Dictionnaire de théologie catholique/VICTORINUS AFER. VI. Les œuvres de Dieu

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 699-704).

VI. Les œuvres de Dieu.

Bien qu’elles remontent jusqu’au Père, source première de l’être, qui est, lui aussi, » puissance active », col. 1069 A, col. 1070 B, bien que l’initiative de notre salut dépende également de la volonté du Dieu suprême, col. 1238 C, cependant les œuvres divines appartiennent proprement au Verbe créateur et sanctificateur, c’est-à-dire au Fils et à l’Esprit-Saint. Seulement la création et la conservation du monde relèvent de « la première descente du Verbe, celle qui amène à la vie ; par la seconde descente, le Verbe, vie parfaite, achève le mystère » de l’incarnation, « et apparaît dans la chair : ainsi il fait vivre et il fait revivre, il crée toutes choses et il sauve ; il règne en lin puisqu’il se pose en vie éternelle dans l’Esprit ». Adv. Arium, t. I, c. xxvi, col. 10(50 A. C’est dire que les fruits de la rédemption sont distribués par le Saint-Esprit, qui opère « le retour à Dieu », cf. Ad Ephes., iv, 9, col. 1275 C ; Hymn., i, col. 1142 C. Il y a dans ce cycle de vie divine une perspective d’une véritable grandeur.

La création.

1. C’est l’oeuvre propre du Verbe.

Certes, il fallait bien admettre que le Père n’y est pas étranger : « C’est là une grande doctrine, difficile à comprendre comme à enseigner ; et pourtant la confession (de foi) est bien nette là-dessus : tout vient de Dieu », Ad Ephes., i, 8, col. 1244 A. « Nous ne voyons pas ici un aveu enveloppé d’émanatisme ; au contraire, ce qui devait paraître prodigieux à une mentalité néo-platonicienne, c’est bien la doctrine de la création », H. de Leusse, art. cit., dans Rech. de science relig., 1939, p. 220, et, plus précisément, c’était la doctrine de la création par le Père, le Dieu invisible et immuable. Aussi préfère-t-il se référer, dans le Credo, non pas au Creatorem cœli et terræ, mais au Per quem omniu facta sunt. Col. 1265 C. Tu creari imperas, tu créas, tu creata recréas, o beata Trinitas, Hymn., iii, col. 1144 B, voilà son Credo personnel ; cf. Ado. Arium, t. I, c. xlvii, col. 1076 D. « Le Créateur, admettons que c’est Dieu (le Père), mais c’est cependant par le Christ que Dieu est créateur. Ce nom de créateur ne convient pas à Dieu, mais au Christ, et par le Christ à Dieu ; car c’est Lui qui a engendré le Christ, et c’est le Christ qui a tout créé, ipso Deo opérante et per se créante. Ainsi s’explique l’unité de la création entière (naturelle et surnaturelle), par l’unité de créateur, puisqu’en effet les œuvres mêmes de Dieu le Père ont été créées par le Christ ». Ad Ephes., m, 9, col. 1266 A.

Cette stricte appropriation répondait à sa théorie philosophique de la Trinité, qui voyait dans le Fils une personne divine procédant par mode de mouvement et de vie. « Étant procession de Dieu le Père, il procède per cuncla : tout ce qui provient de Dieu et y retourne le fait par la puissance personnelle du Christ… il est source de tout, et tout sort de lui ; car il est père de tout mouvement, et tout (le créé) est mouvement. » Ad Ephes., i, 22, col. 1251-1252. « Le Père est la Vie, mais le Fils est la Vie ex se, force vivante pour lui-même et pour les autres, il est mouvement et premier moteur, mouvement originel et unique… Et parce qu’il est la Vie (en Dieu), c’est par lui et pour lui que tout a été fait… C’est aussi en lui, parce que quæ facta sunt, in ipso vita sunt : car rien de ce qui est ne possède son être de telle sorte que la vie rentre dans sa définition. » Adv. Arium, t. III, c. il et iii, col. 1099 C et 1100 B. « On peut évidemment chicaner Victorinus pour sa façon d’envisager ou d’exprimer [’appropriation ; il faut bien reconnaître qu’il professe la création. » H. de Leusse, loc. cit. Cf. col. 1030 A, 1032 C, 1041 C, 1056 C. 1075 C, 1084 B, 1104 B.

2. L’acte créateur est à l’origine du monde. « Contre la conception néoaristotélicienne qui fait de Dieu « le sur-Etre, dans une bienheureuse quiétude, et dont toute l’activité est d’être la cause de tout ce qui existe, c’est un Dieu actif que nous admettons selon (cette parole de la Genèse, i, 1) : In principio fecit Deus aelum et terram ». Col. 1060 AB. « Oui, le Père est première action, première existence et Etre premier : par une action bien à lui, il s’engendre lui-même (et il engendre son Verbe, tout cela dans l’éternité )… ; mais le Verbe, qui ne fait qu’un avec lui a pour rôle personnel d’amener toutes choses à l’existence : c’est en effet par Celui qui est l’être que lui est le Verbe ». Loc. cil. Il semble à notre auteur que le contact du créé soit plus explicable de la part de la personne qui est elle-même engendrée et qui se fera passible dans l’incarnation. « Cette personne-là, par le fait qu’elle procède, et qu’elle est dite Action, c’est à elle de supporter, si l’on peut dire, le contact des matières et des substances à qui elle fournit leur provision d’être, tout en restant inséparablement et impassiblement le Verbe universel du Père. Sa génération du Père, sa fonction de premier moteur et de créateur de toutes choses ne sont pas des passions, puisqu’elles tiennent à sa substance même. Les raisons des êtres, Xôyoi exsistentium, font partie de leur essence, et ne sont point des passions. » Adv. Arium, t. I, c. xxii, col. 1056 C. Un peu plus clair l’exposé du c. xliv, col. 1074 CD : la création n’implique aucun changement en Dieu, mais dans les créatures. Cf. Enn., VI, ix, 3.

