Dictionnaire de théologie catholique/POUVOIR DU PAPE DANS L’ORDRE TEMPOREL
POUVOIR DU PAPE DANS L’ORDRE TEMPOREL. — Le Maître divin l’a constaté : « Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des abris, mais le Fils de l’homme n’a pas une pierre pour reposer sa tête. » Matth., viii, 20. Il a dit aussi : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Joa., xviii, 36. C’est pourtant sans contradiction avec l’Évangile, mais par suite d’impérieuses circonstances historiques que la papauté fut contrainte, afin d’accomplir librement sa mission spirituelle, de chercher mieux qu’une pierre où s’appuyer et plus que des propriétés, à savoir une cité, un territoire dont elle fût maîtresse souveraine, « une part de puissance terrestre, qui lui permît de figurer et de se défendre parmi les rois de la terre ». É. Gebhart, Les siècles de bronze, Paris, 1913, p. 87.
C’est, de même, sans paradoxe que les papes ont pu revendiquer une juridiction suprême, qui du domaine purement spirituel descendît jusqu’aux choses temporelles, voire même dans les régions du gouvernement politique et de l’économie sociale.
Il nous faut exposer ici ce qui concerne ce double pouvoir du pape : son principat civil particulier ou pouvoir temporel proprement dit et son pouvoir général en matière temporelle (col. 2701).
I. LE POUVOIR TEMPOREL.
Sous cette appellation on désigne communément et nous désignerons ici le principat civil, la souveraineté qui assure au pape une parfaite indépendance au regard de l’ordre international, devant le droit des gens.
De toute évidence, le pouvoir religieux, mais un pouvoir religieux indépendant, est seul essentiel à la papauté, et il n’entraîne point, comme condition absolument nécessaire, l’exercice d’un pouvoir temporel.
An vrai, le Christ n’a explicitement conféré à Pierre aucun principal terrestre et, pendant de longs siècles, les papes ont été dénués de toute souveraineté politique, c’est pourquoi, du fait historique de ce pouvoir temporel, il importe de dégager le fondement juridique et la justification théologique.
1° La préparation historique et la fondation du pouvoir temporel des papes, Ier-viiie siècle.
2° Les premiers temps de l’État pontifical, viiie-xie siècle (col. 2676).
3° L’affermissement du principat romain, xie-xviiie siècle (col. 2670).
4° De la Révolution à la formation de l’unité italienne (col. 2688).
5° De la Loi des garanties aux Accords du Latran, 1870-1929 (col. 2692).
6° Conclusions (col. 2791).
I. La préparation historique et la fondation du pouvoir temporel (Ier-viiie siècle).
Depuis les origines du christianisme jusqu’à l’établissement du domaine temporel du pontife romain sept ou huit siècles se sont écoulés. Durant cette longue période, les successeurs de saint Pierre ont été, de fait, les simples sujets des souverains qui régnaient sur la ville de Home. Quels furent leurs rapports avec la société civile ? Dans quelles conditions ont-ils exercé leurs pouvoirs spirituels ? Pleines d’intérêt par elles-mêmes, ces deux questions appellent deux séries de réponses différentes, selon que l’on envisage l’époque des persécutions ou celle de la liberté légale.
1° Les trois premiers siècles.
Jusqu’à l’édit de Milan, la situation des papes, au regard du droit public et du droit des gens, se résume en quelques mots. Proscrite par les lois de l’empire romain, l’Église subit une persécution tantôt violente, tantôt contenue, assezrarement interrompue. Les papes sont au premier rang des victimes. La place qu’ils occupent dans la communauté des fidèles les désigne aux bourreaux. Eux-mêmes ils doivent à leur clergé et à leurs ouailles l’exemple de l’héroïsme dans la profession de leur foi au Christ.
Pouvait-il y avoir, dans le domaine politico-religieux, une situation plus tragique et plus simple ? Si la primauté de l’Église romaine en sortit incontestée, elle ne résultait certes pas d’une souveraineté ou d’une indépendance politique des papes. Sans doute, dès le iiie siècle, la communauté chrétienne de Rome est une puissance possédante, dont on pouvait, à travers les provinces, vanter la généreuse charité. Mais, quelle qu’ait pu être la législation établie spécialement contre le christianisme au cours des trois premiers siècles de son existence, il est certain qu’il eut à pâtir d’abord de l’interdiction générale, mais formelle, d’introduire dans l’État une superstition étrangère et nouvelle » ; et, quant au pontife suprême de cette religion universelle, différant du tout au tout des sacerdoces antiques, il prétendait seulement à distribuer l’enseignement de la morale, à représenter, en somme, quelque chose de supérieur à l’État, alors qu’en fait il se trouvait maintenu dans la plus étroite dépendance de l’État.
La conception d’une haute suprématie spirituelle, nouveauté introduite dans le monde par le christianisme, est un des plus grands progrès de la raison humaine éclairée par la foi. Sa réalisation devait amener la plus bienfaisante émancipation des consciences ; mais, d’emblée, elle posait le problème de la souveraine indépendance du sacerdoce chrétien, en face de César, souverain pontife de la Rome païenne.
2° Du ive au viiiie siècle.
En 313, avec l’édit de Milan, s’ouvre une ère nouvelle. Toléré, puis favorisé par les empereurs — Julien excepté — le christianisme devient très vite prépondérant dans tout l’Orient. En Occident, le paganisme, plus tenace, fait équilibre à la foi nouvelle pendant un demi-siècle. Gratien et Valentinien II en accélèrent la défaite et Théodose l’anéantit officiellement. Depuis Constantin, d’ailleurs, et graduellement, la législation s’est imprégnée d’esprit évangélique et, cent ans après l’édit libérateur, on peut dire que l’union de l’Église et de l’État est accomplie.
1. Mais, au point de vue civil et politique, la situation de l’évêque de Rome est restée la même. En fait, le pape n’est ni politiquement indépendant, ni souverain ; il est donc sujet. Cependant, il ne saurait être un sujet comme les autres, et cela précisément eu raison de la pénétration de la société civile par l’esprit chrétien. La foi des princes et des peuples, les prérogatives de sa charge suprême lui assurent une place unique et une incomparable dignité, sans qu’aucun article du Code Théodosien détermine les honneurs dus à sa personne, sans que sa prééminence, d’ordre purement religieux et moral, repose sur aucun titre civil ou politique. Le fait que Rome n’est plus, depuis le début du ive siècle, la résidence des empereurs, eut certes d’importantes conséquences, mais il est insuffisant à fonder immédiatement la parfaite indépendance du successeur de saint Pierre.
2. Bientôt apparaissent les inconvénients d’une situation qui laisse le pape sans défense contre l’arbitraire du pouvoir. S’il plaît à celui-ci de refouler le courant chrétien — telle sera la tentative de Julien — l’évêque de Rome sera livré aux mains des persécuteurs. S’il lui plaît de favoriser l’hérésie — tel est le cas de Constance contre Libère — il ne reculera pas devant une sentence de proscription. S’il lui plaît de rétablir l’ordre au siège même de la papauté et de trancher les différends qui s’élèvent entre chrétiens, tout en se maintenant dans une attitude correcte — comme Valentinien Ier à l’égard de Damase, en 366 — son intervention, forcément, l’établit juge du chef suprême de l’Église. Et, s’il prend parti délibérément entre les factions — comme Honorius en faveur d’Kulalius, puis de Boniface, en 418 — on voit à quelles vicissitudes et à quels dangers peut être livré le sort du pontife romain, lorsqu’il n’est pas le maître chez lui. Encore peut-on considérer cette période, jusqu’à la chute de l’empire d’Occident, comme relativement paisible.
3. Avec les souverains de fait qui se succèdent après 476 les rapports de sujétion de l’évêque de Rome n’ont pas toujours été mauvais ou tendus. Pendant cinquante ans, les princes barbares qui régnent en Italie entourent le pape de respect et même d’honneurs. Pourtant, en 483, Odoacre, s’ingère dans l’élection papale et ce n’est qu’en 499 que le pape Symmaque peut annuler cette mesure odieuse. La compétition du pape Symmaque et de l’antipape Laurent amène, à diverses reprises, l’intervention du roi des Ostrogoths, Théodoric ; et c’est devant le tribunal de ce roi arien que le pape est mandé pour se justifier d’un crime de droit commun. Voir l’art. Symmaque. En 525, Théodoric, dont les sentiments ariens se réveillent, emprisonne Jean I effet rétablit, en l’aggravant d’une taxe, le décret d’Odoacre soumettant la validité de l’élection papale au placet de son gouvernement. Mais ces barbares vont faire école.
4. En 537, Bélisaire, qui a reconquis Rome pour le compte de Justinien, se saisit en son nom du pape Silvère, qui va finir ses jours en exil, parce que Théodora veut lui substituer Vigile, lequel connaîtra, à son tour, les violences impériales : et, s’emparant du privilège exercé par ceux dont il prend la place, Justinien s’arroge le droit de confirmer les élections pontificales. Cf. art. Élection des papes, t. iv, col. 2294-2296.
Cependant, c’est cet empereur légiste qui, en lait eonime en droit, préparc le plus cflieacemeht le pouvoir temporel du pontife romain. Déjà depuis Constantin, les évêques pouvaient, en certaines causes, être juges au civil et, au cours des invasions barbares, beaucoup d’entre eux s’étaient vus investis des loue
lions de defensor civitatis ; les évoques de Rome exercèrent ces magistratures dans des conditions de premier plan qu’expliquent non seulement l’importance de la ville, mais encore son éloignement de la nouvelle capitale. Par sa Pragmatique sanction de 554, Justinien augmente singulièrement la juridiction temporelle des papes, qui, désormais, exerceront un droit de contrôle fort étendu sur toute l’administration civile en général, sur la gestion financière en particulier, en même temps qu’une protection légale du peuple contre les exigences des soldats, les vexations du lise et les prévarications desjuges. Un pape, entre autres, déploya à cet égard une activité constante et énergique, c’est Pelage I er (555-5(51), qui sut utiliser son expérience des affaires politiques et administratives et qui peut être considéré comme l’organisateur, avant la lettre, du domaine pontifical.
Ce domaine était "considérable. Grâce aux dispositions juridiques inaugurées depu ! s l’édit de Milan, les souverains pontifes avaient pu, avec les oblations des fidèles, se constituer, au profit de leurs œuvres diverses, d’importantes propriétés foncières à Rome, en Italie, en Sicile, en Sardaigne : ce sont les patrimoines du Saint-Siège, qui, dès le ve siècle, font du pape, le plus riche propriétaire, le premier contribuable et la plus haute autorité morale et politique de la péninsule. Mais, loin d’être un objet de lucre ou de jouissance, ces possessions sont devenues les pièces d’un organisme social. Que des envahisseurs confisquent ou dévastent l’une de ces terres, une souffrance est aussitôt ressentie, une crise subie par tout un peuple, tant est fortement noué le lien économique entre ce sol et ceux qui le travaillent, tant la bonne administration de cette propriété est grosse de conséquences multiples.
5. Trois ans après la mort de Justinien, quand les Lombards descendent dans la vallée du Pô et, bientôt, poussent leurs entreprises jusqu’au sud de l’Italie, les Grecs ne peuvent qu’à grand’peine se maintenir dans le centre. C’est alors, en 584, que l’empereur Maurice nomme un exarque en résidence à Ravenne, chargé de défendre et d’administrer les provinces où n’ont pu s’installer les barbares. De l’exarque relèvent, outre les territoires vénitiens tout à fait au Nord, et le duché de Naples tout au Sud, avec la Calabre et le duché d’Otrante, le duché de Rome, c’est-à-dire la ville avec la campagne romaine, la Sabine, la Toscane méridionale, une partie de l’Ombrie et, au Sud, la Campanie ; en outre, au Nord-Est, l’exarchat de Ravenne et son territoire, avec la Pentapole. En droit, évidemment, c’estlebasileusquidemeurele souverain de ce domaine, mais à la condition toutefois qu’il exerce effectivement les devoirs aussi bien que les prérogatives de cette souveraineté.
En fait, que se passe-t-il ? L’ingérence impériale continue à se pratiquer dans les élections papales : à vrai dire, à partir de 685, par suite sans doute de la difficulté des communications, ce droit est dévolu à l’exarque de Ravenne. Par ailleurs, on peut dire que la carence de l’empire est à peu près totale : pendant 173 ans au moins, de l’invasion lombarde, en 5(58, à la mort de Léon l’Isaurien (741), il n’envoie que peu de secours efficaces à ses sujets italiens, qui se débattent sous les étreintes des barbares. Les règnes de Maurice, Phocas, Iléraclius, Constantin III se passent sans que ces princes aient le moyen de se soucier des angoisses de leurs sujets de l’exarchat, pressés qu’ils sont en Orient par de plus impérieux devoirs. En 608, il est vrai, Phocas vient à Rome ; mais c’est pour y recevoir des honneurs et y célébrer des fêtes. En 662, Constant II conduit enfin une armée en Italie ; mais c’est pour s’y faire battre deux fois, obligé de se replier sur Rome, il y est reçu splendidement, mais
emporte de la ville des quantités considérables de bronze arraché aux édifices publics. C’est ce même Constant II qui, neuf ans plus tôt, avait fait arrêter au Latran et exiler le saint pape Martin I er, coupable d’avoir condamné son monothélismc. Si les Romains n’avaient empêché l’exécution des ordres Impériaux, les papes Sergius et Jean VI auraient eu un sort semblable.
Là, cependant, ne se bornent pas les interventions byzantines. Par tous les moyens, les exarques s’emploient à préparer les élections pontificales au gré du basileus, en sorte que, fréquemment, ce sont des Orientaux qui montent sur le siège de Pierre. Si l’on songe qu’aux viie et viiie siècles la cour de Constantinople est à plusieurs reprises hérétique (monothélite ou iconoclaste), il est légitime de conclure que le régime grec est de sa nature intolérable pour les pontifes romains. Tout comme jadis l’Hénotique de Zenon et VÉdit de Justinien, l’Ecthèse d’Héraclius et le Type de Constant II constituent non seulement des ingérences dogmatiques abusives, mais encore des instruments d’oppression. On en dira tout autant de la pression de la cour byzantine pour faire accepter des papes le concile Quini-Sexte.
Quant à l’administration civile sous la domination byzantine, elle témoigne en général de son impuissance à assurer la prospérité matérielle de la péninsule. Tout languit et tombe à la fois : l’agriculture, l’industrie, le commerce, les lettres et les arts.
6. Tout au rebours de ces procédés, « l’Église romaine… fut la grande pourvoyeuse, qui fit vivre Rome. Sous l’Aventin, le long du Tibre, elle avait ses greniers ; à défaut du blé impérial, la population se nourrissait du blé papal… Le palais du Latran était le centre d’une vaste organisation charitable… Une étroite solidarité, affermie et précisée par l’expérience de plusieurs générations, unissait les intérêts du Saint-Siège et ceux des Romains. Ils voulaient le bien du pape qu’ils considéraient comme le leur, parce que les biens du pape étaient en définitive les leurs. Quatre siècles durant, Rome fut défendue contre la misère par les domaines de l’Apôtre, de même qu’elle avait été défendue contre les barbares par la personne de l’Apôtre. L’empereur était loin et semblait sourd ; l’exarque était près et se montrait impuissant ; le pape apparaissait comme le serviteur, présent et efficace, des nécessités publiques. Or, telle est précisément la définition que le christianisme donne du souverain. Retenons cette coïncidence féconde qui nous permettra d’expliquer l’histoire ultérieure. » Goyau, Pératé, Fabre, Le Vatican ; La papauté et la civilisation, 2e éd., Paris, p. 29-30, 32-33.
Une lettre que saint Grégoire écrivait le 1er juin 595 à l’impératrice Constantia nous révèle en raccourci son budget. Jafîé, Regesta, n. 1352. Le pape doit prendre à sa charge non pas seulement l’entretien de ses églises, de son clergé, de ses monastères et de ses pauvres, mais encore, et par surcroît, les dépenses de l’État, la solde des troupes, l’approvisionnement de la population et les tributs à payer aux Lombards. « L’évêque de Rome, dit P. Batifïol, fait figure de banquier du basileus, à cela près qu’il n’est jamais remboursé de ses avances. » Saint Grégoire le Grand, Paris, 1928, p. 68. Ne nous étonnons pas qu’à son avènement Grégoire se soit effrayé devant le poids et la complexité de tant d’affaires extérieures, de tant de préoccupations politiques et sociales, au point de se demander « si être pape en ce moment, comme il l’écrivait, c’est être un pasteur spirituel ou un prince temporel ». Episl., t. I, ep. xxv, P. L., t. lxxvii, col. 476-477. « Les papes, dit Lavisse, sont dès lors les vrais maîtres de Rome. » Lavisse et Rambaud, Histoire générale, t. I, p. 231. Après saint Grégoire, leur pouvoir
temporel ne fait que s’étendre et s’affermir, au fur et à mesure que la tutelle des Grées s’affaiblit. Le peuple. qui est soumis à la juridiction spirituelle de l’Église et au prestige de sou pontife, successeur et vicaire de Pierre, s’attache de plus en plus à son autorité quasi souveraine dans le domaine civil et temporel, parce qu’il en apprécie de jour en jour la bienfaisance.
Ce sont les papes qui vont organiser, pour la défense de la ville, cette milice, cet exercitus romanus qui doit parer aux coups de force tentés par les Lombards ou par les Byzantins contre le duché de Rome et ses dépendances que bientôt l’on nommera la Respublira romana, la Sancta respublica, la Respublica sancti Pétri.
7. Désormais, les événements se précipitent. Ce n’est pas ici le lieu de les raconter par le détail, ni comment les papes de cette époque, en dépit du mauvais vouloir des empereurs iconoclastes, sauvèrent à plusieurs reprises l’exarchat de Ravenne par leur persévérant lovalisme. Voir ici les art. Grégoire II et Grégoire" III, t. vi, col. 1783-1784, et 1788-1789 ; Etienne II, t. v, col. 973-975 ; Paul I", t.xii, col.l sq., et Zacharie. « Alternativement, et quelquefois en même temps, remarque M. Goyau, les empereurs de Byzance et les conquérants lombards apparaissaient aux papes comme des ennemis de l’Apôtre. Son dogme était démembré par les premiers, ses patrimoines par les seconds. Entre eux, ils s’accordaient mal et, par un jeu de bascule, le pape s’appuyait tantôt sur les uns, tantôt sur les autres. Mais un jour que Pelage II avait imploré le secours de l’empereur contre les Lombards, celui-ci l’avait prié de s’adresser aux princes francs. La papauté tint compte du conseil. En 738, elle sollicita Charles-Martel de descendre en Italie ; Pépin, à deux reprises, Charlemagne ensuite exaucèrent ce vœu ; ils contraignirent les Lombards de restituer à l’Apôtre les domaines perdus, et les papes acquirent, sur les régions que couvraient en grande partie ces domaines, une sorte de souveraineté temporelle. Ce fut un nouveau service rendu par la race franque à la papauté. L’écrasement des musulmans, la victoire sur les Lombards, le concours prêté à Boniface étaient l’œuvre non point des souverains francs de la race mérovingienne, mais de la famille austrasienne des Pippinides : la papauté éleva Pépin au trône, et Charlemagne à l’empire. Le sacre du roi Pépin par Etienne II, la donation du pouvoir temporel faite aux pontifes par le roi Pépin, la confirmation de cet acte par Charlemagne et le couronnement de celui ci comme empereur par Léon III apparaissent comme des faits connexes. Il y a là autre chose qu’un vulgaire échange, dans lequel Pépin et Charlemagne auraient apporté leur épée, Etienne et Léon leurs saintes huiles. Nous avons observé, à propos de saint Grégoire le Grand, que les papes, en fait, exerçaient dans Rome les fonctions de souverain avant d’en posséder le titre. Et, pareillement, lorsque Pépin, héritier des maires du palais, et maire du palais lui-même, sollicita, au sujet de la couronne de France, une décision du pape Zacharie : « Il est juste, répondit celui-ci, que celui qui remplit l’office de roi en ait aussi le titre. » Enfin, lorsque Léon III confiait à Charlemagne, avec le titre d’empereur, le vicariat temporel des intérêts divins, il récompensait les constants efforts de la famille des Pippinides pour protéger contre l’Islam les frontières de la chrétienté ou pour les reculer aux dépens du paganisme saxon. Ces événements étaient une leçon vivante à l’adresse des puissants ; ils enseignaient que la souveraineté n’est point une sinécure et un privilège gratuit, mais une charge et une source d’obligations. La déchéance partielle infligée aux souverains de Byzance, la déchéance complète infligée aux Mérovingiens, ne furent pas des révolutions improvisées,
DICT. DE THÉOI.. CATHOL.
des coups d’État dus à une surprise, mais le résumé et la conclusion de l’histoire antérieure. » Goyau, Pératé et Fabre, <>i>. cil., p. 39-40.
Le pouvoir temporel du pape, définitivement constitué, il n’y a ni justice, ni intelligence des faits à l’expliquer par l’ambition humaine et l’habileté politique des papes ou par la complicité de deux usurpateurs, le maire du palais, en France, et l’évêque de Home, eu Italie. D’autre part, l’histoire démontre que l’État pontifical, apparaît, à ses débuts et dés son premier patron carolingien, comme l’œuvre d’une rigoureuse nécessité. Une Église isolée et détachée des choses et des intérêts de ce monde, perpétuant dans une Europe bouleversée par les invasions la mission de Pierre et des apôtres, une papauté tranquille et pauvre, mais vénérée, libre et sûre de son lendemain, au viiie siècle, aux siècles suivants, c’était, à coup sûr, une irréalisable chimère.
II. LES PREMIERS TEMPS DE I.’EtAT PONTIFICAL.
De Pépin le Bref et Charlemagne a Grégoire VII (vme -xie siècle). — Les donations de Pépin et de Charlemagne assuraient-elles au pape une indépendance politique absolue ? Non pas, certes, mais seulement l’indépendance relative, la seule qu’il put désirer à cette époque. Le Saint-Siège, en effet, ne pouvait songer à un isolement splendide, alors qu’il avait à se défendre contre les entreprises des Grecs, les invasions des Lombards et, bientôt, des Sarrasins, ainsi que contre les surprises des seigneurs toscans et des ducs de Spolète. Il lui fallait une protection efficace, respectant l’autonomie du patrimoine de saint Pierre, sans avoir les inconvénients avérés de la domination byzantine. Le protectorat des Francs lui semblait répondre parfaitement à ce besoin ; la collation du titre de patrice au roi Pépin et à ses fils, le couronnement de Charlemagne comme empereur d’Occident, l’investissant de Vadvocatie de l’Église, ce sont autant de gestes significatifs. Mais de saint Pierre et des mains de son successeur le nouveau césar, en recevant la couronne, reçoit des droits qui sont en quelque façon subordonnés au pouvoir spirituel. Jusqu’à quelles précisions, dans l’esprit des papes du viiie siècle. s’élabore cette conception grandiose d’un Saint-Empire ? Cf. Léon Levillain, Le couronnement impérial de Charlemagne, dans Rev. d’hist. de l’Égl. de Fr., t. xviii, 1932, p. 5-19.
Ce qui paraît certain, c’est que l’empereur carolingien reste le protecteur bienfaisant, mais lointain, des États de l’Église et du pontife romain. Il ne peut être formellement question, en effet, de rapports étroits et précis de vassal à suzerain. Ni la papauté, instruite par l’expérience de quatre siècles, n’y aurait consenti, ni le roi franc, ambitieux, certes, mais sincèrement religieux, n’y aurait voulu prétendre ; et, du reste, le droit féodal s’ébauche à peine, en vertu duquel le suzerain choisira ou confirmera son feudataire, devra l’installer et pourra le déposer.
Il n’en demeure pas moins que la constitution du nouvel empire chrétien a des contours trop indécis. L’avenir en révélera bientôt les lacunes, et les papes ne tarderont pas à s’apercevoir que, réellement traités en vassaux, ils ont, en fait, de véritables suzerains.
1° Sous les Carolingiens (756-900). — Ce péril, Adrien I er ne l’a-t-il pas déjà pressenti, alors que Charlemagne, n’étant encore que patrice des Romains, entendait exercer les droits d’un titre qui, à ses yeux, n’était pas seulement honorifique ? Voir ici, art. Adrien I er. t. i, col. 418-150. — Du moins, peut-on reconnaître que l’union intime entre le Saint-Siège et la famille carolingienne produisit, en général, d’heureux effets. Elle maintint à Rome une paix relative ; elle y lit prédominer la force du droit, en protégeant l’indépendance du ministère apostolique. Sur la question du
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pape Léon III, voir ici, t. ix, col. 306 sq. Et c’est bien ce qu’exprime la constitution de 817, par laquelle Louisf le Débonnaire déclare que ni lui, ni ses successeurs ne s’ingéreront dans les élections pontificales et que leur intervention dans le gouvernement temporel de Rom.2 sera restreinte au cas de graves désordres.
Malheureusement, les décisions conciliaires de 769 (voir ici, art. Etienne III, t. v, col. 975-977), qui retiraient aux laïques le droit d’élire le pape et réservaient l’éligibilité aux cardinaux, ne furent guère mises en vigueur, et le peuple romain, affranchi du despotisme byzantin, ne sut pas toujours user de sa liberté ; les élections pontificales donnèrent lieu à des intrigues, à des complots et à des émeutes. En 824, après un appel d’Eugène III à Louis le Débonnaire, lorsque Lothaire I er, envoyé par l’empereur, fait promulguer la Constitutio romana, c’est d’accord avec le pape que sont modifiées les dispositions de 769 ; désormais, non seulement le peuple romain devra prêter serment de fidélité à l’empereur, mais encore tout pontife élu, avant d’être consacré, prêtera ce même serment devant les missi impériaux. Cf., ici, art. Élection des papes, t. iv, col. 2300, et Eugène III, t. v, col. 1489-1490.
De telles dispositions ont beau confirmer et garantir la souveraineté temporelle, elles portent une réelle atteinte à la parfaite indépendance du pontife romain. Si l’empereur veut exercer son rôle de protecteur et de juge, il devient l’arbitre des élections et de tous les conflits qui peuvent éclater entre le pape et son peuple. De fait, à chaque vacance du Saint-Siège, les familles patriciennes de Rome se disputent la succession, et les empereurs interviennent dans tous les conflits. Ils dépassent bientôt les limites des pouvoirs qu’ils se sont arrogés. Ils en arrivent, à s’attribuer la désignation du candidat, et même, comme Lothaire I er, en 844, à exiger le droit de confirmation. Louis II ira plus loin, jusqu’à soutenir l’antipape Anastase et à sévir contre Benoît III, légitimement élu (855), jusqu’à conduire à Rome un groupe d’évêques excommuniés qui semblent vouloir la déposition de Nicolas I" (864). Voir ici, art. Nicolas P r, t. xi, col. 513. On s’explique que dans de telles conjonctures ce pape (858-867) ait rappelé que l’institution du patriciat et de l’empire avait eu pour but premier la protection du principat civil des papes, ad sanctse roman r Ecclesiee libertalem et sublimitatem. Nicolas I er, Epist., lxxix, P. L., t. exix, col. 915.
Et, cependant, quand les empereurs manquent à leur mission, les pontifes romains sont fidèles à la leur. Saint Léon IV (847-855) repousse les Sarrasins, organise et fortifie la cité léonine. Bientôt Jean VIII, (872-882) saura mener lui-même une expédition contre les infidèles.
Du reste, après la mort de Charles le Gros (888). l’empire carolingien est livré à l’anarchie. Entre les divers compétiteurs, les papes ne savent sur qui compter ni à qui se donner. Contraints de conférer la couronne de Charlemagne au hasard des événements, ils expient sous de nouveaux vainqueurs la condescendance dont ils ont usé envers leurs rivaux. A leur tour, les césars improvisés profitent des vacances du Siège apostolique pour faire élire un de leurs partisans.
