Dictionnaire de théologie catholique/VITORIA (François de)

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 794-807).

VITORIA (François de), dominicain espagnol († 1546). — I. Vie. II. Écrits (col. 3125). III. Doctrine juridique (col. 3133).

I. Vie.

Depuis un peu plus de trente ans, la personne, les écrits, la doctrine de François de Vitoria ont été étudiés en de nombreuses publications, et non sans des discussions passionnées. Nous résumerons ici le résultat de ces diverses études.

Date et lieu de naissance.

La tradition ancienne,

consignée dans les annales du couvent de Saint-Étienne à Salamanque par le P. Alonzo Fernandez au début du xviie siècle et le P. José Barrio au début du xviiie, fait naître François dans la ville de Vitoria, aujourd’hui capitale de la province d’Alava. Avec ces deux auteurs s’accorde l’historien Jean de Marieta, qui écrivait à la fin du xvi'e siècle. Mais cette tradition, jusqu’à présent à peu près unanime, a commencé à être discutée, depuis la découverte dans les archives du conseil municipal de Burgos d’un ms. de l’histoire du couvent de Saint-Paul de cette ville, composé par le P. Gonzalo de Arriaga au milieu du xviie siècle. On y affirme que François de Vitoria est né à Burgos. Le dit ms. semble être autographe, ce qui lui communique aux yeux des partisans de la thèse de Burgos une grande autorité. Le malheur est que cette mention fait défaut en une copie de cette même histoire qui se conserve à Borne. Il est bien vrai qu’à diverses reprises cette copie abrège le texte du ms. de Burgos. En tout état de cause, qu’elle soit un résumé fait par le P. Arriaga lui-même, comme certains indices le feraient croire, ou celui d’un religieux du couvent de Saint-Paul, l’omission de cette mention donne à penser que la première assertion sur le lieu d’origine de Vitoria ne reposait pas sur un fondement solide. On a beaucoup écrit la-dessus en cet dernières années - ; in > réussir à décider le litige. La thèse traditionnelle reste donc en possession, encore que la thèse contraire

iii quelque probabilité.

Pour ce qui est de la date de la naissance, Arriaga, l’historien déjà mentionné, la met en 1483. D’autres

écrivains modernes, se fondant sur un texte du registre du général des dominicains, Cajétan, de 1509, qui dit : Fr. Francisais de Vitoria potest a superioribus suis exponi in 23 anno ad sacérdotium. font naître François en 1486. Jusqu’à présent, ces dates de 1483 et 1486 étaient unanimement acceptées comme dates limites. Mais récemment nous avons fait connaître un témoignage de Vitoria qui oblige à retarder sa naissance jusqu’à la fin de 1492 ou au début de 1493. Cf. Ciencia tomista, t. lxiv, 1943, p. 46-64. Certaines difficultés qui paraissaient s’opposer à la réception de ce témoignage ont fini par se résoudre, telle, par exemple, celle qui nous obligerait à supposer que François aurait été ordonné prêtre à dix-sept ans, en 1509. Au fait le texte du registre de Cajétan sur lequel se fonderait la dite supposition ne se rapporte pas à notre religieux, mais à un homonyme.

Les parents de François s’appelaient Pierre de Vitoria et Catherine de Compludo ; ils appartenaient probablement au personnel de la cour des rois catholiques. Un de ses frères, appelé Jacques, dominicain comme le fameux prédicateur, s’est rendu célèbre par sa campagne contre l’invasion et la tolérance de l’érasmianisme en Espagne à partir de 1526.

Études.

La première fois qu’apparaît le

nom de F. de Vitoria comme membre du couvent dominicain de Burgos, c’est dans les actes du chapitre provincial célébré en cette maison, en septembre 1506. François figure comme le dernier des profès. Sa profession, étant donné qu’il était né en 1493, manquait donc de son plein effet canonique et aurait dû être ratifiée dès qu’il aurait eu quatorze ans accomplis. Mais, comme on peut reporter la date de la naissance jusqu’à septembre 1492, il se pourrait néanmoins que la profession faite en 1506 ait été considérée comme valide.

Jusqu’à présent ceux qui ont parlé de ses études marquaient sa venue à Paris à cette même date de 1506 ou tout au plus en 1507. Comme il aurait eu comme professeur à la faculté des arts Maître Crockært et en théologie un certain Jean de Fenario, d’après les attestations de ses anciens biographes, comme, d’autre part, Échard affirme que Fenario se retira de l’académie parisienne en 1507, il était indispensable d’anticiper le plus possible l’arrivée en ce centre d’études du jeune Vitoria. Mais il est très difficile d’harmoniser ces détails sans des combinaisons artificielles relativement à la chronologie des études de notre auteur. On sait à présent que Fenario se trouvait à Paris de 1513 à 1515, qui sont précisément les années dans lesquelles Vitoria commença à étudier la théologie. Par ailleurs, nous savons que celui-ci, en mai 1507, se trouvait en Fspagne. Sa venue à Paris en septembre de la même année, encore que possible puisqu’il ne figure pas à Hurgos, n’est guère probable, puisqu’il n’avait encore que quinze ans. Sans doute il y a des chances pour un envoi prématuré, aux fins d’études à l’étranger, mais on n’en peut donner de preuves. Finalement il est tout indiqué de retarder le voyage à Paris du jeune Vitoria jusqu’en 1509 ou 1510. Auparavant, il aurait fait ses humanités à Burgos, où ces disciplines s’en geignaient avec un soin que révèle le haut degré d’humanisme qui paraît dans notre auteur. Ainsi il a du commencer l’étude des « arts » à Burgos même, pour la continuer dans la capitale de la France. Il eut comme maître en cette partie Jean de Celaya (de Valence) ! cf. Lectures de F. de Vitoria sur la II* II", q. xltx, a. I, Salamanque, 1932, qui, à partir de 1510, enseignait au collège de Coqueret. Les anciens chroniqueurs dominicains mentionnent cepen danl parmi ses professeurs à la faculté des arts un Crockært, ce qui n’a rien d’absolument invraiscm ; ui « t

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blable. Aux études proprement philosophiques, il ajouta, comme c’était fréquemment la mode dans les cercles nominalistes, des cours sur la physique et les mathématiques. Plus tard, dans ses leçons de Salamanque, il se plaindra du temps perdu à ces disciplines, considérées par lui comme des sciences qu’il faut discere sed non perdiscere.

Durant l’année 1512-1513, il commença avec un singulier profit ses études théologiques sous la direction des maîtres Crockært et Fenario, les plus brillants promoteurs de la renaissance thomiste au collège de Saint-Jacques. Cette même année, il dirigea, pour le compte de Crockært, l’édition de la Secunda-Secundæ de saint Thomas, la première qui parût à Paris. L’édition porte en tête une dédicace au maître ; c’est le premier écrit connu de Vitoria. Celui-ci se montrait déjà suffisamment maître du style du saint docteur pour émettre sur lui un jugement qui paraît plein d’assurance. C’est un argument en faveur de la préférence qu’il faut donner à cette année, plutôt qu’à la suivante, comme début des études théologiques de Vitoria. Une autre raison de poids qui corrobore la même thèse, c’est le fait qu’il fut nommé par le chapitre général, tenu à Gênes au printemps de 1513, pour faire les leçons sur les Sentences à Paris dès l’année 1516-1517. On ne comprendrait pas que le chapitre, présidé par Cajétan, eût donné cette autorisation sans être sûr de la compétence du candidat. Et celui qui l’en informa (probablement Fenario ) devait également avoir expérimenté la capacité de son élève pour une mission aussi relevée.

Crockært mourut en 1514. Durant son court passage au collège de Saint-Jacques, il avait déployé une grande activité littéraire. C’est à lui pour une bonne part qu’il faut attribuer l’enthousiasme réfléchi pour saint Thomas que nous admirons en Vitoria. Fenario, qui compléta la formation théologique du jeune Espagnol est, pour sa part, une figure remarquable dans la chaire, pour l’énergie, la clarté et le caractère pratique de ses enseignements. Vitoria tient plus encore de lui que du premier en sorte que les qualités de tous deux paraissent se fondre dans sa personne.

De 1516 à 1522, ou tout au plus à 1523, François occupa une chaire de théologie aux « écoles majeures » du collège de Saint-Jacques. Durant ces six années, intensément occupé par les charges de son enseignement, il compléta et donna une forme définitive à sa carrière scolaire en ce qui concerne l’adoption des méthodes et l’assimilation des connaissances théologiques. Ce ne fut pas une carrière routinière sans autres horizons que ceux que peuvent fournir un seul livre ou un auteur déterminé, le livre se nommât-il la Somme théologique et l’auteur Thomas d’Aquin. Vasco, qui connut Vitoria, célèbre « son érudition incroyable et ses lectures quasi infinies », chose qui, unie au ferme jugement qu’il avait hérité de ses maîtres, le mettait dans une position extrêmement avantageuse pour choisir, avec le goût exquis qui le caractérise, entre les différents courants intellectuels qui circulaient alors dans Paris. La rencontre en ce centre des systèmes et des idées les plus divers avait fait passer sous ses yeux le panorama varié des opinions, des suggestions, des adaptations des vues antiques aux idées modernes ; en même temps, elle lui avait révélé les essais des théologiens humanistes pour élargir la base positive de leur spécialité en tenant compte aussi bien de la spéculation que de la tendance pratique qui était celle du nominalisme en matière de morale et de sciences physiques et mathématiques.

Bien que très occupé par ses leçons, Vitoria trouva encore du temps en ces années de professorat parisien pour diriger l’édition d’œuvres d’une ampleur

extraordinaire et qui, dès leur apparition, furent très estimées. Il faut en signaler trois : les Sermones dominicales de Pierre de Covarrubias, en 2 volumes, Paris, 1512, la Summa aurea de saint Antonin de Florence, en 4 vol., Paris, 1521, et le Dictionnaire ou répertoire moral du bénédictin Pierre Bercherio, en trois tomes, Paris, 1521.

Le 24 mars 1522, Vitoria fut reçu licencié en théologie, obtenant la sixième place parmi trente-cinq candidats. Le 21 juin, il reçut le bonnet de docteur. Ainsi se terminait sa mission à Paris ; durant l’année 1523-1524, nous le rencontrons qui occupe une chaire à Saint-Grégoire de Valladolid.

3° La « chaire de prime » à Satamanque. — Le collège de Saint-Grégoire était une magnifique fondation d’Alphonse de Burgos, un poste tout indiqué pour révéler les capacités que possédait alors l’ordre dominicain en Espagne et les désigner pour les chaires universitaires. Parmi celles-ci, la plus ambitionnée était celle de prime à Salamanque, rattachée, presque depuis sa fondation, à l’ordre de Saint-Dominique. Tous auguraient que, dès qu’une vacance s’annoncerait, un des candidats serait Vitoria, dont le prestige augmentait de plus en plus dans les centres académiques. Mais l’opposition pourrait être très vive, parce qu’il y avait, tant à Salamanque qu’à Valladolid et à Alcala, d’autres personnalités qui pouvaient prétendre à ce poste. Alcala surtout, où se manifestait un esprit modernisant, très actif à cette date, était sûre de voir ses représentants trouver bon accueil dans la jeunesse étudiante. Comparée à la toute récente fondation de Cisneros, Salamanque avait gardé quelque chose d’un peu vieillot ; on ne trouvait pas, dans son corps professoral, l’aptitude à faire droit au goût de la Benaissance que tous approuvaient sans exception.

Quand, au début d’août 1526, fut annoncée la vacance de la chaire de prime à Salamanque par la mort de Pierre de Léon, O. P., l’académie d’Alcala ne mit personne sur les rangs. Deux noms seulement figurèrent, Pierre Margallo, un Portugais, titulaire de la chaire de philosophie morale à Salamanque, et Vitoria. Le premier avait pour lui que sa promotion rendrait une chaire vacante. Il comptait de plus sur l’appui inconditionné du parti portugais, très nombreux à Salamanque ; surtout il était membre du collège Saint-Barthélémy, dont les membres, par esprit de solidarité, regardaient sa cause comme la leur propre. Pour sa part, Vitoria n’était pas non plus sans appuis. Pour lui inclineraient de préférence les étudiants du couvent de Saint-Étienne, pour lui parlerait égalament la tradition scolaire des théologiens dominicains qui avaient passé dans cette chaire ; mais surtout ce qui lui donnait un indiscutable avantage sur son compétiteur, c’était le brillant de la forme, la nouveauté des méthodes, la vie et la solidité de la doctrine. Dans ces conditions, son triomphe était escompté ; il fut nommé « par tous les votes et aux applaudissements des étudiants et du couvent », comme le dit un antique chroniqueur. Depuis l’année scolaire qui commença en octobre 1526 jusqu’à sa mort en 1546, il occupa cette chaire, la plus illustre de toute l’Espagne impériale.

