Dictionnaire des richesses de la langue françoise/Préface

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PRÉFACE.

ON a observé, que depuis un demi siècle, ou environ, il s’est fait un changement considérable dans la Langue Françoife. 1°. Quantité d’expressions qui n’étoient pas en usage dans le dernier siècle se font introduites, & elles ont si bien passé ; que ce n’est point être Néologue que de s’en servir. 2°. Une infinité de métaphores qui auroient paru autresois trop hardies, sont au jourd’hui en usage : elles plaisent, parcequ’elles font une image gracieuse, & qu’elles échauffent l’imagination. Enfin le style est revêtu, pour ainsi dire, d’un coloris par le grand. nombre d’expressions vives qui nous surprennent agréablement, & qui nous séduisent : Voilà ce qu’on remarque dans la plupart de nos Ouvrages modernes. Cette maniere d’écrire s’est introduite insensiblement dans tous les genres : elle s’est fait sentir d’abord dans les Ecrits de pur amusement, elle a passé de là dans les histoires particulieres ; enfin elle s’est glissée dans les discours les plus sérieux : on a cru, sans doute, qu’il étoit permis d’orner la vérité, & qu’un style brillant ne la déparoit point.

Il est vrai de dire qu’on ne peut gueres fixer une langue vivante. A mesure que les hommes acquierent des lumieres, il est naturel que l’art de rendre ses pensées, s’étende & se perfectionne ; soit en produisant des mots qui manquoient à la langue, soit en prenant dans une signification plus étendue, ou même nouvelle, certains termes usités. Celui de misérable, par exemple, signisie proprement un homme dans la misere ; pris dans un sens plus étendue, ce terme veut dire mauvais en tout genre, un discours misérable, une conduite misérable, & par une autre extension, misérable, signifie déshonoré, méprisable on dit d’un homme sans honneur, c’est un misérable. Enfin il est rare qu’une pensée neuve à quelques égards, n’ait pas une maniere etre exprimée qui lui soit particuliere.

Les connoissances qui ont eu tour à tour une certaine vogue, ont introduit encore des nouveautés dans la langue. Certains Poètes, par exemple, & certains Physiciens, se sont accrédités à un certain point : on a vu bientôt passer dans des ouvrages de tout genre, des figures tirées de la Poésie & de la Physique : c’est de là qu’on a dit, être dans son automne, pour dire, être sur le retour de l’âge, & être dans son centre, poui signisier être dans l’état qui plaît & qui convient davantage.

Mais si une langue fait des acquisitions propres à l’embellir, elle en peut faire aussi d’inutiles, & même de nuisibles à sa perfection. Les acquisitions inutiles consistent dans les tours où l’on emploie des mots purement oisifs, comme dans celui ci. Cet exemple de cruauté alla porter la terreur dans tous les esprits. Alla est certainement de trop, porta la terreur dans tous les esprits, suffiroit. Quant aux expressions inutiles & vicieuses, nous entendons certains mots auxquels on attribue, sans aucun besoin, une étendue qu’ils n’ont pas ; & cela pour les substituer par pur caprice, à des mots usités, & qui exprimeroient beaucoup mieux ce qu’on a dessein de faire entendre. C’est par un pareil abus que quelques gens disent dans la conversation & des Auteurs connus l’ont même écrit, badiner quelqu’un pour dire le plaisanter : expression superflue & dénuée de tout finesse.

Il paroit que ces sortes d’extensions naissent de certains principes particuliers à des Auteurs qui ont le talent de se faire lire, ou à des gens accoutumés à plaire dans la conversation. Leur goût pour quelques expressions qui leur ont réussi, l’amour de la singularité les ont enhardis ; car de tels motifs influent sur le langage.

