Dictionnaire de théologie catholique/VŒUX DE RELIGION, II. L'esprit religieux des vœux

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 854-856).

II. L’esprit religieux des voeux.

1o  Les anciennes conceptions de la vie parfaite.

La première question de saint Thomas : « Est-ce que l’état des religieux est parfait ? », a. 1, ramène cette distinction préalable, sans laquelle on ne comprendrait rien à nos vœux de religion, à savoir que l’état dit de perfection, ce n’est ni l’état de grâce, ni la perfection de la vie intérieure, qui « fondent bien la condition spirituelle d’un homme, mais au jugement de Dieu seul » ; IIa-IIæ q. clxxxiv, sed. contra, corp. ; or, cela n’est ni nécessaire, ad lum, ni suffisant pour constituer

« l’état de perfection per comparationem ad Ecclesiam.

Ce qui constitue, dans l’Église visible, la distinction d’états de perfection, c’est une condition habituelle de servitude spirituelle dans le comportement extérieur, secundum ea quæ exterius aguntur ». Loc. cit. Ce n’est même pas nécessairement un service effectif, car il y a des esclaves infidèles, mais « une obligation perpétuelle aux choses de la perfection ». Loc. cit. On voit tout de suite qu’on n’a pas pu parler d’une vie parfaite dans l’Église, sans envisager aussitôt des vœux qui liaient ces parfaits à leur profession. On voit aussi que ces vœux devaient être, non pas des vertus, non pas surtout la perfection intérieure acquise, mais des sacrifices contrôlables, des précautions imposées, des renoncements communs à tous ces parfaits.

Et puis la contribution des vœux apparut de plus en plus nécessaire au fur et à mesure que la « condition » des aspirants à la perfection devint une institution plus officielle dans l’Église. Or, dit saint Thomas, on peut considérer l’état de perfection « sous trois aspects : une aspiration directe à la charité, une situation à l’abri des soucis extérieurs, une donation enfin de toute la personne et de ses biens, en esprit de religion. Cf. IIa-IIæ q. clxxxvi, a. 7. Chacun de ces états avait ses vœux à lui.

Admirons que saint Thomas ait mis, avant la synthèse proprement religieuse de la vie parfaite qui lui est personnelle, les deux premières conceptions qui lui sont présupposées et antérieures, logiquement et historiquement. Les trois points de vue sont, en effet, assez différents : le premier en fait une aspiration de la charité ; le second un régime général de séparation d’avec le monde ; le dernier, une donation en détail au service de Dieu. Mais les trois fins se commandent : c’est pour tendre à la perfection de la charité que le religieux dit adieu au siècle et qu’il fait enfin de toute sa vie un acte de religion, ce qui n’est possible que par les vœux.

Historiquement, avant de se limiter à une vie religieuse circonscrite de la sorte, la pensée chrétienne, dans sa ferveur première, ne s’est arrêtée à rien de moins qu’à ce qui constitue la fin dernière de nos vœux de religion : la perfection de la charité en actions : on faisait vœu de virginité, de martyre, et l’on était réputé « parfait ». Puis, par suite de contingences historiques, est survenue cette précaution négative et générale qu’était la séparation effective du monde, ce qui donne à cette forme dérivée de l’idéal primitif une teinte ascétique prononcée : l’anachorète se jurait de ne jamais quitter sa cellule et, avec ce volum monasticum, toutes ses inventions pieuses, tous ses exercices de pénitence et de contemplation prenaient figure de combat contre le démon et le monde. Ce n’est qu’après la floraison de la vie érémitique que se constitua la vie monastique avec son idéal plus spécifiquement religieux et ses vœux déterminés, dits justement vœux de religion.

Nous renonçons a suivre les développements historiques de ces deux premières disciplines, faites pour des âmes fortement trempées, parce que de tels vœux si ambitieux sont bien des vœux de vie parfaite, mais non des vœux d’une religion organisée, comme ce sont néanmoins les ancêtres des nôtres, on voudra bien ne pas les oublier tout à fait, de même que les théories des Pères sur le parfait service de Dieu qui ont donné naissance à la synthèse thomiste qu’on va voir.