2° Sous la féodalité italienne (900-963). — Mais c’est, dans la période suivante surtout que se produisent les grands conflits, les interventions abusives, les funèbres tragédies, en ce xe siècle, au cours duquel, l’empire ayant disparu, l’État pontifical se trouve sans défense en face de l’aristocratie laïque, les nobles à demi sauvages de Rome et de la campagne latine. Ceux-ci s’emparent du droit d’élection au Saint-Siège ; la famille de Théophylacte préside aux destinées du patrimoine de l’Apôtre : les barons choisissent, au gré de leurs
convoitises et de leurs haines, l’homme qui sera à la ois leur souverain et leur évêque, tandis que les femmes de ces dynasties féodales mettent le comble au scandale. Les papes de cette lamentable époque n’ont plus qu’un pouvoir temporel purement théorique ; l’indépendance de leur ministère spirituel est moindre encore.
3° Soas les césar* germaniques (963-1058). — Cette situation change le jour où Jean XII (955-964), après avoir couronné Othon le Grand (962) et obtenu d’abord son puissant appui, est déposé par un concile que préside l’empereur (963). Rome rentre dans l’ordre, en rentrant sous le joug impérial. Othon remet en vigueur la constitution de 824. Dès lors, les césars de la dynastie saxonne, descendant des Alpes à la tête de leur chevalerie, viendront rétablir la paix dans la Ville éternelle. Ces fréquentes interventions de l’empire dans les affaires romaines, non moins que la prédominance du droit féodal, aboutissent à une évolution logique du statut de la papauté et de son pouvoir temporel. Jusqu’à la réforme capitale de Nicolas II, c’est l’empereur allemand qui, en suzerain prétendu, choisit et investit le pape, nomme ses familiers, les évêques de sa cour. Le Saint-Siège est inféodé, au Saint-Empire germanique, et lorsqu’il arrive que la papauté retombe un instant sous l’influence italienne, les intrigues, les troubles, les ignominies recommencent.
Enfin, le moine Hildebrand devient le principal inspirateur des papes qui se succéderont à partir de la mort de saint Léon IX (1054). La querelle des investitures est commencée avec la réforme générale de l’Église.
4° Jugement et conclusion sur cette période.
Jusqu’en
cette fin du xie siècle, en dehors des chartes ou diplômes concernant les donations faites au Saint-Siège, en dehors des constitutions ou lettres conciliaires ou pontificales touchant l’indépendance et la souveraineté spirituelles et temporelles du successeur de saint Pierre, les documents sont rares sur la question qui nous occupe.
En 778, le pape Adrien I" (772-795), dans une lettre à Charlemagne, semble bien faire allusion à cet apocryphe qui eut tant de succès au Moyen Age et qui est connu sous le nom de Donation de Constantin. Sans doute, vit-il le jour dans le dernier quart du viiie siècle ou au début du ixe, « à une époque, dit dom Lcclercq, où de pareilles supercheries semblaient légitimes, pourvu qu’elles rendissent service et suppléassent aux textes authentiques disparus ou inexistants », art. Constantin, dans Dictionn. d’archéol. chrét. et de liturgie, t. ii, col. 2676-2683. Ce n’est pas ce faussaire qui créa le droit, c’est l’histoire qui y avait travaillé plusieurs siècles durant, quoi qu’il en fût des intentions de Constantin.
Toujours est-il qu’Énée, évêque de Paris († 870), dans son traité Advcrsus Grsecos, Ratramne de Corbie (t vers 870), dans son Contra Grsecorum opposila, Hincmar de Reims († 882) et les auteurs ecclésiastiques de ce temps (comme plus tard Pierre Damien), font état du fameux document, ou le supposent admis, sans se préoccuper d’instituer du pouvoir temporel une justification théologique que personne alors ne réclamait et qui, nous l’avons vii, se dégageait avec évidence des faits.
En s’aflranchissant du joug intolérable des Grecs, les pontifes romains ont cherché un protecteur nécessaire contre les ennemis extérieurs, et le protectorat des Carolingiens ne manqua, à l’ordinaire, ni de tact, ni de bienveillance. Du reste, voici que grandit le danger des ennemis intérieurs, les factions italiennes, dont l’influence est néfaste sans compjnsation. La tutelle des empereurs allemands rend d’abord à l’Église quelques services ; mais ce régime, qui pèse bientôt lourdement sur l’indépendance des papes.
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- POUVOIR TEMPOREL DU PAPE##
POUVOIR TEMPOREL DU PAPE. L’AFFERMISSEMENT
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est en contradiction avec l’institution du Christ, qui n’a pas confié à César le choix de ses vicaires. Ce ne peut être là qu’un pis-aller temporaire.
En définitive, cette expérience d’une dépendance de plus en plus effective renferme une nouvelle leçon. Si le souverain pontife ne peut être le sujet d’aucun prince, il ne saurait être non plus, d’aucune manière, le rassal de personne. Toute suzeraineté l’asservit, toute ingérence séculière contrecarre ou paralyse sa primauté spirituelle et la déshonore. C’est dire que "la papauté ne sera libre que le jour où elle n’aura pas de maîtres temporels ». Duchesne, Les premiers temps de rÉtut pontifical. 2’éd.. p. 397.
III. I.’affermissement du principat civil des i’ai i s (i -xviir siècle). — Au cours de cette longue période, en même tenir s que son pouvoir spirituel se fortifie, la papauté émancipe de plus en plus son pouvoir temporel de la tutelle féodale du Saint-Empire : et, alors même que son magistère ou sa primauté dans l’ordre religieux, son contrôle plus ou moins direct dans l’ordre politique sont contestés, elle affermit définitivement l’indépendance et la constitution intérieure de l’État pontifical.
1° De Nicolas II à Eoniface Mil (1059-1303). -Le prestige de la papauté a beau s’accroître de jour on jour dans la chrétienté, cette époque est pleine de icissitudes pour son pouvoir temporel.
1. Hildebrand avait entrepris de libérer l’Église. Trois mois après l’intronisation de Nicolas II (1059). la bulle In nemine Dcmini confiait aux cardinauxévêques l’initiative pour la désignation des pontifes. Le Saint-Siège, en écartant définitivement toute influence laïque, resaisissait l’ancienne liberté électorale et se détachait délibérément de l’empire. Si Nicolas II reconnaît à Henri IV le droit de confirmer l’élection, c’est là une pure concession et une faveur peisonnelle, non pas un droit régulier attaché à une couronne. Voir, ici, l’art. Élection des papes, t. iv, col. 2313-2314. C’est, du même coup, émanciper et renforcer le pouvoir civil et politique du pape dans son domaine temporel ; c’est donner au chef de l’Église la liberté nécessaire pour entreprendre la réforme des mœurs et de la discipline dans le peuple et dans le clergé, pour mener la lutte aussi contre les investitures abusives. Cette lutte sera tragique. Hildebrand, devenu Grégoire VII (1073-1085), connaîtra des victoires, mais aussi des revers ; après maintes vicissitudes, il devra quitter Rome et mourra à Salerne. Urbain II (10881099) ne sera sauvé que grâce aux troupes de îa comtesse Mathilde qui, dès 1077, avait donné ses États au Saint-Siège. Mais Henri IV intronisera à Rome l’antipape Guibert de Ravenne (Clément III) et, en 1106, c’est Pascal II (1099-1118) qui est retenu captif par Henri V, jusqu’à ce qu’il ait consenti des concessions excessives. Gélase II (1118-1119), Calixte II (11191 121) seront de même réduits à s’exiler de la Ville éternelle, pour être hors des atteintes des empereurs, et le patrimoine de Pierre sera envahi, pillé. Ces violations du droit ne seront pourtant que les épisodes tragiques d’une lutte d’où le pouvoir temporel sortira intact, grandi, indépendant de l’empire germanique, malgré l’appui que lui prêtera l’absolutisme régalien des légistes de Bologne.
2. Il s’en faut, toutefois, que le gouvernement intérieur des États de l’Église ne subisse aucune crife. Au XIIe siècle, le mouvement communal atteint Rome. Ailleurs, en Lombardie par exemple, les communes et le pape s’entendent contre les barons. A Rome, c’est par une insurrection imposante que la bourgeoisie entre en scène. Voulant rétablir la « république romaine », elle se ligue avec les nobles contre Innocent II (1 130-1 113) et installe au Capitole un i sénat » : l’émeute liv : e b ; taille dans la ville et hors les murs.
Célestin II (1143-1144), Lucius II (1144-1145) doivent renoncer à entrer dans leur capitale. Si Eugène III (1115-1153) y est réintégré (déc. 1145), c’est par la grâce et par les armes des comtes de Campanie et des habitants de Tivoli, avec quelques autres concours ou connivences. Mais le Sénat, qui a dû accepter de n’être plus qu’une assemblée municipale, renouvelle ses prétentions. Cette fois, Arnaud de Brescia est l’âme de la révolte ; la république est de nouveau proclamée. Niant le principe même du droit de propriété de l’Église, le démagogue enseigne que clercs ou moines, évêques ou pape ne peuvent rien posséder, sous peine de damnation. A plus forte raison, le pontife romain ne saurait-il avoir aucun droit au gouvernement temporel de Rome. Eugène III, sommé d’avoir à se contenter désormais du pouvoir spirituel en vivant uniquement des dîmes et des dons volontaires, se voit obligé de quitter la ville (janvier 1146). Il y revient et en repart deux fois, mais meurt à Tivoli. Après le court pontificat d’Anastase IV (1153-1154), Adrien IV (1154-1159) réussit à étouffer la révolution ; Arnaud de Brescia est exécuté. Triomphe chèrement payé puisque c’est grâce aux soldats de Frédéric Barberousse qu’il est obtenu. Voir, ici, l’art. Arnaud de Brescia, t. i, col. 1972-1975.
Alexandre III (1159-1181), après avoir été fêté par son peuple, se voit expulser de sa capitale, que lui disputent, d’ailleurs, les antipapes de Barberousse, et son cadavre, ramené d’exil, est insulté par la populace. Lucius III (1181-1185), en quatre ans de règne, séjourne à Rome quatre mois ; Urbain III (1185-1187) et Grégoire VIII (1187) n’y pénètrent jamais. Clément III (1187-1191) peut y reparaître ; mais il passe avec le peuple l’acte fondamental de 1188. Rédigé au nom du Sénat et du peuple romain, daté de la NLIYe année de l’institution du Sénat, c’est moins une charte octroyée par le souverain qu’une constitution imposée par les sujets révoltés ou, plus précisément, par » le très magnifique ordre sénatorial ». On y reconnaît cependant la souveraineté du pape sur le Sénat et sur la ville ; de son côté, le pape reconnaît l’existence légale de la commune, de son gouvernement, de ses assemblées. Malgré tout, les troubles ne cessent pas et ! e gouvernement communal est entrecoupé de dictatures, notamment celle de Carosomo (1191-1193), que dut subir Célestin III (1191-1194).
Le grand Innocent III (1198-1216), dès son avènement, remédie à cet état de choses, en obtenant la soumission du Sénat, du préfet de la ville et des nobles. Après avoir réprimé un nouveau soulèvement, il crée d’office un sénateur unique et c’est à peine si, en 1208, on doit signaler une dernière tentative de rébellion. Du reste, ce pontife, dont l’immense autorité et le prestige éclatant dominent son époque, se concilie l’amour de ses sujets par les initiatives sociales de sa charité.
3. A suivre cette histoire, on apprécie les fameuses invectives de saint Bernard († 1153) contre les Romains grandiloquents et mesquins, contre cette « race inquiète, factieuse, intraitable, respectueuse de l’autorité alors seulement qu’elle sait ne pouvoir la mettre à bas ». De consideralione, t. IV, c. ii, n. 2-4. On s’explique même sa façon de voir au sujet du pouvoir temporel : témoin des difficultés que rencontrent les papes de son temps dans le gouvernement de leurs États, non seulement il préconise l’abandon de Rome devant la révolution, mais il semble bien aller jusqu’à la renonciation totale et définitive au pouvoir temporel. Le pape devra-t-il donc user de la force armée pour se maintenir ? Dracones, inquis, me mortes pascere, et scorpiones, non oves. Propter hoc, inquam, magis
aggredere eos, sed verbo, non jerro Si sic fecisti et non
pro/ecisti, est deniam quod facias et quod dicas : exi de
Itur Chaldworum, et dicilo : « quia oportel me et aliis civitatibus evangelizare. » I’uto nec pœnitebit exsilii, orbe pro urbe commutato. Ibid., ciii, n.7, 8, P.L., t.cLxxxii, col. 77( ;. Cependant, autant qu’homme de son temps, saint Bernard accorde une valeur à la Donation de Constantin ; mais il est loin de ces canonistes ou théologiens qui font grand état du principat civil du Saint-Si £ge. Il s’offusque de la pompe impériale et toute mondaine des papes : In his successisti non Petro, sed Constantino. Ibid., c. iii, n. 6. Mais il ne faut pas oublier que c’est un maître, un maître de haut ascétisme et de pastorale, qui s’adresse à un disciple chéri, Eugène III, dont il envisage avant tout la primauté spirituelle et dont il stimule le zèle apostolique, en dehors des contingences sociales et politiques.
4. En réalité, les papes du Moyen Age ne pouvaient se tenir à l’écart du fait et du droit de la féodalité. S’ils luttent de toutes leurs forces pour échapper à la suzeraineté de l’empereur, ils luttent aussi, pour défendre leur suprême autorité dans la collation du titre impérial : s’ils se refusent à être désignés ou même confirmés par les césars germaniques, ils entendent bien que ceux-ci tiendront leur couronne du pontife romain. D’autre part, souverains féodaux, les papes ont leurs vassaux, en Italie et ailleurs. C’est le cas pour les États normands de la péninsule, pour l’Espagne, pour l’Angleterre et pour la Hongrie, la Croatie-Dalmatie, le duché de Kiev. Évidemment, un tel état de choses pouvait servir le ministère apostolique ; mais, en fait, il le desservait souvent, par les conflits que provoquait ce mélange du spirituel et du temporel.
5. Du reste, le xme siècle, si impérieusement inauguré par Innocent III, est loin d’être sans ombres pour le pouvoir temporel. Grégoire IX (1226-1241) a eu beau déclarer (1240) « que l’État romain est le reste et le symbole de la domination universelle qui lui appartient et dont il a voulu confier à l’empereur une partie » (.1. Rivière, Le problème de l’Église et de l’État, p. 38), ses successeurs Innocent IV (1243-1254), Alexandre IV (1254-1261), Urbain IV (1261-1264), Clément IV (1265-1268), subirent plus d’une fois la loi du vainqueur et ne jouirent pas de la paisible possession du Patrimoine de saint Pierre. Il est aisé de constater que cette situation gênait singulièrement l’exercice de leur juridiction spirituelle.
On comprend dès lors la raison d’être de cette constitution Fundamenta mililanlis Ecclesise, rendue le 18 juillet 1278 par Nicolas III (1277-1280), instruit par les fâcheux précédents créés par Charles d’Anjou. Elle interdit, sauf permission spéciale du Saint-Siège, à tout souverain, empereur, roi ou seigneur, l’accès aux magistratures urbaines ou aux fonctions municipales de Rome. Le motif allégué expressément, c’est la nécessité pour le chef de l’Église d’être libre en ses actes, lui et ses conseillers, les cardinaux, surtout en cas de promotion ou d’élection.
Enfin Boniface VIII (1294-1303), qui, par ailleurs, de ses démêlés avec la France vit sortir l’autorité pontificale sensiblement amoindrie, put maintenir à Rome son pouvoir temporel, en dépit des difficultés constantes que lui suscitaient les intrigues et les violences des Colonna ; et, pourtant, c’est l’attentat d’Anagni qui hâtera sa fin.
2° De Benoît XI à Innocent X (1303-1655). — Cette période verra s’affirmer de plus en plus le progrès des nationalités et la sécularisation de la politique, tandis que disparaîtra l’organisation féodale de la chrétienté.
1. Benoît XI (1303-1304) est considéré parfois comme le premier des papes modernes. Son règne est surtout une transition. Le xive siècle, si funeste pour le Saint-Siège, s’ouvre sous le signe des légistes et s’achève sous celui des théologiens férus de la primauté . du Concile. Que devient le pouvoir temporel sous le
pontificat des papes d’Avignon (1305-1377) ? Nous n’avons pas à narrer en détail l’histoire de ces soixante-douze années, les usurpations des princes italiens qui se pressaient aux frontières, la félonie des seigneurs qui devaient au pape une fidélité de vassaux ou de sujets, les équipées du tribun Rienzi, les guerres entreprises pour reconquérir les villes et les provinces perdues, les victoires du cardinal Albornoz couronnées par la politique habile de Grégoire XI (1370-1378). Il nous sullira de caractériser cette période du point de vue qui doit retenir notre attention.
Les pontifes romains, durant leur séjour en Avignon, manquaient-ils de l’indépendance que réclame leur ministère spirituel ? Sans doute, Clément V (13051314) obéit trop docilement aux injonctions et aux désirs de Philippe le Bel ; et quant à ses successeurs, principalement Benoît XII (1331-1312), ils eurent bien des complaisances d’ordre financier, politique et diplomatique, pour les rois de France. Mais, à cet égard même, il convient de les laver tous du reproche de partialité indigne et de honteux servilisme. Jamais leur attitude ne fut gravement ou longuement répréhensible dans l’ordre religieux proprement dit et, s’ils eurent quelques faiblesses, ils firent preuve, le plus souvent, d’une réelle liberté apostolique. C’est malgré le roi Charles V que Grégoire XI, reprenant la tentative d’Urbain V (1362-1370), rentra à Rome.
Ajoutons néanmoins que, malgré la souveraineté qu’elle exerçait sur le Comtat-Venaissin, la papauté y était beaucoup moins chez elle que dans ses États italiens, et qu’elle y paraissait nécessairement moins universelle. Les Anglais ne voulaient pas entendre parler d’un pape français et ils menaçaient de lapider ses légats, s’ils mettaient les pieds en Angleterre. Le Comtat, sans doute, était un apanage du Saint-Siège ; mais Avignon avait pour suzerains les princes d’Anjou qui avaient, comme Capétiens, partie liée avec les rois de France. Enfin, si la turbulence de leurs sujets et vassaux rendait Rome difficilement habitable pour des pontifes débonnaires et mal secondés, il reste vrai de dire que la Ville éternelle offrait aux papes plus qu’Avignon -le prestige international que requiert l’exercice de leur charge. On peut dire que le Grand Schisme d’Occident fut facilité par cet exil volontaire sur les bords du Rhône : « deux capitales préparaient deux têtes ». L. Salembier, Le Grand Schisme d’Occident, 3= éd., Paris, 1902, p. 23. Déjà, en 1328, Louis de Bavière, qui vient se faire couronner à Rome par deux évêques excommuniés, ouvre la voie, en déposant Jean XXII et en nommant un antipape soutenu par les fraticelli.
2. Si l’on jette un regard sur les États de l’Église à cette triste époque, où la chrétienté se vit partagée en deux puis en trois obédiences, on constate d’abord que le pape de Rome conserve, malgré tout, sur ses rivaux, l’avantage du prestige et que, s’il avait été le seul pontife unanimement obéi, il eût plus aisément reconquis, avec le gouvernement incontesté des domaines de saint Pierre, la liberté nécessaire pour mener à’bien la réforme de l’Église dans toutes les nations catholiques et peut-être prévenir le protestantisme.
3. Au contraire, et à la faveur des événements qui ébranlent la papauté, les esprits entrent en fermentation, les théories les plus subversives ont cours.
Déjà « l’idole des jurisconsultes », François Accurse (1182-1260), de l’école bolonaise, dans sa Glossa ordinaria (1220) avait semblé mettre en question la légitimité du principat civil du vicaire de Jésus-Christ. Au début du xive siècle, l’auteur anonyme de la Quæslio in utramque partent discute, non seulement la Donation de Constantin, mais le principe même du pouvoir temporel du pape ; le légiste Pierre Dubois, qui prétend réformer l’Église, préconise, entre autres
moyens, la renonciation du pape à ses Ktats ; le dominicain Jean de Paris, dans son Tractatus de jtolestale regia et papali (1304), conteste, lui aussi, la légitimité, même juridique, de la fameuse donation. Quant à Marsile de Padoue (t vers 1343), sans en révoquer en doute l’authenticité, il y voit l’origine funeste de tous les empiétements de la papauté tant au temporel qu’au spirituel ; et, comme il refuse à l’Église tout droit de propriété, à plus forte raison dénie-t-il à son chef tout droit à un principat civil quelconque. Voir J. Rivière, op. cit., p. 274 sq., 342-345, et, ici, l’art. Marsile de Padoue. t. x, col. 153-177. Par là il s’apparente aux fraticelli et aux vaudois, à’W’iclef et à Jean Huss.
Dans le camp opposé, Gilles de Rome (| 1316) ou même Jacques de Yiterbe († 1308) accordent au pape une telle précellence sur le temporel comme sur le spirituel que son principat civil n’est à leurs yeux que la moindre des prérogatives que lui décerne le droit divin. Alexandre de Saint-Elpide (fl325), général des augustins, tout en considérant comme incertaine la Donation de Constantin, défend expressément les droits du pape à une souveraineté temporelle. Agostino Tiionfo († 1328), du même ordre, lorsqu’il étudie spécialement cette question, De sacerdotio et regno et donatione Constantini imperatoris, la traite dans le sens de ses conceptions nettement théoeratiques.
4. Bien que ces doctrines absolues n’aient pas eu cours au concile de Constance, la papauté, longtemps exilée et déchirée, allait rentrer dans ses possessions séculaires. « Mon devoir est de revenir à Rome, affirmait Martin V (1417-1431). La cité souffre de l’absence de son souverain ; l’Église romaine est la mère de toutes les autres ; là seulement le pape est à son poste comme le pilote à son gouvernail. » Platina, Vita Martini V, p. 623. Ce ne fut qu’en 1420 que ce dessein put être réalisé, après que la Ville éternelle eut été évacuée par les troupes napolitaines. Mais, à sa mort, Martin V y avait pu faire toutes les réformes nécessaires et rétablir son pouvoir dans ses états pacifiés et restaurés. Il y eut encore des troubles sous Eugène IV (1431-1447) et sous Nicolas V (1447-1455), mais les papes en eurent vite raison. Par ailleurs, les excès du concile de Bàle resserrèrent pour un temps l’unité catholique.
La papauté peut désormais alîermir et étendre son domaine temporel. En ce déclin du xve siècle et durant les premières années du xvi c, les papes se montrent surtout princes italiens et semblent parfois abandonner le gouvernement spirituel du monde, pour se confiner dans leur royauté terrestre. Ils s’engagent délibérément dans les complications politiques et militaires de la péninsule et dans les négociations diplomatiques de l’Europe ; leurs préoccupations de souverains influent sur leurs actes et sur leurs attitudes, qui se ressentent plus ou moins de l’esprit du siècle. Mais il faut se garder d’accepter ici toutes les accusations des réformateurs ; il faut apprécier à sa valeur le service que le Saint-Siège rendit à la chrétienté en prêchant ou en organisant la croisade contre les Turcs ; il convient enfin de ne point oublier le rôle glorieux qu’il sut prendre et conserver à cette époque : il y est le prolecteur le plus magnifique des arts, veillant avec une parfaite intelligence sur la mission que ceux-ci ont à remplir au sein de l’humanité.
La Réforme protestante, au reste, ramène la papauté aux plus hautes traditions de son passé et elle retrouve alors son antique prestige. La vie des pontifes romains est moins séculière, plus sainte ; ils se préoccupent avant tout des intérêts supérieurs de l’Église universelle, entreprennent la lutte contre les hérésies et mènent à bien la restauration de la foi et des mœurs au sein du clergé et du peuple fidèle.
Par cette ccuvre de redressement et de concentra- |
tion, il n’est pas sans intérêt de remarquer combien furent précieuses aux papes la sécurité et l’indépendance dont ils jouissaient généralement à cette époque, dans leurs États pacifiés.
5. La contradiction ne manquait pourtant pas au pouvoir temporel du Saint-Siège.
C’est d’abord la Donation de Constantin qui est seule en cause. Dès 1433, le cardinal Nicolas de Cusa (fl464), dans son célèbre De concordanlia catholica, où il expose ses vues sur la constitution originelle de l’Église, en même temps qu’un vaste programme de réformes, s’inscrit en faux contre l’authenticité du fameux document. Saint Antonin de Florence († 1459) le considère au moins comme douteux, et /Eneas-Sylvius Piccolomini († 1464), le futur Pie II, dans son Dialogus pro donatione Conslantini (1453) le dénonce expressément comme apocryphe, tout en défendant la légitimité du Patrimoine de saint Pierre.
Laurent Valla († 1456), qui fait époque dans le domaine de la critique historique, établit avec un luxe de preuves encore inconnu la fausseté de la Donation. Mais, dans sa célèbre Contra donationis, qvæ Conslantini dicitur, priuilegium, ut falso credilum est et emenlitum, declamatio (1456), il fait aussi école, en concluant à tort de l’inauthenticité de l’acte à la nullité des droits du pape sur les États de l’Église. Poursuivi de ce chef par Eugène IV, il rentre en grâce auprès de Nicolas V, le fondateur éclairé de la bibliothèque Vaticane.
Savonarole († 1498), impatient de ramener l’Église et son chef à la simplicité primitive, incrimine la Donation, non pour la légende qu’elle suppose, mais parce qu’elle est à ses yeux la source de tous les abus contre lesquels il s’élève.
L’ambitieux Bernardin Carvajal († 1523), cardinal de Sainte-Croix, tentera d’abord une réfutation de Valla, essaiera une réhabilitation du document, dans son livre De restitutione Constantini, et en défendra la valeur juridique ; il n’entrera pas moins, un jour, dans le jeu de Louis XII contre Jules II, en présidant ce conciliabule de Pise-Milan (1511-1512) qui « ne fut qu’une intrigue de la politique française dirigée contre le pape ». Hefelé-Leclercq, Hist. des conciles, t. viii, p. 323-335, 357, 360. Cette assemblée, s’achèvera à Lyon et sombrera dans le ridicule, mais non sans avoir « déclaré Ferrare et Bologne affranchies du pape ; signifié même que toutes les possessions temporelles de l’Église étaient passées aux mains du concile ». A quoi le pape répondra, et par la Sainte Ligue contre les Français, obligés d’abandonner leurs conquêtes, et par le Ve concile du Latran (1512-1517), qui réforme la discipline ecclésiastique et approuve le concordat signé avec François I" (1516).
L’Italie était alors le champ de bataille où se rencontraient les armées des maisons de France et d’Autriche. De par leur situation intermédiaire, les États pontificaux devaient être forcément mêlés aux guerres sans cesse rallumées. C’est ainsi qu’en 1527 Rome fut prise et mise à sac par les bandes du connétable de Bourbon, pour le compte de Charles-Quint. Les Romains subirent d’effroyables cruautés et Clément VII (1523-1534), assiégé plusieurs mois, ensuite prisonnier au château Saint-Ange, connut, en pleine Renaissance, le sort de tant de papes du Moyen Age : attentat à la liberté pontificale qui ne se renouvellera plus avant la fin du xviiie siècle.
6. Pendant ce temps, l’unité de l’Église, sa foi catholique et l’autorité de son pasteur suprême doivent soutenir l’assaut de la Réforme protestante. Le pouvoir temporel du pape n’est pas épargné.
Déjà Érasme († 1536) avait préludé, en invectivant à sa façon le chef de la catholicité et en tournant en dérision son principat civil, qui, à ses yeux, se trouve contredire la parole de saint Pierre : Ecce nos reliquimus
omnia, Matth., xix, 27, et ne repose que sur des fables. Annotations ad c/>. ad Timolh., i, 1. Avec plus d’âpreté encore, le pamphlétaire Ulrich de Hutlen († 1523) mène la lutte contre la papauté et vulgarise l’ouvrage de Laurent Valla, qu’il réédite en le faisant précéder d’une préface dédiée à Léon X : In libellant Laurentii contra efficlam et ementilam Constantini donationem, ad Leonem X, P. M., præfatio (1517). Les éloges au pape régnant y masquent le blâme et le ridicule qu’il s’efforce de jeter sur ses prédécesseurs.
