Dictionnaire grammatical de la langue françoise/1re éd., 1761/Préface

PRÉFACE.

OUS avons des Dictionnaires portatifs de toutes les Sciences & de toutes les parties des belles Lettres, & nous n’en avons point de la Grammaire & de la Langue Françoise. C’est par-là pourtant, ce semble, qu’on auroit dû commencer. Un Dictionnaire est plus fait pour être consulté, que pour être lu de suite ; or sur quoi a-t-on plus souvent besoin de consulter, que sur les difficultés & les doutes qui naissent, à chaque instant, sur les différentes parties de la Grammaire.

Nous avons d’excellens ouvrages en ce genre, mais chacun d’eux a un objet borné, & ne renferme pas tout. On trouve ici les règles de l’Orthographe ; là, les principes raisonnés de la Langue ; ici, un traité de la Prosodie ; là, des remarques & des observations.

La méthode qu’ont suivie les Auteurs de ces ouvrages, quoique très-naturelle dans le plan qu’ils s’étoient formé, n’est pas aussi commode pour le Lecteur qui consulte, que celle d’un Dictionnaire. Dans les autres ouvrages, il faut d’abord aller à la table des matières, où l’on ne trouve pas toujours tout ce que l’on cherche, ni sous le titre où on croit le trouver ; & revenir ensuite à l'endroit cité dans cette table, dont les numéros ne correspondent pas toujours à ceux du corps du livre. Un Dictionnaire est, selon l'ordre alphabétique, le plus commode, sans doute, pour toute personne qui consulte.

De plus, quand on aura trouvé ces règles générales que l'on cherche, il faut les appliquer au mot ou à l'expression qui occasionne ce doute ; & c'est un nouvel embarras.

Si l'on trouve donc un ouvrage qui réunisse les réponses à toutes les difficultés & la résolution de tous les doutes, qui peuvent naître sur toutes les parties de la Grammaire ; qui renferme toutes les règles de l'Orthographe, de la Prononciation, de la Prosodie, de la Construction, du Régime, avec toutes les Remarques & Observations des meilleurs Grammairiens & des Auteurs des meilleurs Dictionnaires ; qui non-seulement présente ces règles générales à leur place, mais qui en fasse l'application à chaque mot, & dans l'ordre le plus commode pour le Lecteur ; cet ouvrage pourroit-il n'être pas d'une très-grande utilité, sur-tout aux Étrangers, aux Jeunes Gens & aux Habitans de différentes Provinces de France, pour leur faciliter la connoissance des délicatesses & des bizarreries d'une Langue qui est aujourd'hui la Langue de toute l'Europe.

Nous ne bornons pas là pourtant les fruits de notre travail ; nous espérons que les François même, qui possèdent le mieux leur Langue, pourront trouver dans ce Dictionnaire, du moins de quoi se rappeller avec plaisir leurs connoissances en ce genre. Il n'est rien qu'on oublie plus aisément que les règles de la Grammaire, tant elles sont multipliées d'un côté, & de l'autre subtiles & métaphysiques. Notre expérience nous a persuadé qu'on recevroit avec plaisir un Dictionnaire grammatical portatif, où elles se trouveroient toutes réunies, & où elles seroient appliquées à chaque mot, & que ce seul livre pourroit tenir lieu de bien d'autres. Nous y avons fondu les Grammaires de l'Abbé Regnier, du Père Buffier, de l'Abbé Girard, de M. Restaut ; la Prosodie de M. l'Abbé d'Olivet, les Remarques de Vaugelas, de Menage, de Bouhours, de Thomas Corneille, de l'Abbé Dangeau ; un extrait des Synonmes de l'Abbé Girard, & des articles des meilleurs Dictionnaires. Enfin nous y avons ajouté un assez grand nombre de Remarques toutes nouvelles.