2o  Doctrine de saint Thomas. —

A rencontre de saint Bonaventure, qui fait une si petite place à la vertu de religion, Apol. paup., c. iii, n. 20, dans la

« perfection évangélique », saint Thomas fait de la

religion la base de tout son enseignement sur l’état de perfection. « On appelle, dit-il, l’état de perfection la « religion », et ceux qui sont en cet état sont dits religieux ». Q. clxxxv, a. 1, ad 2um. Ainsi un mot désormais courant, qui d’ailleurs résume toute la tradition du Moyen Age latin, est la première pierre d’un édifice probablement définitif. Dans cette question sur les éléments essentiels de l’état religieux, l’article de tête nous fait entrer de plain-pied dans la vertu de religion, vertu spéciale — quædam virtus — à objet précis, « par laquelle on présente — aliquis exhibet — quelque chose pour le service de Dieu et son culte », op. cit., a. 1, « le culte ayant trait à l’excellence de Dieu…, et le service regardant la sujétion de l’homme : tel est le double but de tous les actes attribués à la vertu de religion ». IIa -IIæ q. lxxxi, a. 2, ad 2um. Et la perfection d’état est, sinon atteinte, du moins en perspective dans toute sa précision d’assujettissement à Dieu : Utrum religio importet statum perfectionis, a. 1.

Nous ne dirons rien des restrictions que l’auteur apporte à ce rapprochement entre une vertu morale particulière et l’état de perfection : religio importat statum perfectionis ; ad perfectionem pertinet, a. 1 ; religio nominat statum perfectionis, ad 3um, secundum quod actus omnium virtutum referuntur ad Dei servitium religiosi dicuntur…, ad 2um, sinon que c’est une synthèse théologique ; c’est une vue de l’esprit, mais particulièrement heureuse, puisque « la religion, qui nous ordonne à Dieu est une vertu plus noble que toutes les autres qui nous ordonnent à l’égard des biens créés », Quodl. iii, a. 13, ad 3um : aucune autre vertu morale ne peut à plus juste titre imposer sa loi à l’état de perfection, qui, lui aussi, nous ordonne à Dieu, et finalement nous y unit. Sur une systématisation des vœux en vue de l’apostolat, voir G. Lemaître, Sacerdoce, perfection et vœux, 1932, p. 48-92. Mais, puisque nous traitons des vœux de religion, appliquons-leur brièvement les observations de saint Thomas sur l’esprit religieux,
ad 1um, qui pousse à cette donation totale de sa vie, corp., de ses actes de vertus,
ad 2um, de ses exercices divers, sed contra, en vue de la perfection intérieure, corp., et selon certaines étapes,
ad 3um : on y verra à qui s’adressent les vœux, ce qu’ils comptent régir en général et la note religieuse qu’ils impriment à leurs entreprises, la perfection qu’ils entendent procurer et les progrès qu’ils comportent.

1. Candidats aux vœux.

Ce sont tous ceux qui ont l’esprit vraiment religieux, non pas uniquement les « parfaits », ou les contemplatifs, comme le demandaient les conceptions primitives. Sans doute ne s’agit-il pas de cette religion essentielle dont parlait saint Augustin : « celle-là donne au culte de Dieu un certain nombre de choses, elle est de nécessité de salut », ad 1um. Mais, dans ce sentiment initial,

« on se sent déjà lié à Dieu pour lui payer selon ses

moyens son tribut de révérence », Cont. Gent., t. III, c. cxix, et cette orientation de la volonté vers le service divin, qui est à la portée de tous, dans tous les états de vie, en amènera une élite à donner davantage, d’abord par une offrande répétée et en détail de ses actes les uns après les autres, et puis par la donation en bloc de son activité entière. C’est par cette religion parfaite que « quelqu’un se destine entièrement, lui-même et ce qui est à lui, au culte divin : voilà qui relève de la perfection ». Ad 1um. Cet « empressement de la volonté à se livrer à tout ce qui peut avoir trait à ce divin service », IIa -IIae, q. lxxxi, corp. et ad 1um, saint Thomas l’appelle dévotion, nom que nous réservons plutôt, depuis saint François de Sales, à la ferveur de la charité. Dans ce mot devotio, il y a le mot votum au sens ancien ; mais à y regarder, dans cette dévotion empressée, qui n’est pas accompagnée nécessairement d’une promesse faite à Dieu, n’y a-t-il pas une anticipation des vœux, une aspiration vers les œuvres de conseil ? Voilà les candidats aux vœux de religion : l’élite des serviteurs de Dieu.

