délateurs de ce côté-là : si c’était mon intention, je n’en rapporterais que très-peu. Je sais bien qu’en ces sortes de matières, la crédulité est la source de la multiplication, et qu’il n’y a point de meilleure pépinière que celle-là[28] ; mais enfin, on en abuse avec tant d’excès, qu’on guérit tous ceux qui ne sont pas incurables. La crédulité est une mère que sa propre fécondité étouffe tôt ou tard dans les esprits qui se servent de leur raison. Il aurait été de l’intérêt des païens qui ont voulu déifier leurs héros, de ne leur attribuer que peu de miracles : la maxime πλέον ἥμισυ παντὸς, dimidium plus toto, et cette autre, ne quid nimis, étaient ici de saison. Ceux qui ont tant multiplié les saints suaires, les images de la sainte Vierge faites par saint Luc, les cheveux de la même sainte, les chefs de saint Jean-Baptiste, les morceaux de la vraie croix, et cent autres choses de cette nature, devaient aussi songer à ces deux maximes ; car, à force de redoubler la dose, ils ont énervé leur venin, et ont fourni tout à la fois le poison et l’antidote : ipsa sibi obstat magnitudo[29]. Achille, dans l’île de Leuce, a eu la même destinée qu’en allant à Troie : les mêmes miracles qui ont pu tromper les lecteurs, les ont pu détromper ; comme la même lance dont il avait blessé Télèphe, lui fournit l’emplâtre qui guérit parfaitement la blessure.

Vulnus in herculeo quæ quondam fecerat hoste,
Vulneris auxilium Pelias hasta tulit[30].
Nysus et Æmoniâ juvenis quâ cuspide vulnus
Senserat, hac ipsâ cuspide sensit opem[31].


Mais je ne songe pas que le nombre de ceux qui se désabusent par la multiplication des prodiges est si petit, en comparaison de ceux qui ne se désabusent pas, que ce n’est pas la peine de changer son train et de prendre pour son étoile polaire, en faisant voguer la flotte de ses marchandises [32], les deux maximes que j’ai rapportées. Nous verrons dans la remarque (Q) de l’article de Pyrrhus, roi d’Épire, une fausseté de Camerarius touchant un prétendu miracle de notre Achille.

  1. Dionys. Perieget.
  2. Pausan. lib. III, pag. 102.
  3. Amm. Marcell. lib. XXII, cap. VIII.
  4. Plutarch. de Facie in orbe Lunæ, pag. 938. edit. Paris. anno 1624.
  5. Istoria de Poeti Greci, pag. 6, où il rapporte la version latine de Plutarque comme s’il y avait aluit, et non alluit. Aluit est pour le moins aussi bon.
  6. Homer. Iliad. lib. XIX, vs. 347.
  7. Philostr. Heroïc. in Achille, fol. 319 ; et in Neoptol. fol. 338.
  8. Maximus Tyrius, Oratione XXVII.
  9. Arrian. in Periplo Ponti Euxini.
  10. Quelques savans ont pensé qu’Arrien fait l’éloge d’Adonis, sous le nom d’Achille, afin de faire sa cour à l’empereur Adrien. Voyez Casaubon, in Spartianum, Vit. Hadriani, cap. XIV ; et Tristan, Comment. historiq. tom. I, dans Hadrien.
  11. Dans la remarque (F).
  12. Tertull. Lib. de Animâ, cap. XLVI.
  13. Allatius, de Patriâ Homeri, pag. 145.
  14. Pausan. lib. III, pag. 102.
  15. Phot. Biblioth. codice 186, narrat. 18. Voyez Mériziac, sur les Epîtres d’Ovide, pag. 332, où il relève quelques bévues faites par Vigénère sur le passage de Pausanias.
  16. Il se nomme Hermias : le passage que Léon d’Allazi en rapporte est tiré d’un Commentaire in Phædrum Platonis, non imprimé.
  17. Philostrate dans le Néoptolème de la traduc. de Vigénère, tom. II, fol. 341 de l’édition in-4.
  18. Plinii Hist. Nat. lib. X, cap. XXIX.
  19. Salmas. Exercit. Plinian. in Solin. cap. XIX, pag. 215.
  20. In Periplo Ponti Euxini. Philostrate a dit à peu près la même chose. En celle isle, (selon la traduction de Vigénère, tom. II, folio 337, verso de l’édition in-4.), il y a certaine engeance d’oiseaux tous blancs, mais aquatiques et sentans leur marine, dont Achille se sert à nestoyer son sacré bosquet, le ballians de l’éventement de leurs aisles, et l’arrousans de leur pennage mouillé d’eau de mer ; car ils volletent pour cest effect un bien peu soubslevez de terre.
  21. Dans la remarque (L) de l’article Achille, vers le milieu.
  22. Hofman. Voce Achillea.
  23. Ceux qui traduisent, il y avait là une fontaine de Jacob, feraient mieux de dire, la fontaine de Jacob était là ; ou, comme le Port-Royal, il y avait là un puits qu’on appelait la fontaine de Jacob.
  24. Ἐν Μιλήτῳ κρήνην εἶναι Ἀχίλλειον καλουμένην. Athenæus, lib. II, cap. VI,
  25. Edit. Hanov. ann. 1611, in-4.
  26. Freinshem. Supplem. in Q. Curt. 2, 7, 24.
  27. Horat. de Arte poët. vs. 152.
  28. Prodigia eo anno multa nunciata sunt, quæ quo magis credebant simplices ac religiosi homines, eo etiam plura nunciabantur. T. Livius, lib. XXXIV, cap. 45.
  29. Florus, in Proœm.
  30. Ovid. Remed. Amor., vs. 47.
  31. Propert. lib. II, Eleg. I, vs. 64.
  32. Quartier pour la dureté, ou, si l’on veut, le galimathias de cette figure.

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