Luther († 1546) emploiera les mêmes armes, parmi bien d’autres. En 1537, il publie à Wittenberg, en latin et en allemand, successivement, deux opuscules spéciaux : Locus ex jure canonico de Donatione Constantini et Einer aus den hohen Artikeln des allerheiligsten papstlichen Glaubens, genannt « Donatio Constantini, ’» dnrch M. Luther verteutscht, in das aujgeschobene Concilium non Mantua. Désormais, les attaques se renouvelleront sans trêve, sous forme de traités ou de pamphlets que nous ne pouvons ici ni analyser ni même énumérer. Citons cependant Calvin († 1564). Dans son Institution chrétienne, il ne se prive pas de combattre la souveraineté temporelle des pasteurs de l’Église. « Il n’y a doute, écrit-il, que Jésus-Christ n’ait voulu exclure les ministres de sa parolle de seigneurie terrienne, quand il a dit : les rois dominent sur les peuples, mais il n’est pas ainsi de vous (Matth., xx, 25-26). Car, par ces parolles, non seulement il signifie que Fofïîce d’un pasteur est différent de l’office d’un prince, mais que ce sont choses tant diverses qu’elles ne peuvent convenir toutes deux à une seule personne. » IV, xi-8, dans Corpus rejormatorum, t. xxxii, col. 808.
Les réfutations aussi se multiplièrent. Nous n’entrerons pas davantage dans le détail des nombreux ouvrages où l’on s’efforça de défendre le principat civil du Saint-Siège, soit en s’obstinant à démontrer l’authenticité du titre constantinien, soit, surtout, en justifiant les possessions pontificales devant le droit des gens et devant la théologie. Un des auteurs les plus marquants, à cet égard, et dont la réplique fut immédiate, fut Albert Pighi (| 1543) dans sa Hierarchix ecclesiasticæ assertio, Cologne, 1538. De même doit-on mentionner la thèse de François Suarez († 1617), dans sa Defensio fidei, t. IV, c. iv, n. 8.
7. Mais il appartenait à saint Robert Bellarmin († 1621) de présenter sur ce point, comme sur tout l’ensemble de la théologie du pape, une doctrine complète et précise. Pour lui, le pouvoir temporel se rattache à la primauté, laquelle, exigeant pour le pontife romain une parfaite indépendance des pouvoirs humains, nécessite en conséquence, et à titre de privilège de droit divin, une immunité totale dans l’ordre politique, national et international. De potest. summi pontif. in temporalibus, c. xxxiv, dans Opéra, édit. Vives, t.xii, p. 97. Sans doute, en fait, durant les premiers siècles, les papes, tout comme les apôtres, étaient soumis à la puissance des princes ; mais, en droit, ils étaient exempts de toute sujétion aux pouvoirs séculiers. Recognitio de sum. pontif., t. III, c. xxix. D’autre part, et en fait encore, les papes sont devenus souverains ; Bellarmin a son opinion contre l’authenticité de la Donation de Constantin (lettre à Baronius du 9 avril 1607, dans Lrcmmer, Meletematum romanorum mantissa, Ratisbonne, 1875, p. 364 sq.). Mais, à ses yeux, les titres d’origine de l’État pontifical ne manquent pas et sont parfaitement valables. Ceux qui ont fait aux successeurs de Pierre donation d’un domaine territorial ont agi légitimement et en chrétiens pieux ; ceux qui, au contraire, les en ont dépouillés ont agi en tyrans exécrés. Du reste, une possession paisible de huit siècles rend le droit du pape sur ses États plus indiscutable que celui de bien des princes. Quant aux textes allégués par les
réformateurs, ils ne condamnent aucunement chez les apôtres l’usage d’une puissance temporelle, mais ils les mettent en garde contre les abus habituels chez ceux qui dominent les peuples.
Bellarmin va plus loin ; il fait remarquer d’abord que l’Ancien Testament nous présente plusieurs exemples de prêtres qui furent aussi chefs de peuples ; non seulement ces deux fonctions ne sont pas incompatibles, mais l’une peut servir l’autre, et l’histoire en témoigne à son tour : « l’expérience nous enseigne qu’étant donnée la malice des temps, il est non seulement utile, mais nécessaire et providentiel, que les papes et certains évêques soient princes temporels ; si, en Allemagne, les évêques n’avaient pas été aussi princes d’empire, aucun n’aurait pu garder son siège de nos jours… Ainsi, il a pu arriver que l’Église, qui, dans les premiers siècles, n’avait pas besoin du pouvoir temporel pour soutenir sa majesté, semble maintenant le réclamer nécessairement. » De rom. pontif., t. V, c. ix, Opéra, t. ii, p. 163-164. Et, parla même se justifie la conduite de Jules II, le pape guerrier de la Renaissance ; « qui lui en ferait un tort devrait blâmer également le courage et l’habileté de ses plus saints prédécesseurs, j’ajoute, la valeur guerrière des Machabées et de Moïse lui-même ». De potestate sum. pontif., c. xi, t.xii, p. 47.
Somme toute, Bellarmin professe ce que ne cesseront désormais de répéter et de développer les théologiens catholiques, à savoir que le pouvoir temporel du pape, sous forme de principat civil, repose sur une nécessité d’ordre moral, donc relative. Cf. art. Bellarmin, t. ii, col. 569-599, et.1. de La Servière, La théologie de Bellarmin, Paris, 1908.
8. Cependant deux faits d’ordre politique marquent cette époque et demeurent significatifs. En 1595, Clément VIII (1592-1605) avait reçu l’abjuration de Henri IV. En 1598, il réclamait Ferrare, fief apostolique qui devait faire retour au Saint-Siège par voie de déshérence ; grâce à l’intervention du monarque français, le pape put entrer en possession de la ville et du duché et en fit une légation. C’est le dernier accroissement de l’État pontifical, après tant de vicissitudes.
Mais, cinquante ans plus tard, les traités de Westphalie, auxquels la papauté n’eut aucune part, consacraient, entre autres principes modernes, celui de la sécularisation des biens ecclésiastiques. La chose n’était pas précisément inconnue, le mot était nouveau ; nouvelle aussi, cette exclusion du pape des négociations diplomatiques, avec cette circonstance aggravante qu’en 1648 devaient être discutées de nombreuses clauses qui intéressaient le catholicisme. Le principe des sécularisations, que l’on voulait prononcer à Osnabruck sans le pape, l’atteignait par contre-coup dans son droit de souveraineté temporelle et présageait sa dépossession. Innocent X (1644-1655) éleva la protestation qui convenait dans la bulle Zelus domus tux du 26 novembre 1648.
3° D’Alexandre VII à Pie VI (1655-1790). — Les traités de Westphalie, qui, en portant un coup’mortel au Saint-Empire, supprimaient définitivement l’organisation politique de la chrétienté, éliminaient de l’équilibre européen aussi bien le pape-roi que le chef de l’Église. L’activité des souverains pontifes se bornera donc, désormais, à leur ministère apostolique et au gouvernement de leur principauté ; rarement ils pourront intervenir dans les tractations de la politique internationale.
1. La lutte contre le jansénisme et contre le gallicanisme occupa le Saint-Siège pendant tout le cours des xviie et xviir 3 siècles. Deux incidents fournirent à Louis XIV des prétextes d’humilier le pape, qui résiste aux usurpations régaliennes.
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POUVOIR TKMPOREL DU PAPE. LE DÉCLIN
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En 1662. c’est [’i affaire de la garde corse » ; en 16871688, c’est celle du « droit d’asile ». A deux reprises, le Comtat-Venaissin est saisi, le nonce expulsé, le pape brave et humilié dans sa capitale, une armée ou une Hotte dirigée vers Rome. Le roi. pressé par d’autres ennemis, fit la paix avec Innocent XII. en rétractant indirectement les Articles de 1682 et la papauté sortit victorieuse du conflit. Mais il est utile de songer aux périls courus. Ainsi, à chaque détour de l’histoire, se rencontre l’inéluctable vérité : le libre exercice de la juridiction suprême exige que le pape soit indépendant de toute puissance temporelle. Il ne suffit même pas qu’il soit libre : il faut que sa liberté puisse être hors d’atteinte et qu’elle apparaisse à tous les yeux, pour justifier la confiance des catholiques de toutes les nations.
2° Cependant, on réédite périodiquement Laurent Valla, on recommence la preuve critique de l’inauthenticité de la Donation de Constantin et, bien entendu, les protestants ne se lassent pas d’y ajouter leurs attaques de principe contre la légitimité du prineipat civil des papes. C’est bien inutilement, du reste, que des auteurs catholiques, comme l’augustin Ange Rocca, veulent sauver la valeur de l’acte contesté, et Jean Morin († 1656) se trouve d’accord avec Noël Alexandre († 1724) pour rejeter comme apocryphe le fameux document.
Ces mêmes conclusions sont reprises par la plupart des auteurs catholiques, notamment par le jésuite Ignace Schwarz, dans ses Collegia historica, spécialement au t. vin (1737), p. 436-654, où il traite de l’état politique du Saint-Siège depuis Constantin jusqu’à Charlemagne, en ce qui regarde la fameuse Donation, et au t. ix, p. 1459, où il s’agit des donations de Pépin et de Charlemagne. Il considère la Donation de Constantin comme dénuée de toute authenticité ; mais, à rencontre des protestants, il établit les titres de la légitime possession des papes sur leurs États, et par la lente préparation des siècles et par les actes formels des premiers Carolingiens ; il montre enfin que le seul droit qui ait pu appartenir aux nouveaux empereurs d’Occident, soit sur Rome, soit sur les provinces pontificales, n’a jamais été qu’un droit d’advocatie, de protection et de défense.
Il est à remarquer que ces positions historiques et juridiques sont tenues avec une particulière insistance par les docteurs de Louvain. Les actes solennels de l’université en font foi à maintes reprises au cours du xvie et du xviie siècle ; on y relève la justification de la monarchie temporelle du pape devant le droit naturel, devant l’Écriture et le droit divin et sa parfaite conciliation avec la primauté spirituelle.
Devant le pape-roi, la secte philosophique, de son côté, ne demeure pas indifférente. « Quand le principat civil des papes sera tombé, écrivait Frédéric II à son ami Voltaire, alors nous serons victorieux et le rideau sera baissé. L’on fera une grosse pension au Saint-Père. Mais qu’arrivera-t-il ?La France. l’Espagne, la Pologne en un mot toutes les puissances catholiques ne voudront pas reconnaître un vicaire de Jésus-Christ subordonné à la main impériale. Chacun alors créera un patriarche chez soi… Petit à petit, chacun s’écartera de l’unité de l’Église, et l’on finira par avoir dans son royaume sa religion comme sa langue à part. » Lettre du roi, 9 juillet 1777. dans Voltaire, Œuvres complètes, t. xii, Paris, 1817, p. 641. C’était raisonner en politique avisé, mais sans compter avec le vouloir divin ; d’ailleurs, des controverses interminables, soit sur l’occupation par le Saint-Siège des duchés de Ferrare, de Parme et Plaisance, de la ville de Comacchio, soit sur le tribut de la haquenée blanche et les droits séculaires de suzeraineté du pontife romain à l’égard
du royaume de N’aples donnent le change aux sceptiques sur la perpétuelle jeunesse de la papauté.
3. La monarchie pontificale, en effet, ne se décharge guère des traditions archaïques dont sont alors lourdement grevées toutes les monarchies d’ancien régime. « Gouvernement médiocre et malfaisant », disait-on de Rome, fort communément, au xviii c siècle. Et ce jugement sommaire influera sur la question romaine au siècle suivant. « Que le gouvernement romain fût médiocre, la chose était assez patente, dit M. L. Madelin ; qu’il fût malfaisant, le fait était fort discutable… Aucun prince en Europe n’est… à la fois plus jaloux de son droit de souverain et plus conscient de son devoir de dépositaire usufruitier ; aucun ne possède pouvoir plus autocratique et n’est d’origine plus démocratique ; aucun ne parle avec tant de hauteur et n’agit avec tant de bonté ; nul n’est plus entouré de pompe dans la vie publique et ne se laisse aller à plus de familiarité dans la vie privée. Nul non plus n’est plus adulé et moins obéi. » Louis Madelin, La Rome de Napoléon, Paris, 1906, 2e éd., p. 49. Bien des gouvernements d’ancien régime étaient aussi médiocres et plusieurs bien pires ; nul n’était, en définitive, aussi bienfaisant, et nulle part on ne goûtait, plus que dans la Rome du xviiie siècle, la douceur de vivre.
IV. De la Hévolution française a l’Unité italienne (1791-1870). — Avec la Révolution française s’ouvre pour la papauté une ère d’épreuves et pour sa souveraineté temporelle une période de bouleversement et de ruine.
1° De la Révolution à la Restauration.
Dès le 14 septembre
1791, l’Assemblée constituante vote un décret incorporant à la France Avignon et le Comtat-Venaissin. Les brefs de Pie VI (1775-1799), du 23 avril 1791 et du 19 avril 1792, protestant solennellement contre cette violation du droit international trouvent un faible écho dans les chancelleries européennes, émues des progrès de la Révolution ; mais l’annexion s’accomplit.
1. Le 3 février 1796, le Directoire ordonne à Bonaparte d’ « aller à Rome, pour y éteindre le flambeau du fanatisme », et Pie VI doit subir le traité de Tolentino (1797), qui lui enlève Bologne et les Romagnes. Enfin, un commencement d’émeute, le 28 décembre 1797, fournit au général Berthier le prétexte cherché pour s’emparer de Rome ; il proclame la République romaine, fait arrêter Pie VI, et l’envoie à Florence, puis à Valence, où il meurt le 28 août 1799.
Mais, de la chartreuse de Florence, le vieux pontife avait décrété les mesures à prendre pour l’élection de son successeur et, avant de mourir, il avait fait parvenir à toutes les cours de l’Europe une protestation énergique, qui ne resta pas sans effet.
2. En 1808, Napoléon, abandonnant sa déférence envers le pape et ses idées sur la nécessité de son principat civil, s’empare de Rome et de la personne de Pie VII (1800-1823). Les indignes traitements que le pontife endure à Savone, les concessions qui lui sont extorquées à Fontainebleau démontrent une fois de plus à quelles extrémités funestes le vicaire de Jésus-Christ peut être réduit dès lors qu’il n’est plus libre.
En même temps, la lutte est reprise sur le terrain historique. En 1810, l’ex-oratorien Daunou († 1840) compose, sur l’ordre de Napoléon, un Essai historique sur la puissance temporelle des jiapes, sur l’abus qu’ils ont fait de leur ministère spirituel, et sur les guerres qu’ils ont déclarées aux souverains, spécialement à ceux qui avaient la prépondérance en Italie, ouvrage qui en était à sa 3e édition en 18Il et fut réédité eu 1818.
3. Le congrès de Vienne déclare que le pape doit, comme par le passé, occuper le premier rang parmi les souverains et inaugure une restauration des Etats de l’Eglise. Le pape recouvre le Patrimoine de saint 2< ; sd
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POUVOIR TEMPOREL DU PAPE. LE DECLIN
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Pierre, et l’acte du 9 juin 1815 contient, en outre, les clauses suivantes : « Les Marches, avec Camerino et leurs dépendances, ainsi que le duché de Bénévent et la principauté de Ponte-Corvo seront rendus au Saint-Siège. Il rentrera en possession des légations de Ravenne, de Bologne et de Ferrare, à l’exception de la partie de Ferrare, située sur la rive gauche du Pô. » Mais les diplomates autrichiens, qui n’ont rien oublié des droits des couronnes, rien non plus des prétentions surannées de leur maître, obtiennent que soit ajoutée cette disposition chicanière : « Sa Majesté impériale et royale apostolique et ses successeurs auront droit de garnison dans les places de Ferrare et de Comacchio. »
Pourtant, la souveraineté temporelle du pape est officiellement reconnue et, en 1823, le prêtre apostat espagnol Llorente († 1823) se voit expulser de France, pour avoir publié son ouvrage en deux volumes : Portraits politiques des papes, considérés comme princes temporels et comme chefs de l’Église (1822). Au contraire, l’ouvrage fameux de Joseph de Maistre († 1821), Le pape (1819), justifie éloquemment, au nom de l’histoire et de la philosophie, le principat civil du Saint-Siège.
2° D’une révolution à l’autre (1831-1849). — Avec le mouvement révolutionnaire de 1830, l’action subversive des carbonari et autres membres des sociétés secrètes se développe dans les États de l’Église ; les nations catholiques en profitent pour s’ingérer dans le gouvernement pontifical qu’elles ont secouru.
1. Le règne de Grégoire XVI (1831-1846) s’ouvre au milieu des orages ; l’ordre rétabli, un mémorandum de la diplomatie européenne l’invite à donner à son peuple des réformes et des institutions libérales. De 1843 à 1845, de nouvelles révoltes éclatent, qu’il faut réprimer par la force.
2. Pie IX (1846-1878) accorde une large amnistie, donne ou prépare des réformes excellentes et promulgue, le 14 mars 1848, un « statut fondamental » qui est une charte constitutionnelle relativement libérale. On connaît la suite : Mazzini, chef révolutionnaire de la « Jeune Italie », organise « une émeute permanente, l’émeute des ovations » ; l’assassinat du ministre Rossi (15 sept. 1848) et les hideux désordres qui le suivent déterminent le pape à quitter Rome, pour se réfugier à Gaéte, en réclamant l’intervention des puissances. La République romaine est proclamée avec la déchéance du pape-roi. L’Autriche occupe les Légations, une armée française reprend Rome aux bandes de Mazzini et de Garibaldi et Pie IX rentre dans sa capitale (12 avril 1850). La IIe République française a réparé l’attentat de la I re.
3. Cependant, les doctrines libérales qui, au lendemain de la révolution de juillet, avaient envahi tous les terrains, s’emparent de ce qui bientôt sera la question romaine.
Le sulpicien Gosselin († 1858) réédite en 1845 son ouvrage paru en 1839, après en avoir considérablement augmenté le contenu et le titre : Pouvoir du pape au Moyen Age, ou recherches historiques sur l’origine de la souveraineté temporelle du Saint-Siège et sur le droit public au Moyen Age relativement à la déposition des souverains. Cet ouvrage connaîtra plusieurs rééditions et traductions ; il fournira des armes aux polémistes qui prendront la défense du pape-roi : M{.r Dupanloup, dans son livre De la souveraineté temporelle du pape (1848), Montalembert et Falloux dans leurs discours à la tribune sur les affaires de Rome (1848-1849). Thiers lui-même le proclamait avec eux, « l’unité catholique, qui exige une certaine soumission de la part des nations chrétiennes, serait inacceptable, si le pontife qui en est le dépositaire n’était complètement libre et indépendant, si, au milieu du territoire que les siècles lui ont assigné, que toutes les nations lui ont main tenu, un autre souverain, prince ou peuple, s’élevait pour lui dicter des lois. Pour le pontificat, il n’y a d’indépendance que la souveraineté même ; c’est là un intérêt de premier ordre, qui doit faire taire les intérêts particuliers des nations, comme dans un État l’intérêt public fait taire l’intérêt particulier. » Rapport à l’Assemblée nationale, 13 oct. 1848.
3° La ruine du pouvoir temporel (1850-1870). — Pie IX, devenu plus circonspect, s’en tient désormais aux réformes administratives.
1. Le Piémont n’en poursuit pas moins une politique réfléchie contre la souveraineté pontificale, qu’il présente comme une institution vieillie, en contradiction flagrante avec la civilisation moderne. Allié sournois de Garibaldi et de Mazzini, se servant, pour mener son jeu, des doctrines et des efforts de la « Jeune Italie », du Risorgimento et du libéralisme italien, Cavour gagne la complicité tacite de Napoléon III. Les attaques de la presse officieuse française contre la politique papale, l’exploitation haineuse de l’affaire Mortara, montrent à l’évidence où veulent en venir agitateurs et diplomates : la belle campagne de l’Univers ne manque pas de le souligner.
Après la guerre d’Italie (1859), il est d’abord question d’organiser une confédération italienne, dont la présidence honoraire serait dévolue au pontife romain, qui introduira dans ses États les réformes nécessaires. Bientôt, c’est le Piémont qui remplace l’Autriche dans l’occupation des Romagnes, non pas en protecteur, mais en conquérant, après sa honteuse victoire de Castelfidardo (1860).
2. Des brochures, Napoléon et l’Italie (févr. 1859)’, Le pape et le congrès (déc. 1859), La France, Rome et l’Italie (1861), rédigées par le vicomte de La Guéronnière et inspirées par Napoléon III, prétendent, au nom du principe des nationalités et des libertés, amener Pie IX à se contenter de Rome et de la campagne voisine, ou, comme on l’a dit « réduire le Saint-Père à la vigne de Naboth, sans réprimer chez ses voisins les convoitises d’Achab ». Pierre de La Gorce, Hist. du second Empire^ t. iii, p. 17. E. About et John Lemoinne mènent le chœur des pamphlétaires qui commentent les brochures officieuses, tandis que les pastorales des évêques du monde entier, les livres ou articles de Crétineau-Joly, Gorini, Ventura, Falloux, Poujoulat, Montalembert, Balmès, Dôllinger, etc., défendent les droits du Saint-Siège. Louis Veuillot se distingue parmi les publicistes, avec ses ouvrages : De quelques erreurs sur la papauté (1858), Le pape et la diplomatieet Le guêpier italien (1861). Pavy, Gerbet, Parisis, Donnet, Pie, Dupanloup sont à la tête des évêques français, le dernier surtout, avec son célèbre traité : La souveraineté pontificale selon le droit catholique et le droit européen (1860), qui comprend un triple exposé doctrinal, historique et polémique. Cependant, en Italie, tandis que la Civiltà catlolica tient ferme, des prêtres ou des religieux, comme Gioberti, Rosmini-Serbati, Mongini, Reali, Passaglia, Liverani, Curci, ont peine à se dégager des conceptions ou des utopies qui sacrifient ou accommodent le pouvoir temporel à l’unité italienne.’3. Pie IX, néanmoins, n’a pas cessé d’affirmer lui-même la nécessité de l’indépendance du pontife romain : « Il est évident, dit-il, le 20 avril 1849, que les peuples, les rois, les nations ne se tourneront jamais vers l’évêque de Rome avec pleine confiance et dévotion, quand ils le verront sujet d’un souverain ou d’un gouvernement et ne le sauront pas en pleine possession de sa pleine liberté. Car, alors, ils pourront toujours soupçonner et toujours craindre que le pontife, dans ses actes, ne subisse l’influence du souverain et du gouvernement sur le territoire desquels il demeure. Et, sous ce prétexte, il arrivera souvent que les déterminations du pape ne seront pas obéies. » Allocution 2691
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POUVOIR TEMPOREL DU PAPE. LA RUINE
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Quibus quantisque, du 20 avril 1849. Cf. allocution consistoriale Si sanper antea du 20 mai 1850, et lettre Ad apostoliew du 22 août 1851.
En 1859. lorsque l’invasion des Romagnes a inauguré les spoliations qualifiées par Montalembert de « brigandage royal », l’encyclique du 18 juin 1859 y répond solennellement : Xecessarium esse palam edicimus sanctst huic Sedicivilanprincipatum, ut in bonum religionis sacrum potestatem sine utio impedimenlo exercere possit. Et l’encyclique Cum catholica Ecelesia, du 20 mars 1860, en infligeant les peines ecclésiastiques aux usurpateurs, insiste encore sur la nécessité du pouvoir temporel : quo Deus hanc beali Pétri sedem instructeur ! voluit ad apostolici ministerii libertutem tuendam atque servandam. Les allocutions consistoriales Noms et ante, du 28 septembre 1860, Jamdudum cernimus, du 18 mars 1861, et Maxima quidem, du 9 juin 1862, renouvellent les mêmes déclarations, auxquelles l'épiscopat catholique donne une adhésion unanime, en particulier dans l’adresse présentée à Pie IX au consistoire du 9 juin 1862, par plus de trois cents archevêques ou évêques présents, en leur nom et au nom de leurs frères absents, et dans laquelle on lit : In pr&senti humanarum rerum sledu ipsum principalum civilem pro bono ac libero Ecclesiie animarumque regimine omnino requiri.
Enfin le Syllabus (8 déc. 1864) condamnera deux propositions qui ont trait au principat civil du pontife romain : prop. 75 : De temporalis regni cum spirituali compati bililate disputant inler se christianæ et catholicw Ecclesiie pvii : prop. 76 : Abrogatio civilis imperii, quo apostolica Sedes potitur, ad Ecclesiæ liberlatem felicitatemque vel maxime conduceret. Cf. allocution consistoriale du 20 juin 1859.
4. Du reste, La Guéronnière lui-même écrivait : « Le pouvoir temporel du pape est-il nécessaire à l’existence de son pouvoir spirituel ? La doctrine catholique et la raison politique sont ici d’accord pour répondre affirmativement. Au point de vue religieux.il est essentiel que le pape soit souverain. Au point de vue politique, il est nécessaire que le chef de 200 millions de catholiques n’appartienne à personne, qu’il ne soit subordonné à aucune puissance et que la main auguste qui gouverne les âmes, n'étant liée par aucune autre dépendance, puisse s'élever au-dessus de toutes les passions humaines, n Le pape et le congrès, Paris, 1859, p. 7, 8.
Et Guizot († 1871) ne craignait pas d’affirmer en face de Cavour : « … l'Église catholique est partout, au-dehors comme au-dedans de l’Italie, dans l’ancien et le nouveau monde ; c’est partout que l’abolition de la souveraineté temporelle du pape changerait sa condition et attenterait à ses libertés… L'Église catholique n’est pour rien elle-même dans les idées et les actes qui bouleversent son organisation et sa situation ; elle n’a été ni consultée ni écoutée ; elle subit les volontés et les coups des conquérants étrangers qui portent sur elle la main et la frappent, dans les pays mêmes où n’atteignent pas leurs conquêtes… L’union du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans la papauté…, c’est la nécessité, une nécessité intime et continue qui a vraiment produit et maintenu ce fait à travers toutes sortes d’obstacles… Les possessions et le gouvernement sont venus à la papauté comme un appendice naturel et un appui nécessaire à sa grande situation religieuse… Comme souverain temporel, le pape n'était redoutable pour personne, mais il puisait dans sa souveraineté une efficace garantie de son indépendance et de son autorité morale. » L'Église et la Société chrétienne en 1861, Paris et Leipzig, p. 77 sq. et 143 sq.
C’est, au fond, la même doctrine que profisse Mgr Pic († 1880), éveque de Poitiers : « La royauté
pontificale est le bouclier de la liberté et de la dignité de l'Église, attendu qu’elle place son chef en dehors de toute dépendance profane, de toute sujétion séculière, et qu’elle lui permet ainsi, dans l’exercice de son suprême ministère spirituel, de tenir la balance de la vérité et de la justice toujours égale au milieu des agitations politiques de la terre. » Homélie pour le 21e anniversaire de sa consécration épiscopale, dans Œuvres, t. vii.
Cette importance du pouvoir temporel pour la liberté du ministère apostolique n’avait certes pas échappé à Cavour, qui déclarait que, dans Home, l’autorité temporelle du pape se confond tellement avec celle du pouvoir spirituel, que l’une ne peut se séparer de l’autre sans qu’on risque de les détruire toutes les deux. Docum. diplom. præsentati alla Caméra, Turin. 1858, p. 95 sq. Ce risque, Garibaldi et Mazzini le recherchaient délibérément, espérant, par la spoliation des Élats pontificaux, accomplir, non seulement l’unité italienne, mais encore la ruine de la papauté et du catholicisme.
5. La convention secrète du 15 septembre 1864, le retrait des troupes françaises, le 11 décembre 1866, le nouveau coup de force tenté par Garibaldi, la victoire de Mentana et la déroute des envahisseurs (3 novembre 1867), la guerre franco-allemande, l’invasion piémontaise, la prise de Rome, (20 septembre 1870), telles furent les dernières péripéties de la lutte contre le Patrimoine de saint Pierre.