Le travail de Vitoria en ce poste n’aurait pas eu une si grande répercussion sur la renaissance théologique espagnole, sans un autre facteur qui paraît avoir été providentiellement préparé pour seconder l’œuvre du maître. Depuis quelques années, le couvent dominicain de Saint-Étienne avait connu une profonde transformation dans sa vie religieuse, sous l’impulsion d’un homme apostolique, Jean Hurtado de Mendoza, promoteur d’une seconde réforme, qui peut bien s’appeler une ultra-réforme, puisqu’elle renchérissait

sur celle déjà introduite dans les couvents castillans par la congrégation de l’Observance. Sous l’influx de ce renouveau religieux, la partie la plus choisie de la jeunesse universitaire, gagnée par l’éloquence irrésistible du P. Hurtado et de l’augustin Thomas de Villeneuve, entrait en foule dans les monastères des divers ordres religieux. Ainsi, dès le début de son professorat de Salamanque, Vitoria put compter parmi ses auditeurs des élèves exceptionnellement préparés et d’une singulière pénétration d’esprit, tels Melchior Cano, Mancio, Ledesma, Tudela, Orellana, Barron, etc., qui collaboreraient à son œuvre de restauration de la théologie.

Dès le début s’établit entre le maître et ses disciples une compénétration intime ; ceux-ci gagnés par la nouveauté des procédés du professeur, lui, stimulé par l’enthousiasme qu’il remarquait en ses élèves. La nouveauté des méthodes incluait entre autres l’adoption de la Somme théologique comme base de l’explication. Uni à un emploi assez sobre du style scolastique, à une exploitation plus grande du donné positif, cela influait à son tour sur l’enseignement, qui, s’il n’était pas nouveau en son fond, l’était au moins dans la forme et surtout était présenté avec une originalité inaccoutumée. Vitoria avait reçu du ciel le « don d’enseigner », comme disent ses anciens biographes, et l’art de rendre intéressantes les matières les plus arides. « Maître Vitoria pourrait avoir des élèves plus savants que lui, mais ceux d’entre eux qui seraient les plus doctes n’enseigneraient pas comme lui », disait Melchior Cano. On voit, d’ailleurs, que le maître produisit sur son auditoire une impression énorme, étant écouté comme un oracle. Sa personne et sa doctrine, qu’il exposait « dans un latin poli, dans le style le plus doux et le plus pur », selon le mot heureux de l’historien Jean de la Croix, exerçaient une attraction irrésistible. Quoddam naturæ miraculum merito videbatur, écrit Vasco pour exprimer le caractère insolite de sa compétence comme professeur. Rien d’étonnant donc qu’ait surgi parmi les élèves l’idée d’accumuler en leurs cahiers ces leçons et de les acquérir à haut prix dans les cercles académiques.

La pratique, encore qu’elle ne fût pas neuve à Salamanque, n’était pas encore au point où elle en é » ait venue à Paris. L’absence de coutume rendait plus difficile son établissement en forme. Mais l’auditoire étant composé en grande partie de religieux, habitués au travail ardu de l’argumentation et du raisonnement, tous les obstacles furent vaincus. Vitoria lui-même contribua au succès en se prêtant à une allure plus lente, de telle sorte que l’on pouvait, avec régularité, prendre la substance de ses explications. Le procédé passa de son cours à ceux de ses collègues de la faculté, et peu à peu à toute l’académie, de telle sorte que, vers le milieu du xvr siècle. à Salamanque d’abord, puis à son imitation dans les autres universités d’Espagne, les étudiants, en grande majorité, rassemblaient soit en extraits, soit quelque fois a la lettre, l’exposition du maître.

La substitution aux Sentences, comme livre de texte, de la Somme Ihéologiquc était contraire à la législation académique. Malgré tout, Vitoria sut trouver le moyen de lever les difficultés et bientôt le professeur de « vêpres », qui, à partir de 1532, fut Dominique de Soto, adopta le même procédé, comme cela paraissait naturel pour que les matières théologiques fussent réparties entre eux deux et que les mêmes auditeurs fussent attirés à leurs cours. I.es objections qui lurgirenf de la part de certaines autorités académiques et des visiteurs » reçurent facilement réponse et la Somme de saint Thomas continua d’être presque exclusivement à Salamanque et dans le reste

des universités de la Péninsule la base de l’exposition dans tous les cours de théologie.

4° Influence sur les affaires d’État ; la législation des Indes. — Comme titulaire de la chaire de prime et comme personnage d’une compétence reconnue pour résoudre les difficultés d’ordre moral, Vitoria voyait fréquemment beaucoup de particuliers, ecclésiastiques ou laïques, recourir à lui soit de vive voix, soit par écrit. Il s’est conservé une collection des réponses fournies par lui en de telles occasions. Semblablement, il fut invité, en sa qualité de théologien insigne, à la requête de l’inquisiteur général don Alfonse Manrique à l’assemblée réunie au printemps de 1527, à Valladolid, pour expurger les écrits d’Érasme. Il existe deux réponses fournies par lui en cette conjoncture, l’une sur la Trinité, l’autre sur la divinité de Jésus-Christ, toutes deux modérées et respectueuses pour l’auteur, encore qu’on lui reproche son audace à remettre en question des points que toute la tradition ecclésiastique et patristique avait reconnus exacts. Ces réponses nous font entendre que l’enthousiasme jadis manifesté par Vitoria pour Érasme, lors de son séjour à Paris, s’était bien refroidi, depuis qu’il avait cru remarquer les affinités de celui-ci avec Luther.

Mais le domaine où la doctrine et l’action personnelle de notre théologien a pénétré le plus profondément c’est celui de la politique générale de l’Espagne, tout spécialement en ce qui concerne la colonisation de l’Amérique. Théologien austère et indépendant, Vitoria dépassait de beaucoup le niveau des courtisans qui s’efforçaient de lui arracher des réponses dictées par leur intérêt personnel. Ses acerbes critiques contre la non-résidence des prélats, l’accumulation des bénéfices, la simonie et les bulles d’union, l’indignation véhémente avec laquelle il condamnait toute oppression des faibles étaient notoires et ceux qui se sentaient fautifs et allaient à la cour s’appliquaient à les rendre inefficaces. De même il réprouvait le recours à la guerre sinon en des cas extrêmes. Aussi ne voyait-il pas d’un bon œil la lutte continue entre l’empereur et le roi de France, les inconvénients qu’elle avait pour la chrétienté, les avantages qu’elle procurait au Turc. À ce sujet, il existe une lettre de lui écrite à la fin de 1536 et adressée au connétable de Castille : « Je crois que je ne demanderais pas à Dieu de plus grande grâce sinon qu’il fasse de ces deux princes (Charles-Quint et François I er) deux frères par la volonté comme ils le sont par la parenté. Que si cela arrivait, il n’y aurait plus d’hérétiques dans l’Église, ni rien de tout ce que l’on regrette, et l’Église, se réformerait, que le pape le voulût ou non. Et tant que je ne verrai pas cela, je ne donnerai pas un maravédi pour le concile, ni pour tous les remèdes que l’on imagine. La faute ne doit pas être du côté du roi de France, encore moins de celui de l’empereur, la cause ce sont les péchés de tout le monde. Les guerres ne doivent pas se faire pour le profit des princes, mais pour celui des peuples. Et s’il en est ainsi, comme c’est en réalité, je voudrais bien apprendre d’honnêtes gens si nos guerres sont pour le bien de l’Espagne, de la France, de l’Italie, de l’Allemagne et non point pour leur destruction et pour l’accroissement de l’islamisme et de l’hérésie. »

L’ambiance belliqueuse que l’on respirait alors dans le monde ne laissait pas de pénétrer, comme on le voit, dans la cellule du maître. Ses lumineuses dissertations De jure bclli ne sont point, connue (elles de tant de gens d’Église, prose routinière, mais des efforts herculéens pour limiter l’emploi de moyens si Inhumains dans le règlement des différends entre les peuples et pour endiguer le torrent des passion-.

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débordées, au cas où éclaterait un conflit. Sa voix a pu n’avoir point d’effet immédiat sur la marche de la politique impériale, mais elle contribua à faire naître le pacifisme académique qui passa rapidement dans les conseils princiers, dans les chancelleries et surtout dans les traités doctrinaux comme ceux de Soto, Banez et Ledesma, Suarez et Grotius, pour former la quintessence du Droit international moderne.

Les reproches et les anathèmes de notre théologien s’adressaient moins à l’empereur qu’à ses conseillers. Entre Vitoria et Charles-Quint régna d’ordinaire une bonne harmonie. L’empereur lui fit visite, entre autres en juin 1534, en passant par Salamanque. A partir de 1539, il lui demanda diverses réponses sur des points qui se rapportaient à l’évangélisation de l’Amérique. Les relectiones de Indis, données par Vitoria en ces mêmes années, furent sans doute utilisées par certains pour fomenter la discorde entre le théologien et le monarque. Heureusement cette défaveur, à rencontre de ce que supposent certains historiens modernes, se dissipa promptement et l’empereur continua à recourir à Vitoria pour les diverses questions concernant le Nouveau-Monde. Pour répondre avec compétence en matière si délicate, il s’informa auprès des missionnaires, las Casas, Minaya, des conditions de vie et de gouvernement en usage en ces régions et du traitement auquel étaient soumis les naturels. Sa campagne pour la défense de ceux-ci, menée avec la plus grande intrépidité, vainquit toutes les résistances et aboutit à ces Nuevas leyes de Indias (1542), le code le plus chrétien qui ait jamais été promulgué en matière coloniale. Grâce à lui, à partir de cette date, cessèrent les guerres de conquête, auxquelles se substituèrent la persuasion et la prédication évangélique. Ainsi arriva-t-on à sauver les races indigènes dans une proportion bien supérieure à ce qui se passa chez les autres peuples colonisateurs.

Dans les dernières années de Vitoria, ceux que dérangeait la nouvelle législation essayèrent de réagir contre elle. En même temps surgit une discussion entre les chefs des compagnies coloniales et les missionnaires, ces derniers représentés par Barthélémy de las Casas, tandis que l’humaniste Ginès de Sepulveda appuyait les premiers. L’affaire ayant été soulevée par ordre de l’empereur aux réunions de Valladolid (1550-1551), Melchior Cano et Dominique de Soto défendirent la position humanitaire de Vitoria et les Nouvelles lois demeurèrent en vigueur, bien que peu à peu elles se soient vues compromises par ceux à qui leur application fermait l’entrée des Indes pour leur commerce.

Dernières années et mort de Vitoria.

La vie de

ce théologien se consuma rapidement — il n’avait pas plus de cinquante-quatre ans quand il mourut — à cause des efforts extraordinaires qu’il fit pour s’acquitter scrupuleusement des devoirs de sa charge professorale. L’année 1539-1540, chargée d’un double travail, la rédaction d’un commentaire des Sentences et l’explication de la Somme, devait être fatale à sa santé. Au début de l’année suivante, il présageait que celle-ci serait la dernière de son enseignement. Et bien que, dans les années suivantes, il ait pu réussir à réduire ses leçons, ayant été soulagé à plusieurs reprises par ses étudiants, bientôt une attaque de goutte l’empêcha de se mouvoir. Au début de 1545, l’empereur lui écrivit de se préparer au voyage de Trente, où le concile allait enfin se réunir. Vitoria répondit qu’il était « en passe de s’acheminer vers l’autre monde ». À la même date il écrivait au prince don Philippe « que, depuis six mois, il était comme crucifié en son lit ». En août de la même

année, dans une lettre au P. Michel d’Arcos, il disait qu’il gardait le lit « en bien mauvais point » ; dans une autre lettre au même, d’avril 1546, il confiait que depuis cinquante jours il gardait le lit en proie à de cruelles douleurs et sans pouvoir remuer un doigt. Finalement, le 12 août de cette année, il terminait sa carrière mortelle : « Homme remarquable, divin, incomparable, splendeur de l’ordre dominicain, gloire de la théologie, exemple des religieux observants », au dire de l’humaniste Matamoros. Ses restes furent déposés dans l’ancienne salle capitulaire de Saint-Étienne, encore qu’il ne soit pas possible d’identifier l’endroit précis.

