Dictionnaire de théologie catholique/TYRANNICIDE I. Aperçu historique.

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 229-240).

TYRANNICIDE, meurtre d’un tyran ; se dit aussi du meurtrier d’un tyran. On emploiera ici le mot surtout dans sa première acception, sans exclure totalement le deuxième. — La question du tyrannicide intéresse la morale aussi bien que la politique. Elle a fait l’objet d’âpres controverses un peu dans tous les siècles, mais surtout à l’époque du protestantisme et durant les guerres de religion. C’est dire que la passion ne fut pas toujours étrangère aux solutions théoriques et pratiques qui furent alors données à un problème, qui est d’ailleurs de tous les temps. Après un exposé historique des doctrines, nous nous efforcerons de dégager l’enseignement actuel de l’Église sur ce sujet. —
I. Aperçu historique.
II. Appréciation morale (col. 2010).

I. Aperçu historique. — 1° Dans l’antiquité païenne. — 1. Chez les Grecs, le culte de la liberté et l’aversion instinctive pour tout ce qui offrait l’apparence même de la tyrannie étaient à ce point exacerbés, que l’on en vint à considérer comme un malheur pour la cité l’élévation d’un homme au-dessus de ses semblables, fût-ce pour écarter des dangers menaçants et pourvoir au salut du peuple. L’histoire nous montre nombre de héros nationaux qui reçurent le nom de tyrans et furent frappés d’ostracisme ou de la peine capitale. Les écrits des sages eux-mêmes ne surent pas toujours se garder de ces préjugés, et beaucoup parmi les philosophes se firent de façon plus ou moins ouverte les avocats ou les approbateurs des meurtriers des tyrans.

Xénophon, dans le dialogue qu’il imagine entre le poète Simonide et le tyran de Syracuse, se fait le rapporteur complaisant de l’opinion de son temps :

« Non seulement, dit-il, les cités ne tirent pas vengeance

des meurtriers du tyran, mais elles les élèvent au sommet des honneurs. On ne les éloigne pas des cérémonies sacrées, comme on fait pour les meurtriers des simples citoyens ; mais on place leurs images dans les temples pour graver plus profondément le souvenir de leurs hauts-faits. » Hiéron, c. iv. — Platon, disciple de Socrate et interprète de sa pensée, explique cette haine que l’on vouait aux tyrans, en comparant les sévices de ces monstres à l’égard de la patrie au meurtre d’une mère. Il appelle les plus lourds châtiments de la justice humaine sur les infâmes oppresseurs et les arguments qu’il apporte sont tels, qu’on y trouverait facilement une incitation au meurtre. Cf. République, l. IX. — Aristote est plus modéré. Il fait la distinction entre le roi et le tyran, Politique, l. VIII ; mais, reconnaissant dans la tyrannie un régime « sans remède », il lui réserve ses injures et ses traits les plus acérés. Cf. Politique, l. IV, 1. Cependant, s’il raconte avec complaisance l’histoire de tyrans qui furent victimes de conspirations, il s’abstient de juger les faits : il blâme le tyran sans approuver le tyrannicide.

2. Chez les Romains, le tyrannicide fut franchement loué et honoré par quelques écrivains. Le despotisme des Tarquins avait suscité une telle horreur pour le pouvoir royal, que le nom même de roi était devenu suspect au peuple. Brutus (l’Ancien) avait, racontait-on, instaure le régime démocratique ; il n’hésita pas à le sanctionner par le meurtre de ses deux fils, coupables d’avoir conspiré en faveur du régime déchu. On en conclut aisément qu’il était permis d’user de violence pour résister aux tyrans ; et ce droit trouva sa première expression dans la loi Valérienne, qui vouait à la haine et à la vindicte publique quiconque tentait de s’emparer indûment du pouvoir.

Il faut néanmoins attendre Cicéron pour trouver une plume qui osât accorder des éloges aux tyrannicides. Brutus et Cassius, meurtriers de César, sont appelés par lui du nom grec de tyrannoctonoi (tueurs de tyrans) ; il leur confère le titre de héros et compte les ides de Mars parmi les grands jours de Rome : Omnia licet concurrant, idus Martiæ consolantur. Nostri autem ἥρωες quod per ipsos confici potuit, gloriosissime et magnificentissime confecerunt. Ad Atticum, xiv, 6. Dans son De officiis, Cicéron exprime clairement son sentiment et celui du peuple romain en la matière : …Num igitur se adstrinxit scelere, si quis tyrannum occidit, quamvis familiarem ? Populo quidem Romano non videtur, qui ex omnibus præclare jadis illud pulcherrimum existimat. Vicit ergo utilitas honestatem ? imo vero honestatem utilitas est consecuta… De off., l. III, iv.

Sénèque se contente de dire qu’entre le roi et le tyran il y a cette différence que le tyran est cruel par plaisir ; le roi au contraire ne sévit que pour une cause et par nécessité ; et il conclut : Tyrannus a rege distat factis, non nomine. De clementia ad Neronem, l. I, c. xii. — Quintilien n’hésite pas à dire qu’un honnête homme peut accepter la charge de défenseur d’un tyrannicide, car le courage et la religion ne sont pas étrangers à l’acte de ce dernier. De institutione oratorio, l. XII, § 1 et 36. — On peut lire dans Suétone, De claris rhetoribus, c. vi, un éloge de Brutus par le rhéteur Albutius, dont la péroraison fut applaudie par l’assistance. Et on n’est pas peu surpris de constater que, dans les écoles, rhéteurs et disciples dissertent ouvertement des tyrans et du tyrannicide, sans égard au temps où ils vivent. Quintilien traitait ces questions sous les règnes de Néron et de Domitien.

Chez les Juifs et les premiers chrétiens. — La loi de Moïse avait interdit le meurtre aux anciens Hébreux. Jusqu’à l’époque des Juges, la Bible ne nous donne guère de récits de meurtre d’un chef ou patriarche. Au moment de l’entrée dans la Terre promise, le geste d’Aod qui tua Églon, roi de Moab, oppresseur d’Israël, valut au meurtrier le titre de juge du peuple. Jud., iii, 15. Saint Thomas a refusé de voir dans cet acte un tyrannicide, De reg. principum, 1, I, c. vi. Cf. Sylvius, In IIam-IIæ, q. xliv, a. 3, concl. 1.

Au temps des rois, le tyrannicide ne fut pas chose rare chez les Juifs ; il devint même comme un instrument de règne ; dos dynasties s’éteignirent dans le sang : Joram, Ochozias, Jézabel, Athalie, Amasias… Sans doute, ces monarques avaient été rejetés de Dieu, « par qui règnent les rois », et le jugement avait été proclamé par la voix des prophètes, puis par celle du peuple. Cependant ces meurtres ne sont ni loués ni blâmés par le texte sacré ; tout au plus souligne-t-on la joie du peuple et la paix qui en résulta pour la nation, IV Reg., xi, 20. Il est vrai que David fit mourir sur le champ le messager amalécite qui avait osé achever Saül blessé a mort, II Reg., i, 13, et qu’il traita de même les deux meurtriers qui venaient lui annoncer la mort d’Isboseth, fils de Saül. Ibid., iv, 1-12. Mais par ces gestes, le nouveau roi entendait sans doute inculquer à son peuple un respect inviolable pour sa personne, autant que lui signifier qu’il n’appartenait pas à un particulier d’attenter à la vie du souverain.

Quoi qu’il en soit, l’Évangile infusa à ses adeptes un esprit différent. Le Christ n’avait été ni un agitateur, ni un révolutionnaire, ni un ambitieux possédé du désir de régner. Cf. Joa., xviii, 36 sq. ; Matth., xx, 25 ; xxii, 21. Le premier, il a séparé la domination terrestre du pouvoir spirituel et il n’a pas voulu que l’un dominât l’autre. Aussi, dans la perspective de la doctrine évangélique, le tyrannicide devient chose « impensable ». Saint Paul est l’interprète fidèle du Maître, lorsqu’il écrit : « Celui qui se révolte contre l’autorité se révolte contre l’ordre établi par Dieu, et les rebelles s’attirent une condamnation. » Rom., xiii, 2. L’apôtre ne met aucune limite ni distinction ; Saint Pierre sera net : Si l’autorité vient à poursuivre la violation des droits de Dieu, « mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes », Act., v, 29. Mais cela ne l’empêche pas de prêcher l’obéissance aux maîtres humains, etiam dyscolis, I Petr., ii, 13, 18. Or, c’était Néron qui se trouvait pour lors à la tête de l’empire.

Les premiers écrivains ecclésiastiques font un écho Adèle à cet enseignement. Parlant aux païens des philosophes rebelles à l’égard des autorités civiles, Tertullien s’exprime ainsi : « La plupart aboient contre les princes, avec votre approbation, et ils sont plus facilement récompensés avec des statues ou de l’argent, que condamnés aux bêtes. Mais c’est juste : ils portent le nom de philosophes, non celui de chrétiens. » Apologet., c. xlvi, P. L., t. i, col. 502. Et dans un autre passage : « D’où viennent les Cassius, les Niger, les Albinus ? D’où viennent ceux qui assiègent César entre deux victoires ? D’où viennent ceux qui se font un jeu de le prendre à la gorge ; d’où viennent ceux qui, armés, envahissent le palais avec une audace supérieure à celle de tous les Sigerius ou des Parthenius ? C’étaient des Romains, si je ne me trompe, c’est-à-dire des gens qui ne sont pas chrétiens. » Ibid., c. xxxv, t. i, col. 457.

Au Moyen Age. — Après l’arrivée des Barbares, l’Église ne manqua pas de prendre la défense des faibles et de protéger les opprimés. En face des abus de pouvoir des princes, comme en présence des révoltes des sujets, elle proclama librement ce qui était bien ou mal, permis ou défendu, au nom du droit naturel dont elle avait la garde, et eu égard au droit humain en vigueur à l’époque. Rien cependant qui ressemblât, chez elle, ainsi qu’on l’a prétendu, à une « tyrannie théocratique », succédant à la tyrannie impériale ou féodale. Douarche, De tyrannicidio, thèse, Paris, 1888, p. 13. Cf. P. Janet, Hist. de la science politique dans ses rapports avec la morale, t. i, p. 344.

Sous quelles influences le courant doctrinal concernant le respect dû aux princes et gouvernements légitimes, subit-il alors certaines déviations ? La cruauté et l’indignité de certains monarques, les compétitions sanglantes qui se déroulaient autour des trônes et sans doute aussi un certain affaiblissement du sens chrétien contribuèrent, dans une mesure variable, à affaiblir, dans la théorie et dans les faits, les sentiments de soumission et de respect à l’égard du pouvoir, jusque-là traditionnels chez les peuples chrétiens.