3. L’être créé n’est pas une part de Dieu.

L’auteur affirme l’absolue transcendance du Dieu créateur. « On ne saurait dire qu’il est aucun des êtres à qui lui-même il donne d’être ; il est unique, et les êtres multiples ne sont point cet être unique. » Col. 1026 C. Il l’affirme du Verbe par rapport à tout ce qui a été fait par lui. Col. 1029 A, 1033 B, 1034 ; col. 1055 D, 1059 C, 1076 D, etc.

Il ose pourtant dire que « Dieu a été et a voulu être — la création est volontaire — tout ce qui pouvait être ». Col. 1031 B. C’est que, d’une part, il n’aime pas l’expression creare, qu’il reçoit pourtant de la tradition, col. 1041 C, 1144B, 12Il B, ni surtout factum ex nihilo, qui va contre sa philosophie. Non seulement il la répudie avec horreur quand il s’agit de l’origine du Fils, col. 1027 C, 1041 C, mais aussi, pour l’origine des créatures, parce que « ce qui n’existe pas, nulle puissance ne peut le faire exister ». Col. 1032 C. Disons si l’on veut « comme quelques-uns l’ont dit », et ici il cite la phrase liminaire du traité de Plotin Sur la génération des choses, cf. P. Henry, Victorinus a-t-il lu les Ennéades ? dans Rech. de science rel., 1934, p. 437, « que Dieu est tout et aucune d’entre elles, mais c’est comme principe de tout : il n’est donc pas tout, et c’est à ce titre seul (de Principe universel) qu’il est toutes choses ». Col. 1129 A. Par là même, les créatures « sont ovtoc, même celles qui n’existent pas. On dit qu’elles ne sont pas parce qu’elles sont cachées et en puissance, sans apparaître encore in actione. Ainsi toutes choses étaient déjà en Dieu. En effet, de tout ce qui existe, le Verbe est la semence ». Col. 1032 C. C’est en ce sens que le monde est éternel, col. 1031 B.

D’autre part, la vertu créatrice se marque par un écoulement de la vie divine en toutes les créatures, mais aussi par une dégradation progressive. « Dans un premier élan, il a amené tout à la vie, le Verbe qui sort du Père, communiquant ainsi aux êtres célestes sa propre vie par la puissance du Père ; mais il a créé la matière morte de la nature pour que sur elle aussi pût s’exercer la puissance vivificatrice divine ». Col. 1060 A. En ce sens aussi la vie est partout : tout est animé jusqu’à la matière : » La vie sans commencement et sans fin et sans frontières » va « jusqu’à la matière morte de la nature qu’il vivifie ».

Col. 1060 A. « Toute matière a une âme », col. 1100 C. « Rien dans le monde et dans la matière qui ne vive à sa façon, pro natura sua ». Col. 1121 C. C’est le panpsychisme de Plotin, Enn., IV, iv, 27.

Mais, plus fermement que Plotin, Enn., V, ai, 1(5, Victorin met une distinction absolue entre Dieu, le Christ et l’Esprit, qui a se vivunt, et « les esprits qui ont la vie ut in alio, à savoir dans leur substance ; enfin les créatures matérielles, à cause de leur union à la matière, voient leur lumière de vie blessée : elles ne vivent pas du Verbe premier, ni de la totale lumière de vie ». Adv. Arium, t. IV, c. xi, col. 1121. Cette idée d’un Dieu qui « enferme la vie en parties, la forme, l’incorpore et la capte en espèces déterminées, qui contient le mouvement vital en des limites fixes et le pousse en des sens bien nets », col. 1121 A, nous reporte aux formes substantielles d’Aristote et de Porphyre, bien plus qu’à la théorie plotinienne d’un écoulement nécessaire et aveugle du divin jusqu’à son épuisement dans la matière. Enn., i, viii, 10.

4. L’univers est un.

Victorin compare « le Verbe, issu du Père, au cours d’eau écumant quand il rencontre les rochers, qui sont les divers genres d’âmes », col. 1135 : faut-il donc parler d’une résistance de la matière à son action créatrice ? Col. 1077 A. Cette façon hardie d’affirmer la continuité de Dieu à l’ensemble de sa création, il pensait la trouver dans cette plénitude de la divinité enseignée par saint Paul dans Col., ii, 9. Mais cette vue ne le séduisait tant dans le christianisme, col. 1176 A, 1221 B, 1238 D, 1241 C, 1250 A, 1252, etc., que parce qu’il y voyait une réplique, agrandie et christianisée, de la théorie de Plotin, pour qui l’Univers constituait comme un animal immense dont toutes les parties sont reliées les unes aux autres. Enn., IV, vi, 32-42. « Insubstantié est l’univers en Jésus, le Verbe : Omnia in ipso condita (Col. i, 16) ; mais, entre ces deux termes, il n’y a pas consubstantialité. Il en résulte que tout l’Univers est une seule chose, encore que les êtres y soient différenciés. En effet, le corps de l’Univers total n’est pas un tas, c’est tout à fait comme une chaîne continue. Car il y a enchaînement entre Dieu, Jésus, l’Esprit, le voùç, l’âme, les anges, et puis tous les êtres corporels qui en dépendent, corporalia omnia subminislrala. Voilà bien la plénitude (de la divinité) qui s’est étendue. » Adv. Arium, 1. I. c. xxv et xxvi, col. 1059.

La création est donc, en partie spirituelle, en partie corporelle, avec, en son milieu, l’homme, anima caro fada. Imprimée en langage métaphysique, cette division du créé apparaît nécessaire : les esprits purs (’tant quæ vere sunt, les âmes solum ovtcx sunt , ea quæ sunt ; et mêlées à la matière, elles prennent place parmi ea quæ non vere sunt ; la matière, par elle-même, serait un pur néant. Et tout cela a été créé par Dieu. Col. 1027.