Ceux qui l’ont connu ou qui s’en réfèrent à d’autres qui eurent des rapports avec lui, ont prodigué des éloges qui révèlent ses qualités remarquables et son talent privilégié. Vir erat ille natura ipsa moderatus, écrit Melchior Cano (De locis, t. XII, c. i). D’accord avec lui, l’historien Fernandez célèbre son « affabilité ». « Je ne connais personne, confesse à son tour Clenardo, parmi ceux qui ont consacré leur vie aux lettres latines, dont les écrits m’agréent autant. » ( Epist. ad christianos) « Si quelque jour, continue-t-il, Vitoria se décide à écrire, sa renommée s’étendra au monde entier. » « Je doute qu’il se rencontre un autre homme plus savant dans les matières théologiques », atteste Vasco. Et le manuscrit de son disciple François Trigo, dans lequel s’est conservé le commentaire de la Secunda-Secundæ s’ouvre par une rubrique ainsi conçue : « Ce sont ici les cours de mon très savant maître François de Vitoria, qui brille et resplendit entre ceux de sa profession, comme le soleil entre les autres astres. »

Les disciples.

Bien que n’ayant rien publié de

son vivant, Vitoria a exercé sur la restauration académique et doctrinale de son temps, par son enseignement oral, une profonde influence. C’est à la formation de bons disciples qu’il consacrait de préférence son attention. Il faut faire figurer parmi eux non seulement les théologiens de profession qui vinrent pour lors à Salamanque, mais aussi les juristes et les canonistes qui fréquentaient ses cours. Plus encore que de la quantité, encore qu’elle fût extraordinaire, il faut tenir compte de la qualité des disciples en question. Durant vingt ans défilèrent à cette école la majeure partie de ceux qui formaient l’intellectualité espagnole au milieu du xvie siècle, et qui passèrent de là en d’autres universités et aux postes de gouvernement. Dans la seule académie de Salamanque, on trouve à ce moment, en possession des diverses chaires des arts et de théologie, trente et un disciples de Vitoria.

Mais, de plus, le maître dominicain pouvait compter sur un groupe choisi d’amis, jeunes pour la plupart, qui fréquentaient sa cellule pour le consulter sur divers cas et recevoir ses directives. En ces entretiens plus encore que dans sa chaire, il pouvait converser sur la manière de mener à bien la restauration des sciences sacrées, par le renouvellement des méthodes, l’investigation directe et surtout l’adaptation de la doctrine morale au gouvernement de la vie pratique de l’individu et de la société. Melchior Cano devait achever de s’assimiler, en l’une de ces séances, l’idée de cataloguer les sources et les lieux de l’argumentation théologique ; Alphonse de la Vera-Cruz s’y pénétra de la doctrine humanitaire du professeur sur la colonisation ; André Vega, adonné de préférence, comme son guide et directeur, à l’étude des problèmes moraux, s’attacha tout spécialement à ceux que la révolte de Luther mettait à l’ordre du jour ; Thomas de Chaves, plus incliné au labeur modeste du ministère, après avoir formé de deux cours de Vitoria la Summa sacramentorum, obtint du maître qu’il la

revit et lui donnât son visa ; Martin de Ledesma, toujours dépendant de la parole du professeur de prime, rassembla avec sollicitude non seulement les idées qu’à l’occasion il exposait dans ses conversations privées, mais surtout le texte de ses lectures et de ses rélections, pour répéter ailleurs ce qu’il avait ouï à Salamanque de lèvres si autorisées. Tous devaient garder un souvenir reconnaissant de ces séances intimes et des leçons de la salle de cours. Ceux qui furent appliqués à l’enseignement, formés comme maîtres à la manière d’un guide si expert, adoptèrent ses méthodes et répandirent ses idées, se faisant l’écho des doctrines vitoriennes, comme nous pouvons aujourd’hui le vérifier à maintes reprises, en confrontant les leçons des élèves manuscrites ou imprimées avec celles que nous trouvons dans le professeur. C’est avec raison que Menendez Pelayo a écrit que « ses cours, amoureusement copiés et pieusement conservés par ceux qui purent les entendre, ont constitué une sorte de fond commun dont se servirent en abondance ceux qui sont venus depuis ».

II. Production littéraire.

Réagissant contre la tendance des humanistes et des nominalistes de son temps, à lancer dans le public leurs écrits avant d’être en saison de le faire, Vitoria, de son vivant, n’a rien publié de son crû, si ce n’est les prologues déjà signalés ci-dessus, col. 3119, à la Secunda-Secundæ de saint Thomas, aux sermons de Covarrubias, aux œuvres de saint Antonin et de Berchorio. Mais son activité comme professeur l’obligeait sans cesse à prendre la plume et à confier au papier ses très érudits commentaires sur la Somme théologique ou ses dissertations originales sur des sujets d’actualité. Rassemblés par ses disciples, plusieurs ont ainsi paru à la lumière. — Publiées ou inédites, ses productions peuvent se classer en trois groupes : les lectures, les relecliones et les écrits variés.,

Les lectures.

Dans la langue académique espagnole,

ce nom se donnait d’abord à la matière indiquée pour le cours, et par extension au cahier préparé par le professeur pour son usage personnel au cours, puis à l’exposition orale qu’il en faisait, enfin aux notes prises par les élèves. La « lecture » s’appliquait donc à un large processus, qui souvent faisait perdre de vue le texte original. Les originaux de ces « lectures » ont disparu. Seules subsistent les lectures des étudiants, plus ou moins complètes, et c’est par ces notes de cours que nous devons reconstruire l’ensemble de la doctrine de Vitoria.

Celui-ci préparait ses leçons avec le plus grand soin. Comme il abordait chaque jour la chaire après une profonde méditation, il signalait pour lui-même la complexité des questions et rédigeait ce qu’il avait à dire sans se fier à ces vues synthétiques, bonnes pour aider la mémoire, mais Insuffisantes pour réaliser une ceuvre solide et complète. Considérant l’enseignement comme un apostolat, il y mettait le plus grand zèle. Et quoique, saturé comme il l’était de doctrine, il eût pu se contenter de moindres efforts, nous ne devons pas nous le représenter regardant tranquillement ses auditeurs, comme s’il était sans inquiétude sur la responsabilité qu’il encourait. Lui qui, parfois, censurai ! dans les autres une témérité qui les faisait arriver au cours avec une lecture supcrli > telle du texte, sans l’avoir digéré, et se hâtaient après cela de confier à l’imprimerie leurs spéculations, sans les avoir d’abord ruminées — sicut moderni (les nominalistes), qui omnia transferunt ex libro in libron n’allait pas s’exposer à la même

faute. Après vingt-six années d’enseignement, recommençant pour la quatrième fois l’exposition de la Somme, il avertissait ses élèves qu’ils se préparassent

à prendre des notes ; ils ne devaient pas croire qu’il leur suffisait d’utiliser celles que d’autres avaient prises dans les cycles antérieurs, comme s’il allait reprendre lui-même la même chanson, chose que ni son caractère, ni sa profession ne lui permettaient. « Au contraire, il devait expliquer, il voulait s’expliquer dans un nouveau style, avec une nouvelle diligence, pour autant que ses forces le lui permettraient, ce qu’il avait autrefois mis dans ses leçons.

A ces qualités pédagogiques, il en associait une autre, plus essentielle pour l’intérêt et le profit de ses disciples. La coutume académique avait réglé que le professeur, la leçon terminée, devait se tenir quelque temps à la porte de la salle pour répondre aux questions éventuelles des élèves. Par là se resserraient les liens entre le maître et ses auditeurs. Vitoria s’y prêtait très volontiers. Dans ses leçons, il s’ingéniait à éviter l’aridité et la monotonie du style scolastique. La grâce et l’élégance de la forme et une manière toute personnelle de penser faisaient trouver brève l’heure et demie qu’elle durait. Omnia jucunditatis plena, comme disait Clenardo des papiers de Vitoria. Il se répandait dans l’auditoire un tel amour pour la science théologique, un tel enthousiasme pour pénétrer ses secrets, que, par là seulement, s’explique le très pénible travail que s’imposaient les élèves pour consigner en leurs notes sinon tout du moins l’essentiel du cours.

Cette rédaction des leçons de Vitoria par une partie de ses élèves commença, quoique d’abord d’une manière assez restreinte, dès le début de son enseignement à Salamanque. Probablement le ms. Otlobonianus latin. 1015, qui contient l’exposition de la II a -II ! r, correspond-il aux années scolaires 15261527 et suivantes. Plus tard, la coutume se généralise, atteignant son maximum l’année 1539-1540, la dernière où Vitoria parut régulièrement dans sa chaire.

Les leçons d’élèves, pendant même la vie du maître, étaient fort recherchées. Passant de main en main, elles entrèrent pour une bonne part dans les bibliothèques des monastères et des collèges. Ces établissements ayant été détruits ou dépouillés d’abord durant l’invasion napoléonienne, puis à la suite de la malheureuse sécularisation de 1835, c’est à peine si l’on a sauvé une minime partie de ce trésor académique. Le même sort a fait disparaître les leçons originales elles-mêmes, de valeur Incomparablement plus grande, étant la rédaction même de Vitoria. Lu 1548, l’université de Salamanque avait convoqué une réunion au couvent pour traiter de l’impression de quelques écrits donnés oralement par Vitoria. Par là, on entendait tant les leçons originales que les relectiones, le tout conservé au couvent de Saint-Étienne. Nous soulignons le mot originales parce que le texte parle d’écrits « faits » par le maître, ce qui ne peut s’appliquer aux cours relevés par les étudiants. Le couvent nomma une commission, qui examinerait ces écrits et ferait copier ceux qui conviendraient pour l’impression. Mais les commissaires, distraits par d’autres occupations, se préoccupèrent assez peu de cette motion. Vingt-sept ans plus tard, devant l’abandon où était laissé l’héritage littéraire d’un maître si remarquable, au chapitre provincial de Palëncia, une voix énergique s’éleva, celle de lianeL, qui était l’un des quatre déflniteurs, suppliant que l’on réparât cette négligence. I.e chapitre ordonna, en vertu de la sainte obéissance, que « tous ceux qui trouveraient des notes Idéologiques, écrites ou dictées par les très savants maîtres, François de Vitoria, Dominique de Soto et Melchior C.ano, le feraient savoir au père provincial, à charge pour celui-ci, pro communi bono et gloria nostri ordinis, de contler les écrits en question I2J

à quelque maître avec ordre de les imprimer ». Mais ces ordres non plus ne devaient produire le moindre résultat. Un génie malin semblait s’acharner contre cette publication.

L’utilisation des lectures exige des travaux préalables de classification chronologique et de discussion d’authenticité. Pour l’étude de la doctrine vitorienne, il n’est pas indifférent de préciser les années auxquelles correspond tel ou tel cours. Voici le cadre chronologique des lectures tel que nous l’avons publié :

Années scolaires Parties île la Somme

1526-1529 1529-1531 1531-1533 1533-1534 1534-1537 1537-1538 1538-1539 1539-1540

ll’-ll*

IV Sentent.

1° -II « 

II » -II »

III", q. i-lxxv

IV Sentent.

I*, q. i-lix

Le degré d’authenticité n’est pas égal pour tous les mss. des lectures non originales ; leur autorité dépend essentiellement de la foi que mérite celui qui les a rédigées. S’il s’agit d’un élève qui travaillait au cours même, la rédaction a tout au moins pour elle d’être un témoignage de présence, toujours plus estimable, encore qu’exposé à des confusions. Au contraire, si le ms. vient d’un étranger, d’un amateur qui cherchait à collectionner des lectures théologiques, en les copiant d’après des notes qui lui avaient été prêtées, les conditions varient beaucoup. Il faut ici distinguer la copie primitive de la copie dérivée. D’où la division que nous avons proposée, en faisant l’inventaire des lectures des théologiens de Salamanque du xvie siècle, entre mss. académiques et mss. extraacadémiques, en d’autres termes entre mss. rédigés par ceux qui avaient assisté aux leçons et ceux qui l’avaient été par des étrangers.