Le fait accompli pouvait-il se justifier, à défaut de l’acceptation du pape, par le consentement de son peuple ? On allègue le plébiscite organisé immédiatement par les vainqueurs, et qui ne réunit, pour Rome, que 47 voix favorables à la souveraineté pontificale. Plus tard, les journaux libéraux eux-mêmes en plaisantèrent, et l’on sait que, dès 1871, fut présentée à Pie IX une déclaration de fidélité souscrite par plus de 27 000 citoyens romains de plus de 21 ans. Mais un monument public fut érigé, qui perpétuait le souvenir du plébiscite officiel. Cependant, le jour même où les troupes piémontaises franchissaient la brèche de la Porta Pia, le cardinal Antonelli remettait aux membres du corps diplomatique la protestation de Pie IX et, en novembre, une encyclique prononçait l’excommunication majeure contre « tous ceux qui avaient réalisé l’invasion, l’usurpation, l’occupation du domaine pontifical ». Acla PU IX, t. v, p. 263-278.
V. De la Loi des garanties aux accords du Latran (1870-1929). — Certains ont considéré l’effondrement de la petite monarchie pontificale et la se’cularisation des États de l'Église comme une suite inéluctable, dans l’ordre historique, des sécularisations ou incamérations de domaines ecclésiastiques partout achevées en cette fin du xixe siècle. En Italie, on a jugé que les destinées de la péninsule s’accomplissaient normalement par l’amalgame en un seul État de la vieille fédération guelfe dont Rome avait fait partie et dont elle ne pouvait désormais demeurer séparée. N’a t-on pas même reproché aux papes du viiie siècle d’avoir enrayé le mouvement vers l’unité nationale que dirigeait alors à son profit la monarchie lombarde ? Quoi qu’il en soit de ces points de vue, et en particulier du droit de l’Italie à faire son unité, d’autres considérai ions doivent ici nous retenir.
1o Insuffisance de la Loi des garanties.
Pour couvrir l’odieux de la spoliation et affirmer sa reconnaissance de la doctrine professée par l'Église sur la
liberté indispensable à son chef suprême, le gouvernement de Yiclor-Kmmanuel II proposa au Parlement, dès le 9 décembre 1870, une loi, votée le 13 mai 1871, dite « Loi des garanties », par laquelle il prétendait résoudre la question romaine et assurer la souveraine indépendance du Saint-Siège.
1. Ce statut juridique consacrait comme intangibles Rome capitale et l’Italie unifiée ; niais, d’autre part, il entendait offrir pour toutes les libertés eL prérogatives essentielles du chef de l’Kfjlise dans l’exercice de sa haute juridiction spirituelle, tant au regard du droit canonique que du droit des gens, les apaisements et les sûretés compatibles avec le nouvel état de choses. Les privilèges et honneurs dus aux princes souverains, et aux premiers d’entre eux, étaient expressément assurés au pape, ainsi que les immunités du corps diplomatique accrédité par le Saint-Siège auprès des puissances et par ces puissances auprès du Saint-Siège. Le pape conservait la jouissance du Vatican, du Latran et du domaine de Castel-Gandolfo. Il lui était accordé la plus complète liberté des communications postales et télégraphiques avec l’univers entier. Enfin, une dotation annuelle, fixée, d’après les évaluations budgétaires antérieures, à 3 225 000 lires permettrait au pontife romain de faire face aux charges d’entretien de la curie, des palais et domaines apostoliques. Texte dans Albin, Les grands traités politiques. Paris, 3e éd., 1023, p. 99 sq.
2. Ces « garanties » pouvaient-elles être considérées par le Saint-Siège comme vraiment satisfaisantes ?
a) D’abord elles n’étaient inscrites que dans un acte unilatéral, sans aucune négociation préalable avec Pie IX, sans aucune caution des puissances, dans une loi italienne qui, sans doute, traitait le pontife romain en sujet privilégié, mais en sujet tout de même, radicalement et essentiellement. C’est en vain qu’un Conseil d’État pouvait déclarer cette loi partie intégrante de l’ordre constitutionnel. « Avant de donner des garanties au pape par une loi, écrit M. Goyau, il faudrait qu’on lui en fournit contre le changement possible de cette loi ; en reconnaissant à un parlement le droit de définir sa destinée, le pape concéderait implicitement au parlement ultérieur le droit de la modifier ; souverain international, il serait à la merci d’une nation. » La papauté et la civilisation, p. 220.
b) On offrait au pape dépossédé de ses États une dotation annuelle. Était-ce une indemnité consentie à un prince temporel déchu, ou une liste civile allouée au souverain dont la puissance spirituelle demeurait intacte même dans l’ordre international ? Était-ce un traitement, et le pape, annexé lui-même, allait-il devenir un fonctionnaire italien ? Et faudrait-il que, chaque année, cette dotation fût soumise au vote du Parlement, sans cesse remise en question ? Il y avait au moins équivoque.
c) Enfin, la Loi des garanties n’attribuait à celui auquel elle reconnaissait une prééminence d’honneur sur les autres princes catholiques ni une véritable souveraineté territoriale ni même la propriété proprement dite, mais la simple jouissance des palais apostoliques, déclarés expressément inaliénables ; elle y ajoutait seulement une sorte d’extratcrritorialité et l’inviolabilité, laquelle devait, d’ailleurs, s’attacher à la personne des souverains pontifes et s’étendre aux consistoires et conciles qu’ils réuniraient, aux conclaves qui les éliraient et, secondairement, aux locaux affectés aux administrations pontificales.
C’était manifestement insuffisant. Pie IX, volontairement claustré au Vatican, refusa de recevoir la loi ; nul protocole international n’intervint, nulle adhésion des puissances ne s’ensuivit. Au congrès de Berlin, en 1878, l’Italie ne réussit pas à faire sanctionner le statut juridique qu’elle avait prétendu forger et imposer seule au pontife romain.
2° La souveraineté du pape de 1870 à 1929. — Une fois de plus, le temps allait travailler pour la papauté. Encore doit-on ajouter que jamais la papauté ne s’abandonna et ne laissa prescrire ses droits.
1. Les quatre successeurs du pape spolié l’imitèrent,
et chacun d’eux, au jour de son intronisation, ren) îvela solennellement sa protestation ; l’un après l’autre ils déclarèrent insuffisantes. Illusoires et précaires les garanties offertes. Pour éviter jusqu’à l’apparence même d’une reconnaissance de l’usurpation, noblement, ils se condamnèrent à ne jamais sortir du Vatican et refusèrent la dotation annuelle qui leur était légalement allouée. Bien plus, il fut interdit aux catholiques de voter et d’être candidats aux élections législatives, ne clelli, ne elettori, et ce non expedit, porté par Pie IX, ne fut levé que par Pie X. Enfin, un protocole qui ne fut modifié que par Benoît XV, en 1920, prononçait une sévère exclusive contre les souverains catholiques qui viendraient faire des visites officielles au roi d’Italie dans sa capitale usurpée : le pape se refusait à les recevoir. C’est à Venise que l’empereur François-Joseph rendit la visite que lui avait faite le roi Humbert, et l’on sait que le voyage du président Loubet, à Rome, fut le prétexte et le prélude d’une rupture avec le Vatican (1904).
a) D’autre part, le rappel des principes ne cessait pas. Le 21 avril 1878, la première encyclique de Léon XIII et, le 27 août suivant, sa lettre au cardinal Nina, proclamaient explicitement la nécessité d’un retour à l’ancien état de choses. Le 22 février 1879, recevant un groupe de journalistes catholiques, le souverain pontife leur disait : « Démontrez, l’histoire en main, que le domaine temporel des papas a été si légitime dans ses origines et dans son développement, qu’aucun État du monde ne saurait sur ce point lui être comparé ». Mêmes revendications dans l’encyclique Elsi nos du 15 février 1882, adressée aux évêques d’Italie, et dans les allocutions consistoriales Amplissimum collegium, du 24 mai 1889, Quoad nuper, du 30 juin 1889, Non est opus, du 14 décembre 1891. Dans une allocution du 24 mars 1884, Léon XIII avait précisé et fixé la nature du principat civil des papes, in quo quidem principatu… inest similitudo et forma quædam sacra, sibi propria, nec cum ulla republica communis, propterea quod securam et stabilem continet apostolicæ Sedis in exercendo augusto et maxim) suo munere libertatem. Et, pour confirmer ces paroles, le pape" dénonçait les entraves qu’il rencontrait dans l’accomplissement de son ministère apostolique et celles, plus graves encore que, précisément, les circonstances actuelles lui font prévoir : ista quiden acerba ; acerbiora præsentimus et pati parati sumus.
Mais c’est surtout dans la lettre fameuse du 15 juin 1887 au cardinal Rampolla que Léon XIII, maintenant les revendications d’une « souveraineté effective » comme gage d’indépendance, expose avec toute l’ampleur doctrinale qui est dans sa manière, la nature et la raison d’être du pouvoir temporel. Et se tournant vers l’avenir, il ajoute : « Il serait inutile de produire contre lui l’accusation d’être né du Moyen Age, car il aurait les formes et les améliorations utiles exigées par les temps modernes ; et si, en substance, il était ce qu’il a été dans les temps du Moyen Age, à savoir une souveraineté disposée pour sauvegarder la liberté et l’indépendance des pontifes romains dans l’exercice de leur autorité suprême, … ce serait démence de vouloir le supprimer pour cela seul qu’il florissait aux siècles du Moven Age. » Acta Leonis XIII, t. vii, p. 142 sq.
Enfin, lors des fêtes révolutionnaires du 20 septembre 1895, le pape réitéra, dans une nouvelle lettre à son secrétaire d’État, sa douloureuse protestation. Et, cependant, comme le roi Humbert soutirait lui aussi de la situation inextricable où il se trouvait placé, des négociations secrètes s’engagèrent entre le Quirinal et le Vatican, sur la base d’une concession territoriale que devait faire le roi et qui concernait sans daute cette « Cité léonine », que Pie IX avait réservée à la reddition
de la ville et dont la Loi des garanties n’avait ensuite voulu rien dire. Mais le président du Conseil italien opposa son veto, en déclarant qu’un tel accord ne serait jamais accepté par le parlement et compromettrait l’avenir de la dynastie. « Lorsqu’il soupçonna sa mort prochaine, vers L901, le pape remit à Mgrvngeli, un pli… L’enveloppe contenait un écrit à lire dans l’une des premières réunions du conclave et qui était l’apologie de la conduite tenue par le souverain pontife à l’égard de l’Italie. Léon XIII s’y élève avec force contre toutes les tentatives qui ont été faites pour le contraindre à accepter des accommodements dont le but réel n’était autre que de le réduire à une véritable dépendance. De la coexistence, à Home, du pouvoir civil et du pouvoir pontifical, il déclare appréhender une sorte d’ « italianisation de la papauté « qui serait une calamité redoutable. Il se formerait autour du pape une ambiance à laquelle il ne pourrait que difficilement se soustraire ». E. Renard, Le cardinal Mathieu, P ?ris. 1925. p. 369.
b) Pie X, dans sa première encyclique E supremi apestolatus, du 4 octobre 1903, rappelle brièvement et discrètement le principe : « Il sera manifeste à tous, dit-il, que l’Église, telle qu’elle fut instituée par Jésus-Christ, doit jouir d’une pleine et entière liberté et n’être soumise à aucune domination humaine, et que Nous-même, en revendiquant cette liberté, non seulement nous sauvegardons les droits sacrés de la religion, mais Nous pourvoyons aussi au bien commun et à la sécurité des peuples. » Le Livre blanc sur la séparation de l’Église et de l’État en France (1905) est plus explicite encore. Il contient la protestation motivée contre la visite officielle de M. Loubet au Quirinal (doc, xxvi) ; mais on peut y lire, en outre, un exposé succinct de la doctrine catholique sur le pouvoir temporel du Saint-Siège (doc. vin).
c) En dépit des incartades de quelques publicistes, Curci ou autres, préconisant des solutions prématurées ou inacceptables de la question romaine, c’est toujours, en substance, la même doctrine que professent, unanimement les théologiens. Ainsi Billot (+ 1931) : Qucd summus pentifex de jure divino habet plenam et absolulam ab omni jurisdiclione sœculari exemptionem. Et quod hsec exemplio convenienti et regulari modo acluari non poluit, præsertim post romani imperii dislocationem, ejusdemque in multa régna divisionem, nisi medianle civili principalu quo ab antiquo, previdente Deo, Sedes apostolica potita est. Et Billot de préciser que, s’il ne s’agit pas ici de jus divinum positivum, i) s’agit tout au moins de jus divinum naturelle : qualenus, supposita dignitate supernaturali a Deo pontifia collala, immunitatis privilegium secundum rectum rationem necessario ex ea consequi ostenderetur : siquidem ab eo a quo est forma, ab eodem etiam sunt quæ naturaliler et per se conscquuntur ad jormam. Porro, hoc secundo saltem mrdo, de jure divino esse immunilalem ponlifuium, concors est omnium theologorum et canonistarum sentent ia. Tractatus de Ecclesia Christ i, t. n., th. xx, § 1.
2. Cependant, les faits ont-ils justifié l’attitude protestataire des papes et le mot si fréquemment répété par Léon XIII : sub hostili potestate conslitus ? On ne pi ut le nier. Et d’abord en Italie et à Rome même, un anticléricalisme agressif se donne libre carrière : en 1881, les restes de Pie IX, transférés du Vatican, à Saint-Laurent-hors-les-Murs, sont l’objet des insultes de la populace ; en 1882, le centenaire des Vêpres siciliennes est célébré à grand renfort de manifestations contre la papauté ; en 1889. l’érection, à Rome, du monument de Giordano Bruno déchaîne les passions irréligieuses, qui, d’ailleurs, se traduisent, cette même année, dans le Code italien, par des dispositions qui abolissent implicitement et pratiquement la Loi des
garanties, et bientôt par la confiscation des biens des œuvres pies. Il y eut bien d’autres incidents significatifs, dont le plus caractéristique fut peut-être ce procès intenté au Saint-Siège par l’architecte Martiniani, pour lequel les tribunaux italiens se déclarèrent compétents (1882), tandis que le secrétaire d’État rédigeait un mémoire de protestation où, écartant formellement le statut légal de 1871, il revendiquait l’existence, en l’ait comme en droit, de la juridiction et de la souveraineté pontificales. Il y eut des tracasseries quotidiennes de la presse et du pouvoir, des attentats perpétrés dans l’ombre contre la liberté de la correspondance du Vatican. La situation fut à ce point tendue, sousLéon XIII, vers 1887, que le pape songea sérieusement à quitter Rome.
La situation s’améliora quand la maison de Savoie sentit le besoin qu’elle avait de l’Église. Après s’être servie des forces révolutionnaires et hostiles au Saint-Siège, pour faire l’unité italienne, elle en était demeurée la prisonnière, et la nation entière fléchissait sous la poussée continue des partis subversifs. Les catholiques, tenus à l’écart de toute activité politique, s’étaient organisés sur le terrain social et constituaient une réserve précieuse : Pie X la mit au service du bien public en levant le Non expedit porté par Pie IX et maintenu par Léon XIII. Dès lors se produisit un apaisement progressif, que la guerre de Libye, les entreprises coloniales, et surtout la Grande Guerre devaient accentuer. Benoît XV ayant continué le geste de Pie X, les catholiques groupés dans le parti populaire italien devinrent vite un des éléments les plus importants de la vie nationale.
3. Mais, sur le terrain du droit international, une évolution non moins remarquable se produit. Au lendemain de l’annexion de Rome, avant même que soit promulguée la Loi des garanties, l’Italie tient à rassurer les chancelleries, en déclarant « que le monde catholique ne sera pas menacé dans ses croyances par l’achèvement de notre unité. … La grande situation qui appartient personnellement au Saint-Père ne sera nullement amoindrie… » Dépêche de Visconti-Venosta, min. des Afl. étrang., 18 octobre 1870.
Cette promesse est réalisée à la lettre, et moins par l’Italie que par les autres nations. Les chefs d’État continuent à prévenir le pape de leurs démarches de courtoisie ; partout leurs ambassadeurs cèdent le pas à ses nonces ; le corps diplomatique accrédité au Vatican est toujours composé d’agents parvenus au plus haut grade de la carrière et, surtout, chaque fois que sont modifiées les limites des états, le sort des peuples qui ont des éléments catholiques ne se règle définitive ment que par un recours au Saint-Siège. Pour le Maroc, dans le traité franco-espagnol, la République française essaiera bien de se décharger sur l’Espagne seule du soin de ce règlement ; elle n’obtiendra la solution des difficultés pendantes qu’après une entente directe avec le souverain pontife. Bien plus, on voit Léon XIII choisi par l’Allemagne et l’Espagne comme arbitre dans un conflit relatif aux îles Carolines. A ce propos, Guillaume I er fait déclarer par la Gazette de la Croix qu’il s’est adressé au pape comme à un souverain, « dignité que l’histoire et le droit lui reconnaissent depuis des siècles » ; et cet arbitrage du souverain pontife n’est pas demeuré unique, il s’est renouvelé à plu sieurs reprises.
a) Cependant, il faut avouer que, de 1870 à 191 I, l’attitude des chancelleries à l’égard du Saint Siège fut loin d’être constante ; à la veille de la Grande Guerre, nombreux étaient les États qui avaient cesse de prendre le chemin du Vatican ; et c’est un remarquable résultat du douloureux pontificat deBenoît XV que des relations diplomatiques aient été nouées ou renouées avec le pape par tant de nations diverses. Ou
bien ce sont des relations diplomatiques proprement dites : et c’est le cas de quelque trente-cinq États catholiques, protestants, orthodoxes, musulmans et autres, lesquels ont aujourd’hui une ambassade ou une légation auprès du Vatican et en reçoivent un nonce, un internonce ou un chargé d’affaires. Ou bien le Saint-Siège a des délégués apostoliques, qui, dépourvus du caractère diplomatique, sont officiellement agréés pour le représenter en ce qui concerne le spirituel ; c’est le cas des États-Unis de l’Amérique du Nord et de plus de vingt autres. Toutes ces puissances indistinctement admettent, en droit comme en fait, la personnalité internationale du pontife romain. Elle était proclamée en juin 1908 par la cour suprême des États-Unis dans l’affaire de l’évêque de Porto-Rico contre la municipalité dé Ponce dans un considérant formel : « L’existence de l’Église catholique romaine comme corps, aussi bien que la position occupée par la papauté ont toujours été reconnues par le gouvernement des États-Unis. »
b) En France, nous assistons à une évolution singulière. Jusqu’en 1904, on y professe, comme Guizot en 1847, que « ce qui constitue vraiment l’État pontifical, c’est la souveraineté dans l’ordre spirituel. La souveraineté d’un petit territoire n’a pour.objet que de garantir l’indépendance et la dignité visible de la souveraineté spirituelle du Saint-Père ». Le 20 novembre 1882, le président du Conseil, Duclerc, « estime qu’il n’est douteux pour personne que le Saint-Siège est encore actuellement une puissance politique, une aussi grande puissance politique qu’avant la suppression du pouvoir temporel. C’est donc au pape, à l’homme investi d’une grande puissance politique, que les autres grandes puissances politiques de l’Europe envoyaient des ambassades, et non au prince temporel régnant sur deux ou trois millions d’hommes. C’est pour cela qu’après la perte du pouvoir temporel elles ont persisté à lui en envoyer. » Le ministre Spuller pensait de même lorsqu’il disait : « Croyez-vous que la souveraineté du pape tienne à une motte de terre ? » Consultés par des juges, anxieux et indécis sur la sentence à prendre contre les citoyens prévenus d’avoir arboré le drapeau pontifical, les gouvernements successifs répondent que le pape est un souverain. Waldeck-Rousseau soutient cette doctrine à la barre avec toute sa dialectique, et sous son ministère, on verra son ministre des Affaires étrangères, Delcassé, répondre officiellement au garde des Sceaux, Monis, le 4 septembre 1901 : Ce drapeau est « celui d’un souverain, s’il n’est pas celui d’un État ».
Mais, brusquement, en 1904, au plus fort de la crise religieuse, les tribunaux adoptent une jurisprudence contraire, que confirme la Cour de cassation, principalement par l’arrêt de la chambre criminelle, en date du 5 mai 1911 : « La souveraineté (du pape) a cessé d’exister par suite de la réunion des États pontificaux au royaume d’Italie », arrêt rendu sur les conclusions du procureur général Baudouin, dont les considérants se ramènent à deux postulats : pas de souveraineté sans État, pas d’État sans territoire.
C’est la doctrine juridique qui, en dépit des relations diplomatiques de tant d’États avec le Vatican, a généralement prévalu dans les universités publiques de la France et des régions qui acceptent son influence. On y considère comme fictif et anormal le rang de souverain reconnu au pape, et l’on prétend l’expliquer par la permanence d’une tradition qui le fonde uniquement sur le principat civil.
c) D’ailleurs, les universités allemandes, sous l’inspiration de Bismarck, après sa réconciliation avec Rome, essaient d’un autre système, qui, en principe, accorderait au Saint-Siège une sorte de souveraineté, moyennant une convention diplomatique, renouvelable à l’avènement de chaque pape, et qui comporterait de
sa pari un engagement formel de ne jamais troubler l’action légale du pouvoir civil : c’était accorder au souverain pontife un titre vain, sans lui garantir la pleine indépendance de son ministère apostolique.
d) Plus proche de la tradition théologique et canonique, bien que s’inspirant de ses intérêts propres, l’Italie, par ses diplomates et ses théoriciens de l’unité, comme par les professeurs de ses facultés, n’a ce>sj d’enseigner que la souveraineté pontificale est essentiellement personnelle, en tant qu’elle appartient à la personne du chef suprême de l’Église catholique, et qu’elle subsiste même après l’annexion au royaume du Patrimoine de saint Pierre. Il faut bien reconnaître que cette conception est autre chose qu’une justification de la Loi des garanties, puisqu’elle se trouve confirmée par l’attitude pratique de la plupart des chancelleries et par la doctrine juridique couramment professée dans les pays de langue espagnole.
4. Ce qui demeurait incontestable, après comme avant 1914, ce que savaient comprendre tous les esprits sagaces, c’est le fait de première importance dans l’ordre international de la situation suréminente du Saint-Siège. Melchior de Vogué avait pu écrire, en 1887, dans la Revue des Deux Mondes : « Il suffit d’ouvrir un journal ou de traverser un salon politique, pour comprendre que le Vatican est à cette heure l’un des principaux centres diplomatiques de l’Europe, celui auquel viennent aboutir le plus d’affaires et des plus considérables. » Affaires de Rome, dans Spectacles contemporains, Paris, 1891, p. 3-4. M. Hanotaux, rentrant d’Italie, en 1915, n’hésite pas davantage à déclarer : « Le Vatican reste une immense puissance mondiale », et, deux ans plus tard, Lazare Weiller « constate que la puissance politique de l’Église romaine et de la papauté est un fait. » J. Ausset (L. Weiller), La question vaticane, 1914-1928, p. 110-111.
a) Aussi bien, la République française avait recommencé de « causer » avec le Saint-Siège, dès 1917, au sujet du Levant, en 1919, à propos de l’Alsace-Lorraine, pays concordataire et, en 1920, à l’occasion du nouveau statut religieux du Maroc. L’ambassade extraordinaire de M. G. Hanotaux (1920), puis l’envoi simultané de "Mgr Ceretti comme nonce à Paris et de M. Jonnart comme ambassadeur à Rome (1921) rendent enfin à la France sa place au Vatican.
b) C’est en vain que par l’article 15 du traité de Londres (26 avril 1915), M. Sonnino avait à l’avance fait exclure le pape du futur congrès de la paix, ds même que la Consulta, à la fin du xixe siècle, avait évincé Léon XIII de la conférence de La Haye : la solution de la question romaine était proche.
Depuis le jour où, à la suite des décisions de Pie X, les catholiques avaient pénétré dansl’organismo de l’État italien, tous les esprits modérés comprenaient que l’intérêt national exigeait une réconciliation avec le Saint-Siège. Sans doute, M. Orlando s’était plu à célébrer la bienfaisance avérée, durant la guerre, de la Loi des garanties ; on le vit, en 1919, au cours des négociations du traité de Versailles, accueillir les suggestions d’un prélat américain et entrer en conversation avec Mgr Ceretti, alors secrétaire des Affaires ecclésiastiques extraordinaires. Deux ans plus tard, au lendemain du rapprochement entre la France et le pape, le monde politique s’émeut, la grande presse et le parlement consacrent de nombreux articles et discours à la situation que crée à l’Italie son absence du Vatican, et le ministère Facta, dans un livre vert, publie, avec les discours, les plus notables de ces articles. C’était poser délibérément la question.
c) La solution s’en imposa au gouvernement fasciste comme une nécessité pratique. Il essaya d’abord d’une sorte de règlement unilatéral, au moyen d’un nouveau statut légal du clergé, élaboré en 1920, selon l’esprit du 2099 POUVOIR TEMPOREL DU PAPE. LES ACCORDS DU LATRAN 2700
droit canon et des meilleurs concordats signés récemment par le Saint-Siège. Une note officielle, puis une
lettre du souverain pontife signifièrent que des arrangements de ce genre devaient, pour être valables, être négociés avec lui et qu’aucune négociation n’était possible tant que ne serait point résolue d’abord la question romaine.
5. Alors, délibérément, le Duce engagea des négociations, privées d’abord (aoùt-oct. 1926), officieuses ensuite (oct. 1926-nov. 1928), officielles enfin (nov. 1928-févr. 1929). Deux conditions essentielles étaient posées par le gouvernement fasciste : la question romaine demeurerait purement italienne et le Saint-Siège ne réclamerait pas la garantie des autres puissances ; l’État italien, avec Rome pour capitale, serait reconnu par le pape. Deux conditions essentielles étaient exigées de même par le gouvernement pontifical : un concordat, pacte bilatéral, réglerait, pour l’Italie, le statut de l’Église et ses relations avec l’État, avec cette clause, en particulier, que la loi civile du mariage serait ajustée aux dispositions du droit canonique ; la souveraineté d’une petite enclave territoriale serait reconnue par l’Italie au pape.
a) Malgré toutes les difficultés, de part et d’autre, on voulait aboutir. On avait vite abandonné l’idée d’une cession de territoire, qui, sans réelle utilité et non sans inconvénients pour le Saint-Siège, eût entraîné, pour l’Italie une humiliation pénible à supporter. Mais on étendrait et compléterait la souveraineté vaticane par toutes les immunités diplomatiques désirables.
Enfin, le 7 février 1929, le cardinal Gasparri faisait part au corps diplomatique de l’heureuse issue des négociations engagées entre les plénipotentiaires de S. S. Pie XI et de S. M. Victor-Emmanuel III ; le Il février, en effet, le cardinal Gasparri et M. Mussolini échangeaient les signatures ; le 12 février, tandis que la participation officielle du gouvernement italien aux solennités du septième anniversaire du couronnement de Pie XI signifiait que la période de rupture entre le Quirinal et le Vatican était close, l’Osservatore romano publiait la note suivante : « Aujourd’hui, à midi, dans la salle des papes du palais apostolique du Latran, ont été signés un traité entre le Saint-Siège et l’Italie, réglant la « question romaine », et un concordat fixant les conditions de l’Église et de l’État en Italie ; avec le traité a été signée aussi une convention financière annexe. »
La volonté du gouvernement fasciste de ne pas traiter la « question romaine » comme une affaire internationale, mais purement italienne avait entraîné cette contre-partie inéluctable d’un concordat qui donnât une solution aux difficultés venant des conditions religieuses de l’Italie. Cf. Discours de S. S. Pie XI aux professeurs et élèves de l’université de Milan, 13 févr. 1929.
b) En dépit du discours fameux que M. Mussolini prononçait le 13 mai suivant, pour atténuer la signification et la portée du concordat du Latran, on doit reconnaître que, par cet acte, l’Italie donne à la conception catholique des rapports entre l’Église et l’État une traduction juridique et une adhésion pratique qui dépassent, et de loin, tout ce qui se constate ailleurs en cet ordre de choses. Mais la caractéristique la plus importante du concordat du Latran, c’est qu’il est annexé à un traité politique qui est un acte diplomatique de même ordre exactement que les traités ordinairement conclus par les diverses puissances entre elles et réglant comme eux des questions temporelles. A ce titre, il intéresse nécessairement la communauté du droit des gens et le droit international.