"). La création spirituelle. Elle comprend donc l’esprit, l’âme et les anges ». Col. 1059 H. On remarquera que les anges viennent après l’esprit et l’âme, qui sont le NoOç et la ^y/r, universels du système plotlnien. Or, « le voùç lui-même ne peut comprendre le I ils de Dieu, col. 1051 C ; pas davantage » l’âme universelle et fontanière, col. 1116 M, laquelle est inférieure a l’esprit, qu’elle reçoit seulement, col. 1230 t.. cf. col. 1023 C. Cette âme universelle est la soon. des âmes particulières, qui seules ont leurs activités propres ». Col. 1121 15. Il y a plusieurs espèces d’âmes dans l’âme universelle, qui leur sert de substance c’est même la seule qui mérite ce nom de substance tout comme la matière première est le subitratum îles espèces matérielles. Col. 1107.

Mais ne piétons pas a Yiclorin l’idée d’une Aine uni

verselle préexistant par elle-même : c’est simplement « cette substance commune à toutes les âmes ; en tant que telles, malgré leur nombre, elles sont une seule et même substance. Non point que cette substance-là ait précédé ou préexisté, mais elle coexiste aux âmes particulières. » Col. 1090 B. Or, « cette subslance d’âme est bien inférieure au Verbe et à l’Esprit, puisque née du souille de Dieu. Jamais il n’est dit dans l’Écriture que Dieu est une âme, ni non plus le Christ. Adv. Arium, t. III, c. xi, col. 1107 C.

" Les anges, qui sont au-dessus du monde, sont des créatures incorporelles et immatérielles, aiiXa, qui sont plus proches du Verbe par leur pure substance ; et, dans sa course descendante, celui-ci leur distribue sa lumière plus abondamment, lucem suam majore sui communione partitur ». Loc. cit. L’origine des anges, , « pour mystérieuse qu’elle soit, ne peut être ni une génération, ni une naissance. Naissance est quelque chose de charnel, qui n’a pas place dans le monde supérieur ; génération signifie un commencement à partir du néant, ou une génération substantielle, sicut de semine homo. Ces esprits éternels et divins, quand on les dit engendrés, on veut marquer qu’ils ont commencé à apparaître en une certaine distinction, alors qu’ils existaient déjà auparavant avec toute leur vigueur (dans le Noûç universel). Dieu a fait les anges et les âmes avec les éléments éternels, tel qu’il les avait en lui-même ; mais il s’est contenté de les séparer, pour ainsi dire », col. 1103 CD, « pour leur donner leur existence individuée ». Ad Ephes., a, 3, col. 1254 D. Victorin applique ici aux anges ce qui, dans le système de Plotin, s’en rapproche le plus : la naissance des Idées subsistantes au sein du Ncôç éternel, par voie de multiplication non spatiale d’éléments distincts qui se compénètrent, Enn.. V, viii, 9 : ainsi, prétend Victorin, les anges « à leur naissance ont été simplement laissés à leurs propres moyens, et s’en vont à leurs actes sans perdre le contact avec la nature qui les contient… Ainsi une âme (se dégage) des autres âmes, et les Auges de leur foyer supérieur à l’âme universelle ». Adv. Arium, t. IV, c. xii-xiii, col. 1122 B.

Du même coup, c’est toute une part du néoplatonisme, celle du monde intelligible, que Victorin intègre à sa théologie des purs esprits. Comme les Idées de Plotin, lùm., Y, vii, 1, les anges sont const ilués chacun en son espèce, singula constitua, col. 1254 I). col. 1110 A. Ils sont, « comme toutes les créatures, un mélange de puissance et d’acte. Mais, à l’inverse des êtres de la terre, qui n’arrivent à extérioriser leurs virtualités que par une maturation progressive, les êtres célestes réalisent ex ortu suo toute leur perfection, genita etiam quod futurum ftierant /aria ». Col. 1122 B ; cf. col. 1116 B. « Chez les purs esprits, comme dans le monde intelligible, aucun accident, aucune qualité, rien de composé, rien de commun avec un autre, mais vie complète, substance intelligente, pure, simple, tout d’une pièce : leur être est vie et intelligence. Col. 1114 C.

Voilà ce que dit la philosophie sur les anges : i D’autres livres nous font comprendre les grandeurs et les qualités de ces anges. » Col. 125 1 C. Ce sont, en effet, les Livres saints, 1 Cor., xv. 10, Col., i, 17. qui ont enseigné à notre auteur cette hiérarchie tripartite. « des Anges, des I runes, des Cloires, etc… i a laquelle il semble s’arrêter. Col. 1000 A. 1110 H. 1121 H. Car i les Principautés, les Puissances, les Vertus, les Dominations dT’.ph., i, 21 ne sont que des agents subalternes des Interventions divines, mit in divtnis,

tint in suTularibus. Col. 1250 I). Sur le rôle des anges dans l’univers, col. 1122 P. : sur le culte des anges, dieux du monde, col. 1179 I). véritables rhinrnla muttdi, col. 1181 A. et sa déformation païenne, sous 2 931

    1. VICTORIN US AFER##


VICTORIN US AFER. I, KS ŒUVRES DE DIEU

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forme de dieux des éléments, col. 1180 B ; sur la révélation qui leur fut faite de l’incarnation, col. 1266 B. Mais Victorin ne laisse même pas la possibilité d’une chute des anges.