Voici la méthode dans laquelle nous procédons. Nous mettons d'abord en capitales les différens mots, avec leur signe caractéristique de verbe actif, ou neutre, de substantif masculin, ou féminin ; dadjectif, ou dadverbe, &c. Nous peignons ensuite à l'œil, autant qu'il est possible, la prononciation, en écrivant en italique le mot, tel qu'il s'écriroit, si la prononciation & l'orthographe étoient d'accord ; après quoi, nous avertissons des syllabes brèves, longues, ou douteuses, qui se trouvent dans ce mot. Enfin nous mettons, dans les Remarques désignées le plus souvent par ce signe ☞ , les observations qui se présentent sur la prononciation, l'orthographe, le régime des verbes, des conjonctions, des prépositions, de certains substantifs ou adjectifs, la propriété des mots, leur emploi & leur usage, le sens propre ou figuré, &c. C'est dans ce lieu que sont arrangées, sous les mots respectifs, les Remarques des Auteurs déja cités, & les nôtres.

Les Règles générales de la Grammaire sont placées, par ordre alphabétique, sous les noms qu'elles concernent, comme sous les noms adjectif, adverbe, article, conjonction, pronom, préposition, participe, substantif, verbe, &c. &c. De même les terminaisons générales des mots, soit pour la Prosodie, soit pour la formation des noms, des genres & des nombres, soit pour la prononciation, sont mises par ordre alphabétique. On trouvera en particulier, au commencement de chaque lettre, les règles générales qui la concernent.

Nous finirons cette Préface par quelques réflexions sur les différentes parties de notre travail.

I. L'Orthographe est dans la Grammaire ce qui a été le plus négligé, même par les meilleurs Écrivains. Ils ont méprisé ces minuties grammaticales ; & c'est ce qui a produit tant de variétés en ce genre, que souvent le même mot se trouve écrit de cinq ou six manières différentes par les différens Auteurs. Ceux qui ont composé nos Dictionnaires les plus estimés, n'ont suivi que leur goût ou leur routine ; aussi diffèrent-ils entre eux autant que les livres que l'on consulte. Quatre guides doivent nous conduire dans ce labyrinthe, lUsage, l' Étymologie, lAnalogie & la Prononciation. Quand l’Usage est constant & universel, il doit tenir lieu de tout ; & on n’a pas besoin d’autre règle. Alors ni l’Étymologie, ni la Prononciation, ni l’Analogie ne doivent être écoutées. Mais il faut y avoir recours, quand l’usage n’est pas fixe ; & s’il faut faire un choix, il vaut mieux, sans doute, consulter le goût de la Langue, les sources d’où les mots sont dérivés, & les règles de la Prononciation, que de se décider aveuglément & sans principes, ou de ne suivre qu’une prétendue commodité qui est la source de tant d’abus.

Nous avons suivi les principes du Dictionnaire d’Orthographe, qui a été formé d’après ceux du Dictionnaire de l’Académie. Cet ouvrage travaillé avec soin par Mr. Restaut. On peut le regarder comme un livre classique en ce genre.

D’après ces principes, nous avons conservé un grand nombre de lettres, que Richelet & tant d’autres après lui avoient voulu supprimer, & nommément les lettres doubles, qui indiquent presque toujours que la syllabe qu’elles affectent, est brève. Nous avons rétabli l’ h dans les mots dérivés du grec ou formés d’après d’autres mots où elle se trouve ; & nous n’avons pas cru que, de ce qu’elle ne se prononce pas, ce fût une raison pour ne pas l’écrire. Pour l’ y, nous ne l’avons conservé que dans les mots tirés du grec, ou dans ceux où il fait fonction de deux ii, comme dans effrayer, employer, &c. dans lesquels le 1er i fait une diphthongue avec la voyelle précédente, & le 2d se lie avec la suivante, écè-ié, anploi-ï é. Nous avons supprimé cet y à la fin des mots où il est inutile, & où il a été introduit par abus, & au milieu des mots où il pourroit induire en erreur, & où il est contraire à la prononciation. Ainsi, nous écrivons Roi, Essai, & non pas Roy, Essay, comme on écrivoit anciennement. De même, au lieu de playe, j’aye, joye, il employe, qu’il faudroit prononcer contre l’usage, plé-ïe, é-ïe, joa-ïe, anploi-ïe, nous écrivons plaie, aie, joie, emploie, qu’on prononce plè, è, joa, an-ploa.

On a pris tout le soin possible pour que les accens fussent marqués exactement ; mais pour une plus grande précaution, & de peur que, par inadvertance, il ne se fût glissé quelque faute, nous avons averti ordinairement des accens qui se trouvent dans chaque mot, sur-tout quand l’erreur pourroit avoir des conséquences, ou n’être pas aisément remarquée.