En définitive, et pratiquement, le droit des gens et le droit international reconnaissaient la souveraineté
pontificale, consacrée par le maintien d’un corps diplomatique accrédité auprès du Saint Siège. Restait à fixer la position juridique de l’Italie. Une solution internationale, qui aurait confirmé l’indépendance du pape et transformé en protocole international la loi italienne des garanties, répugnait à l’amour-propre fasciste et n’eût accordé à la papauté, dépouillée de son domaine temporel, qu’un statut juridique cautionné par les puissances signataires. On sait combien un tel statut peut, dans les faits, se révéler précaire. La solution territoriale, qui fut adoptée, pouvait, sans doute être complétée par une garantie internationale ; niais cette garantie n’était nullement efficace, comme le montrait la violation récente de la neutralité belge, ni indispensable au regard du droit international, puisque comme tout autre traité diplomatique, celui du Latran fut notifié publiquement aux puissances.
cj Du reste, les deux premiers articles précisent très exactement les bases de cet acte bilatéral. Le premier le rattache étroitement au concordat signé le même jour, en déclarant le catholicisme religion officielle de l’État ; et le deuxième reconnaît formellement le droit de souveraineté du pape comme une prérogative qui découle essentiellement de sa primauté spirituelle, et non pas comme une conséquence de son principat temporel. Il ne s’agit ni d’une restitution ou d’un rétablissement, ni d’une création libre ou d’une concession gracieuse du gouvernement italien, mais d’un droit primordial et imprescriptible, qui déborde, dans le temps et dans l’espace, la condition de l’État pontifical.
Cet État, les art. 3 à 7 du traité le désignent et le déterminent. C’est la Cité du Vatican, enclave territoriale de quarante-quatre hectares environ, qui comprend les terrains et immeubles dont la simple jouissance était laissée au pontife romain par la Loi des garanties. Et c’est désormais un droit, non seulement de pleine et entière propriété, mais encore de totale et parfaite souveraineté qui est explicitement reconnu. L’art. 4 précise, en effet, que l’État pontilical ne sera aucunement vassal ni sujet à aucun protectorat ; et les bons offices de collaboration qu’il pourra recevoir da l’État italien ne pourront jamais s’exercer qu’en vertu d’une libre délégation du Saint-Siège lui-même, reçue expressément comme telle.
Le traité prévoit, en outre, l’évacuation éventuelle et le dédommagement des actuels occupants de l’enclave ; il énumère les services publics dont l’Italie promet de pourvoir la Cité du Vatican, les mesures qui concernent les relations, communications et transit avec le royaume d’Italie, les garanties et libertés des conciles et conclaves, les diverses catégories de parsonnes soumises à la souveraineté du Saint-Siège, par le fait de leur résidence stable dans la Cité, les franchises dont jouiront les dignitaires de l’Église et les personnes de la curie pontificale. Les grandes b.isiliques et les services pontificaux à Rome hors du territoire de la Cité, le domaine de Castel-Gandolfo et divers sanctuaires italiens sont dévolus au pape, et sur toutes ces possessions il exercera, non plus le plein droit de souveraineté, mais le droit de pleine et entière propriété, enrichi de l’immunité diplomatique et fiscale.
Logiquement est prévue une représentation diplomatique du Saint-Siège auprès du Quirinal, et vice versa ; de même sont réglées les questions d’extradition et de juridiction pénale. Mais l’art. 24 est à rem ir quer, parce qu’il achève de caractériser la doctrine de ce traité. Le souverain pontife s’engage à la neutralité, ou plutôt à l’abstention totale et perpétuelle dans toutes les compétitions politiques et temporelles des puissances, . dans toutes les alliances ou combinaisons diplomatiques, dans toutes les réunions ou assemblées internationales. Et deux exceptions confirment bien cette condition supranationale dans laquelle entend se
renfermer la papauté. Le chef de l’Église, ministre de paix et de vérité, se réserve d’exercer le droit d’arbi I rage, quand les nations se mettront d’accord pour l’en solliciter et d’user librement de l’autorité de son ministère apostolique pour rappeler les principes propres à la solution des conflits internationaux.
L’art. 26 contient des déclarations d’importance décisive. Le Saint-Siège estime que, par les accords du
I I février 1929, lui est assuré, d’une manière adéquate, ce qui lui est nécessaire pour exercer sa souveraineté avec « les libertés et l’indépendance dues au gouvernement pastoral du diocèse de Rome et de l’Église catholique en Italie et dans le monde ». Il déclare donc définitivement résolue, par suite, éliminée, la « question romaine », et ij reconnaît le royaume d’Italie sous la dynastie de la maison de Savoie, avec Rome pour capitale. De son côté, l’Italie reconnaît l’État de la Cité du Vatican sous la souveraineté du souverain pontife ; est abrogée toute disposition contraire, notamment la Loi des garanties du 13 mai 1871.
Enfin, l’art. 27 décide que le traité entrera en vigueur dès la ratification, laquelle devra s’accomplir dans le délai de quatre mois, à peine de caducité. En fait, la cérémonie officielle d’échange des ratifications eut lieu le 7 juin 1929, au palais du Vatican.
VI. Conclusions.
La controverse soulevée par M. Mussolini au sujet de la ratification des accords du Latran n’entre point dans le cadre de cet article. On peut la considérer, sans doute, comme relevant du domaine de la politique fasciste ; mais elle donna l’occasion à S. S. Pie XI de rappeler la doctrine catholique sur la souveraineté pontificale dont il convient de nous inspirer dans la conclusion de la présente étude. Cf. lettre au cardinal secrétaire d’État, du 30 mai 1929.
De l’histoire des faits et des doctrines se dégagent nettement les propositions suivantes :
1° Le pouvoir temporel ne peut être, pour le vicaire de Jésus-Christ, une fin en soi, comme pour les princes civils qui régissent les nations ; ce ne peut être qu’un accessoire de la souveraineté spirituelle, ou mieux, une « addition préservatrice », c’est-à-dire un moyen d’assurer « les libertés et indépendance dues au gouvernement pastoral du diocèse de Rome et de l’Église catholique en Italie et dans le monde » ; c’est, en d’autres ternies, l’immunité nécessaire à celui qui exerce la suprême juridiction spirituelle.
2° Cette souveraine autorité du pape, dans le domaine religieux, requiert plus que le droit de propriété indispensable à l’Église en général et à ses divers ministres. En raison même de sa primauté, l’évêque de Rome ne peut, sans grave dommage pour l’exercice de son ministère universel, être le sujet d’un prince temporel quelconque ; et cette indépendance exige, pour être pleinement réalisée, que lui soit accordée une souveraineté réelle, au sens total du mot, et reconnue comme telle, non seulement par l’État italien, dans sa constitution actuelle, mais encore par toutes les puissances nationales. Une singulière prééminence appartient, du reste, à l’Église, société parfaite, du fait de la suprême dignité de la fin spirituelle qu’elle poursuit par ses moyens propres, et dans l’Église c’est le pontife romain qui personnifie cette suréminence et qui l’exerce, en vertu du mandat divin reçu directement de Jésus-Christ.
3° Cette souveraineté pontificale, elle doit nécessairement avoir un centre, un appui territorial, exempt de toute vassalité ou sujétion. Toute la raison d’être d’un patrimoine de saint Pierre est donc de signifier et de réaliser, en fait comme en droit, la suprême indépendance du pontife romain. « La Cité du Vatican est grande par ce qu’elle représente, et non pour un kilomètre carré de plus ou de moins. » (Mussolini, discours du 13 mai 1929.) En fait, il n’est pas d’État que
la force ne puisse un jour violer ; en fait, les États de l’Église furent bien souvent envahis et les papes-rois maltraités. En droit, il n’y a pas d’État plus solidement constitué que la minuscule principauté pontificale, siège d’un pouvoir qui était diplomatiquement reconnu par les puissances, alors même que le signe extérieur en pouvait paraître momentanément aboli et qui, aujourd’hui, jouit d’une indépendance juridique plus complète que jamais.
4° La souveraineté pontificale n’emprunte rien, à vrai dire, à l’importance territoriale de la Cité du Vatican. Par le traité du Latran, elle se situe elle-même en dehors et au-dessus du plan international (art. 24). ("est une souveraineté sui generis, qui s’exerce, non pas seulement au temporel, dans l’enclave exiguë délimitée par l’acte du Il février 1929, mais encore et surtout dans le domaine spirituel sur toute l’Église catholique, au milieu de toutes les nations. Les nonces ne sont donc pas seulement des ambassadeurs, les premiers de tous ; ils ne priment tous les autres agents diplomatiques que parce qu’ils représentent une puissance d’un ordre supérieur. Ce n’est pas avec un prince temporel dépossédé que traita l’Italie pour lui restituer une parcelle de ses anciens États. C’est avec le chef spirituel de l’Église catholique. C’est tellement vrai que le concordat et le traité du Latran sont le complément l’un de l’autre et qu’ils sont inséparables ; ainsi l’entend et le veut Pie XI ; ou bien, ils dureront ensemble, ou bien, ensemble, ils tomberont.
5° Cette conception de la souveraineté pontificale, qui n’est nouvelle ni en théologie ni en droit canonique, l’est davantage en droit civil. Nous avons dit que, de 1870 à 1929, les juristes italiens, pour les besoins de la cause nationale, travaillèrent à cette évolution ; mais d’autres juristes aussi, et les événements qui accompagnèrent ou suivirent la guerre de 1914-1918 y contribuèrent non moins efficacement.
Selon la vieille conception du droit, « la souveraineté s’entendait d’un pouvoir absolu : un pouvoir qui ne souffre aucune restriction, aucune concurrence, si ce n’est qu’il est cantonné entre des frontières territoriales ; toute souveraineté est absolue, toute souveraineté est territoriale ; une souveraineté relative ne serait plus souveraine ; souveraineté et relativité sont des ternies antinomiques ; et donc il ne peut s’exercer deux souverainetés à l’endroit des mêmes sujets et des mêmes territoires : voilà le dogme. Absolutisme, territorialité, ces deux premiers caractères conjugués en engendrent un troisième et dernier : il n’y a pas d’autre souverain que l’État, et donc pas d’autres rapports intersouverains, que les rapports interétatiques, pas d’autre droit intersouverain que le droit international. Donc l’Église n’est pas souveraine ; sa prétention à la souveraineté est intolérable ; le succès de cette prétention est un scandale : cela ne peut pas être, cela ne doit pas être. Seulement, cela est… » G. Renard, L’Église et la souveraineté, dans la Vie intellectuelle, 10 janv. 1932, p. 8-9.
, 1. Et d’abord, note M. Le Fur, « il existe aujourd’hui une interdépendance étroite de tous les États, dans la paix comme dans la guerre… D’une façon générale, même pour les plus puissants États, le splendide isolement et l’égoïsme sacré ont fait leur temps ; il est indispensable que chaque État abandonne une partie de son ancienne omnipotence pour qu’un droit entre nations puisse s’établir… » La souveraineté de l’État et ses limites nécessaires, dans Politique, 15 avril 1932, p. 290 sq. La souveraineté s’avère donc relative.
Ainsi s’effrite et croule la théorie de l’omnipotence absolue de l’État, que ce soit l’État-Dieu des pangermanistes et des naturalistes païens, ou l’État souverain des monarchies gallicanes d’Ancien Régime, des jacobins et des laïcistes athées. A côté de l’État, au 2 703
POU VI) lit DU PAPE EN MATIÈRE TEMPORELLE
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sein même de l’État, il j a place pour d’autres souverainetés. La Société des nations n’a telle pas prétendu limiter le pouvoir de l’État jusque dans sa prérogative essentielle. le droit de guerre ? (et voilà qui détruit la plus singulière objection dirigée contre la souveraineté du Saint-Siège, du Saint-Siège dépoim u du droit de guerre, considéré comme la manifestation suprême de la souveraineté). One dire de la puissance qui siège au Vatican depuis des siècles ?
2. Ensuite il apparaît de plus en plus qu’il existe une souveraineté autre que la souveraineté territoriale, nationale ou politique. Et c’est bien celle-là que revendique d’abord le Saint-Siège, aujourd’hui plus et mieux que jamais, en se plaçant délibérément en dehors de toutes les compétitions ou alliances entre Ëtats. A ce titre, il n’y a point de nationalité vaticane proprement dite ; le mot n’est pas dans le traité. Alors que l’idéal du droit international serait que tout homme ait une nationalité et n’en ait qu’une, tout le monde est d’accord pour admettre que la citoyenneté vaticane n’abolit pas la nationalité d’origine.
3. Avant 1870, il y avait des États de l’Église, qui, comme États, étaient « à l’alignement » avec les autres États, régis, comme eux, par le droit international commun, soumis aux mêmes vicissitudes de la politique internationale. Le pape était prince temporel dans toute l’acception ordinaire du terme, en même temps que souverain pontife de l’Église catholique ; et déjà sa souveraineté temporelle n’était pas purement et simplement territoriale, elle débordait sur tout le monde civilisé.
A présent, il y a encore un État, certes, mais un État plus évidemment sui generis.
Il apparaît d’abord comme un emplacement, pourvu de l’exterritorialité et de l’immunité diplomatique, une enclave qui permet l’installation des services centraux du gouvernement ecclésiastique, et qui, de plus, se trouve soustraite à la domination de tout État national : voilà qui recouvre adéquatement l’exemption, l’immunité canonique, réclamées par le droit public de l’Église.
Cette conception s’apparente à celle qui a prévalu aux États-Unis d’Amérique dans la création du district fédéral de Colombie, qui est une enclave entre les États, un emplacement des services centraux de la Confédération.
Toutefois, il s’en faut qu’il y ait parfaite identité. La Cité du Vatican est une institution très particulière, tout entière au service d’une institution plus haute à laquelle elle sert de point d’attache, de racine dans le monde, mais dont l’activité la déborde et s’étend par tout l’univers ; c’est bien ainsi une « spiritualisation de la souveraineté », qui se trouve cadrer au mieux avec les conceptions les plus récentes du droit, avec la théorie institutionnelle, comme avec les thèses fondamentales de la théologie. Mais, à la différence du district fédéral de Colombie, la Cité du Vatican est, en droit comme en fait, un État, un État sui generis, mais un État.
Pour que soit rendue incontestable la souveraineté temporelle du pape, même pour ceux qui n’en admettraient pas l’existence sans une possession territoriale et sans la constitution d’un État indépendant, le traité du Latran prétend couper court à toute controverse plausible sur ce point (préambule et art. 3) : d’accord avec le gouvernement italien, le Saint-Siège a su et voulu créer un État véritable au regard du droit international le plus exigeant.
En effet, la Cité du Vatican doit avoir tout ce qui normalement est requis à l’existence d’un État, non seulement le territoire (dont les dimensions minuscules n’ont évidemment rien à voir à l’affaire), mais encore la population, le régime législatif et judiciaire,
les autorités, la force et les services publics, la condition internationale. Tel est le droit. En l’ait, il faut ajouter que le fonctionnement de la Cité du Vatican a rendu plus certains tels ou tels caractères étatiques que plusieurs juristes, dont le texte seul du traité ne parvenait pas à dissiper les doutes, avaient cru fictifs ou illusoires avant l’entrée en vigueur des accords de 1929. Les réalisations constatées dans l’organisation du nouvel État ne leur permet lent plus un tel scepticisme, celles-là surtout, comme les conventions internationales relatives à la radiodiffusion et au droit privé aérien, qui supposent des rapports temporels entre États.
Que le traité du Latran n’ait pas été présenté à Genève, aux fins d’enregistrement, parl’Italie, membre de la Société des nations, ce fait n’entraîne d’autre conséquence juridique que celle-ci : en cas de litige sur l’interprétation du traité, les signataires ne pourront recourir à aucune des procédures de règlement dont Genève est le centre. Mais précisément les deux puissances contractantes se sont volontairement privées de ce recours, l’Italie, parce qu’elle entend que toujours ce problème demeure italien, le Saint-Siège, parce qu’il ne se départ point de l’axiome : Prima Sedes a nemine judicatur. « Tant vaudra l’Italie, tant vaudra le traité », dit un axiome courant depuis l’acte mémorable du 1 1 février 1929 ; Pie XI répond : « Que sera demain ?… Nous n’en savons rien. L’avenir est dans les mains de Dieu, et doncen de bonnes mains. » Discours adressé, le 9 mars 1929, au corps diplomatique, Acla. ap. Sed., t. xxi, p. 105.
II. LE POUVOIR DU PAPE EN MATIÈRE TEM-PORELLE. — Il ne s’agit plus, dans cette seconde section, d’un pouvoir pontifical se réalisant, au regard du droit des gens, par une institution juridique de souveraineté sui generis ou par un principat civil et politique proprement dit, mais d’un pouvoir découlant logiquement de la juridiction spirituelle du pontife romain et créant chez tous les fidèles une obligation stricte d’obéissance hiérarchique, même lorsque les activités individuelles ou sociales de ceux-ci s’exercent en matière temporelle.
Nécessairement, les circonstances qui intéressent l’homme tout entier, corps et âme, sont multiples ; nécessairement, les fidèles de l’Église sont en même temps les sujets d’un Etat. Le surnaturel n’est pas séparé de la nature, le spirituel se trouve toujours mêlé au temporel. Eh conséquence, et sous peine de se cantonner dans l’absolu et dans l’abstrait, l’Église doil, pour accomplir sa divine mission envers les destinées humaines, entrer dans la mêlée, se rappelant qu’elle est le sel de la terre et la lumière du monde et qu’elle doit enseigner, décider, approuver ou condamner, au nom du Dieu qui ne passe pas, les hommes et les sociétés qui se succèdent sur la terre, et qui se meuvent dans le relatif et le concret.
Comment faut-il entendre ce pouvoir en matière temporelle, et d’abord, comment s’est-il réalisé dans l’Église et dans son chef, le pontife romain, tel est l’objet des pages qui vont suivre.
I. Les dix premiers siècles. IL Le Moyen Age, Xe xv e siècle (col. 2713). III. Les temps modernes, xvi « xx c siècle (col. 2752). IV. Conclusions (col. 270*’.
1. Les dix i’hemiers siècles.
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu > ; aussi bien « mon royaume n’est pas de ce monde », avait dit le Sauveur. Malth., xx, 21 ; Joa., XVIII, 36. Mais encore avait-il ajouté : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre… Allez donc, … comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie. » Mattli., xxviii, 18, et Joa., xx, 21. Il avait dit : « Tu es Pierre…, ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, ce que lu délieras sur la terre sera délié dans le ciel », Matth., XVI, 18-19 ; et POUVOIR DU PAPE. LES PREMIERS SIÈCLES
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à l’ihite : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’En-Haut. » Joa., xix, 9-11. De ces principes évangéliques, quelles applications vont faire l’Église et son chef ?
1° L’âge apostolique.
Saint Paul fait écho à la
parole du Maître. Dans l’épître aux Romains, en particulier, il professe (xiii, 1-7) > qu’il n’est d’autorité, si ce n’est de Dieu » et que ceux qui en sont investis sont les o ministres » de l’œuvre divine. « Que toute âme se soumette aux autorités supérieures… Rendez à chacun ce qui lui est dû (à César ce qui est à César) : à qui l’impôt, l’impôt, à qui le tribut, le tribut, à qui la crainte, la crainte, à qui l’honneur, l’honneur. »
Si ces paroles renferment la plus forte leçon de civisme et de loyalisme, elles contiennent pour l’autorité une déclaration formelle de son caractère radicalement ministériel, de sa mission sacrée, essentiellement morale et ordonnée au service de celui qui est le Rien absolu. Car, au-dessus des lois promulguées par les hommes, il y a, dit encore saint Paul, une loi naturelle inscrite par le Créateur dans la conscience de tout homme. Là est la règle d’un pouvoir qui, jamais, ne doit ériger en lois ses caprices, non pas même ses lins politiques les plus hautes. « Au moment où le Docteur des nations écrivait ces lignes, dit le P. Prat, l’autorité impériale apparaissait partout sous son jour le plus favorable ; le fameux quinquennium de Néron durait encore, le monde était gouverné par des sages et par des philosophes ; malgré les abus, les vexations, les exactions de quelques-uns de ses délégués, Rome symbolisait, dans les provinces, l’ordre, la justice et la liberté ; Paul n’avait guère qu’à se louer des magistrats romains rencontrés sur sa route. Mais, lorsque les dispositions du pouvoir envers l’Église changèrent, l’enseignement de l’Église ne changea pas. C’est alors que Paul enjoignait à Timothée de faire prier « pour les rois et pour tous les détenteurs du pouvoir », I Tim., ii, 1-2, qu’il prescrivait à Tite de prêcher la soumission et l’obéissance aux pouvoirs établis. Tit., iii, 1. C’est alors que Pierre écrivait : « Soyez soumis à toute institution humaine, à cause du Seigneur, soit au roi comme à celui qui possède l’autorité suprême, soit aux gouverneurs, comme à ceux qu’il a délégués pour punir les méchants et louer les bons. Car telle est la volonté de Dieu… » L’obéissance à la loi civile a pour limite la loi divine, mais il ne convenait pas d’envisager l’hypothèse d’un conflit entre la loi de Dieu et la loi de l’homme. Le cas échéant, les fidèles avaient pour guide le précepte évangélique, Matth., xxii, 1 ; Marc, xii, 17, Luc, xx, 25 ; leur raison leur disait que l’autorité supérieure doit l’emporter ; la conduite des apôtres devant le sanhédrin leur dictait la réponse à faire, Act., v, 29. » F. Prat, La théologie de saint Paul, 1° éd., t. ii, Paris, 1912, p. 460-461.
2° L’ère des persécutions (i er -me siècle). — En définitive ce qui demeure à jamais de l’époque apostolique et dis deux siècles qui la suivirent, " ce sont les deux leçons données au monde de si héroïque façon que le souvenir n’en a jamais pu être etïacé, même quand l’Évangile était le plus combattu ou le plus dénaturé : la leçon d’un loyalisme toujours maintenu envers les empereurs persécuteurs et celle des droits de la conscience affirmés en face d’un État-Dieu >-. E. Magnin, L’Étal, conception païenne, conception chrétienne, Paris, 1931, p. 34-35.
1. Sous la plume de saint Clément Romain, à la fin du i er siècle, nous trouvons une belle oraison pour César qui exprime fidèlement la tradition héritée de saint Pierre et de saint Paul : « C’est toi, Maitre, qui leur as donné le pouvoir de la royauté. Par ta magnifique et indicible puissance, afin que, connaissant la gloire et l’honneur que tu leur as départis, nous leur soyons soumis. Et ne contredisions pas ta volonté.
Accorde-leur, Seigneur, 1m santé, la paix, la concorde, la stabilité. Pour qu’ils exercent sans heurt la sou veraineléque tu leur as remise. Car c’est toi, Maître, céleste roi des siècles, qui lionnes aux lils des hommes gloire, honneur, pouvoir sur les choses de la terre. Dirige, Seigneur, leur conseil suivant ce qui est bien, suivant ce qui est agréable n te, yeux (Dent., xiii, 18), afin qu’en exerçant avec piété, dans la paix et la mansuétude, le pouvoir que tu leur as donné, ils te trouvent propice. Toi seul as la puissance de faire cela et de nous procurer de plus grands biens encore. Nous te remercions pour le grand prêtre et le patron de no, âmes, Jésus-Christ, par qui soit à toi la gloire et la grandeur, et maintenant, et de génération en génération, et dans les siècles des siècles. Amen. Ep. aux Corinthiens, c. lxi.
2. C’est dans le même esprit que saint Polycarpc († 155) écrit aux Philippiens (xii, 13) : « Priez pour tous les saints (Eph., vi, 18). Priez aussi pour les rois (I Tim., ii, 1-2), les magistrats et les princes, pour ceux qui vous persécutent et vous haïssent et pour les ennemis de la croix. » Cf. Matth., v, 44 ; Luc, vi, 27.
La même doctrine inspire les déclarations de saint Justin († 167) : « Nous prions pour nos ennemis, nous cherchons à gagner nos injustes persécuteurs… Nous sommes les premiers à payer les tributs et les impôts à ceux que vous préposez à cet office ; c’est là un précepte du Christ… Nous n’adorons donc que Dieu seul, mais, pour le reste, nous vous obéissons volontiers, vous reconnaissant pour les maîtres et les chefs des peuples, et nous demandons à Dieu qu’avec la puissance souveraine, on voie en vous la sagesse et la raison. » I Apol., xiv, 3 ; xvii, 1, 3.
Théophile (t vers 185) ne parle pas autrement, Ad Aulol., i, 11, non plus que Tertullien († 230). Mais le rude Africain insiste sur la condition humaine de César et sur sa subordination à Dieu : « … L’empereur n’est grand qu’autant qu’il est inférieur au ciel ; il est, en effet, la chose de celui à qui le ciel et toute créature appartiennent. Il est empereur par celui qui l’a fait homme avant de le faire empereur ; son pouvoir a la même source que le soufilj qui l’anime… Je n’appellerai pas l’empereur Dieu, ou parce que je ne sais pas mentir, ou parce que je ne voudrais pas me moquer de lui, ou.parce qu’il ne voudrait pas lui-même être appelé Dieu. S’il est homme, il est de son intérêt de le céder à Dieu. II lui suffit d’être appelé empereur ; c’est aussi un grand nom que celui-là, car il est donné par Dieu. Dire qu’il est Dieu, c’est lui refuser le titre d’empereur ; sans être homme il ne peut être empereur… » Apol., xxx ; xxxiii, 3. Cf. Ad Scapulam, 2.
A Celse qui reproche aux chrétiens de manquer de civisme et de fuir le métier des armes, Origène († 254) se plaît à répondre que, jusque dans l’exercice de leurs devoirs sociaux, les vrais disciples du Christ sont exemplaires. « Les chrétiens, dit-il, sont plus utiles à la patrie que le reste des hommes ; ils forment des citoyens ; ils enseignent la piété à l’égard de Dieu gardien des cités ; ils font monter jusqu’à une cité divine et céleste ceux qui vivent bien dans les petites cités de la terre. » Conl. Cels., VIII, 73-74, P. G., t. xi, col. 1625 sq.
Mais c’est précisément cette doctrine et cette conduite des chrétiens qui furent la cause des persécutions des premiers siècles ; en se refusant à l’adoration de la divinité impériale, ils s’opposaient directement, et efficacement d’ailleurs, à la conception païenne d’un État-Dieu, maître absolu des âmes comme des corps.
3° L’empire conslantinien (ive -vie siècle). — Cette conception païenne du vieux droit romain, il faut remarquer d’abord qu’elle survit opiniâtrement dans l’empire constantinien en face de l’idée chrétienne du pouvoir. Rien plus, elle s’y mêle subtilement, pour produire un césaro-papisme qui sévira avec virulence dans l’empire byzantin.
1. Les défenseurs de l’orthodoxie contre l’hérésie affir
nieront l’indépendance de l’Église à l’égard des empiétements du pouvoir civil.
Tandis qu’Hilaire de Poitiers († 366), dans son Ad Constantium Augustum (r, 1. 2) et Athanase († 373), dans son Apologia ad Consiantium imperalorem, rappellent à Constat ce que ses pouvoirs ne Lui permettent pas de s’immiscer indûment dans les affaires ecclésiastiques, Grégoire de Nazianze († 390) ne craindra pas dédire aux n agistrats que la loi du Christ les soumet . eux aussi, à l’évêque : « Nous aussi, évêques, nous exerçons l’autorité ; j’ajoute même, d’une manière plus éminente et plus parfaite ». Uratio ad cives Nazianz., P. G., t. xxxv, col. 1)75.