D’où viennent donc les démons ? Ce sont « les esprits de la matière », tirés par Dieu, tout comme les anges, par voie de séparation, col. 1254 A, mais à partir de la matière en désordre, col. 1116 A, et plus précisément de l’air, le principal des quatre éléments. La notion a bien elle-même quelque chose de chaotique : « Satan est esprit, mais le diable ici bas tire sa substance de la matière, il exerce son pouvoir par la matière, et sur ceux-là qui y ont placé leur affection ». Il ne faut pas oublier que, d’après Plotin, celle-ci est « principe de ténèbres, d’erreur et de malice ; mais le démon n’est pas un rival de Dieu : il n’est pas permis de rien comparer à Dieu, fût-ce par voie d’opposition. » Ad Ephes., ii, 2, col. 1253 C ; cf. col. 1285 A. Aussi « l’ennemi a beau nous revendiquer au titre de la matière » qui est en nous, col. 1254 D, et qui « envoie ses séides pour corrompre l’homme », col. 1060 B, il est possible, avec la bonne volonté, et même facile, avec la foi, de résister aux terribles tentations du diable ». Col. 1281 À et 1290 B. « Le malin échauffe notre sang, comme le feu, il s’insinue par la chair, mais il n’est pas la lumière, » col. 1291 D ; de même, il présente à notre imagination des vertus factices, col. 1179 C, mais « le Christ triomphera en nous du diable », Hymn., ii, col. 1143 B. Ainsi finalement la foi chrétienne de Victorin le tient à mi-chemin entre l’optimisme raisonné de Plotin, qu’il répudie, col. 1177 A, et le pessimisme religieux de Jamblique, Proclus, //) Tim., lxiv, 6. Même équilibre à propos du pouvoir du démon sur les éléments du monde extérieur et sur la liberté du chrétien, régi par l’Esprit du Christ. Col. 1175-1176. Le démon n’est pas le prince du mal rêvé par les gnostiques, cf. Enn., II, ix, 16.

On ne peut donc pas dire que « les anges ne sont pas entrés dans le cadre de la théologie de Victorin ». J. Tixeront, p. 274 ; mais ses développements sont plus métaphysiques que chez les autres docteurs de l’époque.

6. La création matérielle.

La matière s’entend en deux sens : « au sens large, c’est la matière vivante, tout ce qui existe sans âme intelligente », tout le monde des corps, « avec ses qualités changeantes, et à ce titre (i.7) ovtoc ; au sens propre, c’est GXy), la matière première qui leur sert de sujet, absolument indéterminée, sans qualité. Les quatre éléments sont déjà des qualités, sans mélange, et ils existent per se, cf. col. 1071 D.

La matière première est non seulement sans intelligence ni sens aucun, mais sans force et sans forme, effeta et densa fada. De gêner. Verbi, c. x, col. 1025. « La matière, en fait, a une forme ». Col. 1064 D. Ainsi, en marge de ses traités de théologie, le professeur transcrit toute une cosmologie néoplatonicienne, fort teintée d’hylémorphisme dans les derniers livres Adversus Arium. Sur la nécessité d’une matière permanente sous les transformations des êtres vivants, voir t. IV, c. xxv, col. 1131 D. Sur la nécessité des formes substantielles, loc. cit., col. 1121 A.

Sur la question théologique de la création de la matière, sa philosophie le gêne : ce néant de vie n’est-il pas l’épuisement du divin, comme le disait son maître, Enn., i, viii, 16 ? « La matière n’a pas été. créée : elle est résultée de l’éloignement de Dieu. » Adv. Arium, t. IV, c. xxxii, col. 1136 A. Mais la foi nous dit que la Trinité, « generatrix et effeclrix subslanlia, est le principe premier de toute substance intelligible, intellectuelle, animée ou matérielle », col. 1085 D, col. 1084 C, et que le Verbe fit la matière morte de la nature ». Col. 1060 A. Il y eut d’abord « le

chaos des poètes, les ténèbres de la Genèse, maleria tenebrarum, où tous les éléments se trouvaient confondus ; leur séparation a constitué la disposition du cosmos, comme le dit Moïse, Gen., i, 7°. Ad Ephes., il, 2, col. 1254 A.

L’existence étant « les éléments essentiels qui font qu’un être est tel être », il dira que c’en est la forme substantielle : « Pour enfanter les existences, le Verbe définit, enclôt chaque être en lui donnant une forme, étant lui-même l’être existant et certa forma. » Col. 1127 D. Mais ces éléments spécifiques et distinctifs des êtres particuliers préexistent et subsistent par eux-mêmes avant d’être mêlés aux accidents dans les substances concrètes. Col. 1063 A. Avec un réalisme qui nous désarme, il enseigne que ce sont là des entités préexistantes, en Dieu d’abord, à l’état indistinct et vraiment universel : « Ab Eo enim quod est esse universale et supra universale, omne universale : l’être de genres, l’être d’espèces, et les réalités individuelles : Dieu a de l’être pour tout cela », t. I, c. xxxiv, col. 1066 D ; puis, à l’état séparé, distinctes désormais de Dieu, mais aussi distinctes entre elles, à l’instant où ces entités sortent, exsistunt, de leur Cause universelle.

Comment sont apparus les êtres vivants ? Ici encore la philosophie de Victorin le poussait vers un certain évolutionnisme : « Toute matière est animée, les quatre éléments ont déjà de la vie, et tout ce qui sort de la terre, comme notre corps. Cette animation universelle avait pour but la naissance du monde, et, de la matière animée sont sortis, sur l’ordre de Dieu, les animaux. » Col. 1100 C ; cf. col. 1121 B. Il n’en faut pas plus pour être en règle avec la Genèse ad litteram : « Dieu a créé la matière première du néant, illud ex quo primum, ex iis quæ non suni ; et les espèces animales sont sortis des quatre éléments, ou plutôt de la terre, qui fournira le corps de l’homme et des quadrupèdes, et de l’eau qui donnera les poissons et les oiseaux, ex alio in aliud, par une transformation due au passage d’un élément à un autre. » Col. 1033 A. Et désormais toute cette création matérielle reste en place, sans évolution possible : « Toutes choses, avec leurs diversités, leurs oppositions, leurs luttes, viennent de Dieu. Et telles qu’elles sont constituées elles demeurent, avec leur mode d’être, leur substance, leur qualité… Comme les anges et les démons, la matière, les éléments et les âmes (sensibles) ont leur nature propre et une force de propagation commune (à leur espèce) ; et tout cela reste attaché à sa condition native. Mais les âmes (intellectuelles : animæ ex animis), qui pourtant ont bien leur place dans le concert universel, ne persévèrent point dans leur substance primitive ; heureusement, la puissance de Dieu les élève à une meilleure substance : comme ce sont des âmes sorties de l’âme universelle, elles deviennent des esprits. » Ad Ephes., i, 8, col. 1244 AB. Cette condition spéciale, essentiellement instable, des âmes humaines, a, chez Victorin, une grande importance.

