Dictionnaire de théologie catholique/WAZON DE LIÈGE

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 995-997).

WAZON DE LIÈGE, évêque de cette ville de 1042 à 1048 ; un des personnages ecclésiastiques les plus représentatifs de la première moitié du xie siècle.

— Nous sommes amplement renseignés sur lui par une biographie très détaillée et d’apparence très

impartiale qui forme toute la seconde partie des Gesta Lcodiensium episcoporum d’Anselme de Liège. Les renvois sont faits au texte donné dans la P. L., t. cxlii, col. 725 sq. D’assez basse extraction, il est né vers les années 980-990, dans la région de Lobbes ou de Namur. C’est au couvent de Lobbes, dont Hériger dirigeait alors l’école, cf. ici, t. xi, col. 808, qu’il a fait ses premières études ; de là il est passé à Liège, sous la direction de Notker, d’abord écolâtre, avant d’être évêque de la cité. Notker avait donné à l’école cathédrale une vive impulsion et en avait fait une rivale de la célèbre école de Chartres, dont Fulbert était l’animateur. Il est possible qu’attiré par la renommée de ce dernier, Wazon soit allé se mettre quelque temps sous sa direction ; toujours est-il qu’il est cité par Adelmann parmi les hommes célèbres qui ont été disciples de Fulbert. Cf. P. L., t. cxliii, col. 1296-1297. Cette conjecture de Manitius se trouve appuyée par le fait que les écoles de Liège, dans le temps que Wazon en sera le directeur, s’intéresseront vivement aux questions mathématiques, ce qui était une particularité de Chartres. Quoi qu’il en soit, c’est dès 1008 que Wazon, sous l’épiscopat de Notker, commença ses fonctions d’écolâtre de Liège, qu’il remplit avec beaucoup d’éclat, ajoutant un nouveau lustre à celui que Notker avait déjà donné à l’institution. En 1017, tout en conservant la direction de l’école, il devint doyen du chapitre cathédral. Des discussions assez vives avec le prévôt obligèrent Wazon à se retirer pendant quelque temps chez son ami Poppon.abbé de Stavelot, qui lui fit donner une place de chapelain à la cour de l’empereur Conrad II, où il se fit remarquer par ses connaissances. La mort du prévôt avec qui il avait eu des démêlés le ramena à Liège, où il devenait en 1033 prévôt et archidiacre. Son esprit d’organisation le fit bien vite remarquer ; à la mort de l’évêque Réginald (décembre 1037), il n’aurait tenu qu’à lui d’être nommé à la place du défunt. Il s’effaça néanmoins devant Nithard, qui ne siégea que cinq ans et, à la mort de celui-ci, une élection unanime, approuvée par l’empereur Henri III, le porta sur le siège épiscopal (1042).

Son pontificat assez bref — Wazon mourra le 8 juillet 1048 — lui donna l’occasion de montrer des qualités remarquables. Prince temporel, il n’eut pas seulement à s’occuper du bien-être de ses administrés, qu’il protégea contre les désordres, la famine et les diverses calamités de l’époque, mais il prit une part active à la politique. Loyal envers l’empereur Henri III, qui l’avait nommé (cf. c. xxii), il prit ses intérêts en mains à plusieurs reprises, d’abord en 1044, lors de la révolte du duc de Lorraine, Godefroy le Barbu, puis on 1H17, quand, profitant du long séjour que fit alors l’empereur Henri III en Italie, le roi de France, Henri I er, tenta de marcher sur Aix-la-Chapelle pour s’y faire couronner — vieux rêve des souverains de la France occidentale depuis Charles le Chauve, roi de Lotharingie (c. xxiii). Une correspondance du tour le plus vif s’échangea entre le roi de France et l’évêque, qui eut finalement raison du souverain.

Mais le loyalisme de Wazon à l’endroit de son maître ne faisait pas de lui le dévot serviteur de t oui es lai fantaisies du monarque. Une chose, en particulier, choquait vivement l’évêque de Lieue, c’était l’intolérable prétention du roi de s’ingérer à tout propos flans l’administration des choses de l’Église. À rencontre de cette tendance césaro-papiste, si accentuée chez tous les empereurs germaniques depuis Othon l ii, Wazon représente la doctrine qui devait triompher a

la fin du xr siècle et qui s’essayait pour lors a prendre COTps, tout spécialement en Lorraine. Sans contester l< droits acquis du prince, celle-ci entend bien <>