Dans le même esprit, Jean Chrysostome († 407), rappelle qu’il y a deux sortes de pouvoirs, l’un qui s’exerce dans la vie civile et l’autre, plus sublime, qui est, par rapport au premier, ce que le ciel est à la terre. In 71° m ad Cor., homil. xv, 3-5, P. G., t. lxi, col. 508509. Ou bien il dira que le temporel est inférieur au spirituel comme le corps est soumis à l’âme : Caro subesl, spiritus præest, et cet axiome traversera les âges en se fortifiant de jour en jour.
2. Saint Ambroise († 397) « est le premier évêque introduit dans le conseil de trois empereurs successivement, qui s’est trouvé avoir la mission de leur définir leurs devoirs envers l’Église ce que personne n’avait su faire pour Constantin ». Le premier, il pose nettement « la distinction des deux pouvoirs et des deux ordres, celui du spirituel et celui du temporel, ou, pour user des termes mêmes d’Ambroise, la rcligio et la res publica. Le droit public jusqu’à Constantin enfermait la religion dans la res publica et la soumettait au prince faisant fonction de pontifex maximus ; depuis Constantin, la religion, séparée de la rcs publica, devient un domaine réservé… En Occident, là démarcation est tracée par Ambroise, d’une main si ferme et si sûre, qu’elle devient un fondement du droit… Ambroise reconnaît à l’empereur la jurisdiclio, c’est à savoir la fonction de créer le droit… /n potestate ejus omnia. Mais Ambroise excepte aussitôt du domaine souverain de l’empereur le domaine de Dieu : Ea quee sunt divina impcralorice potestati non esse subjecta… Or, qui sont les administrateurs du domaine de Dieu, les interprètes de sa loi, les docteurs de la foi sacrée ? Ce sont les évêques. Ils rendront à César ce qui est à César, ils ne peuvent lui sacrifier ce qui est à Dieu, lui livrer le jus Ecclesiæ, trahir pour lui le jus sacerdotale ». P. Batiffol. Le Siège apostolique, Paris, 1924, p. 79 sq. L’empereur, du reste, est un fidèle, et Ambroise donne à sa pensée la formule destinée à devenir fameuse : Imperator inlra Ecclesiam non supra Ecclesiam. L’empereur ne peut donc sans les évêques traiter quelque affaire <]ui intéresse ensemble l’ordre public et la religion : in causa fidei, le prince chrétien peut être jugé par les évêques, tandis qu’il ne peut juger les évêques ; coupable, le prince pourra être séparé de la communion des évêques. L’on sait, que d’Arnbroisc à Théodose, ces déclarations ne demeurèrent pas lettre morte ; l’imposition de la pénitence à l’empereur, après le massacre de Thessalonique, aura un retentissement considérable dans les controverses du.Moyen Age.
Ambroise, qui rappelle l’exemple du Christ refusant la royauté terrestre, s’interdit de s’immiscer dans ks prérogatives du prince : Non indebitis me inlersero ; que l’empen ur, de son côté, n’entreprenne point sur le jus sacerdotale. Ambros., Epist., xviii ; xx, 2, 27 : xxi ; xli, 25 ; li, sq. ; Seimo contra Auxentium, de basilicis, 29 sq., P. L. t. xvi, col. 101 G sq.
Ces maximes politiques d’Ambroise sont de première importance en tant qu’elles sont les prémisses du droit public du Moyen Agé, celui qui cherchera la coordination des deux pouvoirs dans leur accord harmonieux », en sauvegardant l’indépendance propre
D1CT. DE TU KOI.. CATIIOL.
à chacun d’eux. Il n’est pas jusqu’à la maxime selon laquelle le prince est soumis aux évêques ratione fidei et peccati qui, avec ses conséquences, ne soit une maxime d’Ambroise. 1 latifïol, op. cit., p. 82 ; cf. J.-R. Palanque, Saint Ambroise et l’Empire romain, Paris, 1934.
Nécessairement, ces idées progressaient dans la pratique comme dans la théorie. Si, dès les débuts de l’empire chrétien, Lactance pouvait montrer comment le monothéisme rénovait la vie sociale et la vie morale en fondant la justice et en donnant toute sa vigueur à la loi de nature célébrée par Cicéron dans le De republica, il pouvait encore opposer aux vieilles Inslilules païennes ses Instilutes divines (Institutions diviniv), rédigées vers 307-311, dans lesquelles s’ébauche déjà le nouveau droit chrétien.
3. Saint Augustin.
Ces idées, il appartenait à Augustin († 430) de les développer, principalement dans son De civitale Dei. Par droit de nature, affirmet-il, l’homme n’a aucun pouvoir sur l’homme ; sa puissance s’arrête aux choses et aux animaux. De civ. Dei, XIX, xv, P. L., t. xli, col. 643. D’autre part, « il n’y a pas de gouvernement possible sans la vraie justice ». Ibid., II, xxi, 4, col. 68-69. Sans la justice, les royaumes ne sont que de grands brigandages, et il n’y a pas de justice dans le paganisme, où Dieu n’est pas servi. Ibid., IV, iv, col. 115 ; XIX, xxi, col. 648. Mais « je vous demande : comment voyez-vous que telle chose est juste ? Où voyez-vous la justice de cette règle d’après laquelle vous taxerez le contraire d’injustice ? D’où vient ce je ne sais quoi qui éclaire votre âme, malgré l’obscurité qui l’enveloppe de toutes parts, ce je ne sais quoi qui verse le jour dans votre esprit ? D’où découle pour vous, comme de son unique source, cette justice qui vous aide, à discerner le juste, alors que, de tous côtes, vous êtes injustice et folie ?… La source de la justice est en Dieu. » Enarralio in psalm., lxi, 21, t. xxxvi, col. 744.
L’autorité ne saurait donc venir que de Dieu : « Dans sa volonté réside le souverain pouvoir : c’est lui qui aide les bonnes volontés des esprits créés et qui juge les mauvaises et les ordonne toutes. C’est elle, cette volonté souveraine, qui donne le pouvoir à quelques-unes et qui ne l’accorde pas à d’autres. Car, comme il est le Créateur de toutes les natures, il est l’auteur de tous les pouvoirs. » De civ. Dei, V, ix, t. xli, col. 151 sq.
Ainsi, le saint docteur ne fait nulle difficulté d’admettre les droits des pouvoirs établis, et il leur promet soumission de la part de la cité de Dieu : « Tant qu’au sein de la citéterrestre elle vit captive et passe le temps de son exil, soutenue par la promesse de sa rédemption et par les dons spirituels qu’elle a reçus comme gage de cette promesse, elle n’hésite pas à obéir aux lois de la cité terrestre, d’après laquelle s’administre tout ce qui est approprié au soutien de cette vie mortelle ; et, puisque la mortalité est commune à l’un et à l’autre côté, elle veut donc, en ce qui a rapport aux intérêts présents, conserver la bonne harmonie entre elle et la cité terrestre. » Ibid., XIX, xvii, col. 645. Cette bonne harmonie suppose une réelle distinction des pouvoirs. Commentant le c. xiii de I’épître aux Romains, Augustin est fort explicite en ce sens : « L’Apôtre prévient ceux qui, dans leur orgueil, pensent que, appelés par le Seigneur à la liberté en devenant chrétiens, ils n’ont plus, dans le cours de cette vie, à observer la régie ni à se soumettre aux autorites supérieures chargées du gouvernement des choses temporelles. Car, puisque nous sommes composés d’une âme et d’un corps, aussi longtemps que nous demeurons dans cette vie temporelle, nous aurons besoin de choses temporelles pour l’entretenir. ! l nous faut donc, pour autant, être soumis aux autorités, c’est-à-dire aux hommes-constitués en dignité qui gouvernent lest humaines. Mais, pour autant que nous croyons en Dii que nous sommes appelés à son royaume, nous n’avonsâ tire soumis à aucun homme qui tenterait de détruire le don
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que Dieu nous a fait en vue de la vie éternelle. Si donc quelqu’un estime que, du fait qu’il est chrétien, il n’a ] > 1 n ^ a payer l’impôl ni le tribut, ni à rendre honneur aux autorités à qui est confiée la charge de gouverner, il est victime d’une grave erreur. Si quelque autre estime, au contraire, que les autorités préposées aux choses temporelles ont pouvoir moine sur sa foi, il tombe dans une pire erreur. Il faut observer ici ce que dit le Seigneur et rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Kt, bien que nous soyons appelés à un royaume où les autorités temporelles n’ont rien à voir, tant que nous relevons de la vie présente et que nous ne sommes point parvenus dans le siècle où s’évanouiront toute principauté et toute puissance, il nous faut supporter notre condition et garder l’ordre des choses humaines, ne faisant rien par simulation et obéissant, en ce point mèm :, non pas tant aux hommes qu’à Dieu qui nous l’ordonne. Expositio quarunulam proposilionum ex Epislola ad Romanos, prop. 72, P. L., t. xxxv, col. 2083.
Nous voilà bien loin des doctrines qui se réclament du grand nom d’Augustin pour attribuer au pape une autorité politique primordiale ; nous en sommes plus loin encore avec ce texte si expressif : « Non dicendum est Ecclesiam esse gloriosam quia reges ei scrviunl, ubi est periculosior majorque tenlatio. » De perfectione jusliliie, xv, 35, t. xliv, col. 310.
Du reste, l’autorité civile, en vertu de son origine même, a des devoirs rigoureux, car ce n’est pas pour l’avantage de ses détenteurs que le pouvoir leur a été donné ; « dans la maison du juste qui vit de la foi et qui est encore un voyageur éloigné de la cité céleste, ceux qui commandent sont les serviteurs de ceux à qui ils paraissent commander ». De civ. Dei, XIX, xiv, t. xli, col. 612-643. Depuis le Sauveur Jésus, le grand précepte qui s’impose aux supérieurs comme aux inférieurs, c’est le précepte du désintéressement et de la charité. « Quelles discussions, quelles doctrines des philosophes, quelles lois d’une nation quelconque peuvent être comparées à ces deux commandements, dont le Christ a dit qu’ils renferment toute la Loi et tous les prophètes : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et votre prochain, comme vous-mêmes (Matth., xxii, 37). Là est le salut des sociétés et des États, qui ne peuvent se constituer et se maintenir que sur les fondements et par les liens de la foi, que par un accord unanime pour le bien commun, par l’amour de Dieu, qui est le véritable et souverain Bien, et par celui qui doit porter tous les hommes à se chérir entre eux, en confondant leur amour dans celui à qui ils ne peuvent cacher la sincérité de leurs sentiments. » Episl., cxxxvii, 17, t.xxxiii, col. 524. Cf. G. Combes, La doctrine politique de saint Augustin, Paris, 1927.
4. Répercussion de ces doctrines.
L’influence d’une telle doctrine se fait sentir dans la transformation progressive du droit, et la notion même de souveraineté se christianise. Se faisant souverainement l’écho des idées chrétiennes et préludant aux chartes du Moyen Age et aux constitutions des âges modernes, les empereurs Théodose II et Valentinien III proclament humblement en 429 : « Il est de la dignité de celui qui règne de se confesser le sujet des lois. Notre puissance n’est autre que la puissance du droit, et il y a quelque chose de plus grand que de commander, c’est de se soumettre au commandement des lois. Nous avons dote pour but, dans le présent édit, de faire connaître aux autres ce que nous nous interdisons à nous-mêmes. » Plus humble encore, s’il est possible, est le « libéralisme » des empereurs Léon et Anthémius. « Un bon prince, disent-ils, ne se croit permis que ce qui est permis aux particuliers et. s’il est libéral, il veut l’être selon les lois, en ne donnant que ce qui est à lui et en ne faisant pas de la joie de l’un la douleur de l’autre. » Ch. Boucaud, La première ébauctie d’un droit chrétien dans le droit romain, cité par E. Magnin, op. cit., p. 39-40.
Ajoutons un trait à cette esquisse. « En ce qui
regarde l’obéissance au Saint-Siège, on sollicita et l’on obtint des lois qui obligeaient les gouverneurs et autres autorités locales à employer au besoin la contrainte matérielle pour avoir raison des résistances. A cette catégorie de prescriptions appartient le rescrit de Gratien à Aquilinus, en 378, celui de Valentinien III à Aèce, en 1 15. On peut y rattacher aussi la plupart des lois contre les hérétiques. » Duchesne, llisl. une. de l’Eglise, t. iii, c. xv, p. 078.
Mais, si l’Église se faisait alors l’inspiratrice morale et devenait volontiers l’auxiliaire de l’empire qui la protégeait, parfois despotiquement, les deux pouvoirs demeuraient nettement distincts, au moins dans la pensée des docteurs de l’Église et dans la volonté de ses pontifes. Sans doute, admettait-on communément que le pouvoir spirituel jouissait d’une incommensurable excellence ; mais il n’en usait que pour prêcher leurs devoirs respectifs aux supérieurs et aux inférieurs et pour défendre le domaine sacré et inviolable des consciences contre les envahissements de l’État. C’est ce qu’exprime explicitement le pape Gélase I er (492-496) dans une formule qui méritait de devenir classique. A ses yeux, sans doute, la charge des prêtres est plus lourde et plus haute, parce qu’ils ont à répondre de l’âme des rois ; mais « il y a, ajoute-t-il, deux principes par lesquels est souverainement gouverné le monde, la sainte autorité des pontifes et le pouvoir royal. » Duo sunt … quibus principaliter mundus hic regitur : uuctoritas sacra pontificum et regalis potestas. Epist., viir, P. L., t. lix, col. 42. En effet, « depuis l’avènement de celui qui a véritablement uni en lui-même le sacerdoce et la royauté, l’empereur a cessé de s’arroger les droits du pontificat et le pontife d’usurper le titre impérial. Cum ad verum ventum est regem alque pontificem, ullro sibi nec imperator jura pontiftcalus arripuit, nec pontifex nomen imperatorium usurpavil. Tomus de anathematis vinculo, ibid., col. 109.
C’est une formule analogue qui se retrouve dans les Nouelles de Justinien († 565) : Maxima in omnibus sunt dona Dei… sacerdoiium et imperium, illud quidem divinis minislrans, hoc autem humanis preesidens…, ex uno eodnngue principio ulraque procedenlia. Novellie, t. I, c. vi, præf., Ed. Schœll et Kroll, Berlin, 1895, p. 35-36.
5. Saint Grégoire.
C’est encore un rappel des principes traditionnels que nous retrouvons sous la plume de saint Grégoire le Grand (590-604), lorsqu’il traite avec l’empereur byzantin Maurice. Celui-ci s’est-il avisé de faire déposer un évêque, Grégoire élève une protestation : … « Tout ce qui plaît au très pieux empereur, tout ce qu’il ordonne de faire, il en a le pouvoir. » Nous avons là, en quelques mots, l’aveu du fait de la souveraineté du basileus. « Que le prince se règle selon ce qu’il sait. Mais qu’il ne nous mêle pas à la déposition de cet évêque. Ce qu’il fera, si c’est canonique, nous l’accepterons. Si ce n’est pas canonique, nous le subirons, pour autant que nous le pourrons faire sans péché… : si canonicum est, sequimur. Si vero canonicum non est, in quantum sine peccato noslro valemus, portamus. Et voila la limite que le droit ecclésiastiqueet le droit de la conscience opposent au bon plaisir impérial, en soi illimiti. Jafïé, Regesta, n. 1819.
Ce grand pape, qui parle aux princes avec une déférence respectueuse de l’autorité dont Dieu les a revêtus et qui connaît les formules de l’étiquette de cour, sait aussi s’élever courageusement contre les abus de pouvoir : « … lacère non possum », dit-il. La souveraineté ou potestas super omnes honanes est donnée par Dieu à l’empereur, mais à quelles fins ? Pour servir le royaume céLste, ut terrestre r^gnum cselesti règne famuletur. C’est manifestement au docteur d’Hipponc et textuellement même au De civitate Dei (t. V, c. xxiv), que fait appel le pontife romain, en ce début du viie siècle, où le monde barbare cherche sa voie.
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- POUVOIR DU PAPE##
POUVOIR DU PAPE. LE HAUT MOYEN AGE
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4o Le haut Moyen Age (vue -xe siècle). — Si l’on peut dire que le monde barbare se nourrit de la pensée augustinienne sur L’origine divine du pouvoir, sur ses responsabilités et ses limites, il faut ajouter que, politiquement, il s’organise et se constitue d’abord sous la tutelle de l’Église et du droit ecclésiastique.
1. L’Espagne.
C’est dans l’Espagne wisigothique, plus policée que la Gaule mérovingienne, que cette influence se fait sentir en premier lieu. Saint Isidore de Séville († 036). canoniste émérite. franchement augustinien, enseigne que le principal temporel doit être une sollicitude pleine de condescendance et non une domination tyrannique, nuisible aux peuples, que les souverains doivent user de leur autorité comme d’un don de Dieu, pour l’utilité et la protection des membres du Christ. Marquant les bornes de ce pouvoir, l’évêque de Séville distingue expressément entre les lois, œuvre de la nation, et les édits que promulguent les monarques. Elijnwlog., I. II, c. x, P. L., t. lxxxii, col. 130 ; Sententiarum, t. III, c. xlviii-li, t. lxxxiii, col. 718-724.
Promoteur des grands conciles nationaux tenus de son temps ou après lui, qui fondent dans la péninsule l’action politique du clergé et l’union étroite de l’Église et de l’État, manifestement il les anime de sa doctrine. Le IVe concile de Tolède, qu’Isidore préside, en 633, est le plus célèbre. Le 75e capitulum, qui condamne les attentats contre la royauté et détermine le mode d’élection du monarque, deviendra un texte classique du droit canonique et constitutionnel espagnol. Il n’omet pas d’exhorter le prince à se bien pénétrer de ses pouvoirs, et il les lui rappelle en citant et paraphrasant légèrement ce texte fameux tiré du De ciuilateDei : « Vous qui régnez sur nous présentement, nous vous supplions, ainsi que tous vos successeurs, avec l’humilité qui convient, de vous montrer modérés et doux à l’égard de vos sujets, de gouverner avec piété et justice les peuples que Dieu vous a confiés, afin de vous montrer reconnaissants envers le Christ qui vous a gratifiés de la couronne et établis souverains… » D’ailleurs les Pères de Tolède anathématisent solennellement les princes cruels et injustes et ils les menacent du jugement que le Christ portera contre eux. Enfin, passant aux actes, ils décident que l’ancien roi, qui a dû, en raison de ses crimes, renoncer à la couronne, ne devra, ni lui, ni sa femme, ni ses enfants, être de nouveau élevé sur le trône. Mansi, Concil., t. x, col. 640.
Voilà, certes, qui marque un stade nouveau dans le développement pratique des principes augustiniens et, déjà, l’esquisse d’une réelle juridiction de l’Église sur la cité.
2. Le royaume franc.
Dans le royaume franc, il n’en va pas tout à fait de même. De Clotaire Ier à Dagobert Ier, les Mérovingiens s’affranchissent délibérément des tempéraments de la coutume et de l’intervention des grands et des évêques.
Il ne faut même pas exagérer, comme on le fera plus lard, le rôle du pape Zacharie (741-752) dans la déposition du dernier roi mérovingien ; cependant, et c’est déjà significatif, il fut consulté, il approuva Pépin le Bref d’avoir pris le titre de roi. Voir les références dans Jaffé, Regesla, post n. 2290. L’on peut voir, en ce fait, le prélude d’une action et d’une alliance où les Carolingiens et les pontifes romains vont s’aider mutuellement pour la fondation de l’État pontifical et pour l’établissement du nouvel empire d’Occident et de la chrétienté féodale.
Mais le couronnement de Charlemagne fut-il vraiment, dans l’intention du pape Léon III (705-816), une riposte et une reprise de la papauté, déjà inquiète d’un protectoratqui menaçait de tourner en suzeraineté, soucieuse aussi d’éviter un césaro-papisme renaissant et d’assurer, par le sacre impérial, la prédominance effective du pouvoir spirituel sur le temporel ? C’est plus
que douteux. Voir l’art. Léon 111, t. ix, col. 304-312.
Ce qui paraît certain, c’est que Charlemagne régentait [’Église au spirituel aussi bien qu’au temporel. « Votre pieux souci de protéger les Églisesdu Christ, lui écrit Aleuin. et de les purger, à l’intérieur, de toute doctrine perverse, n’a d’égal que votre soin de les garantir et de les défendre, à l’extérieur, contre les dévastations des païens ». Et il ajoute le plus naturellement du monde : « C’est la puissance divine qui a muni de ces deux glaives votre excellence vénérable. » Mon. Germ. hist., Epist., t. iv, p. 282. « Ainsi, par u.i curieux hasard, a-t-o : i remarqué, le premier théologien qui semble avoir considéré les deux glaives de l’Évangile (Luc., xxir, 38) comme le symbole de la double autorité spirituelle et temporelle, les place d’emblée dans la main de l’empereur. » J. Leclerc, L’argument des deux glaives dans les controverses politiques du Moyen Age, dans Iïech. de se. relig., juin 1931, p. 305.
D’ailleurs, si la formule était alors nouvelle, l’idée ne l’était pas précisément et, dès l’époque patristique, on a pu signaler, au profit de l’empereur, l’emploi de l’expression vicari us Dei, qui va se généralisant durant la période carolingienne et pendant tout le Moyen Age, ce qui n’empêchait pas les évêques et le pape de se donner ou de recevoir ce même titre ou celui de vicarius Christi, J. Rivière, Le problème de l’Église et de l’Étal au temps de Philippe le Bel, Louvain-Paris, 1926, append. vi, p. 435 sq.
Ce qui, d’autre part, semble également certain, c’est que, très vite, se dessina, parmi les théologiens et les canonistes, une réaction qui se traduisit de diverses manières parmi les proceres ecclésiastiques de l’empire franc, et, un peu plus tard à la curie pontificale. Elle ne va à rien de moins qu’à assurer un contrôle de l’autorité ecclésiastique sur la conduite du souverain en tant que tel. Les humiliations imposées à deux reprises à Louis le Pieux sont la claire expression de l’idée que se faisaient de leur pouvoir, ratione peccali, les puissants évêques du ixe siècle. La papauté se montre d’abord plus réservée et c’est à son corps défendant que Grégoire f V, eu 833, se laisse entraîner dans la querelle des fils de l’empereur contre leur. père.
Pourtant, l’évêque Jonas d’Orléans († 844) se borne encore à revendiquer pour l’Église le droit d’ « avertir » les souverains sur les devoirs de leur charge et de les réprimander avec mansuétude en cas de manquement. De institutione regia, i, P. L., t. evi, col. 285. Et le pape Nicolas Ier (858-867), dans une lettre à l’empereur Michel III exprime bien la doctrine officielle de l’Église et de la papauté, lorsque, invitant le césar byzantin au respect de l’ordre spirituel, il reprend la formule de Gélase Ier, ou que, se servant de l’allégorie des deux astres créés par Dieu le quatrième jour pour éclairer le monde, il affirme avec insistance la distinction des deux pouvoirs. Epist., i, P. L., t. exix, col. 769. Voir l’art. Nicolas I", t. xi, col. 506-526.
Depuis longtemps le glaive représentait la puissance temporelle ; mais voici que, peu à peu, l’Église s’accoutume à considérer sa juridiction sous le symbolisme d’un autre glaive, le glaive spirituel. Chez saint Paschase Radbert († 865), les deux glaives de l’Évangile figurent le double pouvoir de lier et de délier. Expos, in Matlh., t. XII, P. L., t. cxx, col. 916-917. Dans les lettres du pape Nicolas Ier, le « glaive de l’anathème », le i glaive spirituel », le « glaive de Pierre » sont des locutions courantes pour les formules ou menaces d’excommunication. Le même pontife nous montre saint Pierre maniant le glaive corporel contre Malchus, le glaive spirituel contre Ananie. Epist., cxi.vii, cxlix, lxxxvi, lxxxii, cxxv, P. L., t. c.xix, col. 1141, 1151. 926 sq., 918, 1126.
Toutefois, dès le xe siècle, une doctrine différente essaie de se constituer parmi les théologiens et les cano2713 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XL ? SIÈCLE 2714
nistes. Rat hier de Vérone († 971) enseigne que les rois sont ab episcopis inslituli. Præloquia, iv, 2, P. L.,
1. ex xxvi, col. 249. C’est une anticipation significative. Plus couramment l’on entend affirmer la distinction
des deux autorités et l’alliance des deux glaives. Au concile anglais de 9C9, le roi Edgar, s’adressant à l’archevèque de Cantorbéry et aux prélats assemblés, leur dit : « Le temps est venu de nous lever contre ceux qui détruisent la loi de Dieu. J’ai dans les mains le glaive de Constantin et vous celui de Pierre. Joignons les mains, unissons le glaive au glaive, et rejetons les lépreux hors du camp pour purifier le sanctuaire de Dieu. » P. L., t. cxxxviii, col. 515-516. Cf. Hefele-Leclercq, Hist. des conciles, t. iv b, p. 830.
1 1. Le Moyen Age et la chrétienté (xie -xve siècle). — L’indépendancedel’Eglise reconnue par Constantin, la liberté et la fécondité du ministère apostolique dans le monde romain et dans le monde barbare, le rétablissement d’un empire d’Occident, conçu et construit selon les principes évangéliques, devaient avoir pour conséquence inéluctable la constitution d’une chrétienté où les pouvoirs confiés par le Christ à son vicaire auraient à s’exercer intégralement, jusque dans le. domaine temporel. Mais une lente préparation précéda* cet épanouissement. — 1. Période de préparation.
2. Période d’épanouissement. 3. Période de déclin.
I. PÉRIODE DE PRÉPARATION (xie -XIIe siècle). Au
deuxième tiers du xie siècle se dessine, dans l’Eglise, le vigoureux mouvement réformiste, qui se heurte non seulement aux mœurs privées des clercs et des laïques, mais encore aux abus de toutes sortes qu’entraînent les progrès de la féodalité. Pourtant l’Église n’aborde pas d’emblée les puissances politiques.
1° Les précurseurs de Grégoire VII.
Saint Pierre
Damien († 1072) présente le sacerdoce et l’empire comme les deux puissances qui gouvernent le monde suivant la double nature de l’homme, humanum genus per hos apices in ulraque substantiel regitur ; il se borne à faire des vœux pour leur concorde mutuelle, utilisant le texte de Luc pour prêcher l’union des deux pouvoirs nettement distincts : « Fclix si gladium regni cum gladio jungal sacerdotii, ul gladius sacerdolis mitiget gladium régis et gladius régis gladium sacerdolis… Ce sont là les deux glaives dont il est parlé dans la passion du Seigneur… La dignité royale s’accroît si le sacerdoce s’étend, l’un et l’autre sont grandement honorés, lorsqu’ils sont unis par une alliance heureuse et bénie du Seigneur. » Scrm., lxix, P. L., t. cxmv, col. 900.
Aux yeux du cardinal d’Ostie, le pontife romain n’a sur l’empereur d’autre supériorité que celle du père sur son enfant, ille tanquam parais paterno semper jure prœcmineat. Opusc. iv, t. cxlv, col. 80-87. S’il lui arrive de dire que le Christ a confié à Pierre lerreni simul et cselestis imperii jura, ibid., col. 68 B, cette formule fameuse, si souvent reproduite, entrée dans les collections canoniques sous le nom du pape Nicolas II, interprétée à contresens par lesdécrétistesdu xiie siècle et si exagérément exploitée par les théologiens du xive, « au profit de la suprématie temporelle du pape, n’a pu donner cette illusion qu’en étant détachée de son contexte et transposée sur un plan absolument étranger à l’esprit de son auteur. Replacée dans son cadre historique et logique, elle ne signifie nulle part autre chose que la ferme revendication des droits spirituels de la papauté. » Comme il a célébré la dignité de l’empereur : Eo superior quisquam in humano génère reperiri non polu il (Opusc, lvi, 4, ibid., col. 812), Pierre Damien a professé la prééminence du souverain pontife, « tanquam rcx regum et princeps impcralorum (Opusc, xxiii, col. 474), et l’on ne voit pas qu’il ait jamais entrevu — ou du moins exprimé. — ses droits en matière politique ». J. Rivière, Le problème de l’Église et de l’Élut…, p. 5 et 387-393.