1. Jean de Salisbury. — Au xiie siècle, Jean de Salisbury (1110-1180), ami de saint Thomas de Cantorbéry et son compagnon de lutte contre Henri II d’Angleterre, effrayé sans doute des abus de pouvoir de son temps, s’élève contre le despotisme des princes ; comme remède à la tyrannie il suggère une plus grande soumission aux ordres du pape. C’est ainsi qu’il est amené à soulever la question du tyrannicide, tombée dans l’oubli depuis la chute de l’empire. Sans traiter le problème ex professo, il en parle à maintes reprises, et c’est toujours pour affirmer qu’il est permis de tuer le tyran, lequel est d’ailleurs soigneusement distingué du roi. Voici quelques passages caractéristiques : …Aliter cum amico, aliter vivendum est cum tyranno. Amico utique adulari non licet, sed aures tyranni mulcere licitum est. Ei namque licet adulari, quem licet occidere. Porro tyrannum occidere non modo licitum est, sed æquum et justum : qui enim gladium accipit, gladio dignus est interire. Polycraticus, l. III, c. xv, P. L., t. cxcix, col. 572. Il s’agit ici du tyran d’usurpation, qui propria temeritate usurpat (gladium) … vel potestatem, col. 512 ; l’exécution ne revient d’ailleurs pas à n’importe quel citoyen, mais à qui en a le droit et possède la puissance publique : in eum merito armantur jura… et potestas publica sævit.

La solution que donne notre auteur n’est pas différente pour le tyran de gouvernement, qu’il définit :

« celui qui abuse du pouvoir que Dieu a donné aux

hommes », col. 786, ou bien « celui qui opprime la nation », col. 788. Pour celui-là aussi : semper licuit adulari, licuit eum decipere, et honestum fuit occidere, si tamen aliter coerceri non poterat. Ibid., c. xvii, col. 788. Il apporte cependant plusieurs restrictions : d’abord il faut que ce soit l’unique moyen de mettre fin à la tyrannie ; si le tyran est un prêtre, il faudra auparavant le dégrader ; le meurtre ne devra pas être accompli par ceux qui sont attachés au tyran par des liens spéciaux, serments ou charges de cour, c. xx, col. 793 ; enfin, l’usage du poison est interdit, encore que les païens y aient eu recours, col. 796. « Ce n’est pas, ajoute l’auteur, que je pense qu’il faille laisser vivre les tyrans, mais il faut les faire disparaître sans dommage pour l’honnêteté et la religion. » Col. 796. Toutefois, il suggère des moyens moins sanglants et pourtant « très utiles et très sûrs » : c’est, pour les opprimés, le recours à Dieu par la prière et l’amendement de vie, car, dit-il : peccata delinquentium, vires sunt tyrannorum, col. 796. Toutes ces idées seront reprises plus ou moins explicitement dans les siècles suivants.

2. Géraud le Cambrien. — Au début du xiiie siècle, un autre Anglais, Géraud le Cambrien, cite comme un axiome traditionnel dans son pays le mot de Cicéron justifiant le meurtre de César : « Celui qui tue le tyran pour délivrer la patrie, est loué et reçoit une récompense. » De officiis, l. III, iv. Cet adage ne semble pas répugner à notre auteur, qui écrit : Percussori vero tyranni, non quidem pœna sed palma promittitur, juxta illud : qui tyrannum occiderit, præmium accipiat. Cf. A. Coville, Jean Petit, Paris, 1932, p. 195.

3. Saint Thomas. — Cependant cette doctrine d’outre-Manche ne trouva pas beaucoup d’écho sur le continent, du moins à cette époque. Saint Thomas, qui n’a jamais traité ex professo la question de la résistance à la tyrannie, n’envisage nulle part dans la Somme la question du tyrannicide. Le problème pourrait cependant être soulevé à propos de la question xliv, dont l’article 2 pose en thèse que l’on peut licitement mettre à mort un homme pécheur, si le bien commun l’exige. Or, le tyran est au premier chef un malfaiteur public. Mais l’a. 3 réserve à celui qui a la charge de la communauté le droit de vie et de mort ; un particulier ne saurait se l’arroger, soit à titre de vindicte, a. 3, ad 3um, soit à titre de légitime défense, a. 7. Pourtant, comment faire appel à l’autorité publique, si, par hypothèse, c’est elle qui gouverne tyranniquement ? Il faut se rappeler que saint Thomas écrit au xiiie siècle, au temps de l’Empereur, dont l’autorité était, au moins dans la théorie, supérieure à celle des autres rois de la chrétienté. Cf. Redslob, Hist. des grands principes du droit des gens, Paris, 1923, p. 178.

C’est dans le De regimine principum, l. I, c. vi, que saint Thomas semble nous avoir livré sa pensée sur la question du tyrannicide. Il s’agit bien dans cet opuscule, du tyran de gouvernement : « Quelques-uns ont pensé que, lorsque le joug de la tyrannie est devenu insupportable, c’est au plus brave de tuer le tyran et de se dévouer à la mort pour le salut du peuple. » Et il cite l’exemple d’Aod. « Mais, ajoute-t-il aussitôt, cette opinion est opposée à la doctrine apostolique… » D’ailleurs, poursuit notre Docteur, « il y aurait danger pour la société, si chacun, suivant son idée, pouvait attenter à la vie des princes, même tyrans… Si chacun pouvait, à son gré, attenter à la vie d’un roi, il y aurait plus de dangers à sacrifier un roi, qu’il n’y aurait d’avantages dans la mort d’un tyran. Il semble en effet, que c’est par l’autorité publique qu’on doit s’opposer à la tyrannie des princes, et non par les entreprises de quelques particuliers. » Saint Thomas explique ensuite ce qu’il faut entendre par « autorité publique ». Dans l’hypothèse où il n’y a pas de suzerain, d’empereur détenant un pouvoir supérieur, c’est le « peuple », multitudo, c’est-à-dire la nation elle-même, qui, ayant (d’après la doctrine scolastique), « le droit de se donner un roi, a également celui de le déposer ou de tempérer son pouvoir ». [Ici intervient une question de critique textuelle, certains manuscrits portant destrui au lieu de destiiui, dans la phrase précitée. Il semble que ce soit la dernière leçon qui soit exacte. Cf. Bulletin thomiste, 1926, p. 29, n. 581. D’ailleurs la suite du texte est favorable à cette interprétation] : « Et il ne faut pas croire que cette société-là agisse de façon injuste en destituant le tyran (tyrannum destituens) qu’elle s’est donné, même à titre héréditaire, parce qu’en se conduisant en mauvais prince, il a mérité que ses sujets brisassent le pacte d’obéissance. » C’est la première hypothèse envisagée par saint Thomas : la nation destitue le roi tyran. A-t-elle le droit de le mettre à mort ? Le Docteur angélique ne le dit pas ; pourtant dans les exemples qu’il donne à l’appui de son assertion, il cite le cas de Tarquin « chassé du trône par les Romains » (a regno ejecerunt), mais aussi celui de Domitien,

« mis à mort par le sénat » (a senatu interemptus).

Dans le cas où le droit de donner un roi au peuple appartient à une autorité supérieure (par exemple à l’empereur), c’est d’elle qu’il faut attendre un remède contre les excès de la tyrannie. Ce remède pourrait-il comporter la mise à mort du tyran ? Saint Thomas ne le dit pas explicitement, et l’exemple, qu’il donne à ce propos, d’Archélaüs exilé par Tibère, ne nous renseigne pas davantage. Enfin, dernière hypothèse, si l’on ne peut espérer aucun secours humain, alors il n’y a plus qu’à se tourner vers Dieu dans une prière humble et fervente, et à cesser de pécher, recurrendum est ad regem omnium Deum…, tollenda est culpa ut cesset tyrannorum plaga. L. I, c. vi.

La doctrine de saint Thomas peut se résumer de la sorte : 1. un simple particulier ne peut s’arroger le droit de tuer le tyran dont le pouvoir est légitime (tyrannie de gouvernement) : ce serait dangereux pour le peuple et les chefs, car ce ne sont pas toujours les meilleurs qui tentent de pareilles entreprises et le successeur risquerait d’être pire que le tyran ; 2. s’il existe une autorité supérieure, c’est à elle de pourvoir ; 3. sinon, c’est à la nation elle-même, c’est-à-dire aux notabilités qui ont la confiance du peuple et le représentent en quelque sorte. Il semble que d’après les principes généraux exposés à la question lxix, à propos de l’exécution des malfaiteurs, ni le suzerain, ni les comices de la nation ne seraient dépourvus du droit d’infliger la peine capitale au tyran si cela était nécessaire au bien commun. En ce cas, l’acte répressif serait moins un tyrannicide que « le châtiment d’un souverain responsable » dont les abus de pouvoir auraient été d’une gravité extrême et très caractérisés. Cf. Somme théol., éd. de la Revue des Jeunes, La justice, trad. Spicq, t. ii, p. 226-227.

Pour avoir la pensée complète du Docteur angélique, il faut encore consulter le Commentaire des Sentences, In IIum, dist. XL IV, q. ii, a. 2, passage où est abordée la question du tyran d’usurpation, à propos de l’obéissance due aux princes. La cinquième objection rapporte le fameux jugement de Cicéron à propos des meurtriers de César : qui ad liberationem patriæ tyrannum occidit, laudatur et præmium accipit. Voici la réponse de saint Thomas : « Cicéron parle du cas où quelqu’un s’arroge le pouvoir par la violence, contre la volonté des sujets ou en forçant leur consentement, et lorsqu’il n’y a pas de recours possible à une autorité supérieure qui puisse juger l’usurpateur. Alors, celui qui tue le tyran pour délivrer sa patrie est loué et reçoit une récompense. » Impossible, d’après ce seul texte, de savoir dans quelle mesure saint Thomas fait sienne la pensée de Cicéron. Il y a là, semble-t-il, un exposé explicatif, une exégèse plutôt qu’un jugement personnel. Cependant, puisque c’est le tyran d’usurpation qui est en cause, on peut se référer, pour juger le cas, aux principes exposés dans la IIa-II aux questions xlii, lxiv et lxix : l’usurpateur ne saurait être considéré comme un souverain légitime, mais comme un ennemi du peuple, auquel on peut résister même par la violence. Sicut licet resistere latronibus, ita resistere licet malis principibus, q. lxix, a. 4. Il y a guerre implicite entre le tyran et la nation, dès lors qu’il n’a pu se faire admettre par elle et qu’il est repoussé par tous les honnêtes gens. En conséquence, quelqu’un du peuple peut s’ériger en justicier et mener contre l’usurpateur une guerre juste. Du même coup ce particulier se trouve investi en quelque sorte d’une autorité publique.