2. Domaine des vœux de religion.

Il est universel, comme on vient de le dire, et par le fait la religion du serviteur de Dieu lui demande le don de sa personne ; il fera peut-être d’abord un don de ceci ou de cela : mais après avoir donné son acte, le dévot

« s’offre lui-même à Dieu pour le servir », loc. cit. Cf.

Lessius, De justitia et jure, t. II, c. xxxvii, dub. 1. n. 1 ; Wiggers, De jure et justitia, tr. VIII. « On donne par antonomase le nom de religieux à ceux qui s’assujettissent totalement au service de Dieu. » Q. clxxxvi, a. 1, corp. Aussitôt se dessinent des dispositions à sacrifier ses passions, « celles du cœur par le vœu de continence, les attraits multiples des commodités extérieures par le vœu de pauvreté, à soumettre enfin et surtout ses actions personnelles à un programme de perfection par le vœu d’obéissance ». Op. cit., a. 7, ad 3um. S’il n’y a pas encore consécration formelle et publique, il y a déjà « sujétion totale », mancipatio au service du Maître. Et c’est parce que l’esprit religieux devance ainsi l’œuvre des vœux que l’Église a assisté si discrètement, durant tous les premiers siècles, à la floraison de ces bons propos, et maintenant encore à l’élaboration de nouvelles institutions sans vœux imposés…

3. Utilisations des vœux.

Elles deviennent bien plus diverses que dans l’idéal primitif ou la vie au désert. « Ce qu’il y a de commun en toutes les formes de vie religieuse, c’est le don total de soi-même au service de Dieu… Leur diversité tient aux manières diverses dont l’homme peut servir Dieu et aux façons différentes dont il peut s’y disposer. » Q. clxxxviii, a. 1. Les activités les plus variées se sont développées à l’ombre de la religion : sans parler des ordres purement contemplatifs qui y ont trouvé leur place toute faite, puisque l’acte propre de la religion c’est la prière, « de la vertu de religion relèvent encore la célébration des sacrifices et autres choses semblables, qui lui appartiennent en propre », comme manifestations extérieures ; de là les ordres monastiques et les chanoines réguliers. Quant aux ordres actifs, malgré les résistances que cette assimilation rencontra au XIIIe et au XVIIe siècle, la doctrine leur faisait aussi leur place, puisque « les actes de toutes les vertus, en tant qu’on les ordonne au service et honneur de Dieu, deviennent, eux aussi, actes de religion… Ainsi se justifie l’appellation de religieux qu’on donne à tous ceux qui sont dans l’état de perfection ». Ad 2um. Les vœux essentiels doivent donc être assez généraux pour s’appliquer à toutes ces situations. Quant à ces vœux de racheter les captifs, de se dévouer au soin des malades, etc., qui se sont ajoutés au cours des siècles aux trois vœux essentiels et qui étaient encore, malgré leur but utilitaire, des vœux de religion, secundum quod referuntur ad Dei servitium, loc. cit., cf. q. clxxxviii, a. 2, avant de faire l’objet de vœux formels, ils furent de simples exercices de conseil, « des actes humains qui tirent de la fin » religieuse de leur auteur « leur spécification et leur nom. Donc ces actes religieux appartiennent à l’état de perfection », q. clxxxvi, a. 1, sed contra ; cf. q. lxxxi, a. 4, ad l um ; q. lxxxv, a. 3, ad 1um, etc. C’étaient d’ailleurs des vœux complémentaires. Q. clxxxviii, a. 1, ad 3um. De tous on peut dire ce qu’on a dit des trois vœux de la vie religieuse :

« C’est en somme la mise en détail d’un seul

et même engagement fondamental, une devotio totale au service de Dieu. » O. Lottin, Considérations sur la vie religieuse, p. 30. L’ensemble est un holocauste, dit saint Thomas, h. I.

Voilà le genre de perfection externe que les vœux de religion sont propres à promouvoir : c’est ce que le code de Droit canonique appelle prudemment perfectio status religiosi :

« Que tous les religieux, supérieurs

aussi bien que subordonnés, gardent intégralement les vœux qu’ils ont émis… pour tendre ainsi à la perfection de leur état. » Can. 593.

