Dictionnaire des proverbes (Quitard)/âne

âne. — Un âne en gratte un autre.

Asinus asinum fricat.

On voit quelquefois deux ânes se mettre l’un contre l’autre et se frotter pour apaiser les démangeaisons de leur peau. De là ce proverbe qui s’emploie au figuré, en parlant de deux sots qui échangent entre eux des compliments ou des éloges.

L’âne de la communauté
Est toujours le plus mal bâté.

Pour dire qu’on néglige communément ce que l’on possède en commun : Communiter negligitur quod communiter possidetur.

L’âne de la montagne porte le vin et boit de l’eau.

Proverbe qu’on emploie en parlant d’un sot dupé qui a la peine sans avoir le profit.

On sait que les montagnards transportent à dos d’âne ou de mulet leur vin enfermé dans des outres, parce que la difficulté des chemins ne leur permet point de le transporter sur un chariot.

L’âne au milieu des singes.

On désigne ainsi un imbécile qui se trouve parmi des gens malins auxquels il sert de jouet.

Pour un point Martin perdit son âne.

Un ecclésiastique, nommé Martin, qui possédait l’abbaye d’Asello, en Italie, voulut faire inscrire sur la porte ce vers latin :

Porta patens esto. Nulli claudaris honesto.

Porte reste ouverte. Ne sois fermée à aucun honnête homme.

C’était à une époque où la ponctuation, longtemps abandonnée, venait d’être remise en usage. Martin, étranger à cet art, s’adressa à un copiste qui n’en savait pas plus que lui. Le point, qui devait être après le mot esto, fut placé après le mot nulli, et changea le sens de cette manière :

Porta patens esto nulli. Claudaris honesto.

Porte ne reste ouverte pour personne. Sois fermée à l’honnête homme.

Le pape, informé d’une inscription si mal séante, priva l’abbé Martin de son abbaye qu’il donna à un autre. Le nouveau titulaire corrigea la faute du malheureux vers, auquel il ajouta le suivant :

Uno pro puncto caruit Martinus asello.

Martin, pour un seul point, perdit son asello.

Ce qui revenait à cette formule de l’antique jurisprudence des Romains : Qui cadit virgulâ, caussâ cadit ; et comme asello signifie également un âne, l’équivoque donna lieu au dicton : Pour un point Martin perdit son âne.

Quelques parémiographes, jugeant cette explication trop recherchée, prétendent qu’il faut dire : Pour un poil Martin perdit son âne, et ils fondent leur opinion sur celle de Nicot qui dit dans son Dictionnaire : L’âne d’un nommé Martin avait été perdu ou volé à la foire. Notre homme, en le cherchant, apprit qu’un particulier venait d’en trouver un, et, comme il ne douta point que ce ne fût le sien, il courut le réclamer ; mais celui qui l’avait trouvé demanda : De quelle couleur est le poil de la bête ? — Il est gris, répondit le réclamant. — Non, répliqua l’autre, il est noir. Et c’est ainsi que pour un poil Martin perdit son âne.

La véritable origine est la première que j’ai rapportée, et ce qui le prouve, c’est qu’en Italie, d’où nous est venu le dicton, on dit aussi : Per un punto Martin perse la cappa, pour un point Martin perdit la chape, c’est-à-dire la dignité abbatiale dont la chape était l’insigne.

On a tort de dire : Faute d’un point Martin perdit son âne, au lieu de pour un point, etc. Cette variante qui fausse l’explication que j’ai donnée, ne se trouve pas dans les vieux recueils. Évidemment elle est moderne.

Être comme l’âne de Buridan.

C’est être tout-à-fait indécis entre deux partis ou deux avantages offerts.

Jean de Buridan, né à Béthune en Artois, célèbre dialecticien du quatorzième siècle, voulant prouver que, si les bêtes ne sont point déterminées par quelque motif externe, elles n’ont pas la force de choisir entre deux objets égaux, avait imaginé un argument sophistique dans le genre du crocodile[1] des stoïciens, afin de soutenir sa thèse avec succès contre toutes les objections. Il supposait un âne également pressé de la soif et de la faim, entre un seau d’eau et une mesure d’avoine faisant la même impression sur ses organes. Ensuite il demandait : que fera cet animal ? Si ceux qui voulaient bien discuter avec lui cette grave question répondaient : il demeurera immobile ; le docteur répliquait : il mourra donc de soif et de faim entre l’eau et l’avoine. S’ils lui disaient, au contraire : il ne sera pas assez bête pour se laisser mourir ; sa conclusion était : il se tournera donc d’un côté plutôt que d’un autre ; il a donc le libre arbitre. Son raisonnement embarrassa tous les philosophes du temps, et son âne, devenu fameux parmi ceux des écoles, obtint les honneurs du proverbe.