Telle est bien d’ailleurs la conclusion à laquelle aboutit Sylvius (1581-1649), dans son Commentaire sur la Somme, IIa-II, q. lxix, a. 3 : Eum tyrannum qui, nullum habens jus ad regnum, illud per vim invadit seu occupat, licet privatis personis interficere, quamdiu Respublica in eum non consensit, concl. 3. Mais, comme le Docteur angélique, Sylvius pose à l’exercice de ce droit une triple condition : 1. que l’usurpation soit évidente et incontestable ; 2. que le meurtre du tyran ne soit pas l’occasion de plus grands maux pour le peuple ; 3. qu’il n’existe pas de supérieur compétent auquel on puisse recourir pour remédier à la situation. Ainsi, pour saint Thomas, comme pour ses commentateurs, il faudrait un cas d’urgence extrême, joint à l’absence de tout autre remède efficace : ce qui sera toujours exceptionnel. Cf. dans le même sens Cajétan, In IIam-II, q. lxiv, a. 3, et F. de Vittoria, 'ibid., n. 5.

4. La question au xve siècle : Jean Petit. — La doctrine modérée de l’Ange de l’École parut devoir l’emporter sur les opinions téméraires de J. de Salisbury jusqu’au début du xve siècle. La question du tyrannicide connut alors un regain d’actualité et elle trouva dans le cordelier Jean Petit (1360-1411), un avocat fougueux. Voir Petit (Jean), t. xii, col. 1338-1344. L’occasion fut l’assassinat du duc d’Orléans, frère de Charles VI, par le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, le 23 novembre 1407. Petit se fit le défenseur du meurtrier devant le roi et son conseil. L’histoire nous a conservé le fameux discours prononcé à cette occasion le 8 mars 1408 ; l’auteur y dit en substance que « si un vassal trame un complot contre son roi pour le renverser du trône — c’était le cas, déclarait-il, du duc d’Orléans — non seulement il est permis à tout sujet, mais il est même méritoire d’assassiner ou de faire assassiner un pareil traître et déloyal tyran. » Cf. Justificatio ducis Burgundiæ, dans les Opera de Gerson, éd. Ellies du Pin, t. v, p. 15-42.

Sans égard pour cette apologie, le parlement déclara Jean sans Peur coupable de meurtre et le condamna à l’exil, août 1408. De plus, l’évêque de Paris et l’inquisiteur condamnèrent cette même apologie, le 23 février 1413. Voir le texte des neuf propositions condamnées, dans Hefele-Leclercq, Hist. des conciles, t. vii a, p. 293, n. 3. Entre temps, Jean Petit était mort, 15 juillet 1411, repentant, à ce qu’on disait. Mais le duc de Bourgogne avait interjeté appel en cour de Rome de la sentence de l’évêque et avait offert de se justifier devant le concile général. Cf. Hefele-Leclercq, op. cit., t. vii a, p. 288 sq. C’est alors que se leva un docteur aussi érudit que courageux, le chancelier Jean Gerson, pour flétrir les doctrines de Petit et en poursuivre la condamnation devant le concile de Constance. Il n’eut guère de peine à démontrer que les doctrines de Jean Petit ne s’écartaient pas de celles de Wiclef, déjà condamnées par le même concile à la viiie session, 4 mai 1415 : Populares possunt ad arbitrium dominos delinquentes corrigere. Prop. 17, Denz.-Bannw., n. 597. Mais les esprits étaient si échauffés et les circonstances si difficiles, que le concile voulut éviter une condamnation nominative de Petit, l’estimant préjudiciable aux intérêts de l’Église et de la politique. Après bien des discussions, on prit un moyen terme : à la xve session, 6 juillet 1415, on formula, sans nommer Jean Petit, la proposition suivante : Quilibet tyrannus potest et debet licite et meritorie occidi per quemlibet vasallum suum vel subditum, etiam per clanculares insidias et subtiles blanditias et adulationes, non obstante quocunque præstito juramento, seu confœderatione jadis cum eo, non expectata sententia vel mandato judicis cujuscunque. Denz. Bannw, n. 690. La proposition était déclarée erronea in fide et moribus, hæretica, scandalosa. Mansi, Concil., t. xxvii, col. 765. Les vives discussions, poursuivies en congrégation générale après cette condamnation aux termes assez vagues, n’ajoutèrent rien de plus à la question. Hefele-Leclercq, op. cit., t. vii a, p. 289 sq. Elles montrent seulement que les circonstances politiques et l’ambiance passionnée qui entourèrent le débat, ne permirent pas de porter sur Jean Petit et sur le tyrannicide une condamnation aussi précise et aussi motivée qu’on l’eût souhaitée. En effet la condamnation conciliaire ne fait aucune distinction entre la tyrannie d’usurpation et celle de gouvernement. En fait, nous savons que c’est la première qui était en cause dans l’assassinat du duc d’Orléans ; mais précisément, c’est dans cette hypothèse que le tyrannicide était plus facilement reconnu comme légitime. Le texte du concile avait une portée universelle, quilibet tyrannus ; de plus, tant de propositions étaient frappées à la fois, qu’on pouvait se demander si chacune d’elles était réprouvée et méritait toutes ces qualifications ; enfin, même si l’ensemble était jugé erroné, scandaleux, hérétique…, on sait que ce n’est pas sans restrictions ou conditions : on suppose que le meurtrier agit « au mépris de la fol jurée » ou

« en foulant aux pieds un pacte conclu avec le tyran »,
« sans attendre la sentence ou l’ordre du juge » (que

l’on envisage comme possible)… Mais de telles précisions nous ramènent plutôt à l’hypothèse d’un tyran de gouvernement… Quoi qu’il en soit, le décret de Constance ne suffira pas à contenir les excès des théologiens de la Ligue au siècle suivant.

Ce n’était pas seulement en France que la question du tyrannicide était agitée. Le même concile de Constance eut à s’occuper d’un dominicain polonais, Jean de Falkenberg, qui, mêlé aux différends de l’Ordre teutonique avec le roi Ladislas, avait écrit un pamphlet contre ce dernier, dans lequel il promettait la vie éternelle à qui tuerait le souverain et tous ses sujets. L’affaire fut portée au concile par l’archevêque de Gnesen, qui avait eu connaissance du factum. La réprobation fut unanime. Mais, après l’élection de Martin V, lorsque le cas fut traité en congrégation générale, le pape déclara s’en tenir simplement à la condamnation portée à la xve session contre le tyrannicide. Cf. Hefele-Leclercq, op. cit., t. vii a, p. 505 sq.

Au xive siècle, le jurisconsulte italien Bartole (1313-1356) avait écrit son livre De tyranno, dans lequel il ne soulève pas explicitement la question du tyrannicide ; mais il distingue, parmi les actes du tyran, ceux qui sont légitimes et gardent leur valeur même après la chute du prince ; ce sont ceux qui sont faits per modum contractus : les pactes et contrats. Quant aux actes politiques accomplis per modum jurisconditionis, c’est-à-dire pour fonder un droit arbitraire, ils sont de nulle valeur. Cette distinction fera fortune chez les doctrinaires de la révolution aux siècles suivants.

La Renaissance et le protestantisme. — Au xvie siècle, sur cette même terre d’Italie, apparaît un écrivain aussi illustre que néfaste, Nicolas Machiavel. Secouant tout frein de la morale et de la religion, il ne voit dans la politique que l’art de vaincre et de régner par la force et la ruse. Bien qu’il n’ignore pas la distinction du bien et du mal, du juste et de l’injuste, il place au-dessus de tout la raison d’État, le succès et l’intérêt de la cité. Sans ériger le crime en norme, il le déclare légitime dès lors qu’il est utile ou avantageux ; la violence et la perfidie sont les armes politiques qu’il propose aux citoyens comme aux rois. Rien d’étonnant que Machiavel, dans ses ouvrages comme le De principe, le De Titi Liviiorationibus, traite ouvertement de la conspiration. Mais c’est moins pour légitimer théoriquement la chose que pour suggérer les moyens de la faire réussir : il indique avec précision les méthodes les meilleures pour se débarrasser d’un tyran ; il attire même l’attention sur les dangers qu’il y aurait à laisser subsister quelque rejeton de la famille du prince déchu, qui soit capable de le venger. De Titi Livii orat., l. III, c. vii. Ruse, violence, meurtre, appel à l’étranger, tout est bon, pourvu que les conjurés arrivent à leur fin. Le succès de ces théories fut considérable, non seulement auprès des despotes italiens, les Sforza, les Borghèse ou les Médicis, mais encore à la cour de France.

Parmi les hommes de la Renaissance, on ne trouve ni théoricien ni apologiste du tyrannicide. Dans ses Adages, Érasme (voir ce mot, t. v, col. 388), s’élève avec vigueur contre les misères de son temps, dont il rend responsable la méchanceté des rois ; mais il ne dépasse pas le stade de la plainte et de l’accusation. Cf. Adagiorum chiliades quatuor, chiliade III, centurie vii, n. 1. — De même, Étienne La Boétie, admirateur passionné de l’antiquité, élève des protestations indignées contre les tyrans et la tyrannie et plaide la cause des opprimés. Dans son ouvrage De servitute spontanea, qui ne fut pas publié de son vivant, il ne loue pas le tyrannicide, mais ne blâme pas les auteurs de l’antiquité qui l’exaltent. Personnellement, il réprouve la sédition et préfère remettre au jugement de Dieu dans l’au-delà le juste châtiment des tyrans. L’édition de son ouvrage par les calvinistes, après la Saint-Barthélémy, en un opuscule intitulé Mémoire de l’Estat de France sous Charles IX, charge d’invectives le pouvoir royal, mais ne représente pas la vraie pensée de l’auteur. — Quant à Montaigne, son ami, il professe un tel respect pour les institutions politiques du pays, qu’il ne peut qu’avoir en horreur la révolte et le tyrannicide.

Pas de place non plus pour les doctrines politiques subversives chez les premiers protagonistes de la Réforme. Si Luther tire le glaive, c’est contre le pape, non contre l’empereur. Il reconnaît qu’il n’appartient pas à un simple particulier de mettre à mort un tyran, en vertu du précepte divin : Non occides. Calvin fait preuve de la même modération : pour propager le nouvel évangile, il croit davantage à la vertu du martyre et à celle de la prédestination, qu’aux exploits des soldats en armes. Il n’en fut pas de même chez tous les adeptes de la religion réformée. La passion partisane autant que le zèle religieux excitèrent certains d’entre eux à l’opposition, puis à la guerre ouverte contre les représentants catholiques du pouvoir. Des chefs, comme Condé ou Henri de Navarre, tirèrent le glaive pour la cause de Dieu. A l’esprit de douceur de l’Évangile, ils préférèrent les leçons de force données par Aod, Jahel, Judith ou Jéhu. Quand François de Guise fut assassiné, les réformés applaudirent, comparant l’assassin à Brutus ou à David vainqueur de Goliath, et promettant au meurtrier la récompense éternelle.