L’e qui précède l’ e muet final, & qui n’est pas marqué d’un accent circonflexe, est un e moyen entre l' é fermé & l' è ouvert. Quand il est suivi de deux consonnes, d’une lettre double, comme l' x, on n’y met point d’accent ; ainsi l’on écrit belle, amourette, tendresse, suspecte, sexe, sans accent sur la pénultième ; mais, quand cet e n’est séparé que par une seule consonne, de l’e muet final, les uns y mettent un accent grave, d’autres un accent aigu ; d’autres enfin, comme le Dictionnaire d’Orthographe, n’y mettent point d'accent. Nous avons préféré la pratique des premiers comme plus utile, acquérant tous les jours une plus grande autorité. Nous mettons donc un accent grave aux mots terminés en ece, ede, ege, egle, ele, eme, ene, ere, ese, ete, eve ; & nous écrivons nièce, remède, collège, règle, crème, cène, père, thèse, prophète, brève, &c. mais nous ne manquons pas d'avertir que l' é est moyen.

II. La Prononciation est une chose qu'on ne peut bien montrer que de vive voix, & bien apprendre que par un long usage. En tâchant de la peindre à l'oeil, nous n'avons prétendu que dégrossir cette partie, & faire éviter les fautes les plus grossières & les plus sensibles. Nous avons borné notre travail à supprimer les lettres qui ne se prononcent pas ; à mettre un équivalent aux diphtongues, plus rapproché de la prononciation ; à substituer aux caractères de l'orthographe d'autres caractères moins équivoques ; & enfin à mettre entre deux tirets, ou deux divisions, les assemblages de voyelles qui doivent ne former qu'un son & qu'une syllabe. Ainsi, dans accablement, un des deux cc ne se prononçant pas, non plus que le t final, en se prononçant comme an, & c comme k, nous écrivons akableman : dans accéder, les deux cc se prononcent, le premier, comme un k, le second comme une s forte ; l' r est muette, & l' e qui la précède est fermé : nous écrivons donc aksédé ou akcédé. Dans croire, oi a le son d' oa dans la prononciation soutenue, & d' è, dans la prononciation ordinaire : nous écrivons croa-re, ou crère. Dans accoutumer, ou ne forme qu'une syllabe ; nous l'avons donc mis entre deux tirets, a-kou-tumé. Il est aussi beaucoup d'accens qui se prononcent & ne s'écrivent pas. En répétant le mot en italique, nous avons marqué ces accens. Agreste, aigrette, alerte, abbesse, admettre, aisselle, en sont des exemples : nous les écrivons agrèste, égrète, alèrte, abèce, admètre, écèle, en avertissant, quand l'è est ouvert, comme dans le 3e, & quand il est moyen, comme dans tous les autres.

III. Malgré l'excellent Traité de la Prosodie Françoise, donné par M. l'Abbé d'Olivet, bien des gens ignorent encore si notre Langue a une Prosodie. Plusieurs observent, en prononçant, les brèves & les longues, mais sans trop sçavoir pourquoi, & n'étant guidés que par l'habitude ; d'autres, qui n'ont pas eu les mêmes secours dans leur éducation, font en ce genre les fautes les plus grossières. M. l'Abbé d'Olivet a rendu un service inestimable au public, en consacrant ses talens & ses veilles à un travail utile, mais pénible & ingrat. Nous avons mis à leur place, dans l'ordre alphabétique, les terminaisons des mots avec leur quantité, telles qu'elles se trouvent dans le Traité déja cité. En réfléchissant sur ces terminaisons, nous avons trouvé quelques règles générales pour les longues que nous croyons pouvoir abréger le travail de la mémoire, & généraliser un peu plus les principes. On les trouvera au mot Long.

Nous avons cru devoir faire pour la Prosodie, ce que nous fesions pour l’Orthographe & pour la Prononciation ; & comme non contents de mettre au commencement de chaque lettre les règles générales pour la manière de les écrire & de les prononcer, nous avons appliqué ces règles à chaque mot, nous en avons fait autant pour celles de la Prosodie. Ainsi on verra d'un coup d'œil à chaque mot tout ce qu'il est nécessaire de savoir pour qu'il soit bien écrit & bien prononcé, sans être obligé d'avoir recours aux Règles générales.