Vers la même époque, du reste, saint Léon IX (1040-1051) usait d’expressions toutes semblables : Vobis salisfactum esse debuit de lerreno et cœlesti imperio, immo de regali sacerdolio sanctw romaine et aposlolicæ Sedis. EpisL, c, 13, P. L., t. cxliii, col. 752. Ici encore, replacé dans le contexte intégral, le texte veut tout uniment affirmer que la juridiction de Pierre, selon la promesse du Sauveur, atteint à la fois le ciel et la terre. Mais ces formules ne sont-elles pas singulièrement prégnantes ? Sans énoncer encore expressément le droit de l’Église sur le temporel, elles nous mettent sur le chemin qui devait y mener.
Au Moyen Age, la doctrine apostolique sur le caractère divin du pouvoir et sur son caractère ministériel prenait un sens catégorique ; le royaume de Dieu se trouvait, à tous les yeux, réalisé dans l’Eglise ; le pape vicaire du Christ, suprême pasteur des âmes, était regardé comme ayant, du chef de sa mission, non seulement la souveraine direction de l’économie chrétienne, mais encore une intendance universelle sur les personnes et les choses d’ici-bas, toutes ordonnées et hiérarchisées, en vue et en destination du ciel. Jusqu’à quel point cette idée était-elle un reflet de l’organisation féodale de l’Occident ? c’est ce qu’il n’est pas facile de préciser.
Déjà le cardinal Humbert, le bras droit de Léon IX, ne craint pas de faire des déclarations fort significatives. Non seulement il attribue à l’Église la prééminence sur l’État, comme à l’âme sur le corps, Sacerdolium in præsenli Ecclesia assimilari animse, regnum autem corpori, à moins qu’il ne préfère la comparaison du soleil et de la lune, mais il en conclut pour l’Église à un haut pouvoir directif… ex quibus sicut præeminel anima elprœcipilcorpori, sic sacerdotalis dignilas regali ; et encore : sacerdotium tanquam anima præmoncat quæ sunt agenda… ; sic enim regum est ecclesiasticos sequi. Adv. simoniacos, ni, 21, P. L., t. cxliii, col. 1 175.
L’application de tels principes devait conduire les papes juqu’à l’exercice d’une juridiction réelle et effective sur la cité terrestre. Mais il faut remarquer que ce fut tout d’abord par une réaction autoritaire contre l’assçrvissement abusif du clergé aux princes temporels et contre la méconnaissance de la primauté spirituelle du pontife romain.
2° Grégoire VII (1073-1085). — Ce grand pape veut guérir la chrétienté des plaies que cette situation lui a infligées ou qu’elle a envenimées : la simonie et le nicolaïsme. Délibérément, il s’attaque à la cause du mal. Son action ne sera pas celle d’un despote qui nourrit des intentions féodales de domination temporelle et qui veut faire de tous les princes, sans en excepter l’empereur, autant d’humbles vassaux soumis à l’hommage et à la fidélité envers le pape, suprême et universel suzerain. Mais c’est l’effort persévérant d’un pontife qui veut réformer et sanctifier le sacerdoce envers et contre l’empire. Car l’obstacle c’est surtout l’empereur Henri IV, prince violent et cruel, qui s’est, par ses exactions, aliéné nombre de ses sujets et barons. Parce qu’il ne cesse d’entreprendre sur les libertés ecclésiastiques et de favoriser les élections simoniaques, Grégoire commence par lui adresser des remontrances et des reproches ; il l’excommunie enfin en 1070 et le prive de son titre impérial. La sentence vise directement l’ordre temporel et politique ; les anathèmes spirituels ne viennent qu’eu dernier lieu :
Bienheureux Pierre, prince des apôtres, dit le pape, je crois que par toi m’est venu de Dieu le pouvoir de lier et de délier dans le ciel et sur la terre. Aussi, confiant en cette foi, de la part du Dieu tout-puissant et en vertu "de ton pouvoir et de ton autorité, j’enlève au roi Henri le gouvernement de tout le royaume d’Allemagne et d’Italie, je délie tous les chrétiens des liens du serment qu’ils lui ont fait on qu’ils lui feront, et j’interdis que personne le reconnaisse pour roi. Et, 2715 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, Xie SIÈCLE 2716
comme il a méprisé l’obéissance qu’il devait en chrétien, je le charge, <-n ton nom, du lien do l’excommunication. » Conc. Rom., III. Mansi, Concil., t. xx, col. 468-469 ; P. L., t. i xLMii. col. 790.
Le texte est formel à souhait : contradico, absolvo, interdico. Le prince indigne est déclaré déchu, ses sujets sont déliés de tout devoir d’obéissance et de fidélité à son endroit et ce verdict est prononcé au nom de la seule autorité spirituelle du pontife romain, en vertu du souverain pouvoir délier et de délier qu’il a reçu du Christ. Grégoire entend bien demeurer dans le domaine religieux ou ses prolongements nécessaires, et, sans hésiter, il y renferme l’ordre politique : logiquement, il revendique le droit de confirmer l’élection du successeur de Henri IV et d’approuver la personne de l’élu.
En 1080, après l’intermède de Canossa, la sentence pontificale devient définitive ; le texte qui suit est plus net encore et plus catégorique pour affirmer que l’autorité spirituelle du pape entraîne et implique un véritable pouvoir dans l’ordre temporel. Cette fois l’excommunication précède : Henricum… excommunicationi subjicio et analhemalis vinculis alligo ; et ilerum regnum… inlcrdicens ci, omnem potestatei, . et dignitatem illi regiam tollo, et ut nullus christianorum ei sicut régi obediat interdico, emnesque… a juramenti promissione absolvo. Et le pontife s’explique devant le concile qui l’entoure : Agite mine… ut omnis mundus inielliqat ci cognoseal quia, si potestis in civlo ligare et solvere, potestis in terra imperia, régna, principatus… et omnium heminum possessiones pro meritis tôlière unicuique et coneedere. Vos enim patriarchalus, primatus, archiepiscopatus fréquenter lulislis pravis et indignis, et religiosis viris dedislis. Si enim spiritualia judicalis, quid de siccutaribus vos posse credendum est ? Ibid., P. L., t. cxlviii, col. 818. Cet à fortiori est révélateur.
D’ailleurs, dès 1075, cette doctrine fondamentale, Grégoire VII l’avait expressément adoptée dans le 12e et le 27e des Diclatus papæ : « Quod illi liceat imperatores deponerc.t a Quod a fidelilaie iniquorum subjectos pôles ! absolvcre. » Édit. Caspar, t. II, n. 55, p. 204 et 20C ; P. L., t. cxlviii, col. 408. Et, lorsqu’il est amené à justifier une thèse qui, loin d’être nouvelle, ainsi que le veulent ses contradicteurs, n’est, pour lui, que la normale éclosion des principes chrétiens traditionnels, il en appelle ad sanctorum Patrum dicta vel facta. Ses références, c’est principalement à Ambroise, à Augustin, à Gélase I er, à Nicolas I er qu’il va les demander. Si Grégoire VII dépasse, dans la pratique, tous ses devanciers, et ne recule pas devant la sanction suprême de la déposition, ce n’est pas qu’il revendique sur le temporel un universale regimen ni même une suzeraineté féodale rattachée au mythe de la donation de Constantin ; il en appelle avant tout au Tu es Petrus évangélique et aux conséquences logiques qui en découlent pour sa juridiction spirituelle : nullum excepit, nihil ab cjus potestate subslraxil. Il argumente à fortiori : Si sancia Sedes apostolica… spirilualia decernens dijudicat, cur non et ssecularia ? Il exalte la prééminence du sacerdoce sur l’empire : Quis dubilel sacerdoles Christi regum et principum omniumque fidelium patres et magislros censeri ? Si le simple exorciste, en tant que spirilualis imperator, peut commander aux démons, à plus forte raison le pape est-il le juge des péchés des rois : Si reges pro peccalis surit judicandi, a quo rectius quam a romano pontifice judicari debent ? Lettres ii Hermann, évêque de Metz, P. L., t. cxlviii, col. 454-456, 594-601.
Et c’est ici que l’on aperçoit, entre l’ordre spirituel et son prolongement dans le temporel, le lien de l’ordre moral. Déjà au roi de France, Philippe I er, Grégoire avait écrit ; " La gloire et la splendeur du royaume de France ont été éclipsées par les désordres et les vices qui ont mis un État si noble et si florissant sur le pen chant de sa ruine. C’est ce que le devoir de notre dignité nous oblige de vous représenter souvent, cl, s’il le faut, en termes un peu durs, a P. F… ibid, col. 348. Et aux évêques : « On y commet (en fiance) impunément les actes les plus cruels et les plus honteux : … C’esl votre roi, ou plutôt votre tyran, qui. suivant les inspirations du démon, est la cause et le principe de tous ces maux… C’est vous, évêques, qui êtes les coupables, car, puisque vous n’avez pas, comme il convient à des évêques, la fermeté de vous opposer à ces violences, vous vous en rendez participants par votre connivence. » Ibid., col. 303. Si, en fait, Philippe I" ne fut pas déposé, ce n’est pas que Grégoire ne s’en soi i pas reconnu le droit aussi bien que sur l’empereur, puisqu’il écrivait : Quod si nec hujusmodi districlione volucril rcsipiscerc, nulli clam aut dubium esse volumus quia modis omnibus rrc, em Franciæ. de cjus occupatione, adjuvante Dco, tenlemus cripere. Ibid., col.’Mo.
En somme, le pape, juge suprême des consciences, au nom de Dieu, a le droit et le devoir de prononcer sur les mérites ou les démérites de chacun, de régler souverainement Je régime, la répartition des autorités, des propriétés, des fonctions civiles aussi bien que des dignités ecclésiastiques. Dignum est enim ut qui studei honorcm Ecclesiæ imminuere, ipse honorem amitlal quem videtur habere, est-il dit dans les considérants de la première, sentence rendue contre Henri IV, en 1076. P. L., ibid, col. 790.
Ce sont bien les mêmes principes que le pontife rappelle à Sanche d’Aragon en cette simple formule : Petrus apostolus quem Dominus Jésus Christus rex glorise principem super régna mundi constitua, ou à Guillaume le Conquérant, auquel il est dit que Dieu a partagé le gouvernement du monde « entre les dignités apostolique et royale, plus excellentes que toutes les autres », mais qui apprend aussi que religio sic se movet christiana ut cura et dispensatione aposlolic’v dignitatis post Deum gubernetur regia. P. L., ibid., col. 339, 568-509.
3° La réaction impérialiste.
En ce tumultueux
xie siècle, le pontife romain apparaissait comme le représentant le plus autorisé des droits de la conscience contre l’absolutisme royal ou impérial ; les subtiles théories des légistes et des politiques modernes ne sont pas encore organisées et « l’alternative s’imposait entre la suprématie pontificale et ce droit divin des empereurs qui servit toujours de voile aux pires empiétements… Il n’en faut pas davantage pour justifier, s’il en était besoin, le mouvement de légitime défense si énergiquement inauguré par Grégoire VII. » J. Rivière, op. cit., p. 14. Il n’en faut pas davantage pour expliquer sa théorie, d’une logique si hardie, qui étend au maximum l’autorité pontificale, surtout si l’on considère qu’en cette féodalité qui, laborieusement s’organise. les bénéfices ecclésiastiques et les fiefs séculiers se superposent et se compénètrent étrangi ment et qu’à la faveur de ces complications les princes se font les protecteurs des pires abus.
Plus que des étonnements il y eut des résistances. Sans doute, le pape avait été pressé d’intervenir contre l’empereur par ses vassaux saxons. Mais Henri IV eut aussi ses partisans et ses défenseurs. En 1076, il écrit aux évêques de Germanie pour dénoncer la criminelle folie d’Hildebrand, qui a usurpé à la fois la royauté et le sacerdoce : « Ce faisant, dit-il, il a méprisé la sage disposition de Dieu qui a voulu que les deux dignités du sacerdoce et de la royauté reposent principalement sur deux têtes et non pas sur une seule, comme nous le donne à entendre, lors de sa passion, le.Maître et Sauveur lui-même, sous le symbole de deux glaives qu’il déclare suffisants… Voilà l’économie établie par Dieu, et qui a été di truite par la folie d’Hildebrand. » Mon. Germ. liist., Consiil. et acla, l. i, p. 112-113. Distinc2717 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, Xlie SIÈCLE 2718
tion, Indépendance réciproque des deux pouvoirs, voila ce que veut lire Henri dans Je texte évangélique. « Bientôt une guerre de pamphlets s’ensuivit ; …mais cette controverse est loin d’offrir, au moins dans sa première période, tout l’intérêt doctrinal qu’on lui supposerait. .. Une bonne partie de la discussion roule sur des points de fait… Abordant la question de principe, quelques-uns (des partisans de l’empereur) contestent au pontife romain le pouvoir d’excommunier les rois, ou, en tout cas, de prononcer leur déposition. Weinrich de Trêves vi.it dans cette prétention quelque chose de nouveau et d’inouï jusque-là : Novum… et emmous rétro sieciilis inauditum ; Waléran de Naumbourg y dénonce un danger pour la paix publique et Pierre Crassus (Pierre le Gros) une atteinte au droit de propriété. A l’occasion, ils aiment invoquer le droit divin des rois et cherchent dans l’Écriture la preuve du respect qui leur est dû ; ils discutent les faits dont Grégoire a voulu se prévaloir. » J. Rivière, op. cit., p. 14-15.
Sans doute, convient-il de signaler plus spécialement le traité De unitale Ecclesiæ conservanda, qui est peut-être de Waléran de Naumbourg et fut écrit entre 1090 et 1093. L’auteur, qui accorde aux questions de droit une grande place, écrit de l’Église : non habet nisi gladivm spiritus quod est verbum Dei ; aussi repousse-t-il t oute immixtion du sacerdoce dans les afîairesséculières ; il fait valoir la loi ecclésiastique, la loi divine, la règle évangélique, la parole et la conduite des papes, l’exemple de Pierre ; il critique les précédents invoqués par Hildebrand et s’en tient à la coordination de deux pouvoirs indépendants, selon la formule du pape Gélase.
4o Après Grégoire VII.
Néanmoins, les principes de la politique de Grégoire VII inspirent ses successeurs ; progressivement, ils entrent dans la doctrine des théologiens et des canonistes.
Urbain II (1088-1099) et Pascal II (1099-1118) continuent la lutte contre le roi de France Philippe Ier et Yves de Chartres († 1116) avertit celui-ci que son obstination met en péril non seulement son salut, mais encore sa couronne : Caveal ergo subtimitas vesira, ne in horvm incidatis exemplum, et iia evm diminutione lerreni regnvm amittalis œternum. Episl., xv, P. L., t. clxii, col. ?8. Pourtant, Yves professe de la façon la plus nette la distinction des deux pouvoirs et, s’il n’accepte sous aucun prétexte l’intervention du pouvoir laïque dans les affaires de l’Église, il n’admet pas davantage l’ingérence de l’Église dans les affaires de l’ordre civil. Les deux pouvoirs ont chacun leur sphère d’action, mais doivent toujours vivre, dans l’harmonie et la concorde ; sans cela, il n’y a pas de salut, car l’État ne sera pas tranquille et l’Église ne sera pas en paix. Mais il ne peut être question d’une mutuelle indépendance. Dans sa lettre à Henri Ier d’Angleterre, à l’occasion de son avènement au trône, Yves de Chartres professe explicitement la subordination du pouvoir temporel au pouvoir spirituel : « … n’oubliez pas que le royaume terrestre doit être soumis au royaume céleste, tonte à la sollicitude de l’Église. De même que, dans l’homme, la partie animale doit être soumise à la raison, ainsi la puissance temporelle doit être docile à la direction de l’Église… Votre corps est un royaume paisible, lorsque la chair ne résiste pas à l’esprit ; de même, le règne des princes de la terre est florissant et pacifique, tant qu’ils ne songent pas à s’insurger contre le règne de Dieu. Prince, ne l’oubliez pas, vous êtes le serviteur des serviteurs de Dieu et non leur maître : vous êtes le protecteur et non le propriétaire de votre peuple. » Episl., evi, P. L., t. clxii, col. 124. Le langage que l’évêque de Chartres fait entendre au fils est identique à celui que Grégoire VII tenait jadis au père, dans le message adressé par le grand pape à Guillaume le Conquérant. Du reste, Yves n’a-t-il pas inséré dans
la Ve partie de son Décret (378e extrait) les principaux passages de la deuxième lettre à Hermann de.Metz où Grégoire VII revendique le pouvoir de déposer les rois ?
Néanmoins, au début du xiie siècle, on rencontre des régaliens déterminés. C’est, en Angleterre, l’auteur des Truclulus Eboracenses, qui attribue à l’onction royale la supériorité sur l’onction sacerdotale et, en vertu même du pouvoir des clés, subordonne sans restriction le sacerdoce à la royauté. Mon. Germ. tiisl., Libelli de lile, t. iii, p. 665-667, 009-675. C’est Grégoire de Catino, qui fait de l’empereur « la tête de l’Église ». Orlhodvxa dc/ensio imperialis. Lib. de lite, t. ii, p. 536.
Il y a des esprits qui s’attardent dans la modération. C’est Sigebert de Gembloux († 1112), qui ne veut accorder au pape que le glaive spirituel et proclame l’inviolabilité des rois, ce qui ne l’empêche pas d’ajouter : ammoneri quidem possunt , increpari, argui a limoralis et discrelis viris. Ibid., t. ii, p. 459-461. C’est le sage Hugues de Fleury († 1117) qui, après avoir établi l’origine divine et la parfaite indépendance du pouvoir civil, refuse à l’Église le droit de déposer les souverains, mais proclame néanmoins que sub religionis disciplina regia poieslas posila est, attendu que le prince est nodo christiano fidei… adslriclus, ce qui l’amène à conclure : unde rex ammonilionibus episcopalibus débet aurem suam accommodare et sacerdoli salubria suggèrent ! fideliter obaudire. Tract, de regia potestate et sacerdotali dignilate. Ibid., t. ii, p. 467-476, 479-487.
C’est Manegold de Lautenbæh (t après 1103), qui justifie Grégoire VII du reproche qu’on lui a fait d’être fauteur de parjure, en expliquant qu’il n’a pas précisément annulé les serments de fidélité des sujets de Henri IV, mais qu’il les a déclarés nuls, au nom du droit naturel, en raison de la forfaiture de l’empereur. Ad Geberhardum, 47, ibid., t. i, p. 392. Cette action sur la conscience des sujets, cette interprétation de Vabsolulio juramenti est déjà une atténuation des rigueurs pontilicales à l’égard des souverains ; c’est aussi une première esquisse de la théorie du « pouvoir directif ».
5o Premiers essais de formules.
Mais le temps n’est pas encore venu des théories conciliantes ; les conflits ne sont pas apaisés qui mettent aux prises le Saint-Siège et les césars germaniques, le Sacerdoce et l’Empire. Une doctrine catégorique imposée par les circonstances va définir sous une forme juridique de plus en plus précise les droits du pouvoir pontifical.
Ex jure divino regibus quidem et imperaloribus dominamur, affirme Geoffroy de Vendôme († 1132), armé de la métaphore des deux glaives. Opuscula, iv, P. L., t. clvii, col. 219. En effet, in prcmulgandis quoque legil us ilidem cerlum est sacerdotium tenere primalum, cum non primum per reges sacerdolibus, sed per sacerdotes regibus Deus omnipolens leges stalueril, déclare, de son côté, un ancien collaborateur de Grégoire VII, le cardinal Deusdedit († 1099), qui n’en rappelle pas moins avec insistance la distinction des deux pouvoirs : aliud quippe sacerdotum, aliud est offîcium regum… Nemo allerius præsumat. Contra invas. et symon., Lib. de lite, t. ii, p. 353 et 300. Et si, vers 1111, Placide de Nonantula accorde que « le glaive impérial a sa raison d’être dans l’Église, pour que ceux qui ne craignent pas le glaive spirituel soient rappelés à la justice par la peur du glaive matériel », il n’omet pas de mettre hors de conteste la suprématie pontificale, qui se fonde non seulement sur la primauté du spirituel, mais encore sur la donation de Constantin, bien que, par humilité chrétienne dit-il, le pape Sylvestre ait refusé d’en profiter.’Liber de honore Ecclesiæ, n. 37, 57, 91, Ibid., t. ii, p. 585, 591-592, 614.
Plus systématique et plus mystique aussi, Honorius d’Autun (t après 1150), dans un petit traité intitulé : Summa gloriæ de aposlolico et augusto, P. L., t. clxxii, col. 1257-1270, établit la suprématie du sacerdoce tant 27 1 : » POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XII* SIÈCLE 2720
par les figures prophétiques de l’Ancien Testament et par le régime théocratique du peuple de Dieu, que par la volonté du Christ, confiant le gouvernement de l’Église, non pas aux princes, mais aux prêtres, en la
personne de Pierre. Constantin n’a fait que reconnaître ce droit divin en remettant à Sylvestre coronam regni, de sorte qu’à eelui-ci appartenaient désormais sacerdotii cura et regni summa. Et c’est parce que le pape a voulu conserver l’empereur in agricultura Dei adjutorem, en lui conférant le glaive matériel contre les méchants, cui etiam concessii gladium ad vindictam malefaclorum, c’est pour cette raison qu’il y a des rois « dans l’Eglise, c’est-à-dire dans la chrétienté. De cette thèse liai die et encore neuve, semble-t-il, Honorius ne tire que des conclusions singulièrement modérées pour son époque et, s’il se montre le champion décidé du pape contre l’empereur, si, pour lui, selon les adages traditionnels, le sacerdoce l’emporte sur l’empire comme le soleil sur la lune ou comme l’àme sur le corps, néanmoins les rois doivent être obéis in siecularibus negoliis… dum ea prwcipiuntur quæ ad jus regni pertinent ; s’ils outrepassent leurs droits, Honorius ne voit d’autre remede que de « les supporter avec patience et d’éviter leur communion ».
Du reste, c’est toujours la doctrine de la distinction des deux pouvoirs qui retient l’attention et les préférences de la plupart des auteurs. Ainsi, le théologien Geoffroy de Bath (ou Babion, f 1135) observe que Pierre, le représentant des ministres spirituels, mérita d’être réprimandé pour avoir usé du glaive matériel en coupant l’oreille du serviteur du grand prêtre. Enarr. in Malth., xxvi, parmi les œuvres d’Anselme de Laon, P. L., t. clxii, col. 1476.
Le maître intellectuel de cette génération, Hugues de Saint-Victor († 1141), incorpore franchement a la tl cologie la suprématie politique du pouvoir spirituel, et c’est avec une énergique insistance qu’il enseigne la suboidinalion de la royauté au sacerdoce. Il fait écho à Honorius d’Autun, lorsqu’il écrit : primum a Deo sacerdatium inslitulum est, postea vero per sacerdelium, jubenle Deo, regalis poiestas ordinala… ; unde in Ecclesia adhuc sacerdolalis dignitas potestatem regalem eonsecrut et sanetificans per benediclionem et formons per inslilutionem. Ces derniers mots ont une valeur particulière : dans la pensée de notre Yictorin, la puissance spirituelle est supérieure à l’autorité royale, en définitive, parce qu’elle la juge, après l’avoir instituée, nam spirilualis potestas terrenam potestatem et insliluere habet ut sit et judicare si bona non fuerit. Ipsa vero primurn inslituta est et, cum deviat, a solo Deo judieari potest. Mais la distinction des deux autorités n’est pas périmée, l’Église doit se garder des empiétements : spirilualis potestas non ideo præsidet ut lerrenx in suo jure præjudicium facial. De sacramentis, t. II, part. II. c. ii-iv. P. L., t. clxxvi, col. 416-420.
Toutefois, le grand nom qui domine cette époque, c’est celui de saint Bernard († 1153) ; non qu’il apporte sur la question un enseignement nouveau, ni même qu’il ait une doctrine politique bien personnelle, l’homme d’action chez lui et le mystique directeur d’âmes priment le théologien spéculatif et semblent parfois s’en écarter étrangement ; mais le théologien attribue certainement la double juridiction, spirituelle et temporelle, les deux glaives de l’Évangile à celui qui est établi pour régir, et, au même titre, les évêques et les rois, ad præsidendum principibus, ad imperandum episcopis, ad régna et imperia disponenda. » Episl., ccxxxvii, P. L., t. clxxxii, col. 426. A Eugène III. réclamant son intervention en faveur des Églises d’Orient (1140), l’abbé de Clairvaux écrit expressément : II est temps de tirer les deux glaives, comme à la passion du Sauveur, car le Christ souffre de nouveau là où il a souffert jadis. Mais qui le tirera, si
ce n’est vous ? L’un et l’autre appartiennent à I ierre, l’un est tiré à sa demande (ou avec son assentiment, suo nutii), l’autre, de sa propre main, en cas de nécessité. Du premier, il a été dit à Pierre : « Remets le glaive au fourreau » ; il lui appartenait, certes, mais ce n’était pas à lui de le tirer. » Epist., cclvi, col. 463-464. Toutefois, plus que le précédent, auquel il se réfère, le passage suivant du De consideraiione est devenu classique : « Vous me direz peut-être : ceux que vous me demandez de paître ne sont rien moins que des brebis, ce sont des scorpions et des dragons. Raison de plus, vous dirai-jc, pour entreprendre de les soumettre, non avec le fer, mais par la parole. Pourquoi d’ailleurs, chercheriez-vous encore à vous servir du glaive qu’on vous a ordonné un jour de remettre au îom reaul (Quid lu denuo usurpare gladium tentes ?) Il est vrai, on ne saurait nier que ce glaive vous appartienne sans oublier les termes dont s’est servi le Seigneur quand il vous a dit : « Remets ton glaive au fourreau. » Il est donc bien à vous, ce glaive ; s’il ne peut être tiré par voire main, il ne doit pas l’être, semble-t-il, sans votre aveu (luo forsilan nulu, etsi non manu tua evaginandus). En effet, s’il ne vous appartenait pas, le Seigneur n’aurait pas répondu à ses apôtres, quand ils lui dirent : « Voici deux glaives », « C’est assez », mais « C’est trop ». L’un et l’&utre appartiennent donc à l’Église et le glaive spirituel et le glaive matériel ; l’un doit être tiré pour elle, l’autre par elle ; l’un par la main du prêtre, l’autre par la main du chevalier, mais sur la demande du prêtre et sur l’ordre de l’empereur (ad nulum sacerdolis et ad jussum imperaloris). » De consid., t. IV, c. iii, 7, P. L., t. clxxxii, col. 776. Sans doute, on l’a remarqué, il n’est ici question que du pouvoir coercitif à exercer sur des rebelles ; mais la pensée de saint Bernard dépasse clairement ce cas spécial et vise bien à aflirmer, et à prouver, que les deux glaives appartiennent réellement au pape : luus ergo et ipse…, uterque Ecclesiæ ; qu’on ne se méprenne pas sur le sens de l’expression : quid tu denuo usurpare gladium tentes. Tout le but du De eonsideralione se ramène à faire comprendre au pape que, possesseur du double pouvoir, il doit se garder cependant de l’affection aux pompes mondaines et de l’exercice constant de la juridiction temporelle, au détriment soit de sa vie intérieure, soit surtout des grandes causes spirituelles qui doivent solliciter le chef de l’Église. Son glaive temporel, saint Bernard veut que le pape le remette au fourreau, pour en être tiré par la main du chevalier, mais, sur la demande du prêtre et sur l’ordre de l’empereur (ad nulum sacerdolis elad jussum imperaloris). Cette exégèse nouvelle du fameux passage de Luc n’enlève rien, dans la pensée de Bernard, au droit substantiel du pontife romain ; mais, rappelant son disciple, devenu pape, à une meilleure hiérarchie de ses occupations, il lui veut suggérer une distinction pratique entre la possession et l’usage de l’autorité séculière. Sans doute, cette distinction fera fortune et servira à d’autres fins ; l’abbé de Clairvaux n’en est pas là : « non que vous ne soyez pas digne, proteste-t-il, de juger les choses terrestres, mais parce qu’il est indigne de vous de vous absorber dans de telles occupations, alors que de bien plus importantes vous réclament… Mais autre chose est de pénétrer incidemment en ces matières, lorsque la nature des choses le réclame, autre chose de s’y adonner comme à des choses importantes dignes de préoccuper de tels hommes. » Ibid., t. IV, c. VI et vii, col. 784-788.