Pendant que le glaive frappe, la plume ne demeure pas oisive : une foule de pamphlets, le plus souvent anonymes, paraissent pour exciter les esprits à la révolte et pousser les hésitants à prendre les armes. Citons, à titre d’échantillon, un passage d’un opuscule ayant pour titre : Le réveille-matin des Français et de leurs voisins, composé par Eusèbe Philadelphe, cosmopolite, en forme de dialogue (1574). L’auteur véritable est inconnu ; peut-être est-ce une œuvre collective dans le genre de la Satyre Ménippée'. Dans cet ouvrage, dédié à Élisabeth d’Angleterre, le tyrannicide est loué et présenté comme un droit : « C’est de tous les actes le plus illustre, le plus magnanime, étant, comme très bien le montre Cicéron, un tel acte, quand bien il sera exécuté par un familier du tyran, tout plein d’honnêteté et de bienséance, conjointe avec le salut et l’utilité publique. » Cf. Douarche, De tyrannicidio, p. 60. D’autres textes ont été réunis par Janssen, L’Allemagne et la Réforme, t. v, p. 584 sq.

Plus modéré de ton et plus juste est l’ouvrage calviniste imprimé en 1579 et intitulé Vindiciæ contra tyrannos, dont on a attribué la paternité à du Plessis-Mornay, ou, avec plus de probabilité, à Hubert Languet. Voici les solutions qu’il donne à la question de la légitimité du tyrannicide. S’il s’agit d’un tyran d’usurpation (absque titulo), un simple particulier peut chasser l’intrus, attendu qu’aucun serment, aucun pacte public ou privé ne crée d’obligation à son égard. Quant au prince légitime qui abuse de son pouvoir (tyrannus ab exercitio), il faut d’abord le tolérer ; s’il ne s’amende pas, il sera considéré comme rebelle et renversé, non par la multitude agissant tumultueusement, mais par ceux qui ont reçu du peuple la charge de pourvoir au bien commun : Quum de universo populo loquimur, eos intelligimus qui a populo authoritatem acceperunt : …ejus generis sunt, in omni regno bene constituto, officiarii regni. principes. pares, patricii, optimates et cæteri ab ordinibus delegati, e quibus constat aut concilium extra ordinem, Parlamentum, Diæta, cæterique conventus…, in quibus ne quid aut Respublica aut Ecclesia detrimenti capiat providendum est. Quant à tirer vengeance du tyran par le meurtre, Languet ne reconnaît pas ce droit à un particulier, sauf mission reçue de Dieu, comme ce fut le cas de Moïse, Aod, Jéhu. Cf. Labitte, De la démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, Paris, 1841, p. 201-295.

Dans son ouvrage intitulé De jure regni apud Scotos, qui parut à Édimbourg en 1580, un autre protestant, Buchanan, est beaucoup moins réservé. Il démontre par l’autorité de l’Écriture, que, si le roi devient tyran, il peut être justement mis à mort, attendu qu’il est un ennemi public contre lequel les bons citoyens ont le droit d’être toujours en guerre.

Si, du camp protestant, nous passons chez les catholiques, nous ne trouvons guère plus de sang-froid ni de mesure, au moins chez les fougueux théoriciens de la Ligue. Un des livres les plus violents de l’époque paraît être celui de Boucher, De justa Henrici tertii abdicationee Francorum regno libri quatuor, imprimé en 1589, après l’assassinat du monarque par Jacques Clément. Cf. l’édition lyonnaise de 1591, chez Pillehote. C’est au l. III qu’il traite la question de la tyrannie et du tyrannicide. Après avoir parlé des cas où il pourrait être légitime de déposer un tyran, il en vient à la question du meurtre : An autem liceat occidere, majus quiddam et gravius est. Quod mirum est tamen, quum magnum affîrmando consensum habeat, non profanorum authorum lantum, verum etiam et nostrorum. Les solutions qu’il donne sont celles des théologiens de son temps : 1. l’usurpateur en acte peut être tué par n’importe quel particulier, qui, ayant le droit d’user de violence contre quiconque s’empare du bien d’autrui, peut en user à fortiori contre celui qui s’empare du gouvernement de l’État ; 2. si l’on est en face d’un tyran de gouvernement qui ne fait tort qu’aux particuliers, il n’appartient pas à ceux-ci de le tuer, car il n’est pas un ennemi public ; 3. mais si le tyran se montre l’ennemi du bien commun, dangereux pour la religion et la patrie, et qu’il ait été proclamé tel par la nation, alors les simples particuliers comme l’autorité publique ont le droit de le faire disparaître.

Quand Boucher parle d’autorité publique, il l’entend sans doute des grands fonctionnaires civils et des grands dignitaires ecclésiastiques : ce que Languet désignait sous le nom de « peuple ». Cf. P. Viollet, Hist. des instit. polit, et administratives de la France, t. i, p. 205 sq. Avec, une dialectique aussi faible que subtile, Boucher établit sa doctrine du tyrannicide en faisant appel a Jean de Salisbury et à Gerson, aussi bien qu’aux écrits des prophètes ; la position prise par Jean-Baptiste, le Christ et les prophètes à l’égard des tyrans est, dit-il, dépassée. Et il conclut : « Les temps sont révolus ; l’heure est venue où la république chrétienne peut et doit user de son droit. » Cf. Douarche, op. cit., p. 81. Mais l’auteur ne se tient pas uniquement dans la spéculation ; il fait à Henri III l’application de ce qu’il a dit du tyran authentique. Son ouvrage allait être livré aux presses, lorsqu’arriva la nouvelle de l’assassinat du monarque par J. Clément. Boucher loue aussitôt le meurtrier pour son courage et son zèle en faveur du bien de la patrie et de la religion.

Quelques années plus tard, en 1595, sous le pseudonyme de François de Vérone Constantin, ce fut probablement lui encore qui composa l’Apologie pour Jehan Chastel, Parisien, exécuté à mort, et pour les pires et escholliers de la Société de Jésus, bannis du royaume de France. L’auteur était alors exilé en Belgique, sous la protection des Espagnols. Il démontre dans la IIe partie de l’ouvrage que le geste de Châtel est louable et que le meurtre de tout tyran est légitime, tout en protestant de son respect et de son obéissance à l’égard des rois et en réprouvant le régicide. Mais, dit-il, ni Henri III, condamné et excommunié par Sixte-Quint, ni Henri IV, hérétique, excommunié et. non absous par le pape, ne méritent le titre de rois. Et ce dernier fût-il absous au for de l’Église, la sentence du pape ne saurait lui rendre « es droits perdus au for civil. Aussi est-il loisible à tout individu de le tuer, au double titre d’hérétique et de tyran. Et le livre se termine par un appel au tyrannicide :

« Heureux celuy par la forte dextre de qui

sera la bête terrassée… C’est là que les armes sont justes, plus que contre tout infidèle. » Voir les textes dans Douarche, De tyrannicidio, p. 90-91, ou encore dans les Mémoires de Condé, t. vi, La Haye, 1743.

Dans le même goût, on pourrait encore citer un ouvrage dont l’auteur n’est pas connu avec certitude et qui a pour titre De justa reipublicæ reges impios et hæreticos authoritate…, Paris, 1590. On y trouve des injures à l’adresse de Henri III, accusé de toutes sortes de vices et qualifié de tyran dans toute la force du terme ; le geste de J. Clément y est approuvé. Faisant la théorie du tyrannicide, l’auteur ne s’écarte guère des idées de son temps : si le tyran (de gouvernement) sévit non pas seulement contre les particuliers, mais contre la nation, il peut être d’abord déposé ; s’il s’obstine sur le trône, tout citoyen peut le mettre à mort. Il faut cependant bien se garder de déclarer un prince coupable de tyrannie pour un seul délit. Cependant, si la nation entière lui résiste comme à un tyran et que cette volonté nationale soit évidente à un simple citoyen, celui-ci se trouve investi d’une autorité suffisante pour tuer le tyran comme un vulgaire voleur ou malfaiteur. Toutefois, note l’auteur, afin d’éviter un danger d’erreur, il sera prudent de consulter l’Église et de s’en tenir à sa sentence. Mais en même temps il souligne que la philosophie grecque et romaine, non moins que la loi mosaïque, ont permis le meurtre d’un tyran à un simple particulier, qui, pour prix de son courage, a reçu le gouvernement de la nation.

Chez les juristes célèbres de l’époque, on rencontre heureusement plus de modération. Ni le grand Cujas (1520-1590), ni Dumoulin (1500-1566) n’ont abordé la question du tyrannicide, bien que le second ait posé les principes qui établissent la distinction entre le roi et le tyran. Mais un peu plus tard, Jean Bodin (1530-1596), disciple de Cujas, pose le problème du tyrannicide, au IIe livre de son De republica, Paris, 1596. Il s’applique d’abord à définir le tyran, « ce mot dont le sens est ignoré de beaucoup, qui a induit en erreur un grand nombre et armé trop de bras pour la perte des princes… » Parlant de celui qui « s’empare de la république contre la volonté des citoyens ou de ses pairs, sans y être appelé par le prince ou le suffrage du peuple, par le sort ou un droit héréditaire, sans y être porté par une guerre juste ou un oracle du ciel », il déclare que les anciens « ordonnent de le tuer et offrent au meurtrier les plus belles récompenses… » Il ajoute : « cela tient toujours », hoc igitur fixum maneat. En d’autres termes, le tyran d’usurpation peut être mis à mort soit par la nation, soit par les particuliers. Et l’auteur de faire remarquer combien il est difficile de purger cette illégitimité d’origine, même par une élection subséquente, lorsque celle-ci est viciée par la crainte ou la présence d’hommes armés : on ne saurait appeler cela consentement des citoyens ; et il cite en exemple Sylla, César, Cosme de Médicis. Quant au tyran de régime, il note que plerique certe divini et humant juris interpretes fas esse tradunt. Lui-même ne s’écarte pas de cette doctrine. Mais Il apporte aussitôt toutes sortes de réserves, de peur qu’on en fasse l’application aux dynasties régnantes. Il précise même que les monarchies établies en France, en Angleterre, en Espagne sont absolument hors de cause, et qu’on ne saurait y mettre en question la vie, la réputation ou la conduite du souverain, ni par la violence, ni par un jugement régulier, etiamsi omni scelerum ac flagiliorum, quæ in tyrannos antea diximus, turpitudine infamis esset. La raison en est que ni les magistrats ni les particuliers ne sont qualifiés pour le juger. Notre juriste va même plus loin : il professe que le seul fait de méditer la mort du roi mérite la peine capitale ; et le même châtiment est dû à ceux qui, dans leurs écrits, approuvent le régicide ou y incitent les sujets. Ainsi Bodin distingue soigneusement le régicide du tyrannicide. S’il admet la légitimité du meurtre de l’usurpateur, il s’insurge contre ceux qui l’accomplissent par passion politique ou religieuse. Quant au tyran de gouvernement, s’il admet théoriquement qu’on puisse parfois le mettre à mort, il prend toutes ses précautions pour enlever à ses principes toute nocivité pratique : par là il se distingue nettement de ses contemporains. C’est dire qu’en définitive, Bodin n’est pas aussi éloigné qu’il paraît au premier abord, de la doctrine orthodoxe, qui subordonne la légitimité du tyrannicide à une série de conditions assez difficilement réalisées.