Les mss. scolastiques de Vitoria connus jusqu’à aujourd’hui sont au nombre de 30, 25 reproduisant des lectures, 5 des relectiones ; parmi les premiers, il en est d’académiques et d’extraacadémiques ; au nombre de ceux-là signalons les numéros 4, 8, 12 et 15 de notre inventaire (cf. Los manuscritos del mæstro Francisco de Vitoria, Madrid, 1928), parmi ceux-ci les numéros 14, 16 et 21.

De tout ceci, il n’a été publié au xvie siècle, avec de nombreuses rééditions ultérieures, que la Summa sacramentorum, d’après les notes de cours du P. Thomas de Chaves. Celui-ci assure que Vitoria ex integro meo rogatu scripturam perlegit, mais on ne peut savoir s’il donna son approbation à la diffusion de ce texte comme étant de lui.

Martin de Ledesma, disciple de Vitoria et professeur à l’université de Coïmbre, publia en sa Secundse quartse, Coïmbre, 1560, diverses relectiones et de larges fragments de lectures vitoriennes, mais sans en mentionner la provenance, comme nous l’avons montré : Las relecciones y lecturas de F. de Vitoria en su discipulo Martin de Ledesma, O. P., dans Ciencia tomista, t. xlix, 1934, p. 5-29.

Récemment on a publié le commentaire de la ll a -II 3 ", q. i-cxl, en 5 volumes (Beltran de Heredia, Salamanque, 1932-1935), d’après les notes de François Trigo qui fut pendant sept ans auditeur de Vitoria et put constituer ainsi un texte qui est incontestablement le plus considérable que nous ayons sur cette partie. Le t. vi qui contiendra le commentaire des q. cxli-clxxxix est en préparation. Par ailleurs, Fr. Stemiiller, dans son livre : F. de Vitoria y la doctrina de la gracia en la Escuela salmantina, Barcelone, 1934, p. 167-482, a publié divers’fragments vitoriens sur cette matière. Enfin, dans notre ouvrage :

Los manuscritos de Vitoria, nous avons reproduit quelques textes choisis des lectures.

2° Les « relectiones ». - Dans la langue académique de notre siècle d’or, on donnait le nom de « rélection » ou de « répétition » aux dissertations ou conférences que prononçaient les candidats à la licence ou les professeurs en titre devant leurs facultés respectives ou devant toute l’université, sur quelque point de doctrine. Il y a intérêt à préciser les caractères de celles que prononçaient les professeurs titulaires, ce qui est le cas de Vitoria.

Ils avaient l’obligation d’en donner une chaque année, d’ordinaire au printemps, la règle étant qu’elle portât sur une question correspondant à la matière traitée dans le cours. En cas d’empêchement, ils demandaient un délai, mais il se dispensaient rarement de la leçon, car les infractions étaient frappées d’une amende considérable : dix doublons (3650 maravédis). Ni avant, ni après Vitoria, on ne rédigeait d’ordinaire ces conférences sous forme définitive. Le professeur préparait sa matière avec plus ou moins de soin, se traçait un plan, écrivait ses notes et se présentait à la salle de cours avec un peu plus de préparation que s’il s’était agi d’une leçon ordinaire. On conservait pourtant le souvenir de certaines productions qui avaient eu le mérite de l’actualité. Ainsi, à la faculté de théologie, on se rappelait, comme quelque chose d’exceptionnel, trois relectiones de Pierre d’Osma dont l’une correspondait à l’année 1465. Depuis Vitoria, si l’on fait abstraction de celles de Soto et de Cano, de deux qui sont connues de Jean de la Pefia et d’une de Banez, les pièces de cette catégorie sont rarissimes. Le cas de Vitoria avec ses treize relectiones si souvent réimprimées est une exception à l’université de Salamanque. Et ceci est vrai tout autant de la forme que de l’intérêt des sujets choisis, qui ont passionné les esprits autant et plus qu’aujourd’hui.

Ces dissertations, sortes de conférences parlées, auxquelles pouvait assister toute l’université, duraient deux heures, mesurées par la clepsydre. Sous peine de nullité, elles devaient se tenir les jours de vacances : jeudis, fêtes d’apôtres, dimanches où il n’y avait pas sermon à la cathédrale, afin que tous ceux qui le désiraient pussent y assister. A Salamanque, Vitoria donna quinze relectiones, dont il s’est conservé treize fournies par les éditions dans l’ordre suivant :

De potestate Ecclesiæ prior (1532). De potestate Ecclesiæ posterior (1533). De potestate civili (1528). De potestate papæ et concilii (1534). De Indis prior (1539).

De Indis posterior seu de jure belli (1539, le 18 juin). De matrimonio (1531). De augmenta caritatis (1535, le Il avril). De temperantia (année scolaire 1537-1538). De homicidio sive de fortitudine (1530). De simonia (1536). De magia (1540).

De eo ad quod tenetur veniens ad usum rationis (1535, juin).

, Les deux autres, probablement la première, qui correspond à l’année 1526-1527, et fut donnée pour Noël de 1527, et la dernière faite l’année 1542-1543, ne paraissent pas avoir été écrites.

L’ordre adopté dans les éditions est un ordre logique. Mais, s’agissant de documents qui reflètent l’activité académique de Vitoria et qui se rapportent à ses préoccupations du moment, c’est seulement en les situant dans leur ambiance et en en fixant l’ordre chronologique que l’on peut apprécier leur valeur. Et ceci est d’autant plus nécessaire, si l’on remarque en Vitoria un propos délibéré de réaliser un plan tracé d’avance, dont à diverses reprises il s’est écarté 31 29

VITORIA FRANÇOIS DE)

30

pour des causes itivolonlaires, quitte à y revenir quand ces raisons avaient disparu. Il convient donc de préciser ce plan et la manière dont il fut exécuté, pour se mettre en situation d’interpréter ses dires avec certitude.

Dès le début Vitoria se proposa d’élucider en ses rélections les problèmes relatifs à l’origine du pouvoir civil et du pouvoir ecclésiastique, en signalant à la fois leur champ respectif et leurs attributions. Étant données ses préférences juridiques et l’expérience acquise à Paris sur la nécessité d’éclaircir ces questions pour rectifier des concepts admis alors comme vérités premières, il n’est pas extraordinaire qu’il se soit décidé à prendre ce sujet comme thème de ses rélections. Ce choix était bien de nature, étant donnée l’actualité de la matière, à intéresser l’auditoire.

La première rélection, parmi celles qui se sont conservées, est celle sur le pouvoir civil, De potestate civili, donnée à Noël 1528. Elle est une des compositions les plus parfaites qu’ait produites la littérature scolastique espagnole. Clarté, vivacité, élégance, brio, vision synthétique, adaptation des idées abstraites à la vie réelle, toutes les qualités majeures que nous sommes habitués à voir dans Vitoria se reflètent en cette œuvre magistrale. Aussi rien de surprenant que son disciple Martin de Ledesma l’ait incluse presque en totalité dans son Commentaire sur le I Ve livre des Sentences. Nous n’analyserons pas son contenu doctrinal, mais on doit néanmoins rechercher les principes fondamentaux de cette rélection, la première d’une série homogène que l’auteur pensait bien prononcer à Salamanque. Sa contexture est très apparente ; trois conclusions la mettent en évidence. La première, qui est fondamentale, se réfère à l’origine du pouvoir civil, laquelle se trouve nécessairement impliquée dans le caractère naturel du groupement humain. Dans une seconde, il tire comme conséquence logique l’idée d’une société des nations chrétiennes ; dans la troisième, il parle du caractère obligatoire des lois civiles au for de la conscience.

A cause de ses occupations, il ne put préparer, dans les années suivantes, sa rélection. Elle devait rouler sur le pouvoir ecclésiastique. Après divers arrangements, le couvent qui était inexorable sur ce chapitre l’obligea à improviser en juin 1530 une rélection ; c’est celle De homicidio dans laquelle il répète ce qu’il exposait précisément à cette date dans ses cours ordinaires, ut non nomine tantum sed et re etiam sit relectio.

C’est seulement l’année suivante qu’il put reprendre la série De potestate. Mais, à ce moment, l’université était occupée à étudier la question du divorce d’Henri VIII. Vitoria qui y intervint retint le thème pour la rélection De matrimonio (25 janvier 1531). Les années suivantes, libre de tout autre souci, il revint au thème de l’origine du pouvoir, en donnant les deux rélections De potestate Ecclesise et De potestate papæ et concilii. Dans la première, il s’occupe surtout des relations entre l’Église et l’État, signalant pour la première fois en terme ? précis les attributions des deux pouvoirs qui se déduisent de leurs fins respectives. Entre eux, il n’y a pas subordination, sinon pour autant que l’exige la subordination des lins. Papa non est dominus iirbis, écrit-il. La thèse contraire est une fiction (commentant / des jurisconsultes in adulationem et anentationem pontifleum. (lossatores juris hoc domininm dederunt > : r. cum ipsi essent pauperes reluis et doctrinis. L’ironie est des plus fines. Le pouvoir temporel ne dépend pas du souverain pontife, comme un pouvoir Inférieur. Le pouvoir civil n’est pas assujetti au pape comme à un seigneur temporel, parce que la république civile est parfaite en son

ordre. Le pape ne doit pas s’immiscer via ordinaria dans les causes des princes, on ne peut en appeler à lui dans les causes civiles, il ne peut déposer les princes ralione potestatis temporalis, ni annuler les lois civiles. Dans le pape, en tant que pape, il n’y a pas de puissance temporelle. Toutefois, le pouvoir civil est soumis d’une certaine manière, non au pouvoir temporel, mais au pouvoir spirituel du pape. Dans l’Église il n’y a aucune puissance temporelle, mais le pape en possède une très grande in ordine ad finem spiritualem. Voir ci-dessous, col. 3142. Plus tard, Banez et surtout Bellarmin auront l’occasion de ratifier les certitudes qui inspirèrent Vitoria.

La seconde rélection De potestate Ecelesise est dirigée contre les luthériens ; on y démontre que le pouvoir ecclésiastique ne réside pas en toute l’Église, à la manière dont le pouvoir civil demeure en toute la république, mais qu’il est en des personnes déterminées, à qui Jésus-Christ a confié le gouvernement. Le pouvoir civil se fonde sur la loi naturelle ; l’ecclésiastique sur le droit divin positif. De là, une différence essentielle dans leur constitution et leur gouvernement.

Dans le De potestate papæ et concilii, sans tomber dans l’erreur des théologiens gallicans qui attribuaient la supériorité au concile, il réprouve avec quelque àpreté l’abus que les papes de la Renaissance faisaient de leurs pouvoirs pour concéder toutes sortes de dispenses. « Selon les conclusions antérieures, dit-il à la fin du n. 5, attendu que le gouvernement de l’Église dépend de l’arbitraire d’un homme qui n’est pas confirmé en grâce et qui donc peut vaciller, un remède a été prévu à rencontre d’un si grand péril. » Et il arrive à la conclusion suivante : Le pape, en dispensant des lois et décrets des conciles ou des autres papes, peut errer et pécher gravement. Plût à Dieu qu’il fût permis de douter de cette conclusion ! Mais nous voyons qu’à certains jours viennent de Rome des dispenses si amples et, tranchons le mot, si dissolues, que cela ne se peut souffrir à cause du scandale non seulement des petits, mais des grands. En méditant et en philosophant avec nous-mêmes, dit-il encore, ibid., n. 12, nous pourrions croire que les papes sont des hommes très sages et très saints, qui ne dispensent que quand il y a des raisons. Mais l’expérience crie le contraire et nous voyons qu’il n’y a personne prétendant à une dispense qui ne l’obtienne. De plus, il existe à Rome des agents professionnels qui s’entremettent pour en faciliter l’octroi, de sorte qu’au cours d’une année ils sont bien plus nombreux ceux qui recherchent les dispenses que ceux qui gardent la loi. Pour que la dispense soit légitime, il est nécessaire qu’il y ait une cause raisonnable et, dans les diplômes pontificaux, on prétend toujours en alléguer de telles. Mais il est bien étrange que toutes les demandes — puisque toutes se concèdent — se donnent pour une cause légitime. Sans doute, il est bien vrai que, parmi les papes, il y a eu beaucoup de sages et de saints, mais il suffit qu’un seul ne le soit pas pour mettre à mal l’œuvre des premiers. Clément, Lin, Silvestre étaient des saints. Mais les derniers papes, pour ne rien dire de plus grave, leur ont été bien inférieurs.