traire les choses proprement spirituelles à l’arbitraire de l’autorité séculière. À plusieurs reprises, Wazon fit entendre cette vérité à l’empereur Henri III. D’abord dans le procès que le souverain veut faire à l’archevêque de Ravenne pour divers griefs d’ordre ecclésiastique : un conseil d’évêques allemands se réunit pour en délibérer ; devant les hésitations de plusieurs, Wazon exprime clairement sa pensée. Il commence par contester la compétence dans la matière de l’empereur et de son conseil ; un évêque italien n’a pas à répondre de ses actes devant une assemblée d’outre-monts. Et comme l’empereur s’étonne de la liberté de son langage : « Au souverain pontife, réplique Wazon, nous devons l’obéissance, à vous le loyalisme ; à vous nous devons compte de nos affaires séculières, à lui de tout ce qui touche aux devoirs spirituels. Et donc, à mon avis, ce que cet évêque a pu commettre contre l’ordre ecclésiastique ne peut être discuté que devant le pape ; que si, au contraire, il s’est comporté négligemment dans les choses séculières que vous lui avez confiées, c’est à vous qu’il en doit rendre compte » (c. xx). C’était là une séparation des compétences dont nul, depuis longtemps, ne s’était avisé.

Beaucoup plus importante est la réponse qu’il fit à l’empereur lors de la mort du pape Clément II (octobre 1047). On sait comment Henri III, après avoir déposé à Sutri (décembre 1046) le pape Grégoire VI, lequel était en concurrence avec Benoît IX et Silvestre III, avait désigné d’autorité pour monter sur le Siège apostolique Suidger, évêque de Bamberg. Le premier pape « allemand » ne devait pas durer plus de dix mois ; la question se posait du remplaçant à lui donner et il y eut quelques hésitations à la cour impériale ; l’on consulta par lettres un certain nombre d’évêques. Wazon, très au courant des canons et des précédents historiques, n’hésita pas à confier à l’envoyé qu’il expédia pour la Noël à la cour impériale une consultation en toute forme : « Que l’empereur se souvienne que le Siège apostolique n’est pas vacant ; il appartient de droit à celui qui a été déposé par des gens qui n’en avaient pas le droit — il s’agit ici de Grégoire VI. La mort de celui que le souverain lui a substitué (c’est-à-dire de Clément II) ne change rien aux droits du titulaire légitime ; nul besoin de mettre quelqu’un à la place de Grégoire toujours vivant. Aussi bien ni les lois divines, ni les lois humaines ne permettent — et les dits et les écrits des saints Pères sont concordants — que le souverain pontife soit jugé par aucun autre que par Dieu : summum pontifleem a nemine nisi a solo Dco dijudicari debere. » L’envoyé de Wazon arriva d’ailleurs trop tard à la cour : Poppon, évêque de Brixen, venait d’être désigné comme pape par l’empereur et serait le pape Damase IL Le souverain eut connaissance néanmoins de l’avis de Wazon, encore que rien n’ait pu changer sa décision (c. XXVII).

Au fait Wazon avait une très haute idée de la dignité et de l’indépendance des évêques par rapport aux souverains temporels. En une autre occurrence, où il avait peut-être empiété quelque peu sur les droits impériaux, il sut, tout en reconnaissant ses torts, garder toute sa dignité. On l’avait laissé debout, il réclama un siège : Wazon. dit-il, n’est peut-être pas digne de cet honneur, mais il est inconvenant qu’un évêque, oint du saint chrême ne reçoive pas les égards auxquels il a droit I » Kl l’empereur de rétorquer : « Mais, moi aussi, j’ai reçu l’onction sainte et par elle le pouvoir de commander aux autres.

— C’est vrai, répartit Wazon. mais l’onction [du

couronnement] dont vous parlez est fort différente

de l’onction sacerdotale ; la votre ne vous donne le droit que de faire mettre à mort, la nôtre, par lu

grâce de Dieu, nous fait dispensateurs de la vie ; elle est donc bien supérieure à la vôtre ! » (c. xxviii.) Toutes marques d’un esprit nouveau qui pénètre dans le clergé de la région lorraine et qui prépare, avec un peu d’avance, la révolution grégorienne de la fin du xie siècle. C’est à ce titre, tout spécialement, que Wazon est remarquable, et ce serait plus vrai encore, si l’on pouvait démontrer que l’évêque de Liège est l’inspirateur d’un court traité, De ordinando ponlifice, composé par un clerc de basse Lorraine et sur lequel A. Fliche a récemment attiré l’attention. Cf. ici, l’art. Léon IX, t. ix, col. 322. Si cette vue est exacte, il faut faire, sans hésiter, de Wazon un des premiers théoriciens de la grande réforme du xie siècle.