Chez Dominique Soto (1494-1560), nous rencontrons une doctrine d’une timidité vraiment excessive en matière de résistance à la tyrannie. Dans son De justitia et jure, ce théologien en renom, parlant du droit de légitime défense, professe que si l’agresseur est un roi, un prince ou tout autre personnage très utile à l’État, et que la personne attaquée soit de condition vile et sans utilité pour la nation, elle doit subir la mort et ne peut se défendre ! L. V., q. i, a. 3 et 8. Dans une telle perspective la question de licéité du tyrannicide ne se pose même pas.

Le jésuite Louis Molina (1535-1600) donne une note plus juste lorsqu’il écrit : Tyrannum primo modo (id est regiminis) nefas est privatis interficere. Posset tamen unusquisque ab eo se defendere vim vi repellendo, cum moderamine inculpatæ tutelæ eum interficere, si ita effet opus ad propriam vitam defendendam, quam ille injuste inferre vellet. Posset etiam respublica ipsa quoad capita convenire eique resistere…, si id ita excessus illius bonumque commune efflagitarent. Quant au tyran d’usurpation, l’auteur professe que tout citoyen peut licitement le mettre à mort, à moins que de ce meurtre ne doivent résulter de plus grands maux pour la nation. De just. et jure, Cologne, 1614, t. iv, col. 539-540.

Le cas Mariana (1536-1624). — L’ouvrage de ce jésuite espagnol, De rege et régis institutione, mérite une mention spéciale, tant à cause du retentissement qu’il eut, à peine composé, que des polémiques qu’il suscita même après la mort de l’auteur. Le livre parut à la fin de 1598 (l’édition de Tolède porte la date de 1599), entre la mort d’Henri III et celle d’Henri IV, c’est-à-dire à une époque où les passions religieuses et politiques étaient particulièrement excitées. Le savant religieux, plus historien que moraliste, ne fut pas personnellement mêlé aux querelles de son temps. Voir Mariana, t. ix, col. 2336-2338. Mais les circonstances expliquent les réactions qui se produisirent dès la première édition de son ouvrage. Les éditions subséquentes subirent des modifications. Cf. Labitte, De jure politico quid senserit Mariana, Paris, 1841.

Au sujet de l’origine du pouvoir, l’auteur enseigne que le peuple est au-dessus des princes, auxquels il délègue son autorité non pour toujours, mais pour un temps. Ayant fait la distinction entre le roi et le tyran, il pose au c. vi du l. I la question : An tyrannum opprimere fas sit ? Avant de répondre, il fait appel aux exemples célèbres de l’antiquité, et, dans un passé tout récent, au meurtre d’Henri III. De ces faits, il conclut à la nécessité pour les princes d’apaiser les âmes de la multitude, « âmes auxquelles on ne commande pas comme aux corps » ; les souverains y apprendront aussi que « leur puissance est chancelante, lorsque le respect est disparu de l’esprit des sujets ». Il en vient ensuite au meurtrier d’Henri III, au sujet duquel il écrit ces paroles qu’on lui a si souvent reprochées, et qui ont été supprimées dans les éditions postérieures : Cæso rege, ingens sibi nomen fecit cæde ; cædes expiata, ac manibus (aux mânes) Gui sani ducis perfide perempti regio sanguine est paren tatum… Sic Clemens periit, æternum Galliæ decus, ut plerisque visum est, viginti quatuor natus annos, simplici juvenis ingenio, neque robusto corpore, sed major vis vires et animum confirmabat… L. I, c. vi, éd. de Tolède, 1599, p. 68-69, Bibl. nat., E, 1106. Mariana note cependant qu’au sujet du geste du moine, les opinions sont partagées : non una opinio fuit…, p. 70 : à côté des admirateurs, il y a ceux qui refusent à un simple particulier le droit de tuer un roi accepté par le peuple et ayant reçu l’onction du sacre, fût-il de mœurs perdues et dégénéré en tyran. Même si l’on admet que l’auteur incline à se ranger parmi les admirateurs de Jacques Clément, on ne saurait lui attribuer sans réserve des éloges qu’il place dans des bouches autres que la sienne : « Clément gloire éternelle de la France ! … il a paru tel à la plupart. » Mariana, religieux confiné dans son monastère, au milieu de ses livres, a sans doute accepté le jugement que portait son entourage espagnol sur le roi Henri III, et cela expliquerait l’enthousiasme qui l’anime à la nouvelle de la disparition de celui que l’on avait représenté comme le type accompli du tyran.

Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse ici et ce qui paraît clair, c’est que le théologien espagnol admet la légitimité du tyrannicide accompli dans certaines circonstances : « …Les Thrasybule, les Harmodius, les Bru tus ont acquis de la sorte la gloire dont brille leur nom, en même temps que le droit à la gratitude que leur voua publiquement la postérité : Qui osa jamais blâmer leur audace ? Ne l’a-t-on pas plutôt jugée digne des plus hautes louanges ? » Et cela, dit notre auteur, est communis sensus, quasi quædam natures vox mentibus nostris indita, auribus insonans lex, qua a turpi honestum secernimus ; autrement dit c’est le bon sens et le droit naturel ; c’est pourquoi, « loin de blâmer, il semble qu’il faille plutôt louer celui qui, au péril de sa vie, procure le salut de tous.

Un peu plus loin, l’auteur donne les précisions suivantes : s’il s’agit d’un tyran d’usurpation, tout particulier peut le tuer, même sans jugement ni mandat reçu du peuple. Quant à celui qui détient le royaume par droit héréditaire ou en vertu de la libre élection de la nation, il faut user de beaucoup plus de prudence et de circonspection. La première attitude est d’abord la résignation, le support des vices du prince, par crainte de plus grands maux. Mais, lorsque la tyrannie devient intolérable, par exemple, si le prince perd la patrie, s’il appelle sur son sol l’ennemi du dehors, s’il pille les richesses nationales et celles des particuliers, s’il affecte le mépris des lois et de la religion », voici la procédure modérée qu’indique Mariana : Il faudra d’abord, si la chose est possible, rassembler les États (publici conventus), c’est-à-dire les représentants de la nation qui feront au prince une monition (monendus). S’il refuse de s’amender et qu’il n’y ait aucun autre moyen de le ramener à de meilleurs sentiments, la nation pourra le déclarer déchu du trône et, comme la guerre s’ensuivra, elle déclarera son intention de se défendre. Et si la nation était dans l’impossibilité de sauvegarder ses intérêts vitaux par un autre moyen, elle pourrait faire périr le tyran, après l’avoir déclaré ennemi public. Même pouvoir est alors reconnu à tout particulier qui se sent le courage d’agir : Eademque facultas esto cuique privato, qui spe impunitatis objecta, neglecta sainte, in conatum adjuvandi rempublicam ingredi volueril. C. vi, p. 75. Sur ce dernier point, notre auteur se sépare déjà de l’enseignement commun des théologiens de son temps. Mais il va plus loin encore. 2001

    1. TYRANNICIDE##


TYRANNICIDE. APERÇU HISTORIQUE, SUAREZ

uoo :

Examinant l’hypothèse où il ne serait pas possible à une assemblée nationale de se réunir et de porter un jugement sur le cas de tyrannie, le peuple conserve le droit de s’élever contre l’oppresseur et garde partout et toujours sur lui le droit de vie et de mort. De plus, Mariana se refuse à condamner le particulier qui, répondant aux vœux de la nation, tente de tuer le tyran, à condition que la tyrannie soit évidente et l’opinion publique unanime sur ce point. Op. cit., p. 77. D n’échappe point à notre théologien combien l’illusion peut être facile en la matière ; aussi précise-t-il « qu’il n’appartient pas à un simple citoyen d’apprécier si le prince est tyran ou non ; mais il sera fait appel aux conseils d’hommes sages et éclairés, nisi vox populi adsit ». Cette dernière incise est inquiétante, car, selon Mariana, le critère définitif de la tyrannie du prince ne sera plus réservé à l’appréciation des représentants de la nation ou au jugement des sages, mais abandonné à cet instinct souvent aveugle des foules qu’il appelle vox populi, comme il l’appelait plus haut, « les vœux de la nation », volis publicis favens. On ne saurait sous-estimer les dangers d’une telle théorie quant on connaît d’une part la mobilité de l’opinion publique et d’autre part la difficulté de connaître cette même opinion.

Le VIIe livre du De rege traite une question qui nous fait sourire, aujourd’hui, mais qui était discutée sérieusement à l’époque et avait été posée par un prince de Sicile à l’auteur, alors qu’il était étudiant en théologie dans cette île : An par facilitas sit veneno herbisque lethalibus hostem publicum tyrannumque (idem enim judicium est) occidendi ? Mariana note que le procédé est courant, mais il veut le juger uniquement en regard du droit naturel. Bien qu’il paraisse indifférent de tuer quelqu’un par le fer ou le poison, notre auteur réprouve ce dernier moyen au nom de la piété et de la religion car » il est trop cruel de contraindre un homme à se donner la mort lui-même par l’absorption d’une nourriture ou boisson empoisonnée ». Ibid., p. 84. On sait que Jean de Salisbury avait eu jadis les mêmes scrupules. Mais ce qui étonne davantage c’est que l’auteur ne s’oppose pas à l’usage de poisons mortels appliqués de l’extérieur, sans coopération aucune de celui que l’on veut supprimer, par exemple, un vêtement ou un siège empoisonné. Ibid., p. 85. À ce prix, les lois de l’humanité sont sauves ! C’est quelque peu subtil.

On sait que le De rege, qui avait paru avec l’approbation du visiteur général de la Compagnie de Jésus, fut dénoncé par plusieurs membres de la société et blâmé par le général, tant à cause de son contenu, qu’en raison de l’inobservation des règlements. Cf. Labitte, De jure politico quid senserit Mariana, p. 34 sq. ; Michæl, Die Jesuiten und Tyrannenmord, dans Zeitschr. fur kathol. Théologie, 1892, p. 556. Écrivant dans la catholique Espagne où régnait la paix religieuse et politique, sans risque d’application pratique des théories tyrannicides, l’auteur avait traité la question librement, comme un homme de cabinet. Mais dans des nations agitées comme la France et l’Allemagne, l’ouvrage fit scandale et souleva des tempêtes, qui aujourd’hui encore ne sont point totalement apaisées : l’affaire fut exploitée par les ennemis de l’Église et des jésuites. En fait, Mariana ne fit pas école et ses théories s’influencèrent pas ses contemporains.

La période moderne.

La question du tyrannicide

avait trop agité les -esprits au xvie siècle pour ne pas trouver place dans les traités de morale ou de politique au xvii ». Mais, à cette époque, les jguci ns civiles et religieuses commençaient à s’apaiser et les passions à s’assoupir ; le problème fut posé et résolu avec un peu plus de sérénité.