La destinée humaine.

Tous les avatars de

l’âme humaine, depuis sa chute jusqu’à son salut par le Christ, tiennent à la nature de l’homme, créature privilégiée qui se souvient des cieux.

1. La nature de l’homme est double.

Non seulement, comme tous les platoniciens, Victorin ne peut échapper à cette constatation que l’union de l’âme et du corps soit tout accidentelle : « Beaucoup disent que le corps est dans l’âme ; mais disons, avec le commun des mortels, que l’âme est dans le corps, et que ce sont là deux substances. Comme la matière a une forme, qui est son espèce, pour constituer tel corps, … l’âme, substance incarnée, a ses contours et son image dans la puissance vitale et dans la puissance intelligente. Double puissance, double lumière, 934

car d’une part elle donne la vie aux êtres animés, et puis elle garde, fort souillé d’ailleurs, l’esprit ; et tout cela est consubstantiel, en son sujet qui est l’âme…, en une seule motion : action double et une seule impulsion. Le fils unique de l’âme, c’est la vie, c’est aussi l’esprit. » Ce sont là les formes de l’âme, et aussi ses passions, sources d’abaissements et d’erreurs. « Mais l’âme garde tout de même en son essence des réserves de vie et d’intelligence, qui pourront recevoir la vie (surnaturelle) du Christ et l’intelligence du Saint-Esprit. » Adv. Arium, t. I, c. xxxii, col. 10641065. Ainsi l’âme humaine est à l’image de Dieu : « Image du Fils, parce que le Fils est la vie et que l’âme est source de vie ; (image de l’Esprit) parce que l’âme avec son esprit vient de l’Esprit, parce qu’elle est puissance de vie intellectuelle. » Mais l’âme se trouve tiraillée en sens contraires par ses deux puissances : « L’âme n’est pas l’esprit, mais elle regarde vers l’Esprit, et la vision ici fait une véritable union. Si, au contraire, elle s’incline vers ce qui est en bas (pour lui donner la vie), elle se détache de l’Esprit, et se ravale au-dessous d’elle-même, elle et son esprit. » Adv. Arium, t. I, c. lxi, col. 1086 B. À ces fonctions divergentes, l’âme suffît parce qu’elle est essentiellement mobile, ipsa se movens, et semper in motu, in mundo motionum fons et principium. Loc. cit., col. 1058 A ; cf. col. 1054 B ; 1065 AB ; 1122 B ; 1108 B. On reconnaît ici la définition même de la’^uyv ; de Platon, Phèdre, 245 C. Mais d’où vient l’âme humaine ?

2. Préexistence des âmes.

Les âmes préexistent d’une certaine façon au monde matériel. Cette idée, qui fut propagée par les docteurs alexandrins, surtout par Origène, n’avait rien qui effrayât notre platonicien. Cf. H. de Leusse, Le problème de ta preexistence des âmes chez M. Yictorinus, dans Recli. de science rel., 1939, p. 197. II ne s’en défend point :

Avant le monde le Christ (créateur) et (ensuite) le monde a été fait ; (de même) avant le monde, les âmes, et (puis) par la disposition de Dieu les âmes sont venues dans le monde. …Les âmes ont été envoyées dans le monde, et les âmes (étaient) avant le monde… ; tout ceci est mystérieux, cependant plein (de vérité). » Ad Ephes., i, 4, col. 1238 C. La priorité dont il parle ne peut être qu’éternelle : Ergo nos et Christus unie constitutionem mundi. Et quid rst anle ? l’tique ex œterno. Col. 1239.

Mais quelle peut bien être pour des âmes créées cette existence éternelle ? À notre avis, il l’entend, non d’une existence propre et séparée des âmes, mais de cette existence que nous appelons idéale, et qui est bien réelle pour un platonicien, dans la pensée du l’ère et dans le pouvoir du Christ créateur, préexistence d’ailleurs commune à tout l’univers créé ; avli omnia in Christo, car le Verbe est la semence de toutes choses… Si nous disons que ces choses n’existaient pas, c’est parce qu’elles étaient cachées et en puissance, et qu’elles n’apparaissaient pas encore en activité. Mais elles sont toutes en Dieu, et elles ont fait leur apparition flans l’action du Verbe. » Col. 1033 C et 1032 C.

<e qui montre bien qu’il ne s’agit point d’un privi des âmes humaines, c’est quc Yiclorin pose

d’abord un principe de portée absolument générale :

Si le Christ est tout ce qui existe dans l’éternel el dans le monde…, toutes choses ont été en lui, et cela substantiellement, non pas avec cette force et puissance qu’elles devaient avoir un jour, mais qu’elles avaient d’ores d déjà. Loc. <it. lui d’autres passages. l’auteui a dit ipic toutes les créatures sont Insubstantiées dans le Verbe. col. 1059 B, parce que ci Verbe est cause première, puissance et substance

piiiir ton-les êtres créés ». Col. KHI I). Il non seulement le Verbe éternel est < le réceptacle de toutes les

choses qui sont en lui », col. 1058 A, « le lieu de tout ce qui se fait et opère par lui », col. 1069 B, mais « il est semper plenitudo, el semper receptaculum ». Col. 1047 D. Comment le Verbe, « source éternelle de tout ce qui est », ne serait-il pas « le séminaire de tous les esprits dans leur existence universelle », c’est-à-dire non encore individuée ? En tous cas, il est « le Verbe de l’âme et le Verbe de la chair ». Col. 1086 C. En effet, le monde lui-même « a été dans le Christ avant d’avoir été fait par le Christ ». Col. 1238 C. L’auteur peut donc conclure que nous aussi « nous étions dans le Christ, car il est impossible que le Christ fût et que nous ne fussions pas dès avant la constitution du monde ». Col. 1239 B. En somme, cette théorie de la préexistence des êtres dans leur Créateur est une vue philosophique.