4. Climat des vœux.

L’état religieux, qui avait dû sa naissance à la séparation du monde, ne devait pas oublier le climat de ses origines ; mais, comme la séparation ne pouvait plus être totale, la religion se devait de défendre son autonomie par des lignes de résistance contre les attraits du monde. Elle l’a fait au moyen des vœux, qui sont par excellence

« des exercices spécialement destinés à supprimer les

obstacles à la parfaite charité ; une fois ceux-ci écartés, à plus forte raison coupent-ils les occasions de péché qui entraîneraient la perte totale de la charité. Ainsi, par ricochet — ex consequenti — l’état religieux est le lieu le plus convenable pour la pénitence ». Ad 4um. De même encore les vœux essentiels de religion — s’ils ont un à-côté pénitentiel — sont principalement destinés à donner au religieux la solitude du cœur, le détachement des choses du monde, » la tranquillité à l’égard des sollicitudes du dehors ». A. 7. Ce climat étant indispensable, nous avons là une pierre de touche, un critérium des vœux à établir : ceux que l’Église retiendra auront pour but de défendre la vie religieuse « contre les sollicitudes de la fortune, de la famille, de l’activité propre », loc. cit., et de faire de l’état religieux une suppléance du désert.

5. Idéal des vœux'.

Donation totale de sa vie, état de séparation du monde, autant de fins prochaines que les vœux sont chargés d’assurer. Est-il aussi sûr qu’ils procureront la fin dernière de l’état religieux ? « Car c’est en cela que consiste la perfection de l’homme, en son adhésion totale à Dieu par la charité ; et à ce point de vue, la religion — et les vœux de religion — comporte cet état de perfection. » C’est tout à la louange de saint Thomas d’avoir maintenu la distance entre ces deux termes à comparer : la perfection intime et l’état de perfection, d’avoir laissé subsister le hiatus entre la religion et la charité. D’une part, en effet, c’est par l’intermédiaire d’actes de service que les vœux de religion, reduplicative ut sic, orientent l’âme vers Dieu. Parlons, si l’on veut, « d’union de religion comme d’une disposition prochaine et de moyen par excellence », A. Lemonnyer, La vie humaine, ses formes, ses états. p. 515. Mais n’allons pas plus loin : cette union à Dieu par les vœux de religion ne constitue pas la perfection elle-même, qui appartient à la charité. Il n’y a pas là de subtilité théologique : l’expérience suffit à rappeler qu’une âme religieuse peut « s’attacher à sa bonne observance », et s’arrêter à ses vœux et actes de religion sans pousser jusqu’à l’union de charité.

La présente théorie, d’autre part, si elle est plus prudente que les autres en ses réalisations, est tout aussi ambitieuse : les vœux de religion sont des moyens de procurer la perfection, parce que « du même élan qui porte l’âme à telle promesse et à telle activité, elle atteint Dieu même ; la volonté ne la posant que pour honorer Dieu, elle ne s’arrête pas à son acte, mais passe par lui jusqu’à Dieu ». Suarez, De virtute et statu religionis, tr. I, t. I, c. iii, n. 6.

« Les vœux de religion s’affirment comme des moyens

hors de pair, comme les moyens spécifiques à prendre, lorsqu’il s’agit pour une âme de se disposer à la parfaite charité et à ses œuvres… Ils assurent, dans toute la mesure réalisable ici-bas, l’entière disponibilité du cœur et de l’esprit pour la parfaite charité. » A. Lemonnyer, op. cit., p. 569.

6. Pédagogie des vœux.

La théorie est, par le fait même, éminemment pédagogique : à l’inverse des théories anciennes qui n’admettaient, pour ainsi dire, que des parfaits à des vœux héroïques, ses vœux de religion s’adressent à tous ceux qui veulent par l’exercice systématique, professionnel, de la vertu de religion s’acheminer sûrement à la perfection de la charité. Cf. A. Lemonnyer, op. cit., p. 516. Dès là que « la religion désigne l’état de perfection comme le but entendu et poursuivi, ex intenlione finis, il n’est point requis que toute personne qui est en religion soit parfaite, mais qu’elle tende à la perfection », h. l., ad 3um. On ne saurait mieux laisser entendre que les vœux de religion sont une marche en avant, avec ses départs, ses étapes et ses dépassements.