Voici en quels termes Suarez s’exprime sur ce point : 1. « Contre le tyran d’usurpation la nation entière et chacun de ses membres a le droit d’agir, habet jus contra illum… Ce tyran est un agresseur ; il fait une guerre injuste à la république et à chacun de ses membres ; c’est pourquoi tous ont le droit de se défendre. De virtutibus, disp. XIII, sect. viii, concl. 4, Opéra, éd. Vives, t.xii, p. 759. Sur ce point, Suarez est d’accord avec saint Thomas, comme avec Cajétan, à l’autorité desquels il se réfère. Jean Hus lui-même n’enseigna pas autre chose, mais eut tort d’appliquer cette théorie au tyran de gouvernement ; ce qui lui valut d’être condamné au concile de Constance, sessions vin et xv. On peut voir la doctrine de Suarez exposée en termes identiques dans sa Defensio fïdei, t. VI, c. iv, n. 7. Il ajoute que le tyrannicide ne constitue pas, dans ce cas, un crime de lèse-majesté, car l’usurpateur ne possède pas de vraie majesté et ne mérite pas le nom de prince. Mais il précise en même temps les conditions de licéité du meurtre : si aliter non potest respublica liberari ; c’est-à-dire d’abord si aucun recours à un supérieur, par exemple au suzerain, n’est possible ; ensuite, à condition que le tyran soit encore dans l’acte d’usurpation et avant qu’il soit devenu gouvernement de fait ; il faut aussi que l’usurpation soit publique et manifeste ; enfin, qu’on ne puisse pourvoir au salut et à la liberté du royaume par un autre moyen. Opéra, t. xxiv, p. 677-678.

2. Dans le cas du tyran de gouvernement, Suarez refuse à un particulier ou même à une autorité imparfaite (c’est-à-dire non souveraine), le droit d’attaquer le mauvais prince : ce serait, dit-il, une sédition. Or, les inférieurs n’ont pas le droit d’engager la guerre contre le tyran, mais seulement celui de se défendre. En revanche, la nation tout entière a le droit de s’insurger les armes à la main : ce n’est pas une sédition, car alors la nation est supérieure au prince, attendu qu’elle est censée lui avoir donné le pouvoir pour qu’il gouverne politiquement non tyranniquement, sous peine de déposition. Disp. VIII, de bello, Opéra, t.xii, p. 759. Même doctrine dans la Defensio fidei, t. VI, c. iv, n. 6 : Tune aggredi principem effet bellum contra illum movere privata auctoritate, quod nullo modo licet. Cf. Opéra, t. xxiv, p. 677. Cependant, dans ce même ouvrage, Suarez posant la question précise : An possit rex occidi a privato propler solam tyrannicam gubernationem ? répond en faisant les distinctions suivantes : a) Si le particulier se défend lui-même, il ne lui est pas permis de tuer le prince pour la protection de ses seuls biens extérieurs, car la vie du roi est plus précieuse, sans parler de sa dignité et de l’intérêt de la nation. Mais, si le sujet défend sa propre vie, injustement et violemment attaquée par le prince, alors ordinairement le citoyen pourra se défendre, même si la mort du roi devait s’ensuivre : en effet le droit à la vie est le plus grand des droits et il n’y a aucune nécessité qui oblige le sujet à sacrifier son existence pour un prince qui s’expose volontairement et injustement à la mort. L’auteur souligne l’adverbe ordinairement, voulant excepter le cas où la mort du souverain serait source de troubles dans la nation ou bien l’occasion de graves dommages pour le bien public ; tune cliaritas patrise et boni communis obligaret ad non inlerficiendum regem, etiam cum mortis propriæ discrimine. Ibid., c. iv, n. 5, p. 676. — b) S’il s’agit de défendre l’État, il n’y a pas lieu de permettre l’intervention d’un particulier, sauf le cas d’un roi qui attaquerait aclu la cité pour la perdre, mettrait à mort les citoyens ou commettrait d’autres méfaltl semblables. Alors la résistance pourrait aller jusqu’au meurtre du roi, s’il n’y avait d’autres moyens de défense…, et tout membre de la nation, requis expressément ou tacitement par elle,

pourrait la défendre de son mieux. Ibid., c. iv, n. 6, t. xxiv, p. 676.

Ainsi, Suarez, que certains ont essayé de représenter comme un des apologistes du tyrannicide à la suite de Mariana, cf. Douarche, De lyrannicidio, p. 98-99, n’enseigne rien qui ne soit dans la ligne d’une saine tradition théologique. Les moralistes ses contemporains et ceux du siècle suivant bénéficièrent d’une ambiance apaisée et d’une doctrine stabilisée ; si bien que peu de divergences sont à signaler dans leur enseignement.

Martin Bonacina, un séculier († 1631) n’admet la licéité du tyrannicide que s’il s’agit d’un usurpateur en acte. Quant au tyran de gouvernement, il subordonne son meurtre aux quatre conditions classiques exigées par tous les auteurs. Si un sujet est lié au souverain par un serment de fidélité, il devra le respecter toutes les fois qu’il pourra l’observer sans péché ni dommage pour autrui. Opéra de morali theologia, t. ii, Lyon, 1700, p. 458-459.

Martin Bécan, S. J. (1550-1624) donne une solution analogue : Qui est tyrannus ratione tituli, id est qui absque jure armis principatum vel occupât vel invadit, sicut Turca régna Orientis et vicina, potest a quovis de regno interfici, jure de/ensionis innocentium. Et l’auteur énumère ici les trois conditions de licéité de l’acte vengeur. En revanche le tyran de gouvernement ne peut être mis à mort par un particulier, tant qu’il reste souverain, à moins que le sujet ne soit obligé de se défendre. Si pourtant la tyrannie deve-* nait intolérable et sans remède, il appartient à la nation, aux grands corps de l'État ou à toute autre autorité de déclarer le prince déchu et ennemi du peuple, de sorte qu’il devienne licite pour quiconque de l’attaquer : à ce moment il a cessé d'être le souverain. Summa theol. schol., Lyon, 1683 ; De jure et iustitia, c. lxiv, q. iv, p. 593.

Lessius, S. J. (1554-1625) répond par les mêmes arguments et avec les mêmes réserves à la question : « Est-il permis à un particulier de tuer un tyran ? De justifia et jure, sect. ii, c. ix, dub. 4, dans Migne, Cursus theol., t. xv, col. 596-598. Après avoir cité la réponse négative d’Alphonse de Castro, Liber de hæresibus au mot Tyrannus, l’auteur fait les distinctions habituelles. Le tyran d’usurpation (ratione tituli), par exemple le sultan turc dans l’empire d’Orient, peut être mis à mort par tout sujet du royaume, car ce n’est pas un prince mais un envahisseur et un oppresseur. Or, tout particulier peut, quand il n’y a pas d’autre remède, supprimer un injuste oppresseur de l'État ; cela en vertu d’un double droit : a) droit de défense d’un innocent et, en cette qualité, même un étranger au royaume pourrait agir ; b) droit de vindicte, qui appartient à la nation ou à son chef, pourvu que la vengeance n’excède pas l’injure. L’usage de ce droit exige la possession de l’autorité : en temps de paix il requiert une sentence judiciaire préalable ; en temps de guerre, il est réservé aux soldats. De plus l’auteur exige pour la licéité de l’intervention, la réalisation des trois conditions habituelles : évidence de la tyrannie, consentement ou volonté expresse de la nation, garanties contre des maux plus grands. Le tyran d’administration ne peut être tué par un simple particulier tant qu’il reste le prince, sauf le cas de légitime défense de sa propre vie. Mais, lorsque la nation a décidé en assemblée plénière la déposition du tyran et l’a déclaré ennemi de l'État, alors n’importe qui peut attenter à sa vie, car il n’est plus souverain.

Sylvius, un séculier (1581-1649) est, nous l’avons dit, l'écho fidèle de la pensée de saint Thomas, dans ses Commentarii in II* m -Il m. Cf., 4e éd., Anvers, 1682, p. 421. Il est un des derniers représentants de l'école

scolastique authentique sur le point précis qui nous occupe. Les solutions données par les théoriciens de l'École s’appuient sur deux supposés : d’abord la délégation du pouvoir au prince par le peuple et le retour du pouvoir à la communauté, dès que le souverain ne remplit plus son mandat et ne procure plus le bien commun ; ensuite l’organisation politique de la nation telle qu’elle était réalisée au Moyen Age et même à la Renaissance : l'État est monarchique, mais, à côté du roi, il y a une classe dirigeante, la noblesse, et aussi des organismes qualifiés, parlements ou assemblées, qui représentent la nation et peuvent, en son nom, juger le tyran. De plus, audessus du roi, il y a encore l’autorité de l’empereur, qui est comme le suzerain auquel on peut faire appel dans les conjonctures graves de la nation. Mais ce système politique ayant été remplacé par la monarchie absolue d’abord, puis par la monarchie constitutionnelle ou par la démocratie, les solutions des scolastiques devront, pour rester justes, être adaptées en tenant compte des modifications survenues.

On ne sera pas surpris que Bossuet (1627-1704) n’ait pas soulevé dans sa Politique la question du tyrannicide : la chose s’explique d’une part par le respect souverain qui à cette époque entourait la royauté en France, et d’autre part par le but même de l’ouvrage, qui était destiné à l'éducation du dauphin. Malgré ce silence, la pensée de l’auteur ne saurait faire de doute ; lui qui n’admet aucun droit de révolte et ne tolère que des « remontrances sans mutinerie ni aigreurs » à l'égard du souverain, t. VII, a. 2, prop. 6, ne saurait légitimer le tyrannicide sous aucun prétexte. Pour lui, en toute hypothèse, « la mort du prince est une calamité publique », et un homme de bien doit « préférer la vie du prince à la sienne propre. Ibid., a. 1, prop. 5 et 6.

Pontas, un séculier (1638-1728), dans son fameux Dictionnaire des cas de conscience, rappelle le décret de Constance, sess. xv, sur le tyrannicide et l’ordonnance de la Chambre ecclésiastique des États, qui renouvela ce décret. La doctrine du tyrannicide est qualifiée de « monstrueuse », sans nuance ni distinction. Cf. Abrégé du Dictionnaire, par l’abbé Collet, t. ii, Paris, 1764, col. 546-547.

Au XVIIIe siècle, le dominicain Daniel Concina (1676-1756), qui fut le vigoureux antagoniste des casuistes relâchés, proscrit sans hésiter le meurtre du tyran de gouvernement : tyrannos de regimine nemini licitum est occidere. Cependant, au sujet du tyran qui attente à la vie d’un particulier, il donne des réponses intéressantes. Il pose d’abord en principe que nul n’est strictement tenu de se défendre, sauf dans deux cas : si l’attaqué est lui-même en état de péché mortel, et si sa vie est plus utile à l'État que celle de l’agresseur. Puis, reprenant l’opinion émise par Soto, à savoir qu' « une personne vile ou sans fonction dans l'État doit subir la mort plutôt que de tuer l’agresseur, si c’est un roi, prince ou autre personnage utile à l'État », l’auteur déclare sans ambages : Hœc Soli sententia mini sane non arridet, nec probatur. Hominis quippe innocentis vita suapte natura melior est vita hominis sont is, tametsi principis. Et il ajoute trois raisons pour confirmer son sentiment : l’ordre dans la charité, l’intérêt de l'État, qui préfère l’innocence à l’iniquité, et enfin l’instinct de défense de sa propre vie. Theol. christiana dogm. et mor., t. VI, de homicidio, c. v, § 1 et 2, t. iv, Rome, 1773, p. 179-180.