L’argument scripturaire qui lui donne prétexte est fort embarrassé : le voici en quelques mots. Saint Paul, Eph., i, 4-5, a parlé d’une élection éternelle, qui était en même temps une bénédiction spirituelle et une prédestination surnaturelle. En prenant ce texte, selon son habitude, en rigueur de termes, Victorin constate que l’Apôtre parle bien d’âmes préexistantes : utique cum jam essemus elegit nos, col. 1139 A ; pra^destinalio ergo non est nisi eorum quip.uni’, col. 1142 A. Mais « si Dieu nous a élus dans le Christ, nous avons été dans le Christ et nous y avons été spirituels. Or, les âmes, avec la puissance et la force qu’elles ont ici-bas, en tant qu’âmes, ne sont plus l’esprit, et peuvent seulement le recevoir. Donc pour des âmes ainsi placées dans le Christ, c’est une moindre perfection que de venir dans le monde. » Col. 1239 B. Il y a eu une chute des âmes. Même conclusion pour la prédestination à la sainteté : < Qui dit prédestination dit une certaine disposition d’un elïet. Que chacun dise comme il l’entend : soit que les âmes existassent déjà substantiellement, in suit substantiel vel exsistenlia, comme je le crois, soit qu’elles n’eussent pas cette existence, les âmes étaient du moins dans la pensée de Dieu, laquelle n’est pas pur néant… comme la nôtre… Il faut donc nécessairement avouer quelle que soit notre opinion sur la préexistence des âmes — qu’elles avaient vraiment, en rigueur du terme, l’existence » dans la pensée de Dieu. Col. 1242B. Ainsi « c’est quelque chose d’antérieur au monde, c’est fin déjà fait, pour ainsi dire, que ce décret spirituel de Dieu, dont tout ce qui arrive est le déroulement phénoménal ». Col. 1215 C. Voir en sens contraire H. de Leusse, op. cit., p. 201. qui cite encore Ad Ephes., i, 7, col. 12-13. Voici la conclusion orthodoxe de cette exégèse : « La rédemption par le Christ nous a ramenés à cette nature éniinenle que primitivement nous tenions de Dieu. » Col. 1243 C.

Il n’y a, en tout cela, semhle-t-il, qu’un souci d’assurer l’élévation de l’homme à l’ordre surnaturel, non point en revendiquant pour les âmes humaines une préexistence plus ou moins indépendante, mais en les voyant en Dieu : Nos âmes oui été avant la création du monde puisque, avec leur substance, elles ont toujours existé in tetemis. C’est alors quc Dieu les a prédestinées à être saintes, c’est-à-dire à confirmer cette admission au rang des esprits, à se faire elles-mêmes esprits en secouant tous les vices qui pour raient les atteindre. Loc. cit., col. 12Il D. C’est bien ainsi que saint Augustin, qui hésita toujours sur ce sujet, a compris la pensée de Victoria : il y voit d’ail leurs une exagération de langage. » puisque la Sagesse’lr Dieu contenait les raisons séminales des choses, mais non des Ames déjà faites ». d OrositMl, c. vin. n. 9. P. L., t. xi. ii, col. 67 1.

3. Lu chute des âmes dans lr monde. Les âmes

sont tombées dans le monde. C’est la le premier vice et comme le péché originel de l’homme. Mais l’auteui

enseigne, semble-t-il, une chute contrainte : celle des âmes du monde matériel, et une chute libre : celle des âmes humaines. Quand il s’agit d’expliquer comment « la vie anime les choses matérielles », il montre « l’âme universelle qui se précipite sur les choses à animer avec une ardeur trop impétueuse, au point de sombrer dans la matière et dans les liens de la chair. A cause de cet accouplement à la matière, la lumière vitale de ces âmes est bien atténuée » ; mais enfin c’est dans leur nature et dans leur rôle que « de donner ainsi à la matière une apparence de vie ». Adv. Arium, t. IV, c. xi, col. 1121 AB. Au contraire, s’agit-il des âmes humaines, de ces âmes privilégiées, « intermédiaires entre les esprits purs et la matière, comme leur propre esprit est tourné vers l’un et l’autre pôle, puisqu’elles sont du Verbe sans être le Verbe », une terrible alternative se présente à elles : aul divina fit, aul incorporatur ». Adv. Arium, t. I, c. lxi, col. 1086 C. Victorin considère alors les âmes humaines, non plus en leur préexistence idéale dans le Verbe, mais à l’instant même de leur création et de leur séparation de l’âme universelle : « Ce pas qu’elles font pour sortir du Christ diminue leur lumière, cet éloignement de leur source est pour elles une perfection moindre » que celle de leur vie idéale en Dieu. Ad Ephes., i, 4, col. 1241 B. Laissée un instant par Dieu, si l’on peut dire, à l’état de nature pure, ces âmes aux facultés antagonistes, « anima cum suo proprio vu », prennent conscience de leurs privilèges : privées de la vraie lumière, mais dotées de la faible étincelle de leur esprit propre, elles sont appelées vers le haut ; mais les voilà avec leur seul esprit, et enténébrées par en bas, par cette matière dont les sommets les plus purs, qui sont vivants, attirent la lumière à descendre sur eux… » Col. 1086 C. Tout ceci est du Plotin à peine modifié. Enn., IV, m, 10 et 17 ; de même pour ce qui suit, cf. Enn., IV, m, 15 et 17 ; IV, viii, 4 et 7. Cf. Bréhier, La philosophie de Plotin, p. 75, 84, 221, 224. « Les âmes se penchent hors du monde intelligible », avait enseigné le philosophe, IV, iii, 15 ; « Intelligens tantum effecta, reprend notre théologien, non jam ut intelligibile, ou bien elle persévère en cet état, alors elle devient lumière pour les êtres supra-célestes…, ou bien elle se tourne vers les êtres inférieurs, et comme elle est pleine d’ardeur pour donner la vie, elle fait vivre (le corps humain) pour le monde et les choses du monde… » Loc. cit.

