Dictionnaire de théologie catholique/VIRGILE DE SALZBOURG (Saint)

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 782-784).

VIRGILE DE SALZBOURG (Saint), vinsiècle Né en Irlande vers l’an 700, Fergil, dont le nom s’est transformé en celui de Virgile, fut d’abord moine, puis abbé du monastère d’Aghaboe (Queens C.ountry). C’est là qu’il acquit une belle formation littéraire, mais surtout des connaissances mathématiques assez poussées pour qu’on lui ait donné le surnom de « géomètre ». Comme tant d’autres de ses compatriotes, il se décida ultérieurement à la vie de missionnaire et vint en France demander l’appui du maire du palais, Pépin le Bref, lui-même préoccupé de faire rayonner le christianisme au-delà du Rhin. Ce fut vraisemblablement en 743 qu’il parut au « palais » de Quierzy. Pour des raisons que nous ignorons. Pépin l’y retint deux ans. C’est seulement en 745 qu’il l’envoya avec deux de ses compatriotes, l’évêque Dobda et le prêtre Sidonius, à son beau-frère, Odilon, duc de Bavière, qui venait de lui faire sa soumission. Celui-ci désigna Virgile comme abbé du monastère de Saint-Pierre de Salzbourg et évêque de cette ville. Mais, fidèle aux habitudes de son pays, où les abbés étaient regardés comme supérieurs aux évêques, Virgile se contenta longtemps du premier de ces titres, ne se pressant DM de recevoir la consécration épiscopale ; pour les actes qui requéraient le caractère d’évêque, il se fit suppléer par Dobda. Ce

dernier était évidemment un de ces évêques « vagabonds », qui préoccupaient assez les réformateurs de l’Église franque et tout spécialement saint Boniface. A ce moment, l’archevêque de Mayence revenait de son grand voyage en Francie occidentale, qui lui avait permis de procéder à la réunion des célèbres conciles réformateurs, tenus de 742 à 747. Voir ci-dessous l’art. Zacharie. Investi en 732 par le pape Grégoire III d’une véritable juridiction primatiale sur la Francie orientale, où il établit ou rétablit les sièges épiscopaux de Passau, Ratisbonne, Freisingen et Salzbourg, Boniface ne pouvait voir que d’un assez mauvais œil le comportement de Virgile. Anglosaxon, il ne pouvait supporter les manières de faire des Scots, avec qui l’on restait toujours en lutte. Cela devait amener des frictions entre les deux hommes, et le Siège apostolique dut, à plusieurs reprises, arbitrer leurs différends. Une première fois le pape Zacharie trancha en faveur de Virgile. Celui-ci avait refusé d’obéir à un ordre de Boniface, prescrivant de renouveler le baptême des enfants qu’un prêtre, fort ignorant de la langue latine, avait baprisés in nomine Palria et Filia et Spiritus Sancti. Le pape répondit à Boniface, en faisant sien le jugement que Virgile et Sidonius avaient porté sur le cas : « S’il n’y avait pas eu de la part du ministre hérésie, non errorem inlroducens aut hæresim, mais seulement ignorance du latin, il était impossible de renouveler ces baptêmes : non possumus consenlire ut denuo baptizentur. » Jaffé, Regesta pontij. Rom. n. 2276 ; texte dans P. L., t. lxxxix, col. 929. La lettre pourrait être de 746 ; cf. Mon. Germ. hist., Epistolse, t. iii, p. 336. Il dut y avoir d’autres conflits entre l’archevêque et Virgile ; celui-ci excipa alors de la promesse qui lui avait été faite, disait-il, par le pape qu’il aurait le premier des sièges bavarois vacants : aiens quod et a nobis (le pape Zacharie) esset absolulus, unius defuncti ex quatuor illis episeopis, quos tua illic ordinavit fraternilas diœcesim obtinere. Ceci dans une autre lettre de Zacharie à Boniface, JafTé, n. 2286 ; P. L., col. 948 ; Mon. Germ. hist., p. 357. L’archevêque dénonça alors à Rome une « hérésie » de Virgile : celui-ci enseignait quod alias mundus et alii homines sub terra sint seu (ne faudrait-il pas lire ceu) sol et luna. En d’autres termes, Virgile, fort de ses connaissances mathématiques, croyait à l’existence des Antipodes. « C’est là, répondit le pape à Boniface, une perverse et inique doctrine qu’il a avancée contre Dieu et son âme. Si cela est exact, il faut tenir un concile et le chasser de l’Eglise, en le déposant du sacerdoce. » Le pape d’ailleurs, par le même courrier, écrivait au duc de Bavière de lui faire envoyer Virgile qui aurait à se disculper devant lui et en même temps à se justifier de ses empiétements de juridiction. Même lettre, qu’il faut dater, probablement de mai 748. Nous ignorons quelle suite fut donnée aux menaces pontificales ; il est peu vraisemblable que Virgile se soit rendu à Rome et il n’y a pas trace d’un concile où aurait été ventilée, en Germanie, la question de son « hérésie ». Il faut croire, cependant que des apaisements furent donnés au Siège apostolique, car il ne semble pas avoir fait aucune objection quand, en juin 755 (date bien préférable à celle de 767), Virgile reçut la consécration épiscopale et devint pleine ment évêque. Il devait le rester Jusqu’au 27 novembre 784, date de sa mort. Son épiscopat fut fécond : en particulier la conversion de la Carinthie étendit notablement vers l’Est le ressort de Salzbourg. En 774, Virgile avait consacré la cathédrale ou il avait transféré les reliques du premier évêque, saint Robert, Ce lui fut l’occasion de rédiger une Vie de ce saint, qui paraît s’être conservée, l’n 1181, 309f