Un autre dominicain, Billuart (1685-1757), adopte les solutions classiques sur les deux genres de tyrannie. L’usurpateur, non encore accepté par la nation, peut être tué par un simple particulier, lorsque sont réalisées les quatre conditions habituelles. Mais il 2005 TYRANNICIDE. APERÇU HISTORIQUE, CONTEMPORAINS 2006

n’est pas permis à un simple citoyen de porteiÇ la main sur le tyran de régime. Billuart se fait ensuite le rapporteur de la théorie suivant laquelle la nation, ayant réuni ses comices, peut décider la déposition ou même la mise à mort d’un tyran « trop insolent », lorsqu’il n’y a plus aucun autre remède possible : de l’avis de ces auteurs, rex habet a republica auctoritatem regiam, non in destructionem, sed in œdificaiionem et conservationem, per quam proinde potest lolli si in apertam perniciem vergat. Mais, note Billuart, « souvent, de cette manière de faire résultent des maux pires que la tyrannie elle-même… ». C’est pourquoi la dernière conclusion de notre auteur sera : « Mieux vaut supporter l’oppression et recourir à Dieu. » Summa sancti Thomæ, dissert. X, a. 2, Paris, 1877, t. iv, p. 212 sq.

Le nom le plus marquant de la théologie morale au xviii c siècle est incontestablement celui de saint Alphonse de Liguori (1696-1787). Ce Docteur, qui traite la question du tyrannicide de façon assez ample dans son Homo apostolicus, tract. VIII, c. ii, n. 13, inaugure dans son enseignement la réaction contre la doctrine scolastique, réaction qu’avait déjà entamée Bossuet. Certes, les exemples concrets de tyrannie ne manquaient pas de son temps, ne fût-ce que chez les rois de Naples. Mais peut-être notre auteur fut-il encore plus impressionné par les théories révolutionnaires qui s’élaboraient un peu partout et devaient aboutir, comme en France, à des explosions tragiques. Entre les déficiences qu’il constatait dans les gouvernants contemporains et les dangers que les séditions faisaient courir à l’ordre social, il a jugé que le second mal était le pire. Il écrit : Si subdili de titulo aut possessione principis judicium ferre possint, nunquam deesset iis, qui pravo animo affecti sunt, prsetextum invenire ad se conciiandos adversus principem. Homo apost., t. I, Paris, 1832, p. 277.

C’est dans cette perspective qu’il va résoudre la question du tyrannicide. Il n’ignore rien des doctrines antérieures, tant à propos du tyran d’usurpation qu’à propos du tyran de gouvernement. Quant à lui, il prend nettement position : Sed nos dicimus prioalis hominibus semper esse illicitum interficere tyrannum tam primée quam secundæ speciei. Op. cit., t. i, p. 277. Une affirmation aussi universelle (semper), prise isolément peut sembler trop absolue. Cependant, en lisant les explications qu’il donne, on s’aperçoit que le tyrannus in titulo (usurpateur) qu’il envisage n’est pas l’intrus « en acte d’usurpation », mais celui qui, à la suite d’un coup de force Inique, a été accepté par la nation et est devenu le gouvernement de fait, Vactualis dominalor. En réclamant pour lui l’obéissance, l’auteur ne s’écarte pas de l’enseignement de saint Thomas, à l’autorité duquel il fait appel. Mais il faut voir le motif qu’invoque le saint Docteur : Subdilorum est obedire, non judicare de principe, qui Deo solummodo subjacet circa res sui dominii, nec ab alia terrena potestate dependet. Ces mots indiquent assez toute la distance qui sépare saint Alphonse de Suarez et des scolastiqucs au sujet de l’origine et de l’attribution du pouvoir : alors que ces derniers professent des théories démocratiques, notre auteur se rapproche des partisans « lu droit divin des rois.

On comprend dès lors que le saint Docteur qualifie d’improbabilis, fatsa, jalsissima l’opinion de ceux qui admettent la licéité du meurtre du tyran in titulo et qu’il fasse un reproche a l’espagnol Jean Azor, S..1. († 1603) de ne la qualifier que de dubia, car, dit-il, le prince, tout comme un particulier, ne peut être dépouillé de ce qu’il possède sans avoir été entendu et jugé ; or les sujets n’ont aucun droit de porter une sentence contre leur Ktçnvir actuel ». Cette dernière phrase montre une lois de plus qui Saint Alphonse

n’entendait pas le tyran in titulo dans le même sens que les^théologiens antérieurs : ceux-ci voyaient en lui un usurpateur encore en acte, tandis que notre Docteur le considérait déjà comme un « seigneur actuel », un souverain de fait. Rien d’étonnant que la solution donnée de part et d’autre soit différente ; mais l’opposition en réalité existe à peine.

En revanche, l’opposition avec la doctrine de Gerson et de Suarez est nette à propos du tyran de gouvernement. S’il n’est pas permis aux sujets de tuer un tyran in titulo, même s’il a occupé le trône sans aucun droit et continue à l’occuper injustement, combien à plus forte raison sera-t-il défendu de chercher à donner la mort à un prince qualifié de tyran de régime, qui possède le royaume avec un juste titre. » Ibid., p. 279. Jean Gerson avait essayé de légitimer son point de vue en disant que « la nation constitue le tout du royaume, le prince n’en est qu’une partie ; c’est pourquoi l’autorité suprême réside dans la nation ». Principium non tantum falsum, sed perniciosissimum, écrit le saint Docteur, nom hoc modo duo essent in regno supremæ potesiates, unde enormissima evenirent schismata, regnique desolatio. Dans cette ambiance d’idées, on n’est pas surpris de voir saint Alphonse se montrer favorable à l’opinion de Dominique Soto, De just. et jure, t. V, q. i, a. 8, qui interdisait à un sujet de basse condition de défendre sa vie contre un roi ou prince agresseur, dont l’existence est utile à l’État : car, dit-il, « ce qui vaut pour la vie des particuliers ne vaut pas pour la vie des rois ». Le roi est l’oint du Seigneur, sa personne est sacrée, sa vie est précieuse, trop nécessaire à la paix des peuples et à la conservation du bien commun. Homo apost., t. i, p. 281.

Saint Alphonse n’a pas traité explicitement le cas du tyTan en acte d’usurpation. Mais, vu ses conceptions sur l’origine du pouvoir et les représentants de l’autorité, il est probable qu’il eût répondu négativement à la question de la licéité du tyrannicide en cette occurrence. C’est dans ce sens d’ailleurs que ses disciples et ceux qui se disent les héritiers de sa doctrine, ont interprété sa pensée.

A l’heure où saint Alphonse écrivait son ouvrage, un vent de libéralisme et de scepticisme commençait à souiller sur l’Europe. Les ministres philosophes des différentes cours soutenaient les idées nouvelles, répandues principalement en France par d’Alembert et Diderot.

Le fameux dictionnaire, connu sous le nom d’Encyclopédie, et qui fut achevé en 1772 après maintes interruptions et interdictions, parle ainsi du tyran et du tyrannicide : Il faut distinguer entre l’abus extrême de la souveraineté qui tend à la ruine des sujets et l’abus médiocre, tel qu’on peut l’attribuer à la faiblesse humaine »… Dans le premier cas, c les peuples ont tout droit de reprendre la souveraineté qu’ils ont confiée à leurs conducteurs et dont ils abusent excessivement ». Dans le deuxième cas, il est du devoir des peuples de souffrir quelque chose, plutôt que de s’élever par la force contre leur souverain ». Mais si la tyrannie est extrême, « les peuples ont le droit d’arracher au tyran le dépôt sacré de la souveraineté…, de marcher, pour ainsi dire, enseignes déployées, à l’assaut de la tyrannie ». Cf. t. xxxiv, Genève, 1777, p. 490-492. Quelques années auparavant avait para un ouvrage curieux intitulé Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des EaropétM dans les deux Indes, l n éd. en 1770 ; éd. corrigée en 1780, Genève, 5 vol. L’auteur en était l’cx-abbé Guillaume Raynal, qui avait ! exercé le ministère paroissial à Paris, après un essai infructueux chez les jésuites. La Sorbonne condamna, I le l or août 1781, huit propositions extraite* de l’ou2007 TYRANNICIDE. APERÇU HISTORIQUE, CONTEMPORAINS

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vrage (lxxvi à lxxxiv), comme falsas, absurdas, impias, nefarias, blasphémas, plenas dementise et furoris. « Elles excitent, ajoutait la Faculté, ouvertement et avec force le peuple aux séditions, aux révoltes et au meurtre des rois, princes et magistrats, préparant ainsi la fin du genre humain. »

C’est dans cette atmosphère qu’éclata et se développa la Révolution française. Le 26 août 1789, la Constituante faisait paraître la première Déclaration des droits de l’homme, dont Pie VI écrivait au cardinal de La Rochefoucauld, Il mars 1791, qu’elle « n’a en vue et ne poursuit d’autre but que d’anéantir la religion catholique, et, avec elle, l’obéissance aux rois… » Cf. Raulx, Encycliques et documents, Bar-le-Duc, 1845, t. ii, p. 15. Au nombre de ces droits figurait « la résistance à l’oppression », art. 2. Mais ce n’était pas suffisant. Une nouvelle Déclaration du 24 juin 1793, issue de la Convention, qui venait de voter la mort de Louis XVI, explicitait la première ; on y lisait : « Quand le gouvernement viole les lois du peuple, l’insurrection est, pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Art. 35. On n’y parlait pas explicitement du droit de mettre à mort les rois ; mais déjà les faits s’étaient chargés de prouver qu’on ne s’en tenait pas aux menaces. Tous les rois furent considérés comme des tyrans. Le Journal des Révolutionnaires de Paris mettait en avant, dès le mois de décembre 1790 (n. 74), l’idée d’organiser une « Légion de Brutus » pour délivrer l’Europe des tyrans ; les « volontaires du tyrannicide » étaient invités à s’inscrire sur l’autel de la patrie. La première adhésion fut, dit-on, celle de l’ex-capucin Chabot, qui n’eut que peu d’imitateurs. Le 10 août 1792, un député de la Législative, Jean Debry, proposa sérieusement à l’assemblée la création d’un corps de volontaires, les « tyrannicides », destinés à combattre les rois en guerre contre la France et leurs généraux. Ceux qui, sous la Convention, votèrent la mort de Louis XVI furent flétris de l’étiquette de « régicides ». Nombre d’entre eux protestèrent, en alléguant que la mort du roi avait été décidée par une assemblée délibérant souverainement et à la suite d’une sentence en forme.