Nous sommes loin de la théologie traditionnelle : c’est pourtant là le péché originel, ou plutôt la chute prémondaine d’Origène : l’incarnation des âmes. Victorin l’appelle péché en l’appliquant à Adam et au récit de la Genèse, qui n’a qu’une valeur symbolique : « Nous naissons à cette vie corrompue, qui à ce titre est nommée femme. Ainsi tout le mal vient de la femme, car in primo homine non peccatum nisi ex fœmina. » Col. 1177 A ; cf. col. 1290 A. Comment cette option serait-elle libre, sinon de cette liberté chère à Plotin, qui n’est qu’une souplesse envers les lois cosmiques ? Enn., IV, viii, 4, 5, 7 ; IV, iii, 13 ; I, i, 12. Cf. P. Henry, La liberté chez Plotin, dans Rev. néo-scolastique, 1911, p. 60. Ailleurs le théologien introduit la Providence et le démon, ce qui ne simplifie point le problème de la chute : « C’est Dieu, par la vie qu’il a donnée à la matière, qui a fait que celle-ci envoie ses suppôts, pour corrompre l’homme. » Ado. Arium, t. I, c. xxvi, col. 1060 A. Bien plus, c’est « Dieu même qui a pris de la poussière, c’est-à-dire qui a mis en forme la fine fleur de la terre pour en faire le corps d’Adam », ibid., col. 1087 A, « les parties les plus pures de la matière animée, pour attirer l’âme à y descendre comme chez elle ». Col. 1086 C. Au reste, puisque la chute des âmes vient de leur incarnation, c’est une option fatale qui s’impose pour

chacune d’elles, au moment de son entrée dans le monde : i Eramus naturn filii irie, parce que nous avons été engendrés selon la nature de la chair et de la matière ; car c’est cela la naissance. Bien entendu, il ne s’agit plus ici de la naissance [des âmes] en Dieu, mais de leur naissance au monde ». Ad Ephes., ii, 3, col. 1254 B. Le problème de la transmission du péché originel ne se posait donc pas pour notre philosophe. Il est vrai que nous n’avons pas là-dessus sa pensée explicite ; et elle s’était peut-être clarifiée en son commentaire perdu sur les Bomains, qui avait du moins cette bonne note d’étonner l’Ambrosiaster, P. L., t. xviii, col. 96.

Le péché originel, qui vient d’un libre choix dans la préexistence, s’achève à la naissance, qui constitue une déchéance de nature. « L’âme avec son esprit, s’est ravalée au rang de puissance vitale. » Col. 1086 C. En effet, la vie de l’âme incarnée a désormais besoin de ce qu’elle veut vivifier ; aussi partage-t-elle le sort de son compagnon, et subit-elle ses souffrances jusqu’à la mort. Et son intelligence, dont l’aliment naturel était l’intelligible, se vautre — nouvelles sources de souffrances et de faiblesses — parmi les choses sensibles. Col. 1065 D. Notons toutefois que Victorin, qui appelle l’incarnation des âmes une passion et une source de péchés, ne l’appelle jamais une faute : ce n’est même pas « une tache, et quelque chose de surajouté à la substance de l’âme ; c’est une perfection diminuée ». Col. 1242 et 1239 C.

4. Les suites du péché originel.

L’ignorance, l’inclination au mal, les infirmités et la mort, s’expliquent naturellement par l’incarnation des âmes. Le monde matériel, dont le contact est une source de corruption pour tous les principes vivants, col. 1083, est de plus pour les âmes humaines « source de péché : les âmes que les puissances matérielles entraînent dans les ténèbres et l’ignorance ont besoin du secours de la lumière éternelle ». Adv. Arium, t. I, c. lviii, col. 1084 C. « Voilà bien les péchés : les désirs nés dans le monde et du monde ». Col. 1253 A. « Le monde est le ministre du péché, c’est pourquoi il faut le fuir ». Ad Phil., ii, 27, col. 1216 A. « Les âmes devenues chair ont des sentiments charnels. » Col. 1241. Le péché vient de l’erreur de l’âme, et l’erreur vient des sens, selon la théorie de Platon, que Victorin expose longuement. Col. 1240 A, 1239 D, 1242 A. Cf. Platon, Tim., c. xlii-lii. Sans doute, « ce glissement du vrai dans le vraisemblable et dans l’erreur, par le fait des sens, du monde et de la matière », col. 1241 B, est une vraie catastrophe, parce que « les âmes, vaincues par les puissances sensibles », n’ont apprécié que le monde, la matière, la chair, le corps : il n’y a plus pour elles que cela de vrai ; et les âmes sont impuissantes à rompre ces liens qui les retiennent par la puissance et volonté de Dieu ». Col. 1240 B. Sur la connaissance intellectuelle, cf. col. 1179 A.

Cette position n’est point, comme on l’a dit, gnostique et fataliste, moins encore est-elle manichéenne, parce que « si l’intelligence est en éveil contre ce qui la trompe…, elle gardera facilement son pouvoir et arrivera à la connaissance ». Col. 1240 D ; cf. col. 1184 B, 1024 C, 1240 A. Si « les jours que nous passons dans le monde, sont des jours mauvais, du temps perdu, nous pouvons le racheter par le travail et la patience », Ad Ephes., v, 16, col. 1286. « Si l’on peut parler de dualisme, si duo sint : la lumière et les ténèbres, la vérité et la fausseté, le bien et le mal, non ila ut ex aequo sint : neque enim fas est aliquid Deo vel per contrarium comparari. » Ad Ephes., ii, 2, col. 1253 C.