Mais il y a encore d’autres causes qui déterminent sur le choix des expressions. Plusieurs Écrivains ont malheureusement l’ambition de montrer de l’esprit, cesse ils en étalent jusques dans les choses qui ne sont bien dites, qu’autant qu’on les dit avec simplicité. Quelle est alors leur ressource ? Ils se rejettent sur les mots, en détournent le sens, ou bien ils associent des expressions, étonnées, comme l’a dit un celebre Ecrivain, de se trouver ensemble. Des gens qui ont cette espece de manie diront, en parlant des choses qui ne leur plaisent pas : cela ne rime point à mon esprit, à mon goût ; au lieu de dire : cela n’est point dans mon goût, dans ma façon de penser. Que gagneront-ils à se permettre de telles affectations ? d’être souvent obscurs, & souvent même ridicules.

C’est dans l’usage que les gens du beau monde font de la Langue, que certains termes reçoivent & conservent des propriétés plus étendues, plus fines & plus ingénieuses. C’est-là presque toujours que le langage ordinaire acquiert ces graces & cette décence que la politesse de l’esprit sait seule donner. Il est vrai que toutes les nouveautés de ce genre ne font réellement du corps de la Langue, que lorsque les Ecrivains estimés les ont adoptées. Il y a dans la Langue Françoise plusieurs sortes d’écrits, dont le mérite dépend en grande partie de la diction, & cette diction tient à beaucoup d’égards au langage que parlent les gens du monde : telles sont les Comédies en prose, les Lettres des homunes célebres, certains Traités de morale qui renferment des peintures du siècle ; l’Histoire offre, quand elle a pour objet le siècle où nous vivons. Or si dans ces mêmes Ouvrages les gens qui parlent bien, trouvent des termes qui leur paroissent d’une signification nouvelle, qui aient un air d’ancienneté, de familiarité, d’indécence, ils ne pourront les supporter.

Le mal est, que les Langues ne sont jamais plus exposées à dégénérer, que lorsquelles sont plus parfaites. L’heureux intervalle qui produisit les meilleurs Ecrivains de Rome, ne fut pas de longue durée ; le penchant que les hommes ont au changement, la tentation de dire des choses neuves, bannissent souvent les graces naturelles, & introduisent les ornemens recherchés : on ne veut plus s’énoncer qu’avec esprit, on entend finesse à tout ; les expressions ont deux faces, & outre un sens direct, en présentent un détourné ; on substitue aux beautés réelles des riens délicats ; la simétrie marquée prend la place de l’ordre caché ; on veut que ce que l’on écrit étincelle de traits, & que chaque mot excite la surprise ; maniere d’autant plus dangereuse, qu’elle est plus propre à éblouir.

Telles font les réflexions qu’ont fait sur notre Langue plusieurs de nos contemporains, gens connus & dont la réputation est établie. Nous avons jugé qu’elles ne pouvoient être mieux à leur place, qu’à la tête de cet ouvrage.

On y trouvera coup sûr un grand nombre d’expressions qui surprendront agréablement, & parmi lesquelles plusieurs peuvent passer pour des expressions de génie, c’est-à-dire, non des termes nouveaux, dictés par la singularité, mais la réunion adroite de quelques termes connus pour rendre avec énergie une idée nouvelle.

On en verra d’autres qui n’ont pas moins le mérite de la nouveauté, relativement à la place où elles sont ingénieusement employées. On y trouvera des tours éloquens également neufs, & on sentira que notre langue maniée, par des mains habiles, possede assez de richesses pour tracer des tableaux aussi pom- peux & aussi magnifiques que ceux qu’on admire le plus dans les Ecrivains de Rome & de la Grece.

Nous avons cité aussi plusieurs exemples d’expressions qui n’étoient pas d’usage il y a soixante ans. Ce seroit injustement qu’on voudroit les proscrire sous prétexte qu’elles ont une origine moderne : car il suffit pour cela qu’elles soient reçues, & qu’elles soient employées dans les meilleurs livres qui ont paru dans ce siècle ? Au reste, nous ne donnons point pour des exemples sûrs quantité d’expressions & de tours de phrases que nous avons rapporté, & nous ne prétendons point en garantir la validité, si l’on peut parler ainsi ? Nous laissons le Lecteur maître d’en porter le jugement qu’il voudra, d’y applaudir, ou de les improuver.