7° Le XIXe siècle. — Le souvenir des événements tragiques qui marquèrent les dernières années du siècle précédent demeura longtemps vivant en France et à l’étranger. Les abus possibles de la liberté, les horreurs de l’émeute, la terreur de la révolution rendirent les écrivains, surtout les écrivains chrétiens, particulièrement circonspects. Philosophes, juristes et théologiens professent, dans l’ensemble, une grande sagesse en matière de tyrannicide. Les moralistes, tous assez médiocres, s’en tiennent d’ailleurs à l’enseignement de saint Alphonse de Liguori. On peut dire que tous s’en réclament, même quand ils y mêlent quelques vues personnelles. La doctrine sco-Iastique est délibérément laissée dans l’ombre.

Citons pour commencer le sulpicien Joseph Carrière, dont les Prselectiones theologicse, Paris, 1839, servirent à la formation d’une grande partie du clergé de France de l’époque. Au t. ii, l’auteur traite en six pages la question De occisione tyranni, pars II*, sect. ii, c. iii, p. 380-386. Il distingue trois sortes de tyran : d’administration, d’usurpation et le tyran injuste agresseur. Pour le tyran de gouvernement, il ne peut être mis à mort par un simple particulier. Pourrait-il être déposé par la communauté et même condamné à mort si la déposition ne suffisait pas ? Sur ce point l’auteur est plus hésitant ; après avoir noté que certains théologiens avaient jadis soutenu la légitimité de la déposition du tyran par la nation, il souligne que la déposition n’entraîne pas l’autorisation pour tout particulier de mettre à mort le

souverain déposé, à moins que cette peine ne soit exprimée dans la sentence. Et il fait remarquer pour finir que beaucoup de ces docteurs avertissaient que cette doctrine, même si elle était vraie théoriquement, ne devait pas être proposée au peuple, à cause du danger d’abus. Il semble que telle soit la pensée de notre auteur. À propos du tyran en acte d’usurpation, celui-ci n’est pas moins prudent. Il n’ignore pas que jadis on admettait communément la licéité du meurtre de l’usurpateur ; pourtant, note-t-il, les théologiens subordonnaient cette licéité à une série de conditions qui n’étaient que rarement réalisées. « Les modernes vont plus loin, poursuit Carrière, et proclament de façon absolue l’illicéité du tyrannicide : nom, vel Me tyrannus occideretur auctoritale privata, vel auctoritate reipublicee : porro neulrum dici potest. Et si cette réponse vaut pour le tyran qui n’a pas encore obtenu le consentement de la nation, elle vaut à fortiori pour celui qui est désormais en possession paisible du pouvoir… » T. ii, p. 386. Quant au tyran injuste agresseur, Carrière commence par citer l’opinion de nombreux théologiens qui permettent à un innocent de défendre sa vie, même aux dépens de celle d’un prince qui l’attaquerait indûment. « D’autres plus sages (sapientiores), — et parmi eux il cite Billuart, — ont mis cette restriction : nisi aggressor sit persona reipublicee necessaria aut utilis, vel nisi ex occisione multa limeantur mala ; car alors le bien privé devrait céder le pas au bien public. » Mais c’est là, conclut notre auteur, i un cas à peu près métaphysique ». Ibid., n. 775, p. 386. Cf. n. 793, p. 408.

Chose digne de remarque, Carrière ne cite jamais, en ces pages, l’opinion de saint Alphonse et ne fait point appel à son autorité. Il préfère celle des sapientiores ou recentiores. Est-ce timidité, ou simple complaisance pour l’opinion courante au début du xixe siècle, qui trouvait la doctrine du saint Docteur trop « large », alors que nous la trouvons plutôt rigide ? Pourtant, à l’époque où parut son ouvrage, la Pénitencerie s’était déjà prononcée d’une manière très générale en faveur des solutions données par saint Alphonse, 5 juillet 1831.

Sans afficher ouvertement un tel souci de prudence, la plupart des moralistes de la seconde moitié du xixe siècle donneront des solutions plutôt sages et, dans le fond, peu divergentes.

Le rédemptoriste Konings, Theol. moralis novissimi Eccl. docloris, 3e éd., New-York, 1870, se réfère tout naturellement à la doctrine de YHomo aposlolicus : Il est certain qu’il n’est pas permis de mettre à mort un tyran de gouvernement. Il n’est pas davantage licite de tuer un usurpateur en possession pacifique du pouvoir. L’auteur souligne à ce propos que le tyran usurpateur pèche en faisant des lois, en rendant la justice, en levant des impôts, en incarcérant les mauvais sujets, « parce qu’il n’est pas le prince ». Et pourtant il a l’obligation de procurer le bien commun et il pécherait davantage en ne rendant pas la justice, etc., lorsque cela est nécessaire. — Les sujets peuvent fournir au pouvoir établi l’aide et les services indispensables à la conservation du bien public. Ils sont même tenus, dans cette même mesure, d’observer les lois et d’exécuter les sentences. Pour l’obéissance et le serment de fidélité, l’auteur conseille de s’en tenir à l’instruction donnée par Pie VII aux sujets de l’État pontifical, le 29 mai 1809. Cidessus, col. 1973. — Il n’est pas permis de tuer le tyran même en acte d’usurpation, si ce n’est de par l’autorité du prince légitime, ou pour une juste défense, ou au cours d’une guerre que la nation aurait entreprise contre lui, t. i, n. 466.

Même doctrine chez Aertnys, de la même congre

gation. Theol. mor., 6e éd., Paderborn, 1901, t. i, n. 184, p. 234. Et encore chez Neyraguet, Comp. theol. mor., Lyon, 1841, p. 157.

"Voici d’autre part les réponses données par Gury-Palmieri, Compend. theol. mor., Rome, 1878, t. i, p. 375 : Il n’est pas permis de mettre à mort le tyran de gouvernement ; ni le tyran d’usurpation qui est déjà en possession du royaume. Quant à l’usurpateur « en acte », il ne peut être mis à mort si ce n’est de par l’autorité du prince légitime ou pour cause de légitime défense, ou enfin au cours d’une guerre que la nation a entreprise contre lui. En ce cas, on présume que mandat a été donné à tout citoyen pour exécuter le tyran. — Bucceroni, Inslit. theol. mor., 4e éd., Rome, 1900, donne une réponse plus absolue : Nemini licet principem unquam interftcere, t. i, n. 706, 3° ; et il cite à l’appui l’autorité de saint Alphonse et la réfutation que fait celui-ci de l’opinion de Gerson. — La pensée de Lehmkuhl, un autre jésuite, est moins nette. Il ne traite pas, il est vrai, ex professo la question du tyrannicide, mais seulement de la résistance à une violence injuste. Tout en condamnant la rébellion, il affirme le droit naturel de défense, vim vi repellere, d’après le texte des Décrétales de Grégoire IX, t. V, tit. xxxix, c. 3. Si la violence est le fait de l’autorité, l’auteur subordonne l’usage de ce droit à deux conditions : chance de succès, absence de crainte de plus grands maux, Theol. mor., 10e éd., Fribourg, 1902, n. 797. II ajoute cependant un peu plus loin : In raro aliquo casu, prohiberi possum quominus me defendam : verbi gralia si uggressor, etsi injustus, bono communi sit multum necessarius, ibid., p. 495, n. 834. Ce cas, rarement réalisé, pourrait être celui d’un tyran, dont la vie serait précieuse pour la nation. Mais en dehors de l’hypothèse de la légitime défense, Lehmkuhl n’envisage pas la question du tyrannicide.

Avec Marc, Instit. morales Alphonsianæ, c’est encore la doctrine de saint Alphonse que nous retrouvons. A la question : An liceat lyrannum occidere, il répond : Négative de façon absolue, « soit qu’il s’agisse d’un tyran de gouvernement, soit qu’il s’agisse d’un usurpateur qui est arrivé à la possession pacifique du pouvoir, soit qu’il s’agisse même d’un envahisseur qui n’a pas encore obtenu cette possession pacifique, à moins que, dans ce dernier cas, le meurtre n’ait lieu de par l’ordre du prince légitime, ou en défendant légitimement sa propre vie, ou au cours d’une guerre entreprise par la nation contre l’usurpateur ». Cꝟ. 7° éd., Rome, 1892, t. i, n. 732. La raison que donne l’auteur est que : nunquam licet occidere hominem privala auctoritate. L’édition de 1933, revue par Gesterman-Raus, ajoute simplement cette réserve : nisi in actu injustæ aggressionis, ad propriam vitam tuendam. Il semble bien que la tradition scolastique soit rompue ; la théorie des modernes l’emporte. « Le renversement du tyran n’implique nullement la légitimité du tyrannicide », note Salsmans, Droit et morale, Bruges, 1925, p. 32. Et il poursuit : « Beaucoup de moralistes catholiques rejettent absolument celui-ci…, tout en admettant qu’une révolution peut être légitime dans un cas exceptionnel. » Vittrant, Théol. morale, Paris, 1941, semble être de cette école. Il admet, sous certaines conditions, le renversement, par la force, d’un gouvernement nuisible au bien commun, mais il n’envisage pas le cas du tyrannicide. n. 462, p. 242.

Parmi les contemporains, Merkelbach, O. P., est à peu près le seul à se rattacher à la tradition scolastique, par l’intermédiaire de Billuart, aux conclusions pratiques duquel il se réfère. Voici sa doctrine sur le tyrannicide, telle qu’il l’expose dans sa Summa theol. ntonilis, 3° éd., Paris, 1939, t. ii, n. 364, 5° : « Il n’est pas permis de mettre à mort un prince qui est légi time, mais qui gouverne tyranniquement et en opprimant son peuple. » La raison donnée est classique : nul n’a le droit, s’il n’est revêtu de l’autorité publique, de tuer un malfaiteur, quelque insigne qu’il soit. Mais à cette prohibition, notre auteur reconnaît deux exceptions, qu’il emprunte au passé et qui légitimeraient le tyrannicide : nisi populus conslituendo regem, hanc potestatem puniendi sibi reservaverit, vel nisi agatur de dejensione necessaria contra actualem aggressionem injuslam. Quant à l’usurpateur (lyrannus ex titulo), qui n’a pas encore obtenu la légitimité, il peut être mis à mort, « non seulement dans le cas de légitime défense, mais encore sur l’ordre du prince légitime ou bien au cours d’une guerre entreprise par la nation contre lui, dans le cas où il ne possède pas encore pacifiquement le pouvoir ; mais s’il en a déjà obtenu la permission paisible, le tyrannicide ne peut être accompli que sur ordre du prince légitime. » Cependant, conclut l’auteur, le meurtre du tyran d’usurpation ne sera permis pratiquement qu’aux quatre conditions suivantes : le tyran n’a certainement aucun droit au pouvoir ; il n’existe aucun supérieur auquel on puisse recourir ; la nation, dans son ensemble, n’est pas opposée au meurtre du tyran ; de ce meurtre ne doivent pas résulter, selon de prudentes prévisions, des maux plus grands et plus nombreux. Ibid., n. 364, p. 367.