vi iu ; i i, i’. ni- : svi.zuoi’nc

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quatre siècles après la mort de Virgile, sa tombe fut retrouvée lors de la réfection de la cathédrale, de nombreux miracles accompagnèrent et suivirent cette invention. Rien d’étonnant que, cinquante ans plus tard, en 1233, le pape Grégoire IX ait -canonisé Virgile.

Son nom reste lié à un petit problème qui a été agité à plusieurs reprises : Virgile aurait été condamné comme hérétique par le pape Zacharie pour avoir enseigné l’existence d’ « Antipodes », c’est-à-dire d’hommes existant à l’autre extrémité du diamètre traversant la sphère terrestre. Il ne faut pas oublier que, quand ils parlent des Antipodes, les anciens veulent toujours parler d’hommes ; l’expression pour eux n’est pas une simple désignation géographique et la question de l’existence des Antipodes est distincte de celle de la sphéricité de la terre. Les philosophes et astronomes de l’époque hellénistique, qui admettaient pour la plupart la forme sphérique de la terre, étaient généralement d’avis que les régions situées dans l’hémisphère austral pouvaient être habitées par des hommes. Voir l’art. Antipoden dans Pauly-Wissova, Realenzyclopàdie der klass. Altertumswissenschaft, t. i. Mais, comme le fait remarquer Pline, Hist. nat., t. II, c. lxv, cette idée d’hommes qui, par rapport à nous, auraient marché la tête en bas, paraissait saugrenue au vulgaire. Lactance s’est fait l’écho des plaisanteries faciles que suggérait cette imagination. Instit. div., t. III, c. xxiv. Il n’hésite pas à écrire : « L’origine de cette « erreur » ce sont les théories des philosophes qui ont estimé que la terre était ronde. »

