Dictionnaire historique, critique et bibliographique/Nlle éd., 1821/KANT


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KANT (Emmanuel), Philosophe prussien, naquit en Poméranie en 1724. Il descendait d’une famille écossaise, et son père exerçait l’état de sellier. Kant reçut la première instruction dans une école de charité de sa paroisse, et suivit ses études, en 1740 dans l’université de Kœnigsberg. Il y fit des progrès, devint répétiteur dans les écoles de l’université, et ensuite précepteur des enfans d’un ecclésiastique. Il quitta cet emploi pour donner des leçons particulières : enfin, nommé professeur de philosophie, il établit alors une école dont la doctrine a de nos jours beaucoup de partisans en Allemagne. Les premiers ouvrages qu’il publia furent : I. Pensées sur la véritable évaluation des forces vitales, Kœnigsberg, 1748. II. Histoire naturelle de l’univers, ibid., 1755, in-8o. III. Théorie du ciel d’après les principes de Newton, ibid. in-8o. Il établit dans cette théorie des conjectures et une hypothèse sur des corps célestes qui devaient exister au-delà de Saturne (Herschell n’ayant découvert Uranus que 26 ans après.) IV. Traité des premiers éléments des connaissances humaines, ibid., 1762 ; (en latin). V. Essai de la manière dont on pourrait introduire dans la philosophie l’idée des grandeurs négatives, ibid., id. Quoique les ouvrages que nous venons d’indiquer aient commencé à établir sa réputation, ceux qui attirèrent sur lui toute l’attention du public, furent les suivans : VI. Unique base possible à une démonstration de l’existence de Dieu, Kœnigsberg, 1464. C’est de 1764 à 1781 qu’il prépara dans le monde philosophique cette révolution, qui eut lieu par la publication de son livre intitulé : VII. Critique de la raison pure, Kœnigsberg ; 1781, reproduit en 1803, sous le titre de Traité préparatoire pour chaque métaphysique qui désormais pourra paraître comme science. Tous les ouvrages qui concernent la philosophie critique ont été mis en latin par T. G. Born, Leipsig, 1796-98, 4 vol. in-4o. M. Ch. Villers a traduit en français la Philosophie de Kant ; Metz ; 1801, 2.vol., in-8o. Nous ne citerons pas les autres ouvrages de ce philosophe, comme sa Métaphysique des mœurs, etc., tous calqués sur la même doctrine, et qui tous furent censurés par plusieurs savans et par les journaux de l’Allemagne. Sa doctrine se répandit dans toute l’Allemagne, et Schelling et, Fitche cherchèrent à l’étendre et à l’éclaircir. On la prêche dans quelques églises de Kœnigsberg sous le nom de Christianisme national. « Kant, dit un écrivain ecclésiastique, se perd dans des abstractions et dans une idéologie vague et obscure. Les uns l’admirent, les autres se plaignent qu’il ait détruit la religion en voulant l’expliquer ; que sa raison pure, et sa raison critique ne soient, autre chose que le déisme pur ; que l’auteur, en ne voulant considérer le christianisme que comme une religion purement éthique ; ou morale ; annonce assez qu’il n’en reconnaît pas les mystères ; qu’il fasse de Jésus-Christ un idéal, qu’il ne faille dans ce système ni prières, ni sacrifices, ni cérémonies, etc. Au surplus, toute cette théorie est si embarrassée, que ses disciples se sont disputés pour savoir quelle était la doctrine du maître. Schelling et Fitche prétendent l’avoir perfectionnée ; Kant n’avait fait que les mettre sur la voie ; il se flattent de s’être élevés plus haut. Ils ont chacun leur école, et ou dispute aussi pour savoir ce qu’ils ont pensé, tant ils ont mis de prix à être entendus. Cependant cette doctrine hiéroglyphique a été adoptée dans plusieurs universités de l’Allemagne, et on a beaucoup écrit pour et contre. Il ne semble pas que ces progrès du kantisme aient contribué à fortifier la religion en Allemagne ; la vogue de la raison pure parmi les professeurs et parmi leurs élèves a secondé, au contraire, la propagation de l’esprit, d’incrédulité. » Cette opinion sur la doctrine de Kant n’est pas dépourvue de partialité. Il suffit, pour le prouver, de dire qu’elle est d’un écrivain