Le remède à tant de maux, ce n’est pas d’en appeler au concile, comme l’ont proposé Occam et Gerson, auteurs infectés des opinions nouvelles concernant la puissance pontificale ; de tels appels il ne peut résulter aucun bien. Il vaudrait mieux que, quand L pape par des dispenses arbitraires détruit manifestement l’Église, non point les particuliers mais les évêques, en concile ou d’accord entre eux, résistassent à leur acceptation et à leur mise à exécution, demeurant sauf le respect dû au pontife. Ainsi le soutiennent 3 1 15

VITORIA (FRANÇOIS DE]

3132

des auteurs distingués et de fermes défenseurs de l’autorité pontificale, tel le cardinal Cajétan. Et celle vue peut se soutenir, car le pape dans son ordre ne détient pas une plus grande autorité pour gouverner l’Église, que celle que détient le prince pour gouverner la république temporelle. Si donc l’on peut résister au prince qui gouverne au détriment et à la perte de la république, on le peut de même quand il s’agil du pape.

Ce langage aussi résolu que véridique fut ce qui induisit Sixte Quint à faire inscrire à l’Index les rélections de Vitoria. La mort du pape survint d’ailleurs avant la publication du décret et, par son ambassadeur à Rome, Philippe II agit sur le successeur de Sixte, qui retira cette mesure.

Avec cette rélection se terminait, pour le moment, le cycle relatif au De potestate. Vinrent ensuite le De augmente charitatis, d’une saveur nominaliste très marquée ; le De eo ad quod lenetur veniens ad usum rationis (incomplet), thème suscité à l’occasion des Indiens d’Amérique et que Vitoria élucida en adoptant une position hardiment naturaliste, que devaient bientôt amender Cano et Soto ; le De simonia, donné ex redundantia cordis, au temps même où l’auteur expliquait cette matière dans les leçons ordinaires, et enfin le De temperantia, où sont tracées incidemment les normes auxquelles doit se conformer la colonisation de l’Amérique. Le radicalisme de l’auteur, en cette rélection, troubla certains juristes intéressés au maintien du stalu quo. Pour éviter des complications, l’auteur fit disparaître cette partie qui n’est pas passée dans les additions et n’a laissé que peu de traces dans la tradition manuscrite. Confidentiellement, l’auteur fournit une copie dudit fragment à son ami le P. Arcos, dans les papiers duquel nous avons eu la chance de la trouver en 1929. Le fragment a été publié au t. n (1931) de l’Anuario de la Asociacion Francisco de Vitoria.

Cet épisode qui devait avoir grand retentissement, puisqu’il eut écho dans les cahiers d’un étudiant qui, en 1538, copiait ladite rélection dans le ms. de Palencia, ressuscita le thème du De potestate. Telle fut l’origine des deux rélections De Indis, appelées aussi De Indis prior et De jure belli. Certains historiens, non sans un peu de précipitation, ont cherché à situer les deux conférences en 1532. Mais ce classement est insoutenable, étant en contradiction avec les preuves historiques relatives à la chronologie des rélections et des lectures. Ce n’est pas le lieu d’exposer ici le détail de l’argumentation, nous l’avons fait ailleurs et croyons bien avoir convaincu jusqu’aux plus réfractaires.

Dans la première rélection De Indis, après un large préambule, où il répond aux censeurs spontanés de sa rélection antérieure, Vitoria étudie d’abord sept des titres que l’on alléguait pour justifier la conquête de l’Amérique, et les déclare illégitimes. À la suite, il en expose sept autres qui sont ou peuvent être (conditionnellement) légitimes. Les questions n et m annoncées dans le préambule n’ont pas été traitées ; il est quasi certain que l’original de Vitoria ne contenait rien de plus que ce qui a passé dans les éditions. Cette rélection, de même que la précédente, provoqua des protestations ; elle fut, à son apparition, dénoncée à l’empereur, qui en ordonna la correction. Mais on a exagéré, à ce propos, le différend entre le souverain et le professeur ; d’autres témoignages constatent qu’il régna toujours entre eux une entente non seulement correcte, mais cordiale.

La conséquence qui ressort de la première rélection De Indis est que la conquête de l’Amérique pouvait se justifier au titre de guerre juste. Revenant sur ce point dans la rélection De jure belli, notre auteur

y traite des conditions auxquelles doit se soumettre toute entreprise belliqueuse. On exposera ci-dessous le contenu si actuel de cette rélection, base du droit international moderne. — Enfin, Vitoria donna deux autres rélections, une sur la magie, prise à la matière des leçons ordinaires, et une autre qui ne s’est pas conservée et dont on ignore même le sujet.

Les rélections ont été publiées pour la première fois à Lyon, 1557. Cette édition, faite à la hâte et sur la base d’un seul ms., est fort défectueuse. Le P. Alphonse Munoz, un humaniste bien connu du couvent de Saint-Etienne, en prépara une autre en utilisant plusieurs mss. ; elle parut à Salamanque en 1565. Depuis, elle a été réimprimée une vingtaine de fois, la dernière en trois tomes avec des fac-similés et une traduction castillane, Madrid 1933-1935. Malheureusement, encore qu’elle s’intitule édition critique, elle ne l’est aucunement ; c’est un travail à reprendre.

Écrits divers.

 En 1552 on publia à Salamanque

un écrit intitulé : Introduccion y refugio del aima, par le religieux hiéronymite, Diego de Zûniga ; celui-ci y avait inséré un avis de son maître Vitoria : « Il pouvait se vendre et rendre des services ». De même se rapporterait à notre théologien le Confesionario util y provechoso, espèce de catéchisme, précédé par manière de prologue d’une lettre à une dame dévote, le tout édité à Anvers en 1558 et déjà auparavant en Espagne. Récemment ont paru divers lettres ou avis de Vitoria ; nous avons eu la chance de les retrouver parmi les papiers du P. Michel de Arcos. Cf. Ciencia tomista, t. xliii, p. 27-50, 169-180.

En dehors de cette production, incontestablement son œuvre, « ses lectures amoureusement copiées et pieusement conservées », comme écrit Menendez Pelayo, ont constitué une sorte de fond commun où se sont alimentés abondamment les théologiens postérieurs. La preuve de cette vérité est facile aujourd’hui, depuis la publication de certaines de ses lectures. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement, étant donné l’autorité du maître, la vénération qu’avaient pour lui ses disciples et cette circonstance que rien n’avait paru de ses inappréciables écrits.

Renaissance des études vitoriennes.

Bien que

le souvenir de Vitoria ait persisté chez ceux qui avaient été ses disciples, dans tout le xvi c siècle, l’oubli ne laissa pas de le recouvrir par la suite, tout comme l’influence exercée par lui dans la renaissance de la théologie. Durant les xviie et xviiie siècles, on utilisa à diverses reprises ses rélections, mais sans tenir aucunement compte des circonstances de leur apparition ni du complexe idéologique auquel elles se rattachaient. C’est au xixe siècle que commence la réhabilitation du grand théologien dominicain. Sur le terrain historique, le cardinal Zéphyrin Gonzales attirait l’attention sur la valeur et l’originalité de sa doctrine juridique. Menendez Pelayo signalait à son tour, d’une main experte, l’importance de sa personne dans la restauration doctrinale et universitaire du xvie siècle. Depuis, Hinojosa, Getino et l’auteur de ces lignes ont continué à explorer les matériaux historiques de son époque et ont tiré au clair les principaux points de sa vie académique et littéraire. Quant à l’aspect doctrinal, plus intéressant pour son originalité, il a suscité un plus grand nombre de chercheurs. James Mac Kintosh et Wheaton ont attiré l’attention des érudits sur les prédécesseurs que Grotius et Gentili ont trouvés dans les théologiens espagnols, spécialement en Vitoria, l’intérêt que présentait leur connaissance pour l’étude des origines du droit international. Les travaux commencés en ce sens par E. Nys, au milieu du xixe siècle, et continués avec enthousiasme par Barthélémy, Kesters, Vanderpol, Beuve-Méry, Delos, Barcia, Trelles et Brown Scott,

pour ne citer que ceux-là, ont contribué à établir en forme définitive la thèse qui fait de Vitoria le fondateur du droit international moderne.

La consécration officielle de cette vérité fut faite par la remise en 1926 à l’Université de Salamanque de la médaille d’or de l’Association hollandaise Grotius, frappée à l’occasion du centenaire de ce dernier et en l’honneur de François de Vitoria comme fondateur du Droit international. C’est alors que se fonda en Espagne l’Association F. de Vitoria, pour étudier et répandre ses idées par le moyen de publications et de conférences et sous formes de cours à Salamanque. Une partie de ces conférences a passé dans YAnuario de la Asociacion, qui compte déjà cinq volumes. Parmi les étrangers spécialistes du droit international, s’est distingué par son enthousiasme, sa ténacité et son adresse le savant professeur de l’université de Georgetown, James Brown Scott († 1943), auteur d’études variées et de quelques traductions en castillan sur l’origine espagnole et vitorienne du droit international moderne.

V. Beltban de Heredia.

III. Doctrine juridique de Vitoria.

La doctrine de Vitoria constitue un véritable progrès dans l’histoire de la pensée humaine : des profondeurs du thomisme il a fait épanouir en pleine lumière des vérités fondamentales qui y étaient enfouies et gisaient comme couvertes de décombres. Aujourd’hui l’on considère Vitoria comme le fondateur et le père du droit international, parce que, pour résoudre les grands problèmes juridico-moraux que les nouvelles réalités historiques posaient à son époque, il a éprouvé les bases éternelles de la justice sur lesquels tout droit repose obligatoirement. Le positivisme qui a dominé dans les siècles suivants a fréquemment oublié des principes si lumineux et de là vient que la science du droit international marche toujours à pas si vacillants et a si peu d’efficacité sur les destinées de l’humanité.

Cet aspect de Vitoria comme théoricien du droit international a été bien étudié en ces derniers temps et V Association François de Vitoria, fondée à Madrid en 1926, comme aussi VInstitut François de Vitoria créé plus tard à l’université de Salamanque ont pour fin principale de faire pénétrer la sève des doctrines vitoriennes dans le droit international et de résoudre, à la lumière de ses principes, les problèmes qui se posent actuellement dans cette science. Mais, si Vitoria est connu comme théoricien du droit en question, l’on a bien peu étudié un autre aspect non moins intéressant de l’auteur, car pour ses conceptions relatives à la société civile et à l’Etat il mérite peut-être tout autant le nom de père du droit politique moderne.

Non moins génial se révèle-t-il quand il étudie le Concept, les fondements, la réalisation du pouvoir de l’Eglise et du pape, particulièrement en ce qui concerne le temporel, car, en cet ordre d’idées, la doctrine de Vitoria s’intègre à la science catholique comme quelque chose de définitif, alors qu’avant lui la plus grande confusion régnait encore en ces problèmes. Ce qu’il y a d’ailleurs de plus frappant en tout ceci, c’est que Vitoria étudie et résout les grands problèmes Juridiques en cheminant toujours à la lumière de la théologie ; c’est de la que proviennent et la hauteur et la fermeté de ses solutions.

1° La république humaine. Pour Vitoria, toute

l’espèce humaine constitue une seule république, de laquelle nous faisons tous partie par le fait même que nous sommes des hommes « ’t que nous vivons sur la même planète. Il fonde cette I hèse sur la sociabilité humaine. I, ’homme ne peut atteindre la perfection qui lui revieni naturellement soit dans l’ordre intel lectuel, soit dans l’ordre moral, soit même dans l’ordre corporel, s’il n’est pas en société avec les autres hommes. Par conséquent, la formation de la société est un postulat de la nature humaine qui s’applique également à tous. Par dessus toutes les différences de race, de langue, de culture ou de territoire, il y a une fin commune à tous les hommes, qui est la fin humaine en général, à laquelle tous aspirent du plus intime de l’être. Et cette unité de fin que nul ne peut réaliser par soi crée nécessairement entre eux certaines rapports de collaboration mutuelle, ou, tout au moins, certaines relations négatives : il ne faut pas se gêner les uns les autres dans la poursuite de la destinée commune.