5. L’ordre surnaturel.

« Les animaux ont été faits in animam vivant, mais pour Adam, Dieu a soufflé, dit la Genèse, ii, 7, sur son visage, entendez ici sur 293’VICTORINUS AFER. LE MYSTÈRE RU CHRIST

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toute sa puissance sensible, déjà pourvue d’un voûç pour la diriger. C’est donc qu’il y a en l’homme une autre âme plus divine avec son voûç à elle. » Cette âme supérieure inspirée par Dieu n’est autre, à notre avis, que l’âme intelligente et spirituelle telle qu’elle préexiste dans le Créateur, le Verbe. Comment se fait l’union entre l’âme spirituelle et l’âme forme du corps ? Victorin ne le dit pas, mais la compare à l’emprise de l’élément mâle sur l’élément femelle. Col. 1177 A. En résumé, l’homme se compose de cinq parties : « un esprit divin (par son origine) est dans l’âme divine ; cette âme divine est tombée en un esprit matériel, celui-ci dans une âme matérielle, et celle-ci enfin dans un corps charnel ». Loc. cit., col. 1087 B. L’appui que Victorin cherche en l’Évangile, Matth., xxiv, 40-11 ; Luc, xvii, 34, garde à sa construction métaphysique son caractère illusoire ; mais les considérations morales qu’il en tire, à savoir « qu’il faut purifier le corps terrestre avec ses trois » (éléments directeurs : l’âme animale, le sens charnel, et l’âme raisonnable) peuvent s’autoriser de la terminologie de saint Paul. Col. 1087 C. Si l’homme se laisse diriger par son âme raisonnable, il est déjà à l’image de la Trinité supérieure, col. 1087 D ; car « l’âme n’est pas le Aôyoç, Ratio, le Verbe, image du Père ; mais elle est rationa lis : c’est l’âme telle que nous la voyons maintenant et dans le monde. Se laisse-t-elle conduire par son esprit, elle deviendra juxta simililiidinern, telle qu’elle aurait dû être si Adam n’avait pas péché », c’est-à-dire telle qu’elle était avant de tomber en ce monde, donc spirituelle dans le Christ. Adv. Arium, t. I, c. xx, col. 1054 C. L’âme humaine, déjà supérieure « par sa substance, au monde matériel qu’elle habite, est susceptible de le dominer par une qualité surajoutée : elle obtiendra cette perfection de son être raisonnable par la foi en Dieu et en Jésus-Christ ». Loc. cit. Et même « plusieurs enseignent — ce sont les platoniciens — que les âmes ainsi sauvées sont d’une étoffe éternelle, pour pouvoir être délivrées de leur qualité d’âme ». Col. 1252 P.

C’est là le fondement d’un ordre surnaturel : l’âme humaine avec son esprit et son corps, « réplique de la Trinité divine, a mis son image sur le monde insensible : car c’est bien notre âme, qui se souvient de son origine supérieure et qui soulève les âmes du monde », qui oriente vers Dieu la vie de l’univers. Col. 1088 B. L’âme faite par le triple Esprit » — par les trois personnes divines — « n’est pas une voix isolée, moins encore le Verbe de Dieu ; c’est un écho, l’image de la de Dieu. L’âme, en ce monde, crie qu’elle connaît Dieu comme son Seigneur, el elle veut être puri-Qée pour jouir de Lui : elle a été envoyée dans le inonde comme témoin du témoin qui est le Christ ». Adv. Arium, l. 1, c i.vi, col. 1083 A. Cf. Tertullien, De testimonio anima, P. L., t. i, col. 612.

Car le dessein de Dieu, en envoyant les âmes dans le monde, et même en créant le monde pour elles, Ad Ephes., l, 4, col. 1212 A. n’a pas été purement négatif. Il a voulu, sans doute, que « l’âme enlisée par la matière, connût ce que sont les sens et leur peu de valeur. col. 12 1(1 A ; - il faut qu’elle trouve à se perfectionner et a revenir à son intégrité (originelle) en ee monde même qui aurait pu la retenir, i Col. 1241 B. Captivité toute à notre avantage, puisque connaissant tous les maux de la servitude, col. 121.’. C. nous sommes acculés à un choix réitéré au cours de la vie : Cette déchéance de l’âme, qui lui fait expérimenter tout ee qu’elle peut devenir, lui fait connaître aussi ce qu’elle doit poursuivre et choisir. Col. 1239 C. I.a science plénieic qu’elle acquiert de l’univers . la juste notion du peu de valeur ctes choses du monde, lui vaut, avec la lundi re de Dieu, de devenir des ici bas spirituelle. LOC, (il. la vie des ainemonde est une épreuve : In adversis probatur justus, in tenebris lumen, in falso veritas. Col. 1242 C. En termes platoniciens, la vertu est une science ; en termes chrétiens, le salut, le triomphe du monde est une grâce.

Car, « si les âmes peuvent ainsi devenir spirituelles, c’est qu’elles sont promues par la puissance de Dieu à un état meilleur ». Loc. cit., col. 1244 B. « Cette âme meilleure, pure, intègre, cet esprit plus fort », col. 1270 A, « c’est Dieu qui en a développé les possibilités par l’abondance de sa grâce, alors qu’il laisse tous les’autres êtres à leur place. » Col. 1244 B. « C’est par le bienfait de Dieu et par sa grâce que nous sommes libérés de ce siècle mauvais, par Dieu le Père et la passion du Christ. » Col. 1248 D. Voir d’autres textes dans H. de Leusse, art. cit., p. 211-214. L’appel à la vie divine répond certes à une disposition « native » de l’âme créée dans le Verbe, mais que Dieu doit réveiller dans les âmes « nées » dans le monde : Cum enim natura sint aliud (quam spiritus), in sensum… labi possint, et rursus excitala virtute nttlurali, et Deum noverint, et Deo vicinæ sint, et Deo veluti filii exsislanl. Devenir ainsi des fils adoptifs est un bienfait qui est presque au-delà de nos désirs. Col. 1242 À et D. Aussi bien, « puisqu’il s’agit d’adoption pleine, assurée, au sens propre du mot, et qu’il n’y a qu’un vrai Fils, nos âmes étant bien différentes de Celui qui est l’image de Dieu, c’est par le Dieu-Christ qu’elles devront être prises pour avoir le droit d’être dites fils de Dieu ». Loc. cit., col. 1243 A.