Dictionnaire des proverbes (Quitard)/heureux
heureux. — N’est heureux que qui le croit être.
Le bonheur ne consiste guère que dans l’imagination. En général, la mesure du bonheur comme du malheur d’un homme, c’est l’idée qu’il en a.
A l’heureux l’heureux.
La fortune vient ordinairement à celui qui est heureux : In beato omnia beata.
Plus heureux que sage.
On assigne à ce dicton une origine mythologique qu’on fait remonter jusqu’à la fondation d’Athènes. Neptune, irrité que Minerve eût obtenu l’honneur, qu’il lui avait disputé, de donner un nom à cette ville, en maudit les habitants, et les voua au génie des mauvais conseils, pour les punir de ne s’être pas prononcés en sa faveur ; mais la déesse corrigea le maléfice en mettant sous la protection de la fortune toutes les folles entreprises que son peuple adoptif pourrait former, et l’on dit dès lors de ce peuple : Il est plus heureux que sage. Ce qui s’applique aujourd’hui à tout homme qui réussit malgré ses imprudences.
Heureux comme un roi.
Ce bonheur a peut-être existé dans les temps les plus reculés ; mais Dieu sait ce qu’il est aujourd’hui. Il y a peu de malheurs qui ne lui soient préférables, et pourtant existe-t-il quelqu’un qui, une fois dans sa vie, n’ait envié le sort des rois ? — Si, j’étais roi, disait un petit pâtre, je garderais mes moutons à cheval. — Et moi, disait un autre, je mangerais de la soupe à la graisse dans une écuelle de velours. Ils pensaient aux bénéfices de la place et non à ses charges.
Plus heureux qu’un enfant légitime.
On dit aussi heureux comme un bâtard, ce qui est la même chose. Les enfants issus d’unions prohibées sentent, de bonne heure, qu’ils doivent tirer toutes leurs ressources d’eux-mêmes, et ils s’accoutument aussi de bonne heure à faire tous leurs efforts pour échapper à l’état de délaissement et d’humiliation où la société semble vouloir les retenir. Rien ne les détourne de ce but ; leur vie entière est une lutte opiniâtre contre les obstacles ; leurs facultés acquièrent beaucoup de force et d’énergie sous l’impulsion du besoin ; ils finissent par sortir vainqueurs de ces épreuves, et deviennent quelquefois des hommes célèbres. Alors la fortune les adopte et leur donne de grandes destinées. L’histoire dépose de cette vérité, consacrée jusque dans la fable, par l’exemple de tant de dieux et de héros. Bacchus, Hercule, Romulus, etc., avaient une origine entachée de bâtardise. Il en était de même de Guillaume, qui conquit l’Angleterre ; de Dunois, qui délivra la France, et d’une foule d’autres guerriers illustres, tels que le duc de Vendôme, le duc de Berwich, le maréchal de Saxe, etc. C’est probablement de là que sont nées les deux expressions proverbiales. Il se peut aussi, dit M. A. V. Arnault, que le sens de ces expressions soit venu de ce que, privés de parents, mais exempts de maîtres, les bâtards sont placés, par leur malheur même, plus près de l’indépendance que le commun des hommes. En songeant à ce malheur là plus d’un légitime, impatient du joug, a pu s’écrier : heureux comme un bâtard.
On ne doit appeler personne heureux avant sa mort.
Mot de Solon à Crésus. — « Cet adage semble rouler sur de bien faux principes. On dirait, par une telle maxime, qu’on ne devrait le nom d’heureux qu’à un homme qui le serait constamment depuis sa naissance jusqu’à sa dernière heure. Cette série de moments agréables est impossible par la constitution de nos organes, par celle des éléments, de qui nous dépendons, par celle des hommes, dont nous dépendons davantage : prétendre être toujours heureux est la pierre philosophale de l’ame. C’est beaucoup pour nous de n’être pas longtemps dans un état triste ; mais celui qu’on supposerait avoir toujours joui d’une vie heureuse et qui périrait misérablement, aurait certainement mérité le nom d’heureux jusqu’à sa mort, et on pourrait prononcer hardiment qu’il a été le plus heureux des hommes. Il se peut très bien que Socrate ait été le plus heureux des Grecs, quoique des juges superstitieux et absurdes ou iniques, ou tout cela ensemble, l’aient empoisonné juridiquement, à l’âge de soixante-dix ans, sur le soupçon qu’il croyait un seul Dieu. Cette maxime philosophique tant rebattue, nemo ante obitum felix, paraît donc absolument fausse en tous sens, et si elle signifie qu’un homme heureux peut mourir d’une mort malheureuse, elle ne signifie rien que de trivial. » (Voltaire, Dict. phil., art. Heureux.)
« A mon advis, c’est le vivre heureusement, et non, comme disait Anthisthènes, le mourir heureusement, qui fait l’humaine félicité. » (Montaigne, Ess., liv. iii, c. 2.)