Et nous tenons ainsi les éléments nécessaires pour constituer une société : communauté de fin qui a sa racine dans les mêmes aspirations de l’être humain, rapports mutuels de collaboration positive ou négative, pour l’obtention exacte de ladite fin. Cette société, pour Vitoria, si on la considère dans ses origines, est de droit naturel, parce qu’imposée par la nature même comme un postulat nécessaire pour le développement légitime et normal de celle-ci. Nul, parle fait, ne peut s’en considérer comme exempt, parce que nul ne peut mutiler sa propre nature.

Le Droit des gens.

C’est un axiome bien connu

que « là où il y a société, il y a droit : ubi societas, ibi jus ». Cette société en germe que la nature impose, ne peut s’actualiser pleinement sans des normes juridiques qui conditionnent sa propre existence et canalisent son activité dans la recherche de la fin. La raison humaine découvre sans difficulté certains modes de procéder qui sont nécessaires pour l’obtention du bien commun de l’humanité et les impose comme normes pratiques d’action pour tous les hommes. Tel est le Droit des gens, le droit de cette société universelle que Vitoria définit : « ce que la raison naturelle a constitué entre toutes les nations, quod naturalis ratio inter omnes génies conslituit ».

Le Droit des gens a pour fondement le Droit naturel, il est intimement uni avec lui et il y a entre eux de profondes analogies. Il naît du Droit naturel, parce que la sociabilité humaine est de droit naturel et sa réalisation complète incombe au Droit des gens. De là vient qu’il est à peine possible de bien accomplir la loi naturelle si le Droit des gens n’est pas satisfait. Par là même, le Droit des gens a avec le Droit naturel de profondes ressemblances, parce que comme lui il est universel et nécessaire, bien que n’étant pas d’une nécessité absolue comme celui-ci, niais seulement relative, car il présuppose quelque chose de contingent, étant dérivé d’un principe de la loi naturelle d’une part et de l’observation d’un fait universel. Par exemple, dit Vitoria, il est de droit naturel qu’il faut procurer la paix, niais la paix ne peut s’établir s’il n’y a pas respect des ambassadeurs ; donc le respect des ambassadeurs est du Droit des gens. Et ce droit n’a pas besoin d’être écrit, ni explicitement promulgué, parce que la même raison naturelle le promulgue de manière suffisante pour tous les hommes.

En dépit de ces ressemblances, le Droit des gens ne s’identifie pas avec le Droit naturel. La raison humaine est le seul critérium décisif quand il s’agit du Droit naturel parce que c’est l’auteur de la nature qui l’a imprimé en nous en conformité avec l’être qu’il nous a donné et notre raison ne fait autre chose que de le manifester ou le découvrir. En revanche, le Droit des gens est établi par la même raison humaine en prenant pOUT base ce même Droit naturel. De là vient que le Droit fies gens est positif et ressortit au foi externe plutôt qu’an for de la conscience comme fait le Droit naturel. Par là même il se place sur un terrain hrSUl chement Juridique et moral.

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Cette conception du Droit des gens, nous ne croyons pas qu’elle ait été découverte ou tout au moins exposée avec clarté par aucun des prédécesseurs de Yitoria, et même après lui il règne une grande confusion dans la majorité des auteurs. Les théoriciens du Droit naturel ont continué jusqu’à nos jours à confondre Droit des gens et Droit naturel, et leurs adversaires leur ont répliqué, non sans justesse, que le Droit naturel en soi ne regarde pas tant le juriste que le moraliste ; ainsi les uns et les autres laissent le Droit des gens sans un fondement solide.

Dans la conception de Vitoria, le Droit des gens est vraiment droit dans le sens strict du mot. Qui a donc autorité pour l’imposer ? Cette autorité réside dans la société universelle même, dans la république humaine, puisque, les hommes formant une seule république, celle-ci ne peut manquer d’autorité pour se donner à elle-même les lois convenables et justes qui doivent la conduire à l’obtention de sa propre fin, de la même manière que les républiques ou sociétés particulières ont autorité pour se donner les lois nécessaires à leurs tins respectives. Cette autorité est immanente et essentielle à la société même et ne peut s’aliéner sous aucun prétexte. Si les sociétés particulières créent elle-mêmes les organes de l’autorité pour exercer la fonction de se gouverner soi-même par le moyen des lois, l’autorité de tel organe n’est pas distincte, ni séparée de l’autorité de l’organisme total, mais une concentration de cette dernière dans l’organe correspondant. Du moment que l’organe se considérerait comme séparé de l’organisme total, il perdrait sa fonction propre et l’autorité pour gouverner. Par conséquent nous ne pouvons envisager ici qu’une autorité inaliénable et indivisible, qui est l’autorité de la république qui poursuit son chemin vers sa fin, le bien commun, soit qu’elle s’exerce immédiatement par tout l’organisme, comme dans les plébiscites et les régimes démocratiques, soit qu’elle se manifeste par le moyen de ses législateurs, qui sont les organes créés par la république elle-même.

Tout en admettant, comme tous les théologiens, que l’autorité vient de Dieu, Vitoria nie sans ambages que Dieu la confère immédiatement aux princes ou que ceux-ci la reçoivent immédiatement de la république par transmission ou cession. Mais Dieu la confère à la république par l’intermédiaire de la loi naturelle, du fait qu’il a donné à l’homme une nature sociable et qui ne peut arriver à sa perfection qu’en société ; la république peut ensuite créer l’organe nécessaire pour la communiquer par voie de concentration et gouverner ainsi par le moyen des lois. D’où il résulte que l’organe de l’autorité n’est pas essentiel à telle ou telle société, qui accidentellement peut manquer de l’organe en question mais ne peut manquer de l’autorité de se gouverner ici même au moyen de lois aptes à la réalisation du bien commun.

Pour autant ne pensons pas que Vitoria se rencontre sur ce point avec la doctrine libérale selon laquelle les organes de l’autorité ou les usufruitiers du pouvoir ne sont que les mandataires (révocables) ou les vicaires du peuple, à qui l’autorité appartient par droit propre ; pour lui, les gouvernants légitimes, constitués par la république même, ont en propre l’autorité de celle-ci, qui s’est concentrée en ces organes.

On voit aussi que cette société universelle, formée par toute l’espèce humaine, encore que, jusqu’au moment présent, elle n’ait pas créé d’organe de l’autorité — chose que Vitoria tient comme possible et dont on a pu voir un essai dans la Société des nations — ne manque pas d’autorité pour se donner des lois qui sont les prescriptions du droit des gens. Et ces lois sont obligatoires pour tous, même pour

ceux (pu’ne voudraient pas les accepter, pane que tous, qu’ils le veuillent ou non, font partie de la société humaine par l’autorité de laquelle se donnent lesdites lois.

La promulgation de ces lois consiste dans le consentement virtuel de tout l’univers. II n’est pas requis que tous les hommes ou tous les peuples formulent explicitement la loi et y consentent de manière explicite ; il suflil que ce consentement soit manifesté d’une manière quelconque et particulièrement par la coutume. Et même quand il n’y aurait pas de coutume antécédente pour régler des faits nouveaux qui posent de nouveaux problèmes, ce n’est pas une raison pour que le Droit des gens cesse de s’appliquer, puisque la raison peut découvrir quelques normes juridiques, d’application universelle, comme nécessaires pour le développement pacifique de l’humanité et dans l’intérêt du bien commun. Et ces normes obligent par soi, étant le dictamen de cette raison collective de l’humanité à laquelle il serait déraisonnable de refuser son consentement. Par cela même encore, n’est pas requis le consentement, même virtuel, de tous absolument, mais il suffît de celui de la majorité. Même si quelques peuples n’ont pas eu de part à la formation de quelques-unes de ces lois, si même ils s’opposent à elles de façon positive, ils sont néanmoins obligés à les exécuter, parce que données par l’autorité légitime universelle. La solidarité humaine en cette société primordiale, dont nous faisons tous nécessairement partie par le seul fait que nous sommes des hommes, amène nécessairement à cette conclusion.

Une autre conséquence en dérive encore, c’est que le Droit des gens ne peut être abrogé par aucun autre pouvoir, parce que nulle autorité ne peut se vanter d’avoir empire sur toute la terre. L’eût-elle même, qu’elle ne pourrait l’abroger dans son contenu total, mais seulement en choses secondaires ; faire le contraire serait attenter au bien commun universel.

Le Droit international.

L’unité spécifique du

genre humain et l’unité substantielle de la fin humaine sont cause d’une certaine unité sociale entre toute l’espèce, d’où résulte cette « république du monde », dont nous avons parlé. De plus, au sein de cette unité transcendante, il y a des différences accidentelles dans les diverses portions du genre humain, telles les différences de race, d’histoire, de territoire, de culture, de caractère, de langue, de religion. Ces différences produisent un sentiment ou une conscience de solidarité partielle et des manières distinctes de concevoir la fin humaine en ses formes secondaires et de réaliser le bien commun. C’est ce qui justifie le droit des diverses nations. Ce fait, par conséquent, a lui aussi son fondement dans la nature et le Droit des gens lui donne sa base et sa garantie.

Mais aussi, comme les différences accidentelles des divers groupes humains ne portent nullement préjudice à l’unité substantielle des hommes, de même la diversité des nations ne peut porter le moindre préjudice à cette unité transcendante de la république humaine, avec sa fin unique, qui est le bien humain intégral et collectif. Bien plutôt, au contraire, la diversité des nations concourt puissamment à la réalisation de l’idéal humain en toute sa plénitude, de la même manière que, dans une nation déterminée, les différences individuelles entre les membres, qu’elles soient naturelles ou qu’elles soient acquises, sont nécessaires pour la réalisation intégrale du bien commun. Dès lors, selon Vitoria, nationalisme et internationalisme ne sont pas des réalités opposées ou antithétiques — comme l’ont prétendu quelques modernes

— ce sont bien plutôt des réalités complémentaires et en parfaite harmonie. 313’VITORIA (FRANÇOIS DE

3138

Et ceci ne contredit point ce que nous dit Vitoria, que la respublica, nation ou État, est une société parfaite, qui se suffit à elle-même ( per se sufficiens). Elle est parfaite et se suffit pour réaliser le bien humain dans toute son intégralité, mais le bien conditionné par ce mode particulier qu’elle conçoit selon ses caractères propres et non pas le bien intégral de la race humaine, lequel admet une multitude de formes accidentelles.

Si donc les nations sont encadrées dans l’assemblage commun de la société universelle et doivent, pour réaliser leurs propres fins, concourir à la réalisation de la fin universelle de toute l’espèce, il doit exister entre elles un lien qui leur donne l’unité au sein de la variété, une norme juridique qui conditionne leur action individuelle en fonction du bien de toute l’humanité. II arrive pour les nations, au sein de la société universelle, ce qui arrive au sein de la nation pour les individus qui ne peuvent acquérir leur bien propre qu’en se soumettant à la règle juridique intérieure, par laquelle s’obtient le bien commun.

C’est ici que nous tenons la raison d’être du Droit international. Son fondement est dans la nature même, laquelle pousse à former des nations distinctes selon les différences particulières des peuples, au sein de l’inclination commune de la sociabilité humaine. Et c’est un véritable Droit des gens, imposé par la raison, par le consentement virtuel de toute la terre.

Mais Vitoria distingue deux espèces de Droit des gens, l’un primaire qui vient de ce consentement virtuel du monde entier, l’autre secondaire qui provient de quelque pacte. Celui-ci tient sa valeur de celui-là, parce que, pour le Droit des gens, pacta sunt servanda. Ceux qui ne reconnaissent pas valeur au Droit international s’il ne provient de quelque pacte laissent celui-ci sans fondement solide, puisque les pactes ne signifient rien, si une loi supérieure ne leur impose pas un caractère obligatoire.

L’État.

La nation organisée en tant que pouvoir,

est ce qui constitue l’État. Ce pouvoir civil n’est pas autre chose, selon Vitoria, que « la faculté de procurer le bien commun ». Cette faculté nous avons dit qu’elle convient essentiellement à la société même comme quelque chose d’immanent et d’inaliénable ; mais la société crée des organes pour l’exercer et d’autant plus parfaits qu’est plus parfait l’organisme social, lu organisme imparfait n’a pas d’organes divers pour les diverses fonctions vitales. On le voit dans le règne animal, dans les séries organisées qui occupent le bas de l’échelle des êtres. Semblable chose arrive dans l’organisme moral que nous appelons société. I.a société universelle se trouve toutefois dans le degré initial d’organisation, tandis que les nations ont créé des organes distincts pour les fonctions distinctes et plus particulièrement pour cette fonction du pouvoir qui est comme le centre régulateur de toutes les autres.