éminemment catholique. On sait depuis long-temps combien cette classe de critiques est intolérante pour tout ce qui porte le nom de philosophie. On trouve dans l’ouvrage de Mme de Staël, intitulé : de l’Allemagne, une ingénieuse analyse de la doctrine de Kant. Nous en emprunterons quelques traits. Kant a vécu, dit cette femme célèbre, jusque dans un âge très-avancé, et jamais il n’est sorti de Kœnigsberg ; c’est là qu’au milieu des glaces du nord, il a passé sa vie entière à méditer sur les lois de l’intelligence humaine. Une ardeur, infatigable pour l’étude, lui a fait acquérir des connaissances sans nombre. Les sciences, les langues, la littérature, tout lui était familier, et, sans rechercher la gloire dont il n’a joui que très-tard, n’entendant que dans sa vieillesse le bruit de sa renommée, il s’est contenté du plaisir silencieux de la réflexion. Solitaire, il contemplait son ame avec recueillement ; l’examen de la pensée lui prêtait de nouvelles forces à l’appui de la vertu, et, quoi qu’il ne se mêlât jamais avec les passions ardentes des hommes, il a su forger des armes pour ceux qui seraient appelés à les combattre. On n’a guères d’exemple que chez les Grecs d’une vie aussi rigoureusement, philosophique, et déjà cette vie répond de la bonne foi de l’écrivain. À cette bonne foi la plus pure, il faut encore ajouter un esprit fin et juste qui servait de censeur au génie, quand il se laissait emporter trop loin. C’en est assez, ce me semble, pour qu’on doive juger au moins impartialement les travaux persévérans d’un tel homme. Kant publia d’abord divers écrits sur les sciences physiques, et il montra dans ce genre d’étude une telle sagacité que c’est lui qui prévit le premier l’existence de la planète d’Uranus : Herschel, lui-même, après l’avoir découverte, a reconnu que c’était Kant qui l’avait annoncée. Son traité sur la nature de l’entendement humain, intitulé, Critique de la raison pure, parut il y a près de trente ans, et cet ouvrage fut quelque temps inconnu ; mais lorsqu’enfin on découvrit les trésors d’idées qu’il renferme, il produisit une telle sensation en Allemagne, que presque tout ce qui s’est fait, depuis lors, en littérature comme en philosophie, vient de l’impulsion donnée par cet ouvrage. À ce traité.sur l’entendement humain, succéda la Critique de la raison pratique, qui portait sur la morale, et la Critique du jugement, qui avait la nature du beau pour objet ; la même théorie sert de base à ces trois traités qui embrassent les lois de l’intelligence, les principes de la vertu et la contemplation des beautés de la nature et des arts… … À l’époque où parut la Critique de la raison pure, il n’existait que deux systèmes sur l’entendement humain parmi les penseurs ; l’un, celui de Locke, attribuait toutes nos idées à nos sensations ; l’autre, celui de Descartes et de Leibnitz, s’attachait à démontrer la spiritualité et l’activité de l’ame, le libre arbitre, enfin toute la doctrine idéaliste ; mais ces deux philosophes appuyaient leur doctrine sur des preuves purement spéculatives…… La réflexion errait dans cette incertitude immense, lorsque Kant essaya de tracer les limites des deux empires, des sens et de l’ame, de la nature extérieure et de la nature intellectuelle : La puissance de méditation et la sagesse avec laquelle il marqua ces limites n’avoient peut-être point eu d’exemple avant lui ; il ne s’égara point dans de nouveaux systèmes sur la création de l’Univers ; il reconnut les bornes que les mystères éternels opposent a l’esprit humain ; et, ce qui sera nouveau peut-être pour ceux qui n’ont fait qu’entendre parler de Kant, c’est qu’il n’y a point eu de philosophe plus opposé, sous plusieurs rapports, à la métaphysique ; il ne s’est rendu si profond dans cette science, que pour employer les moyens mêmes qu’elle donne, à démontrer son insuffisance. On dirait que, nouveau Curtius, il s’est jeté dans le gouffre de l’abstraction pour le combler. Locke avait combattu victorieusement la doctrine des idées innées dans l’homme, parce qu’il a toujours