A un autre point de vue, Wazon devance, mais de bien loin, son époque, c’est dans la question de la répression de l’hérésie. Nous sommes à l’époque où l’opinion commence à s’émouvoir de la pénétration en Occident du néo-manichéisme, qui plus tard s’appellera l’hérésie des Albigeois. Elle réagit avec violence et l’idée de la répression sanglante se fait bientôt jour dans les milieux populaires, en attendant qu’elle soit acceptée et même préconisée par l’Église. Sous le roi de France Robert le Pieux, les chanoines d’Orléans soupçonnés de la nouvelle hérésie avaient été livrés aux flammes par une véritable sédition. L’idée faisait son chemin parmi les dignitaires ecclésiastiques ; mais on demeurait hésitant. Saint Augustin, le guide par excellence, n’avait-il pas hésité lui-même ? Ayant découvert dans son diocèse des gens dont les attaches avec le manichéisme ne pouvaient faire de doute, l’évêque de Chàlons interrogea Wazon sur le traitement à infliger aux sectaires, sans dissimuler d’ailleurs qu’il était pour la manière forte (c. xxiv). Nous avons en grande partie la réponse de l’évêque de Liège. Les aveux des inculpés, convient-il, ne laissent aucun doute sur leur hérésie ; mais la religion chrétienne, imitant le Sauveur, nous ordonne de tolérer ces gens-là. La parabole de l’ivraie dans les emblavures n’est-elle pas une indication : « Laissez croître, dit Jésus, la mauvaise herbe et le bon grain jusqu’à la moisson, où se fera la discrimination du bon et du mauvais. » D’autant que ceux qui sont aujourd’hui ivraie peuvent devenir froment. Cela ne veut pas dire que les serviteurs du père de famille doivent assister inertes à l’invasion de la mauvaise graine ; qu’ils usent, pour combattre l’erreur, de toutes les armes spirituelles, surtout qu’ils luttent contre l’hérésie par le vrai moyen, en cherchant à convertir les âmes. Mais, en tout état de cause, les évêques se rappelleront qu’au jour de leur ordination ils n’ont pas reçu le glaive qui appartient au pouvoir séculier : « Nous recevons l’onction sainte non pour donner la mort, mais pour donner la vie. » La lettre se continuait par des arguments empruntés à l’histoire de saint Martin, qui, dans l’affaire du priscillianisme, avait rompu avec les évêques « sanglants », responsables de la peine capitale infligée à Priscillien et à ses adhérents. Et Wazon de faire remarquer que bien souvent on avait pris pour hérétiques larvés de bons catholiques qui, à cause du sérieux de leur ascèse, portaient la pâleur sur leurs traits ; ceci avait amené parfois la mort d’excellents chrétiens. C’est d’après ces principes et ces actes de Wazon que son biographe réprouve des exécutions d’hérétiques qui viennent d’avoir lieu tout récemment dans la région rhénane. « Notre Wazon, écrit-il, n’aurait certainement pas acquiescé à cette sentence de mort. » (c. xxv et xxvi.) En définitive, esprit très personnel, très ouvert, amené par sa formation littéraire et scientifique à se former son opinion, peu enclin à suivre, sans les discuter, les errements de son époque, tel nous apparaît Wazon de Liège. On peut seulement regretter que son bagage littéraire soit si mince. Le recueil de lettres auquel son biographe a emprunté les quelques-unes qu’il cite ne s’est pas conservé, en sorte que, s’il a une grande importance dans l’histoire des idées, Wazon n’en a à peu près aucune dans l’histoire littéraire.

La source essentielle est la biographie rédigée, peu après la mort de Wazon, par Anselme de Liège, son ami et collaborateur ; il lui avait succédé comme écolâtre de Liège. Cette biographie forme la dernière partie des Gesta episcoporum Tungrensium, Trajectensium et Leodiensium, commencés par Hérigcr de Lobbes, cf. P. L., t. cxxxix, col. 957 sq., qui reproduit l’édition Kœpke des Monum. Germ. histor., Scriptores, t. vu ; Migne a séparé de l’œuvre d’ensemble la biographie de Wazon, qui se trouve P. L., t. cxlii, col. 725-764, avec une capitulation spéciale, à laquelle nous nous sommes référés. Dans cette biographie sont insérés les quelques lettres de Wazon que cite Anselme.

Renseignements complémentaires dans Manitius, Gesch. der latein. Literatur des M. A., t. ii, voir table alphabétique, et surtout p. 682, à propos de Fulbert de Chartres, et p. 778 à propos de deux maîtres de mathématiques, passés l’un et l’autre à Liège.

Outre les travaux généraux : H. Bresslau, Jahrbùcher des deutschen Reiches unter Konrad IL ; E. SteindoriT, Jahrbiicher… unter Heinrich 111. ; Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. m (voir table alphabétique) ; on signale quelques monographies : P. Alberdingk, Wazon évéque de Liège (1041-1048) et son temps, dans Revue belge et étrangère, t. xiii, Bruxelles, 1862, et la notice de la Biographie nationale de Belgique ; bon article de C. Mirbt, dans Protest. Realencyclopsedie, t. xxi.

Sur les idées ecclésiastiques de Wazon l’attention a été surtout attirée par A. Fliche, voir surtout Études sur la polémique religieuse à l’époque de Grégoire VII. Les Prégrégoriens, Paris, 1916.

É. Amann.