Saint Augustin avait sans doute lu ce passage. Toutefois, c’est pour d’autres raisons qu’il rejette, sinon peut-être la sphéricité de la terre, tout au moins l’existence des « Antipodes ». Au 1. XVI de la Cité de Dieu, il se pose de multiples questions sur l’unité de l’espèce humaine, sur l’appartenance à une même souche de peuples plus ou moins fabuleux, plus ou moins monstrueux, et il conclut fort sagement : aut Ma quæ talia de quibusdam gentibus scripta sunt omnino nulla sunt ; aut si sunt, homines non sunt ; aut ex Adam sunt, si homines sunt. De civ. Dei, t. XVI, c. xviii, fin., P. L., t. xli, col. 487. C’est dans le même esprit qu’il examine au chapitre suivant la question des Antipodes. « Ce que l’on raconte à leur sujet, explique-t-il, n’est digne d’aucune créance. On n’en parle que sur des conjectures ou de faux raisonnements, en s’imaginant que l’autre partie de la terre qui est au-dessous de nous ne peut pas ne pas être habitée : alteram terræ partem quæ infra est habitatione hominum carere non posse. On ne remarque pas que, même si l’on croit que la terre est ronde, il n’est pas du tout nécessaire que cette partie de la terre (à l’opposé de la nôtre) soit un continent, ab aquarum congerie nuda sit ; et, quand même cela serait, il n’y a aucune nécessité que des hommes y habitent. Aussi bien l’Écriture ne ment pas et la vérité de ses narrations relatives au passé est garantie par la réalisation des prophéties qu’elle rapporte. Il serait vraiment trop absurde de dire que certains hommes sont passés de notre région dans celle-là, en traversant l’immensité de l’océan, de telle sorte que, même là-bas, une race humaine serait établie descendant du premier homme. » Les mots « l’Écriture ne ment pas » s’expliquent par la finale de ce même chapitre : la table ethnographique de la Genèse, x, énumère exactement et complètement tous les peuples descendant de Noé ; elle ne mentionne pas les Antipodes ; sous peine de faire mentir l’Écriture, on ne peut donc admettre l’existence de ceux-ci. Deux préoccupations, en somme, chez Augustin : la véracité de l’Écriture, mais plus encore le souci de l’unité

de l’espèce humaine et de sa descendance adamique.

Le haut Moyen Age hérita de ces idées. Isidore de Séville parle à plusieurs reprises des Antipodes. EtymoL, t. IX, c. ii, n. 133, P. L., t. lxxxii, col. 341 ; t. XI, c. iii, n. 24, col. 422 ; t. XIV, c. v, n. 17, col. 512. Au premier passage, il reprend exactement le mot d’Augustin : nulla ralione credendum ; les raisons qu’il donne pour nier l’existence des Antipodes sont toutefois moi n s nettes : quia nec soliditas patitur, nec centrum terræ, sed neque hoc ulla historiæ cognitione firmatur, sed hoc poetse quasi ratiocinando conjectant. La raison théologique n’est pas invoquée, mais bien des arguments pseudo-scientifiques ou historiques.

Au début du viiie siècle, Bède admet la sphéricité de la terre, mais n’admet pas pour autant l’existence des Antipodes ; son texte assez obscur semble dire

— Isidore l’avait déjà pensé au dernier passage cité — que la température s’élevant de manière régulière à mesure que l’on descend vers le midi, la vie est impossible dans l’hémisphère austral, tout comme au pôle Nord à cause du îroid : hinc calore, itlinc rigore prohibente accessum. De natura rerum, c. xlvi, P. L., t. xc, col. 264.