Pour faire sentir dans quels écarts on peut tomber quand on veut s’exprimer toujours avec finesse, pour briller & montrer de l’esprit, nous avons cité plusieurs exemples qui peuvent donner une idée du néologisme lorsqu’il est abusif.

C’est ainsi que nous avons mis sous les yeux bien des locutions, ou des façons de s’exprimer qui portent l’empreinte du style précieux, certaines phrases singulierement tournées, & quelquefois obscures, certaines inversions hazardées certaines expressions qui éblouissent par leur éclat passager, & qui plaisent à ceux qui aiment le clinquant jusques dans le discours. On en trouvera même qui pourront faire sourire un Lecteur sensé : ce sont quelques expressions empruntées du jargon de nos petites Maitresses. De tous ces exemples, le Lecteur adoptera, comme nous l’avons dit ci-dessus, ce qu’il jugera à propos, ou il les rejettera dans la classe du mauvais néologisme.

A l’égard de quelques mots de nouvelle création qu’on pourra rencontrer parmi les exemples que nous citons, il en est qui doivent trouver grace ; car après tout, est-ce un si grand mal, que de tâcher par une heureuse témérité de suppléer à la disette où nous sommes à cet égard ? A la bonne heure, que les Puristes soient inexorables sur le tour des phrases, sur leur assortiment, sur leur arrangement facile & naturel : c’est de là que dépend la bonté du style. Mais pourquoi traiter avec la même rigueur certaines expressions qui n’ont contre elles que de n’avoir pas été employées, & qui ressemblent si parfaitement pour le fonds & l’analogie à celles que nous mettons par tout : voici un exemple. Y a-t-il moins loin d’utilité à utile, que de frivolité à frivole ? Sans doute que nous avons beaucoup d’obligation aux bons Auteurs du regne passé, & aux premiers qui ont travaillé sur notre langue ; mais sans prétendre leur manquer de respect, ne peut-on pas presque assurer, que le caprice en plus d’une occasion a déterminé leur réforme, qu’en nous conservant les mots dont nous jouissons, ils en ont dégradé quantité d’autres qui pourroient au besoin représenter nos pensées avec autant de force que de naturel ; nous pourrions citer sur cela plusieurs exemples.

Qu’on nous permette ici une réflexion. Nous ne voyons d’autre moyen pour décider les doutes que font naître les variationrs perpétuelles d’une langue virante, que d’observer ces mêmes changemens, afin de ne pas confondre ceux qui n’ont qu’une vogue passagere avec ceux que la Langue reçoit réellement : or, le génie d’une Langue vivante est répandu dans tous les esprits qui savent penser, & qui la cultivent. Des principes & l’usage : voilà les véritables guides.

Enfin, de peur que quelques Lecteurs ne soient surpris qu’on ait osé tenter l’entreprise d’un Ouvrage de la nature de celui-ci nous les prions d’observer que cette maniere de présenter les tours figurés & brillants d’une Langue, telle que nous la donnons dans cet Ouvrage, n’est pas nouvelle. On en avoit fait autant pour la Langue Latine, relativement aux Auteurs qui vivoient, lorsque cette Langue étoit dans son âge d’or, & qu’elle étoit parvenue au degré le plus haut de beauté. C’est ce qu’on voit par le livre ancien des élégances de Manuce, de Muret & autres, qui étoient autant d’imitateurs du style de Cicéron & des Auteurs du siecle d’Auguste. La même idée a été exécutée depuis peu d’années dans l’ouvrage qu’un de nos contemporains a donné sous le titre de Trésor de la belle latinité. Or, ce que ces Auteurs avoient pratiqué pour la Languq Latine, nous avons hazardé de le faire pour la Langue Françoise. C’est en avoir dit assez : les personnes de bon goût verront d’un coup d’oeil quels sont les divers états dans la Société, auxquels ce nouveau Recueil pourroit être utile.