Ce pouvoir est souverain, les princes n’ont pas de supérieur, dit Vitoria. Cette conséquence dérive nécessairement du concept de société parfaite. puisque celle-ci ne serait pas parfaite et ne se suffirait pas à elle-même si elle n’avait pouvoir pour se procurer le bien commun dans toute son intégralité. El Vitoria reconnaît non seulement la souveraineté interne, mais encore l’externe, en parlant du même principe attendu que la société ne se sullirait pas

a elle m< me i elle n’avait pas pouvoir de se défendre

contre ses ennemis, de venger ses injures, de recouvrer les biens tisuipés. toutes choses pour lesquelles II ta1 i le même pouvoir sur les étrangers que sur ses propres sujets. [| y a des auteurs modernes qui dénient a l’État l’attribut île la souveraineté, en M fondant précisément sur les principe ! universalistes

de Vitoria ; mais c’est qu’ils ne comprennent pas que peut subsister la souveraineté de l’État, en dépit de l’interdépendance et de la solidarité des États. En tout état de cause la doctrine de Vitoria est bien claire et définitive. Il défend dans toute son extension la souveraineté de l’État en même temps qu’il prône l’existence d’une souveraineté « surétatique », « l’autorité du monde entier » qu’il invoque fréquemment. Y a-t-il donc contradiction entre ces deux souverainetés ? Dirons-nous que la souveraineté « surétatique » détruit nécessairement la souveraineté des États ? Tout au contraire, dans la doctrine de Vitoria les deux s’harmonisent parfaitement et arrivent à se compléter l’une l’autre.

La souveraineté « surétatique » a pour objet le Droit des gens, qui est le droit de la société universelle ; et la souveraineté de l’État a pour objet le droit particulier de celui-ci, dans le cadre commun de toute l’humanité. La souveraineté de l’État se trouve conditionnée par sa propre fin, qui est le bien commun de la portion d’humanité qui le forme ; ce bien commun, elle ne pourra ni l’atteindre ni le répartir si elle dépasse les limites de la justice ou du droit, qui est le plus grand bien humain quand on considère l’homme sous son aspect social. La doctrine vitorienne ne s’oppose qu’à la conception panthéiste de la souveraineté dans un État omnipotent : elle ne se propose pas d’attenter au droit mais de le promouvoir et de le défendre.

Par ailleurs la souveraineté « surétatique » est l’unique garantie de la véritable souveraineté de l’État, comme elle l’est de l’État lui-même, puisqu’elle a pour objet la réalisation du Droit des gens, lequel veut l’existence d’États qui se développent librement dans leurs fonctions propres.

Dans l’actuelle organisation du monde il n’existe pas toutefois de sujet déterminé de cette souveraineté « surétatique », parce que la société universelle n’a pas encore créé l’organe du pouvoir pour établir j le Droit des gens. Aussi, quand le Droit des gens est foulé aux pieds par un État, tous les autres, non seulement en bloc mais chacun en particulier, doivent se considérer comme le sujet accidentel et transitoire de la souveraineté « surétatique » et procéder « avec l’autorité du monde entier » pour réparer le droit foulé aux pieds. En vertu de cette autorité, un État peut se constituer juge d’un autre État, quand celui-ci a violé le Droit des gens, puisque, par sa faute, celui-ci s’est ravalé à une condition inférieure, et non seulement a perdu son aptitude à être le sujet partiel et historique de la souveraineté « surétatique ». mais qu’il a perdu sa propre souveraineté, du fait qu’il en a abusé, et cela tant que l’injure faite au droit n’a pas été réparée. Pour la même raison, un État peut être juge en sa propre cause, parce qu’il ne s’agit pas de la regarder comme propre, mais que l’État en question peut se considérer comme juge délégué de toute l’humanité, en faisant attention seulement à la cause de la justice.

Remarquons, pour finir, que Vitoria dénie à l’eitl pereUT le droit d’être le dépositaire authentique cl permanent de cette souveraineté » surctatique même dans les États qui lui sont soumis.

5° Les droits fondamentaux des Étals. on a beaucoup discuté récemment sur le caractère naturel et même sur l’existence de ces droits. Vitoria les a défendus avec vigueur, sans que cela fil obstacle a son internationalisme affiné. Ce sont eux qui constituent le vrai droit des gens en ses cléments primordiaux, par là-même se manifeste leur caractère naturel. Ils sont établis par le consentement virtuel de tous les peuples, avec l’autorité du monde entier, car ils ont pour base la nature sociale de l’homme.

3131)

VITOKIA (FRANÇOIS DE]

3140

Le premier de ces droits est celui de la conservation, qui est la loi intrinsèque de tous les êtres. Et, comme il s’agit d’une personne morale, tel qu’est l’État, aucun intérêt, aucune convenance ne peut priver cette personne de l’existence, sinon pour un crime, qui constituerait un danger pour les autres États. Ce droit a pour conséquence celui de l’intégrité de la population et du territoire et aussi le vrai dominium sur les personnes et les choses que la nature donne en commun et qui ne sont pas divisées, comme sont les eaux, l’air, les mines. Vitoria défend avec vigueur l’idée de la mer libre, que nul ne peut s’approprier. Le même droit de conservation postule comme conséquence le droit pour l’État de se perfectionner en tous les ordres, le droit de grandir et de se donner l’expansion nécessaire, bien entendu sans préjudice pour les droits du voisin.

Analogue au droit de conservation est celui de l’indépendance, puisque dépouiller un État de son indépendance, c’est lui arracher la souveraineté et le détruire en tant qu’État. Mais il ne s’agit pas de l’indépendance juridique par rapport à cette souveraineté « surétatique » qu’impose le Droit des gens ; il s’agit de l’indépendance par rapport à un autre État. Vitoria se montre extrêmemement jaloux sur ce point. Même pour la cession volontaire de la souveraineté, il exige des conditions diverses, sans lesquelles celle-ci ne peut être tenue pour valide. En premier lieu, elle doit être cédée librement, non par ignorance, erreur ou crainte, comme il a pu arriver en certains cas pour la cession de souveraineté faite par les Indiens en faveur du roi d’Espagne. En second lieu, cette cession doit être faite par l’État intégralement considéré ; le prince ne peut la faire sans le consentement du peuple, cela dépasse ses fonctions et il n’a pas reçu le pouvoir pour cette fin ; pas davantage le peuple ne peut la faire sans tenir compte du prince, parce que, « quand dans une république il y a un prince légitime, toute l’autorité réside en lui, de telle manière que nul ne peut se mettre en paix ou en guerre, sans compter avec lui ». Le droit de légitime défense est inclus dans le précédent, non seulement le droit de défense matérielle de sa propre existence ou de son indépendance, mais le droit de défendre tous les droits qui lui appartiennent dans la réalité.

Au scandale de plus d’un, Vitoria établit l’égalité juridique entre les États. Pour lui, du point de vue juridique, sont identiques les États rudimentaires des Indiens et le puissant empire espagnol. Ce droit d’égalité est une suite de la reconnaissance de la personnalité des États, puisque les personnes, en tant que telles, sont toutes égales. L’inégalité de fait qui existe entre les personnes morales tout comme entre les personnes physiques — chose que le libéralisme se refuse à reconnaître — ne touche pas proprement à l’ordre juridique. La méconnaissance ou l’abandon de cette doctrine de l’égalité des États pour la théorie des Grandes puissances qui s’arrogent le droit de subjuguer le monde est ce qui a semé la méfiance dans le monde et a accumulé tant de maux à l’époque moderne.

Le droit de communiquer et de commercer, qui est la conséquence du droit de voyager et de résider, est de ceux que Vitoria définit avec le plus de minutie. Pour en prouver l’existence il amène des raisons très variées. Et en effet, c’est une conséquence logique de sa théorie de la société universelle, antérieure et supérieure, dans l’ordre de la nature, à la formation des États. Ce droit, Vitoria le considère comme si parfait qu’aucun prince ne peut s’y opposer et qu’il peut être exigé par la guerre même : les puissances européennes et américaines ont donc agi justement quand, au xixe siècle, elles ont exigé de la Chine et du Japon

qu’ils ouvrissent leurs ports au commerce international. Pourtant ce n’est pas ici la doctrine qui a prévalu dans son intégrité chez les États modernes et c’est là un des grands empêchements à la paix mondiale.

Un autre droit que Vitoria proclame et défend hardiment, c’est celui d’intervention. Dans le Syllabus est condamnée la doctrine de la non-intervention qui est celle qui a prévalu et continue à prévaloir, au moins de manière spéculative, dans les temps modernes. Pour Vitoria, l’intervention est non seulement un droit mais un devoir chaque fois que le Droit des gens est violé, et non seulement quand il s’agit de questions internationales, mais tout autant en matières de droit intérieur qui touchent au Droit des gens, par exemple le meurtre d’innocents dans un État. Et c’est justement parce que tout État peut considérer comme une injustice qui lui est faite toute infraction au Droit des gens, que c’est le droit de tous de se considérer comme investis de l’autorité de toute la terre pour juger l’État délinquant et réparer l’injustice qui est faite à toute l’humanité.

Certains auteurs prétendent que la proclamation de tels droits, en la forme sous laquelle Vitoria les a défendus, serait une source intarissable de guerres et de troubles. Nous croyons, au contraire, qu’on ne pourrait donner une base plus solide à la paix du monde, qui pour être véritable ne peut être fondée que sur la justice.

La guerre.

Dans la théorie de Vitoria la

guerre intervient comme la sanction qui s’impose à une nation ou État pour quelque infraction au Droit des gens. Comme telle, est est intrinsèquement licite, si elle réunit les conditions requises, et non seulement la guerre défensive, mais encore la guerre offensive, car, s’il n’y avait pas de châtiments pour les États délinquants, tout l’ordre de l’humanité serait troublé et les bons périraient victimes des malfaiteurs, comme il peut arriver à l’intérieur même d’un État.

La guerre, par le fait, est un acte de justice vindicative et ne peut être déclenchée que pour un grand délit, pour une grave injustice. Le délit commis par un État ne peut être autre chose que la violation du Droit des gens, lequel s’impose à tous les États. Il suit que la guerre n’est pas licite comme moyen de résoudre un conflit international quelconque, s’il n’y a pas un délit présupposé ; les autres conflits peuvent se régler par d’autres moyens pacifiques. Moins encore peut-on recourir à la guerre pour des causes douteuses ou simplement probables, attendu qu’il s’agit d’une peine atroce qui suppose un délit certain ; l’on ne peut non plus déclarer la guerre quand les maux qui doivent s’en suivre sont supérieurs à ceux qu’il s’agit d’éviter ou aux biens que l’on en espère. Cela seul suffirait pour rendre la guerre injuste, quoi qu’il en soit des motifs que l’on aurait de la déclarer. Ce n’est pas un titre légitime pour une guerre juste que. « l’infidélité » (au sens religieux) même contumace et coupable, ni que les péchés contre la nature ou tous autres d’ordre privé, parce que tout cela n’affecte pas le Droit des gens. Mais ce serait un titre suffisant que l’opposition faite par un État à la prédication de l’Évangile, la persécution des infidèles convertis, le sacrifice des innocents. S’il n’y a pas d’autre moyen d’obtenir des Indiens qu’ils cessent de telles pratiques, la guerre contre eux est légitime, parce que tout cela va contre les vrais droits de l’homme. De même aussi serait un titre légitime l’opposition à quelque autre des droits fondamentaux dont il a été fait mention, comme celui de communication ou de commerce, de voyage ou d’établissement pacifique en un lieu donné. Et quant à la barbarie dans laquelle vivent les Indiens,

elle pourrait être un titre suffisant pour les assujettir, les instruire et les civiliser, mais seulement en les traitant bien, et en les considérant comme des mineurs qui ont besoin d’un tuteur. C’est ici la doctrine des protectorats et des pays sous mandat. Elle est postulée par l’existence de la société universelle, qui doit procurer le bien de tous, en faisant que tous rentrent bien exactement dans la catégorie de personnes qui leur correspond dans le concert juridique de l’univers. C’est la doctrine qui a toujours guidé l’Espagne dans son œuvre civilisatrice.