représenté les idées, comme faisant partie des connaissances expérimentales. L’examen de la raison pure, c’est-à-dire, des facultés primitives, dont l’intelligence se compose, ne fixa pas son attention. Leibnitz prononça cet axiome sublime : « Il n’y a rien dans l’intelligence, qui ne vienne par les sens, si ce n’est l’intelligence elle-même. » Kant a reconnu, de même que Locke qu’il n’y avait point d’idées innées, mais il s’est proposé de pénétrer dans le sens de l’axiome de Leibnitz, en examinant quelles sont les lois et les sentimens qui constituent l’essence de l’ame indépendamment de toute expérience humaine. La critique de la raison pure s’attache à montrer en quoi consistent ces lois, et quels sont les objets sur lesquels elles peuvent s’exercer. Le scepticisme, auquel le matérialisme conduit presque toujours, était porté si loin que Hume avait fini par ébranler la base du raisonnement même en cherchant des argumens contre l’axiome qu’il n’y a point d’effet sans cause, et telle est l’instabilité de la nature humaine quand on ne place pas au centre de l’ame le principe de toute conviction ; que l’incrédulité, qui commence par attaquer l’existence du monde moral, arrive à défaire aussi le monde matériel dont elle s’était d’abord servie pour renverser l’autre. Kant voulait savoir si la certitude absolue était possible à l’esprit humain, et il ne la trouva que dans les notions nécessaires, c’est-à-dire, dans toutes les lois de notre entendement, qui sont de nature à ce que nous ne puissions rien concevoir autrement que ces lois ne nous le représentent… Quelques mots de la doctrine de Kant ayant été mal interprétés, on a prétendu qu’il croyait aux connaissances à priori ; c’est-à-dire, à celles qui seraient gravées dans notre esprit avant que nous les eussions apprises. D’autres philosophes candeur dans cet aveu. Un si petit nombre d’esprits sont en état de comprendre de tels raisonnemens, et ceux qui en sont capables ont une telle tendance à se combattre les uns les autres, que c’est rendre un grand service à la foi religieuse, que de bannir la métaphysique de toutes les questions qui tiennent à l’existence de Dieu, au libre arbitre, à l’origine du bien et du mal. » Kant mourut presque octogénaire le 12 février 1804. Le caractère de Kant était assez conforme à ses opinions métaphysiques : il avait souvent le même vague dans son esprit que l’on trouve dans sa doctrine ; et ce vague partant de l’extrême flexibilité de ses fibres, il ne serait pas étonnant que cette flexibilité eût influé et sur l’une et sur l’autre. Le moindre bruit qu’il entendait, interrompait ses études de la journée, et lui faisait perdre le fil de ses discours. Il avait une voix extrêmement faible, et on ne l’entendait que de très-près ; dans ses cours et dans ses leçons, ceux qui écrivaient, formaient la ligne la plus proche. Il avait l’habitude de fixer ses regards sur celui d’entre eux qui était assis précisément vis-à-vis de lui. On raconte à ce sujet que, si la même personne qu’il avait vue pendant quelque temps à cette place manquait, il souffrait alors de ses distractions qui lui étaient d’ailleurs assez communes. Pendant plusieurs mois un jeune homme auquel il s’adressait toujours avait pris la même place ; il manquait un bouton à son habit, qu’il songea à faire recoudre. Kant, qui s’en apperçut aussitôt, fut distrait pendant l’heure entière de la leçon, s’interrompit plusieurs fois, ne pouvant suivre le fil de son discours. La leçons terminée ; il fit appeler le jeune homme, et le pria instamment d’ôter le bouton de son habit. Un des principes de Kant était « que rien n’est essentiellement bon ou mauvais, hormis l’intention. » Dans une société l’on s’entretenait sur le désir qu’on aurait à se rencontrer et à parler dans une autre vie avec quelqu’un des hommes les plus célèbres ; celui-ci désignait Socrate ; un antre Homère, un autre Cicéron. Kant ajouta de son côté : « Je ne désire que d’y « trouver mon Lamp. » C’était le nom de son domestique, dans lequel il avait reconnu de fort bonnes intentions.