Spinoza (Éthiq., part. 2, p. 89) parle de l’ânesse au lieu de l’âne de Buridan, et il avoue sans façon qu’un homme qui serait dans le cas de cette bête, mourrait de faim et de soif. Montaigne (Ess., liv. ii, chap. 14) exprime la même opinion. « Qui nous logerait, dit-il, entre la bouteille et le jambon avec un égal appétit de boire et de manger, il n’y aurait sans doute remède que de mourir de soif et de faim, n’y ayant aucune raison qui nous incline à la préférence. »

Bayle trouve ce raisonnement absurde, et le réfute ainsi : « L’homme a deux moyens de se dégager des piéges de l’équilibre. L’équilibre ne le ferait pas demeurer dans l’inaction, comme Spinoza le prétend ; il y a le remède de penser qu’il ne dépend pas des objets : 1o je veux préférer ceci à cela, parce qu’il me plaît d’en user ainsi ; 2o il pourrait agir en tirant ce qu’il a à faire à la courte-paille. »

C’est le pont aux ânes.

On se sert de cette expression en parlant des choses qui sont connues des esprits vulgaires et ne peuvent embarrasser que des ignorants de la première espèce, justement assimilés aux baudets qu’on voit s’arrêter devant un pont de bois dont les planches mal jointes leur laissent entrevoir le cours de l’eau, car ces animaux ont ordinairement une si grande peur de se noyer, que, suivant la remarque de Pline le naturaliste (liv. viii, ch. 4), ils se précipiteraient à travers les flammes pour éviter de se mouiller les pieds. La même expression s’emploie aussi pour signifier les lieux communs et les réponses banales à l’usage des ignorants, et, dans ce sens, elle est une allusion à ces vieux recueils de solutions ou de thèmes tout faits, auxquels on donnait autrefois le nom de pont aux ânes, à cause de l’interrogatif an qui figurait au commencement de toutes les questions énoncées en latin. C’est un véritable calembourg, où pont aux ânes a été substitué à pont aux an, qui signifie le moyen de passer sur ces an comme sur une rivière, c’est-à-dire de surmonter les difficultés.

On trouve dans le vingt-huitième chapitre du deuxième livre de Rabelais le passage suivant, qui confirme l’explication que je viens de donner : « Ô qui pourra maintenant racompter comment se porta Pantagruel contre les trois cents géants ! Ô ma muse ! ma Calliope ! ma Thalie ! inspire-moy à ceste heure ! Restaure-moy mes esperits ; car voici le pont aux ânes de logicque ; voici le trébuchet, voici la difficulté de povoir exprimer l’horrible bataille qui feut faicte. »

Les ânes de Beaune.

L’animosité des Athéniens contre les Thébains n’est pas plus célèbre que celle des habitants de Dijon contre les habitants de Beaune. S’il faut en croire les Dijonais, l’air seul du pays de leurs adversaires est abrutissant, et c’est à qui racontera les simplicités beaunoises le plus ridicules. La querelle de Piron avec les Beaunois n’a pas peu contribué à fortifier le préjugé qui leur est défavorable. Tous les jeux de mots auxquels peut donner lieu la comparaison d’un sot avec un âne ont été employés d’une manière plus ou moins heureuse, et jusqu’à satiété. Mais de telles plaisanteries sont-elles fondées ? Les habitants de Beaune ont-ils l’esprit plus lourd et la conception plus tardive que ceux de Dijon ? Il n’y a rien qui le prouve, et le proverbe n’a pas été fait pour populariser le béotisme qu’on leur impute. Il est venu de ce que, dans le xiiie siècle, il y avait à Beaune une famille de négociants distingués dont le nom était Asne. Lorsqu’on voulait parler d’un commerce bien établi, on citait les Asne de Beaune. Depuis, ce nom est passé aux habitants, et c’est sur cette misérable équivoque que roulent tous les quolibets qui sont faits sur leur compte.

La sépulture des ânes.

Au moyen âge, ceux qui mouraient déconfès ou excommuniés étaient jetés dans les champs ou à la voirie, comme des charognes. C’est ce qu’on appelait la sépulture des ânes. On lit dans une vieille charte : Extrà cimeterium sepulturâ asinorum sepulti. La même expression se trouve dans un passage de la bulle d’excommunication fulminée par le pape Grégoire V contre le roi Robert et la reine Berthe. Voici ce passage littéralement traduit du latin : « Qu’ils n’aient d’autre sépulture que celle des ânes, afin qu’ils soient aux nations futures un exemple d’opprobre et de malédiction. » Cette expression est prise de l’Écriture sainte, où l’on voit qu’il fut prédit par Jérémie que Joachim aurait la sépulture d’un âne ; prophétie qui se vérifia lorsque Nabuchodonosor fit massacrer ce roi de Juda et jeter soncorps hors de la ville, avec défense de l’inhumer.

  1. Le crocodile est une argumentation captieuse et sophistique pour mettre en défaut un adversaire peu précautionné et le faire tomber dans le piége. Cette argumentation a été nommée ainsi, conformément à l’usage de désigner la règle par l’exemple. Il s’agit d’un crocodile qui, supplié par une mère de lui rendre son fils qu’il est prêt à dévorer, promet de le faire à l’instant, si elle répond juste à cette question : Ai-je envie de te le rendre ? — Tu n’en as pas envie, dit la mère ; et ayant deviné, elle réclame l’exécution de la promesse ; mais le monstre refuse en ces termes : Si je te le rendais, tu n’aurais pas deviné.