Seul peut déclarer la guerre le chef d’un État parfait, à qui revient de piano la souveraineté. Ceux qui manquent de la pleine souveraineté ne peuvent faire la guerre, à moins d’y être autorisés par privilège ou coutume. C’est ce qui arrivait encore au temps de Vitoria pour certains grands seigneurs féodaux.

Avant de déclarer la guerre, le prince doit étudier scrupuleusement les causes de celle-ci et prendre conseil, non seulement des politiques ou des militaires, mais des juristes et des moralistes, qui sont davantage compétents et plus impartiaux pour connaître de la justice. Même quand il est reconnu qu’il y a une juste cause de guerre, on ne doit pas procéder immédiatement à la déclaration, s’il y a des espoirs de résoudre le conflit par des moyens pacifiques et si l’État délinquant doit fournir satisfaction. Ceci supposé, le prince offensé peut se considérer comme investi du pouvoir du monde entier pour procéder comme juge et châtier l’injustice par le moyen de la guerre, attendu qu’il n’y a pas seulement injustice contre lui mais contre toute l’humanité, victime du droit lésé.

Pendant la guerre, est licite, à l’égard des militaires, tout ce qui est nécessaire pour obtenir la victoire et obliger l’ennemi à complète satisfaction, comme de frapper, de tuer, de faire prisonnier : mais on ne peut dépasser cette mesure, ainsi on ne peut mettre à mort les prisonniers ou les blessés, qui sont déjà hors de combat, à moins que ce ne soient les responsables de la guerre. Ce qui peut se faire, selon le droit en vigueur à l’époque de Vitoria, c’est de les réduire en esclavage, mais il ne peut s’agir de chrétiens (puisque l’Évangile nous a libérés) et, en tout état de cause, l’esclavage ne doit pas être tel qu’il dépouille l’homme des droits essentiels à la personne humaine.

Pour ce qui est de la population civile ou non belligérante, il n’est pas directement licite de lui causer quelque dommage dans sa personne, ("est seulement de manière indirecte, pour autant qu’il s’agit de combattre l’élément militaire ; mais si le dommage causé aux innocents (élément civil) doit être plus grand que celui causé aux militaires, il n’est pas licite de tuer ceux-là pour combattre ceux-ci. De même on ne peut raser une ville si la population civile y prédomine, bien qu’il s’y trouve cependant quelques éléments militaires : pas davantage ne peut-on la détruire même si les militaires y sont en majorité, si cette destruction n’est pas nécessaire pour la conquérir. Si l’on fait application de cette doctrine aux bombardements aériens de la guerre contemporaine, on verra combien nous avons perdu en sentiment humanitaire,

En ce qui concerne les biens, on peut prendre ou détruire directement tous ceux qui sont d’utilisation immédiate pour la guerre. I)e même peut-on prendre

les biens qui Boni abandonnés sur le champ « le bataille

et qui passent à celui qui les ramasse. Mais on ne peut directement détruire les autres biens ds parti CUliers, ni s’en emparer, si ce n’est en des cas c< sep tionnels, quand ainsi l’exigent les nécessités fie la guerre.

La victoire remportée, on peut exiger du vaincu la réparation de l’injustice initiale, une indemnité pour

les préjudices et aussi diverses autres choses qui sont nécessaires pour le maintien de la paix future. Ainsi l’on peut en arriver jusqu’à déposer les princes coupables, empiéter sur leur souveraineté, retirer l’indépendance s’il n’y a pas d’autre moyen d’assurer la paix et la réalisation du droit qui est en définitive le but même de la guerre. Mais le vainqueur est alors tenu de procéder non comme un ennemi, mais comme un juge impartial et humanitaire, toujours incliné à la clémence.

Le pouvoir du pape.

Vitoria fut le premier

à fixer avec toute la précision nécessaire le pouvoir du pape dans les choses temporelles, bien qu’il ait eu sur ce point quelques prédécesseurs, comme Torquemada, qui déjà avaient orienté la question dans la véritable direction.

Partant de la doctrine thomiste de la distinction fondamentale entre les deux ordres naturel et surnaturel, Vitoria étend cette même distinction aux deux pouvoirs, dont l’un ne peut ni absorber, ni diminuer l’autre. Il repousse avec décision l’opinion, si commune au Moyen Age, selon laquelle le pape aurait le dominium du monde entier, même au temporel. Dès lors le pape ne peut par exemple dépouiller les Indiens de leurs terres — qui étaient un bien légitime doué d’un dominium politique et privé — pour les concéder au roi d’Espagne ou à quelque autre souverain.

Le pape jouit d’une souveraineté parfaite, mais sa souveraineté n’est pas comme celle de l’État qui affecte seulement l’ordre temporel. La souveraineté du pape est purement spirituelle et surnaturelle et, en dehors de cela, n’a aucun autre domaine, aucun autre pouvoir. De là vient que le pape ne peut s’immiscer dans des affaires proprement temporelles, déposer ou supprimer des rois, déroger à des lois qui émanent de ceux-ci en leurs matières propres, ni se mêler à des litiges sur des choses terrestres. Les rois donc et l’empereur jouissent de leur pleine souveraineté temporelle, ils ne la reçoivent ni médiatement ni immédiatement du pape, mais elle leur vient, par la loi naturelle, de la République même et de Dieu comme le principe suprême.

II existe néanmoins deux souverainetés, non point juxtaposées comme celles de deux États voisins, ni non plus superposées dans le sens quc la souveraineté spirituelle se subordonnerait la temporelle, l’absorberait ou la limiterait. Mais ce sont deux souverainetés d’espèce distincte, qui jouent sur des plans différents sur lesquels toutes deux peuvent se mouvoir librement dans leur sphère propre.

Mais, comme le spirituel est fréquemment uni au temporel, dans les personnes comme dans les choses, comme, par ailleurs, le pouvoir du pape est universel et absolu sur tout le spirituel, il est nécessaire qu’il s’étende à toutes les choses qui se rattachent de quelque manière au spirituel. Si le pape manquait de ce pouvoir, l’Église ne serait pas une société parfaite dans l’ordre spirituel. Néanmoins ce pouvoir n’affecte pas les choses sous leur aspect purement temporel, mais seulement en ce quc le temporel est ordonné au spirituel et en raison du spirituel. C’est ce que postérieurement on a appelé (d’un terme assez impropre) le » ow>oir indirect, quand est devenue commune la doctrine de Vitoria sur ce point demeuré jusqu’alors si obscur,

Ce pouvoir est tel qu’en vertu de celui-ci le pape peut déroger aux lois qui émanent des rois ou des princes, quand elles sont contraires à la religion chrétienne, soustraire au domaine de ceux-ci les personnes ou les choses sacrées, en tant qu’elles sont nécessaires au spirituel, défendre aux princes (lire liens de faire la guerre si cela doit être au dét liment de la chrétienté ; il peut aller jusqu’A déposer les

princes chrétiens, s’ils gouvernent à rencontre de la religion. Et, bien que le pape n’ait pas fait cela très souvent, ce n’est pas qu’il n’en eût le droit, mais c’était pour éviter le scandale ou pour tout autre motif de prudence. Semblablement et pour la même raison, le pape pourrait confier exclusivement au roi d’Espagne la prédication de l’Évangile dans les Indes (occidentales), interdire l’accès de ces terres à tous les princes chrétiens, afin d’empêcher des divisions et des troubles qui pourraient nuire à la propagation de l’Évangile. C’est ainsi qu’il faut interpréter, selon Vitoria, la fameuse bulle d’Alexandre VI (sur la ligne de démarcation). Le pape peut encore, si un certain nombre d’Indiens se convertissent au christianisme, leur donner un prince chrétien, tel que le roi d’Espagne, en les soustrayant au domaine des princes païens.

Comme on le voit, Vitoria qui nie carrément le pouvoir du pape en choses temporelles, à rencontre de l’opinion la plus commune à son époque, ne faiblit pas quand il s’agit de défendre le pouvoir spirituel avec son extension maxima, en y faisant rentrer le temporel dans tout ce avec quoi le spirituel peut avoir relation.

Mais pour autant il n’entend pas détruire la souveraineté des rois ou des princes en ce qui concerne le temporel, même s’il s’agit de personnes ou de choses qui aient quelque relation avec le spirituel. Les rois et les princes ont l’obligation de procurer le bien temporel de la République, et si quelques personnes ou si quelques choses sacrées étaient préjudiciables à celui-ci, ils devraient d’abord recourir au pape pour qu’il puisse y remédier et, s’il n’y était pas pourvu, ils pourraient procéder par eux-mêmes. Par exemple, si un prêtre commettait quelque crime et que, dûment averti, le pouvoir ecclésiastique n’appliquât pas le châtiment nécessaire, l’État pourrait procéder contre lui. De même Vitoria propose-t-il aussi la question : à qui faut-il obéir quand le pape et le roi commandent des choses contraires ? et il répond : il faut obéir au pape, s’il s’agit de choses spirituelles, et au roi, s’il s’agit de choses temporelles. Mais il fait observer que, si le pape déclare que ce sont là choses spirituelles ou nécessaires pour le spirituel, c’est lui qu’il faut croire, à lui qu’il faut obéir plutôt qu’au roi.

La souveraineté pontificale est pour Vitoria d’un ordre supérieur à celle de l’État et, en cas de conflit, la première doit toujours prévaloir. Mais par soimême, elle ne diminue ni n’absorbe la souveraineté de l’État, laquelle jouit d’une parfaite autonomie à l’intérieur de sa sphère propre.

Nous avons ainsi les fondements de la vraie doctrine concordataire, qui devait plus tard se développer. Le pape et le roi sont de véritables souverains, encore que d’un ordre distinct. Dans les choses qui ressortissent aux deux souverainetés, le pape doit compter avec le roi et le roi avec le pape. Ainsi les concordats, selon ces principes, sont de véritables traités synallagmatiques entre deux souverains, bien qu’étant toujours sauve la suprématie du pouvoir pontifical en cas de conflit et quand il s’agit de sujets chrétiens. C’était la doctrine communément admise en ces temps-là ; j’ajoute « quand il s’agit de sujets chrétiens », parce que Vitoria nie que le pape ait aucun pouvoir sur les infidèles, si’ce n’est un pouvoir indirect pour la prédication de l’Évangile.

La propriété privée.

Pour être tout à fait

d’actualité*, il convient d’indiquer très sommairement la doctrine de Vitoria concernant la propriété privée des biens fonds. Pour lui, comme pour saint Thomas et pour tous les scolastiques, la division, la répartition des propriétés est du Droit des gens, non de Droit naturel, comme l’ont prétendu beaucoup de

modernes. Par conséquent s’il y a collision entre le Droit naturel et le Droit des gens, c’est toujours ce dernier qui doit prévaloir. Or, il est de Droit naturel que tous les hommes aient les moyens convenables pour leur subsistance — à moins que de leur faute ils n’en soient frustrés par leur oisiveté ou leur vice — et si la propriété privée était un obstacle pour cela, elle finirait par être injuste dans la mesure où elle s’opposerait à ce droit fondamental. Vitoria a essayé de résoudre ce conflit en enseignant l’obligation grave de l’aumône. Mais, comme cette obligation est allée s’atténuant de plus en plus aux mains des moralistes, en même temps qu’est allé se perdant l’esprit de charité des époques passées, ont surgi les conflits sociaux et aujourd’hui il s’agil de résoudre par la justice sociale ce que Vitoria cherchait à résoudre par le moyen de la charité. Les principes sont les mêmes et c’est d’eux que paraissent s’inspirer les dernières encycliques pontificales en matière sociale.

La bibliographie se rapportant à Vitoria qui apporte des données nouvelles du point de vue historique et littéraire a été indiquée au cours des deux parties de cet article. L’aspect doctrinal a été étudié, en dehors de quelques articles de revue, par les auteurs suivants : H. Beuve-Méry, La théorie des pouvoirs publics d’après François de Vitoria et ses rapports avec le droit contemporain, Paris, 1928 ; J. T. Delos, La société internationale et les principes du droit public, Paris, 1929 ;.1. Brown Scott, The origin o/ international law, Washington, 1928 ; le même, The spanish origin of international law. Francisco de Vitoria and his law of nations, Oxford-Londres, 1934 ; JE. Naszalyi, Doctrina Francisci de Vitoria de Stalu, Rome, 1937 ; C. Barcia-Trelles, Francisco de Vitoria, jundador del derecho internacional moderno, Madrid, 1928.

J.-G. Menendez-Rigada.