Nous n'avertissons pas toujours des brèves ; mais le silence est un avertissement en cette occasion : toutes les syllabes qui ne sont pas qualifiées longues ou douteuses, doivent être censées brèves. Pour les longues, nous les avons marquées d'un accent circonflexe, lorsqu'il a été convenable, quoique cet accent ne fût point marqué dans l'orthographe. Nous pouvons citer en exemple accablement, dont le second a est long, & n'est point marqué d'un accent circonflexe : en répétant ce mot en italique pour la prononciation, nous y avons ajouté cet accent ; & nous avons écrit akâbleman.

Il auroit été peut-être plus court de mettre sur les syllabes longues un trait - & sur les brèves un v, comme a fait Mr. l'Abbé d'Olivet, & comme on le fait pour les Didionnaires latins ; mais ce trait & cet v ne pouvoient subsister avec les accens nécessaires.

IV. Les Règles générales de la Grammaire entroient dans notre plan, & devoient faire la partie la plus estimable de cet ouvrage. Nous avons suivi pour guides Mr. l'Abbé Regnier des marais & Mr. Restaut, & le plus souvent nous n'avons fait que les copier, ou rédiger ce que, selon leur plan, ils étoient obligés d'étendre. Mr. [[sc|Regnier}} doit être regardé comme le Père de la Langue Françoise. Sa Grammaire, ouvrage trop peu connu, & trop peu répandu, est une mine abondante où ont puisé tous ceux qui l’ont suivi. Mr. Restaut a le mérite d’avoir réduit toute la Grammaire en Principes clairs & sensibles, & d’en avoir arrangé les Règles dans la méthode la plus commode & la plus utile. Nous lui devons aussi d’excellentes Recherches & de très-bonnes Observations. L’Abbé Girard a donné une Grammaire pleine de vues neuves & originales : mais il s’est trop écarté du langage & de la méthode ordinaires. Il se fait un nouveau Dictionnaire qui rend pénible la lecture de son Ouvrage ; & c’est ce qui l’a empêché d’être aussi connu & aussi estimé, qu’il mérite de l’être pour le fond des choses. La Grammaire du P. Buffier étoit le meilleur abbrégé que nous eussions, avant que celle de Mr. Restaut parut. Celle-ci l’a fait un peu oublier ; mais elle mérite de n’être pas entièrement abandonnée. Il y règne un esprit d’analyse & de Métaphysique sensible qui la rend très-estimable & très-utile.

V. Le dernier article dont il nous reste à parler, ce sont les Remarques & Observations sur la Propriété des mots, sur leur Usage & leur Emploi, sur le Sens propre & figuré, sur le Régime, la Construction, &c. Nous avons rassemblé celles des plus habiles Grammairiens, & nous en avons ajouté un certain nombre qui sont toutes nouvelles. Nous en aurions même ajouté un plus grand nombre encore , si les bornes d’un Dictionnaire portatif l’avoient pu permettre. Un jour peut-être étendant cet Ouvrage, nous y insérerons ces remarques, qui n’ont pas pu y entrer, & qui, sans être aussi importantes que bien d'autres, peuvent pourant avoir leur utilité.

VI. Nous n'avons rien épargné pour que ce Dictionnaire fut complet en son genre & pour qu'il fut imprimé correctement. Nous prévoyons ce qu'on pourra y trouver à dire ou à reprendre. Les uns trouveront qu’il y a bien des choses inutiles , & les autres qu'il en manque de nécessaires. Mais je prie les premiers de considérer, que ce qui peut leur paroitre inutite ne l'est pas pour d'autres, & sur-tout pour les Jeunes gens, pour les Étrangers, & pour les François peu instruits, pour lesquels principalement nous avons fait cette compilation. On supplie les autres de faire attention, que ce qui leur paroit nécessaire , ne l’est point dans le plan d'un Dictionnaire portatif d'un seul volume in-8o ; que c'est ici un essai pour sonder le goût du public, & que s'il est goûté il pourra être augmenté & perfectionné.