Tel étant l’état de l’opinion au viiie siècle, il est assez facile de comprendre les réactions de Boniface devant les idées soutenues par Virgile. Qu’enseignait au juste celui-ci, il est assez difficile de le dire : les termes employés par l’évêque de Mayence dans sa lettre au pape se réfèrent plus ou moins aux expressions d’Isidore : « Virgile pensait qu’il existait des Antipodes. » Que ce monde fût tout différent du nôtre, Boniface l’a compris, puisqu’il aurait eu son soleil et sa lune, différents de nos astres à nous. Mais ceci est invraisemblable. Le mathématicien qu’était Virgile se rendait bien compte que l’hémisphère austral était éclairé par les mêmes luminaires que le nôtre, quoi qu’il en fût des étoiles proprement dites. Bède sur ce sujet était très clair. Il était des constellations, dit-il, qui n’étaient visibles que dans notre hémisphère ; celles du Midi nous étaient inconnues. Loc. cit. C’est donc sur la nature et l’origine des êtres humains habitant ces régions que Virgile aurait peut-être spéculé. Étaient-ils de même nature que nous, descendaient-ils, comme nous, du premier père ? C’était, nous l’avons vu plus haut, la question essentielle que se posait Augustin. Il nous est impossible de savoir ce qu’en pensait, ce qu’en disait Virgile. Comme on n’a pas mis ultérieurement d’obstacle à son élévation à l’épiscopat, il faut bien penser qu’il avait donné les apaisements convenables.

Pour ce qui est de la sévérité avec laquelle le pape Zacharie traite l’opinion que lui a signalée Boniface — perversa et iniqua doctrina, quam contra Deum et animam suam locutus est — et des’sanctions graves prescrites contre Virgile au cas où il serait reconnu coupable, il n’y aurait pas lieu de s’en étonner, si, à la suite peut-être de Boniface, le pape a vu dans l’admission des Antipodes une atteinte portée à l’unité de l’espèce humaine. C’était là une question qui n’était pas sans attache avec le dogme et où l’Église avait son mot à dire. Zacharie englobait-il dans la même réprobation l’opinion scientifique émise par le prêtre scot sur l’existence, à l’opposé de nous, d’un monde habitable et habité ? Ce n’est pas certain. L’eût-il fait qu’il n’y aurait pas lieu de tourner le geste pontifical en une atteinte à l’infaillibilité. Celle-ci n’est pas en cause. D’abord parce que le pape n’exprime aucun jugement et se contente de prescrire une enquête sur les opinions qui lui ont été dénoncées ; ensuite parce que la condamnation toute provisoire qu’exprimerait Zacharie ne réalise pas, à beaucoup près, les conditions requises pour un enseignement ex cathedra. On a parlé, à propos de

cet incident, d’une affaire Galilée en miniature. Au fait, il s’agit bien, en effet, d’un problème analogue, encore qu’à une échelle beaucoup plus réduite. Il est donc indiqué d’appliquer au cas du viiie siècle ce qui a été dit de celui du xvie.

II y a une Vita de Virgile rédigée en 1182, au moment de l’invention de son corps, texte dans Mon. Germ. hist., Scriptores, t. xi, p. 86-95 ; mais elle ne fait guère que reprendre les expressions du Libellus de conuersione Bagoariorum et Caranlenorum, ibid., p. 4 sq., qui est de beaucoup antérieur ; nulle mention dans la Vita de la rivalité avec Boniface ; Alcuin a une épitaphe louangeuse sur le compte de Virgile, Carmina, n. 130, P. L., t. ci, col. 759. La Vita Rodberti, qui serait de la plume de Virgile, a été publiée par F. M. Meyer, dans Archiv fur œsterreich. Gesch., t. lxiii, p. 606-608 ; cf. Ratzinger, dans Hisl.pol. Blàtter, t. cix, 1892, p. 565-584, 660-675.

Le curriculum vilee de Virgile est bien établi par B. Krusch, dans Mon. Germ. hist., Script, rer. merov., t. VI, p. 517-520 ; voir aussi A. Hauck, Kirchengesehichte Deutschlands, 2’éd., t. i, p. 568-570 ; t. ii, p. 422.

Sur la question des Antipodes, cf. Krabbo, Bischof Virgil von Salzburg und seine kosmologischen Ideen, dans Mitteilungen des Instituts fur œsterr. Gesehichtsforschung, t. xxiv, 1903, p. 1-28 ; Neues Archiv, t. XLIII, 1912, p. 463 sq. Voir aussi Bullet. de l’Acad. roy. de Belgique, classe des Lettres, 1914, p. 163-187.

É. Amann.