Peu importe que Bernard enseigne lui aussi que Dieu est l’auteur de l’empire comme du sacerdoce, et que ces deux institutions doivent se prêter un mutuel appui ; ce qui est incontestable, c’est qu’il insiste singulièrement sur le mot de Jésus à Pierre : gladium TUUM : ce glaive appartient donc bien à Pierre ; s’il doit être maintenu dans le fourreau, c’est qu’un autre doit le manier au 2721 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XII^ SIÈCLE 2722
nom du pape, mi autre dont le rôle est évidemment subalterne et soumis au nutus du pape. Enfin le Seigneur n’a pas <iil : nimis est, mais : satis est : preuve encore qu’il concédait à Pierre lu possession des deux glaives.
Pierre le Vénérable († 1 156), pas plus que l’abbé de Clairvaux, ne reconnaît à l’Église le maniement du glaive impérial ; mais il lui attribue pareillement une effective suprématie sur les empereurs eux-mêmes : Sed quamvis Ecclesia non habeal imperatoris gladium, habet tamen super quoslibet minores sed et super ipsos imper, dores imperium. Epist., VI, 28, P. L., t. clxxxix, col. 442.
Cette doctrine, Jean de Salisbury († 1180) la fait sienne dans son Polijcralicus, iv, 3, P. L., t. cxcix, col. 516. Lorsque, quelques années plus tard, Alexandre III (1159-1181), après avoir excommunié Frédéric Barberousse (1100), en vient à prononcer sa déposition, Jean de Salisbury loue et justifie la sentence pontificale, « fondée sur le privilège de Pierre » et ratifiée par le jugement de Dieu. Epist., ccxxxiii sq., P. L., t. cxcix, col. 261-203. Son ami Thomas Becket († 1170) n’a pas une autre façon de voir, lui qui affirme nettement : cerlum est reges potestatem suam accipere ab Ecclesia, Epist., clxxix, P. L., t. exc, col. 652, et.qui, en témoin qualifié, nous a transmis cette déclaration significative d’un légat du pape à Henri II d’Angleterre : Nullas minas timemus, quia de lali curia sumus quæ consuevit imperare imperaloribus et regibus. Epist., ccclxxxiii, P. L., col. 720.
Ce n’est pas à dire cependant que les souverains ne réagirent point et acceptèrent sans riposte la doctrine des deux glaives selon l’exégèse nouvelle. Mais, tout d’abord, les papes comme les empereurs n’utilisèrent le texte de Luc que pour insister sur la distinction des deux pouvoirs et sur leur nécessaire accord. Par deux fois, les actes de Barberousse y font une allusion directe, soulignant la dualité des pouvoirs et le droit divin de la dignité impériale. Mon. Germ. hisl., Conslit. et acta, t. i, p. 231, 253. Le grand tort de ce prince est de prétendre faire régler par un concile, tenu à sa discrétion, le conflit qui divise le pape et l’antipape ; pratiquement, il usurpe ainsi le glaive spirituel.
6° Les canonisles.
Devant de telles violations des saints canons, les canonistes, plus que les théologiens, furent les actifs promoteurs de la doctrine de la suprématie pontificale étendue directement au domaine temporel, de même qu’ils en seront les derniers défenseurs. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, si l’on songe que les textes législatifs dépendent plus étroitement que les spéculations dogmatiques des contingences humaines, politiques ou sociales.
Déjà, nous avons vu Yves de Chartres enregistrer dans son Décret les principes juridiques énoncés par Grégoire VII dans sa n° lettre à Hermann de Metz. Ce n’était qu’un commencement : de là, ils passèrent dans le Décret de Gratien (vers 1140). Le grand canoniste du xiie siècle n’abandonne pas pour autant les opinions traditionnelles ; c’est un compilateur éclectique dont la pensée personnelle est assez difficile à déceler, mais qui fournit aux champions de la suprématie pontificale une documentation précieuse et quelques commentaires suggestifs. Il reproduit un texte de Nicolas II (1059-1001) sur la nécessité de l’accord entre les deux glaives et il insère plusieurs extraits affirmant que l’Église ne possède en propre que le glaive spirituel, tel ce texte douteux de Nicolas I er, catégorique à souhait : « L’Église de Dieu n’a que le glaive spirituel ; elle ne tue pas, mais elle vivifie. » Caus. XV, q. vi, c. 2, Auctorilalem ; Caus. XXXIII, q. ii, c. 6, Inler hœc. Il semble cependant que Gratien soit plutôt favorable à une distinction des deux pouvoirs poussée jusqu’à l’autonomie. Glosant pour son compte, il ne craint pas
d’écrire : « la discipline ecclésiastique ordonne de frapper les coupables ; non pas avec le glaive matériel, mais avec le glaive spirituel » ; et, lui aussi, à propos du couverte gladium tuum in vaginam, il souligne le blâme mérité par Pierre, pour s’être servi du glaive matériel. Caus. XXXIII, q. ii, c. 5, Interfeelores ; Caus. XXIII, (j. mii, préamb. Du reste, à la différence des théologiens et d’accord avec les canonisles de sou temps, (.ralien semble bien admettre l’origine immédiatement divine de la royauté, ce qui ne l’empêche pas d’enregistrer, en l’attribuant à Nicolas II, le texte fameux de Pierre Damien sur les terreni simul et cielestis imperii jura (ci-dessus, col. 2713). à propos duquel surtout devaient se diviser ses commentateurs.
Certains décrétistes, en efïet, ont voulu conclure de ce texte que Pierre a reçu du Christ les deux dignités sacerdotale et impériale. D’autres, comme Etienne de Tournai († 1203) n’y ont vu qu’une paraphrase du Tu es Pelrus..Mais Etienne de Tournai professe formellement l’indépendance réciproque des deux autorités : In eadem civilale sub eodem rege duo populi sunt , et secundum duos populos dux vilæ, et secundum duas vilas duo principalus, secundum duos principalus duplex jurisdictionis ordo procedit. Civitas, ecclesia ; civitatis rex, Chrisius ; duo populi, duo in ecclesia ordines, clericorum et laicorum ; duæ vilse, spiritualis et carnalis ; duo principalus, sacerdotium et regnum ; duplex jurisdiclio, divinum jus et luunanum. Redde singula singulis el convenient universa. Summa Decreli, prol., éd. Schullc, 1891, p. 1-2.
Iluguccio († 1210), dans son commentaire encore inédit, signale du texte litigieux l’interprétation extensive ; mais il la rejette et prétend rester fidèle à la doctrine authentique de Gratien : « … l’empereur tient le pouvoir du glaive, non du pape, mais des princes et du peuple par l’élection… Aussi, en signe de cette distinction et de cette division des deux pouvoirs, impérial et apostolique, il a été dit : voici deux glaives ». In c. 6, Cum ad verum, dist. XCVI, dans Paris, lai. 3891, fol. 22, 98.
Vers la fin du xiie siècle, l’unanimité n’était donc pas encore un fait accompli parmi les canonistes ; mais la thèse de la suprématie pontificale gagne constamment du terrain. En face d’Etienne de Tournai, voici Bu fin f t 1190) qui, inaugurant une distinction célèbre, attribue au pontife romain, à l’égard de l’empire, le jus auctorilalis ; c’est à un titre subordonne, posl ipsum, que le prince en jouit, n’ayant en propre que le jus amministralionis. Summa Decreli, in c. 1, Omnes, dist. XXII, éd. Singer, p. 47-48. Il en est qui vont plus loin et présentent l’aposlolicus comme le seul véritable empereur : Ipse est verus imperalor et imperator vicarius ejus ? Cité par J. Bivière, op. cit., p. 31, n. 3. De la coordination à la subordination le glissement est rapide ; sans être encore officielle, cette doctrine, qui tend à concentrer aux mains du pape tous les pouvoirs à la fois, entraîne l’opinion.
7° Les premiers théologiens scolasliques.
L’école théologique, à son tour, va se rallier progressivement aux propositions d’Hugues de Saint-Victor, de saint Bernard et de Jean de Salisbury.
Pierre Lombard († 1100) ne touche que très incidemment à la question, et c’est, dans son traité du mariage, à propos des empêchements, pour s’appuyer sur le texte au moins douteux de Nicolas I er : « L’Église de Dieu n’a que le glaive spirituel », déjà cité par Gratien. Sent., t. IV, dist. XXXVII, c. n.
Bobert Pulleyn ou le Poule (t vers 1150) ne veut connaître, sur l’attribution des deux glaives, que la plus ancienne interprétation et il ajoute : Xeulra potestas aul quod sut juris est spernat, aut quod alterius est usurpel. Sent., t. VI, 56, P. L., t. clxxxvi, col. 905-906.
Au plus fort de la lutte, entre Barberousse et 2 72 : 1 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE. XII le SIÈCLE 2724
Alexandre 1 11. Géroch, prévôt de Reichersberg (] 1 L69)
croit pouvoir s’en tenir encore à la formule du pape Gélase et met en garde le Saint-Siège contre la confusion des deux glaives, recommencement, en sens inverse, des empiétements impériaux… hoc autan quid est aHud quam potestatem a Dca constitutam desiruere et ordinalioni Dei resislere ?… Ubi criuil duo illi tvangelici gladii, si i<cl omnia apostolicus, vel omnia Cœsar erit ? Il est préférable que chaque puissance demi ure dans ses limites, de peur qu’en accaparant un bien étranger, elle ne s’expose à perdre du sien. De investig. Antichristi, i. 72, Lib. de lite, t. iii, p. 392. Ailleurs, il s’indigne de voir brandir un troisième glaive, résultat de la confusion des deux pouvoirs. quiddam tercium ex duaruin poiestatum permixtione confection. Ibid.. i, 35, p. 344. Et, pourtant, Géroch est loin d’être un régalien, il se garde de soustraire entièrement les souverains à la juridiction de l’Église : Judiccm spirilualem vacare oporterc divinis et lamen… per doctrinajn rcr/erc ipsos quoque reges et imperalores. Comment, in ps. LXIV, ibid., p. 466. Encore un précurseur de la théorie du « pouvoir directif ».
Même à la fin du xiie siècle, Pierre le Chantre (t vers 1196) hésite encore sur l’exégèse qu’il convient de faire du texte de Luc, qu’il rapproche de celui du glaive à deux tranchants qui sort de la bouche de l’ange de l’Apocalypse. Summa dicta Abel, dans Pitra, Spicileg., t. ii, p. 303. Et il ne se pose pas la question : habetnc papa utrumque gladium ?
8° L’achèvement définitif. Innocent III. — De plus en plus, la doctrine allait se poser dans les faits et, de même que l’action de Grégoire VII avait déterminé une évolution des idées sur la prédominance politique du pape dans la chrétienté, de même le pontificat d’Innocent III allait donner à ces conceptions une ambiance propice pour s’épanouir dans toute leur ampleur.
Innocent III (1198-1216) ne fut pas seulement un chef énergique et avisé, dont la prodigieuse activité se multiplia en se diversifiant parmi le monde catholique ; il eut un système doctrinal, qu’il entendait bien mettre en pratique, sur l’étendue du pouvoir de la papauté en matière temporelle. Voir ici, art. Innocent III, t. vii, col. 1961-1981.
Il ne fait nulle difficulté pour reconnaître que les rois « tiennent de Dieu l’usage du glaive matériel ». Lettre au roi de Hongrie, P. L., t. ccxiv, col. 871. Il proclame la nécessité d’une entente des glaives ; il soutient même explicitement beaucoup plus que la dualité, une indépendance réciproque, semble-t-il, des deux puissances ; « l’autorité papale et le pouvoir royal, que nous possédons tous les deux dans leur plénitude », dit-il expressément à l’empereur élu, Othon IV, le 16 janvier 1209. P. L., t. ccxvi, col. 1162.
Mais il est d’autres paroles d’Innocent III qui donnent à penser qu’il adoptait une conception plus extensive sur la « plénitude » de sa juridiction. Il se sait et il aime à se nommer « vicaire de Dieu » ; de sa primauté spirituelle, qu’il a définie si pertinemment, il ne manque pas de déduire, en conséquence logique, un pouvoir illimité. Melchisédech, figure prophétique du pouvoir des deux glaives, Jérémie, préposé super génies cl régna, toutes les images en cours, il les reprend pour exalter son autorité de successeur de Pierre. La comparaison tirée de l’âme et du corps, l’allégorie des deux luminaires ont aussi ses faveurs ; cf. P. L., t. ccxvi, col. 1012, 1013 ; t. c.r.xiv, col. 377.
Du reste. l’Écriture n’enseigne-t-elle pas, sous laLoi ancienne, la haute prééminence du sacerdoce ? Et à présent, sous la Loi nouvelle, le sacre ne nous la révèlet-il pas clairement : dignior est ungens quam iinclus ? T. r.cxvi, col. 1012-1013.
Si, malgré une décrétale consacrée à l’établir juridi quement (ibid., col. 1182 1185), une telle revendication
demeure lettre morte pour l’empereur byzantin, dans la chrétienté occidentale il en va autrement, innocent considère comme un fait acquis à l’actif de la papauté le transfert de la dignité impériale du basileus grec au césar germain. Le résultat est d’importance : le pape a le droit strict de confirmer l’élection, d’examiner l’élu, de choisir librement le plus digne, s’il y a contestation, en un mot, d’investir authentiquement l’empereur. Ibid., col. 1065-1067. Somme toute, principaliler et flnalitcr, l’empire relève et dépend du sacerdoce. Ibid., col. 1025. ("est là, d’ailleurs, une dépendance historique, particulière à l’empire en tant que tel, sans préjudice de la subordination générale de tout pouvoir temporel à l’égard du spirituel.
Maître des rois et des empereurs, le pape est évidemment leur juge : A’os supra principes sedere volait et de principibus judicarc. Epist, ii, 197, t. ccxiv, col. 746. Non solum cum principibus, sed de principibus eliam judicamus. Ibid., i, 171, col. 148.
Innocent III est-il allé plus loin et jusqu’à professer nettement, avec les canonistes et les théologiens les plus hardis, que le pouvoir civil est une délégation du pouvoir ecclésiastique ? Une seule expression pourrait le faire supposer, dans ce message du 7 lévrier 1205 à Philippe Auguste, où il demande au roi de sévir contre les hérétiques qui « délirent avec d’autant plus de liberté dans la bergerie du Christ qu’ils savent que, puisqu’ils ne comptent plus parmi les brebis du Seigneur, ils n’ont pas à craindre que, par le glaive que Pierre manie lui-même, l’oreille droite leur soit coupé ; ’». Ce per seipsum exercel semble appeler le corrélatif per principis manum de Jeairde Salisbury. Il n’en est rien ; le pape conjure le roi de « montrer que ce n’est pas en vain que du Soigneur, source de loule autorité, lui aussi a reçu un glaive ». Epist., vii, 212, t. ccxv, col. 527. Ces derniers mots, ut igitur gladium, quem Dominus Ubi tradidit, a quo est omnis potestas ne sont pas à négliger et nous interdisent d’attribuer à Innocent III la thèse de saint Bernard.
Certes, ce grand pape, qui fut aussi un grand féodal, s’est efforcé de ranger de nombreux états vassaux sous la suzeraineté du Saint-Siège ; mais, sans ignorer, sans doute, les doctrines les plus compréhensives des théologiens et des canonistes de son temps, il semble en être demeuré à la conviction fondamentale de Grégoire VII, pour qui l’autorité du vicaire de Jésus-Christ est essentiellement religieuse. Même en tenant compte de ce qu’Innocent III dit des Romains qui tanquam pcculiaris populus noster nobis tam in spirilualibus quam lemporalibus nullo subjacent mediante (Epist., vii, 8, t. ccxv, col. 293), il n’est pas possible d’affirmer de manière certaine que, dans sa pensée profonde, c’est de tous points et à tous égards, au temporel comme au spirituel, que la même autorité s’étend sur les autres peuples, mais par intermédiaires.
Dans la correspondance d’Innocent il se trouve, au surplus, antérieures ou postérieures aux précédentes, des formules autrement nuancées qui permettent d’en préciser la portée. Sans doute, le pape revendique une large juridiction sur le temporel ; mais il sait faire une distinction entre le principat civil qu’il exerce et le pouvoir occasionnel qu’il exerce par ailleurs. A’on solum in Ecclesise patrimonio, super quo plenam in lemporulibus gerimus potestatem, verum eliam in aliis regionibus, certis cousis inspeciis, lemporalem jurisdiclionem casualiler exercemus. Epist., v, 128, t. ccxiv, col. 1132. Bien plus, ce pouvoir accidentel ne saurait avoir l’étendue de l.i puissance spirituelle dévolue au successeur de Pierre, lequel in spirilualibus habet summam, verum eliam in temporalibus magnam, nl> ipso Domino potestatem. Epist., viii, 190, t. ccxv, col. 767.
2725 POUVOIR DL’PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XIIl* SIÈCLE 2726
Quels seront les causes ou les cas de celle autorité in temporalibus magnam ? Innocent III s’en explique également. S’il intervient dans le différend survenu entre Philippe Auguste et Jean sans Terre, c’est au nom de la, morale : Non eniminlendimus judicare de jeudo, eu jus ad ipsum (regem) speclat judiciuin, nîsi forte juri cemmuni per spéciale privilegium vel contrarican eonsueludinem aliquid sit detractum, sed decernere de peccato, cujus ad non pertinet sine dubitatione censura, quam in quemlibel exercere possumus et debemus. EpisL, vi, 163 et 166, t. ccxv, col. 177, 180, 182.
Ainsi, deux causes entraînent des interventions pontificales dans le domaine temporel : ou bien des situations particulières et privilégiées, créées par une convention ou par une coutume et ne relevant d’aucune loi, ou bien la sauvegarde de l’ordre moral, en vue du spirituel, et c’est le cas le plus fréquent. Dans le document cité, le pape lui-même donne l’exemple du serment, surtout s’il met en jeu la paix de la chrétienté. Il est bien évident que, pour le théologien qui tient ici la plume, la politique ne saurait échapper jamais, et par aucun détour, aux exigences de la morale chrétienne ; par suite, l’action de l’Église qui, radicalement, ne s’adresse qu’au domaine de la conscience, doit se développer dans l’ordre tout entier de l’activité nationale et internationale. Ainsi l’autorité du pape, tout en demeurant essentiellement religieuse et spirituelle, aura nécessairement d’immenses répercussions dans le domaine temporel. « Innocent III, dit M. Rivière, est le continuateur de Grégoire VII, mais sans guère le dépasser, en somme, que par l’abondance et la précision des formules, sans incorporer en tout cas le développement théologique déjà ébauché dans l’intervalle. » Op. cit., p. 36.
II. PÉRIODE L’ÉPANOUISSEMENT (XIIIe Siècle). — A
la faveur du rayonnement de la papauté, ce développement doctrinal va s’accentuer, jusqu’à devenir l’expression officielle et des actes mêmes et des conceptions raisonnées du Saint-Siège.
1o Affermissement de la théorie du pouvoir direct.
Dès le début du xme siècle, certains théologiens se
rallient à la thèse que l’un d’entre eux intitule clairement :
Quod uterque gladius sit Eeclesiæ. Simon de
Tournai enseigne malerialem gladiurn causam habere a
spiriluali, cité par Grabmann, Gesch. der scholast.
Méthode, t. ii, 1911, p. 545, note. Même netteté d’affirmation
dans la Summa aurea de Guillaume d’Auxerre
(† 1231) : In verilale Eeclesia duos habet gladios, unum
quo utitur et quem habet in executione, alterum non sic,
sed solum in conjerendo. Sum. aurea, I. III, tr. xxvi,
c. iv, éd. de Paris, 1500, fol. 241 v°. Cf. J. Leclerc,
L’argument des deux glaives, dans Rech. de science rel.,
juin 1931, p. 322.
Pourtant, à cette époque, on trouve encore des canonistes qui semblent s’en tenir à la simple distinction des pouvoirs qui ex eodem principio procedunt ; ainsi, Vincent l’Espagnol, suivi par Lanfranc. Tous deux certainement refusent au pape une juridiction « directe » sur le temporel. Mais la thèse adverse, en progrès constant, l’emporte bientôt, avec Alain, l’un des commentateurs des Compilationes antiques (vers 1210) : Dicunt quidam quod potestatem et gladiurn habet (imperalor) tantum a prineipibus… Verius est quod gladiurn habeat a papa. Est enim corpus unum Ecclesise, ergo unum solum caput habere débet… L’unité du corps mystique, du sacerdoce et de la royauté du Christ, l’allégorie des deux glaives, l’exemple du Sauveur, qui lui aussi a usé des deux glaives, même du glaive matériel (dans l’expulsion des vendeurs du Temple), telle est la série désormais classique des preuves que produiront les décrétalistes à l’appui de leurs thèses. Dante n’avait pas tout à fait tort de leur en reprocher l’insuffisance. Cf. J. Rivière, op. cit., p. 53-55.
Quoi qu’il en soit, le canoniste bolonais Laurent l’Espagnol suit intégralement la doctrine d’Alain, et Tancrède (f vers 1235), disciple de Laurent, le répète en substance quand, vers 1215, il écrit de Pierre : Ulrumque gladiurn habuit… Quam jurisdictionem et potestatem suis posleris transmisit… ; verumtamen executionem gludii maleriulis quoad judicium sanguinis imperaloribus et regibus Eeclesia commisit. Gilmann, Von vem slammen die Ausdrùclce « potestas directa », dans Archiv für kalh. Kirchrnrecht, t. xcviii, 1918, p. 408.
Avec Jean le Teutonique (j vers 1245), dont la Glossa ordinaria devint vite le commentaire obligé du Décret de Gratien, le pape reçoit expressément la possession des deux glaives. Sur le texte de Pierre Damien que nous avons cité, col. 2713, Jean a cette remarque catégorique : argumentum quod papa habet utrumque gladiurn. Il ne s’embarrasse pas davantage du texte attribué à Nicolas Ier : Eeclesia gladiurn non habet nisi spirilualem ; il se contente de l’addition : quoad executionem, et d’une brève explication : hoc ideo dico, quia imperalor habet illum a papa. Decrelum, dist. XXII, dans Corpus furis, Lyon, 1671, t. i, c. 100.
Parmi les décrétistes et les décrétalistes, les voix discordantes se font de plus en plus rares, soit pour affirmer l’autonomie et l’origine divine du pouvoir civil soit pour ironiser, comme le Bolonais Damasus, Quomodo papa utrumque gladiurn et cœlum et terram a Deo in solidum acceperil, Deus novit. Burchardica, régula 127, Cologne, 1564, fol. 88.
L’accord est vite fait sur la question de la prééminence absolue du pape ; la tradition se fixe grâce aux travaux des maîtres dont il suffira de citer ici les plus célèbres : Barthélémy de Brescia, Bonaguida d’Arezzo, Sinibaldo Fieschi, que nous retrouverons sous le nom d’Innocent IV, et surtout Henri de Suse, cardinal d’Ostie († 1271), le célèbre Hostiensis, pater canonum, fons et monarcha juris, slella decrelorum. sur lequel il convient de s’arrêter plus longuement, car, aux arguments classiques des deux astres et des deux glaives ou de l’unité du corps du Christ, il en ajoute de nouveaux, et d’abord celui des deux clés. Le Sauveur omnia commisit Petro… ; non dixit : clavem, sed claves, scilicet duas, pour signifier que l’autorité papale s’étend au temporel, comme au spirituel, en sorte que imperalor ab Eeclesia imperium lenel et potest dici offîcialis efus seu vicarius. Summa aurea, t. IV, tract, xvii, Qui filii sint legitimi, n. 9, Bâle, 1573, col. 1098. Viennent, en outre, des considérations plus originales et plus fécondes, qui amalgament, au bénéfice du successeur de Pierre, l’impérialisme romain et la royauté universelle du Christ. Pour l’Hostiensis, ratione imperii romani quod oblinel, le pape hérite de tous ses droits, et voilà qui justifie, entre autres entreprises, les croisades, qui doivent remettre le pape en possession de la Terre sainte ; et hsec ratio sufficit in omnibus aliis terris in quibus nonnunquam imperatores romani jurisdictionem habuerunt. Le pape est aussi et surtout le fondé de pouvoirs du Christ, dont l’avènement a eu pour effet une expropriation de tous les infidèles au profit des chrétiens. In lib. III Décrétai., c. 8, De voto et voti redemptione, n. 17 et 26, Venise, 1581, p. 128.
Son disciple Guillaume Durand, évêque de Mende († 1296), développe fidèlement la même doctrine. Le pape deponit imperatorcm propter ipsius iniquitates… et etiam reges… et dat eis curatores ubi sunt inutiles ad regendum, peut-on lire dans le Spéculum juris, t. I, partie, i, De legato, vi, n. 17 et n. 41, p. 43 et 46.
Tandis que l’idée de la suprématie pontificale gagne de jour en jour du terrain dans le domaine.spéculatif, dans l’ordre des faits elle rencontre une résistance plus vive que jamais, en particulier de la part de l’empereur Frédéric II. Ce prince, Innocent III l’avait choisi, préparé, appelé au trône (1215). En 1226, Honorius III 2727 POUVOIR Dl PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XIIIe SIÈCLE 2728
(12K-1227) lui rappelle son devoir de soumission : Vinculo fidelilatis es nobis noslrisque successoribus obligalus, Huillard-Bréholles, Hist, diplomatica Frederici II, t. I » a, p. 554. En 1236, Grégoire IX (1227-1241) éprouve ! e besoin d’insister. Ce n’est pas seulement la primauté du spirituel qu’il évoque comme un principe incontestable et comme un droit imprescriptible ; c’est encore le fait de la donation de Constantin, revêtant d’un titre positif le domaine du pape sur l’empire romain, soit, en définitive, sur le monde entier : Patrimonium B. Pétri… ditioni suse in signum universalis dominii reservavit. Ibid.. t. v b. p. 777. C’est en vertu de ce titre que le Saint-Siège a transféré l’empire aux Germains, en sorte que le pape est l’auteurf/ac/or) du pouvoir impérial et que l’empereur n’en est que le dépositaire délégué. Ibid.. t. îv b, p. 919-922.
Du reste, écrivant à saint Louis, le même pontife n’oublie pas d’attribuer à l’Église les terreni simul et cœlestis imperii jura, aussi bien que les deux glaives, ut alterum ipsa excrat et ut atter exeratur indieat. Mon. Germ. hist., Episl. sweuli xiii pontif. roman., t. i, p. 672, p. 658. Grégoire IX est tellement convaincu de ses droits sur le temporel des États qu’il adresse au patriarche de Constantinople (1233) une épître où il revendique la possession des deux glaives et conclut, comme saint Bernard : unus a sacerdole, alius ad nutum sacerdotis adminislrandus a milite. Mansi, Concil., t. xxiii, col. 60.
Innocent IV (1243-1254) ne parlera pas autrement. Voir l’art. Innocent IV, t. vii, col. 1981-1996. Canoniste, c’est dans ce sens absolu qu’il avait interprété les textes du Corpus juris ; glosant sur la concession d’Innocent III quant à l’entière indépendance du roi de France pour le temporel, non seulement il avait apporté cette distinction : de facto, nam de jure subest imperalori romano ; mais il avait ajouté ce correctif : nos contra, immo papæ.Appar. in V libros Décrétai., IV, c. Per venerabilem, fol. 173. Sur la formule non intendimus judicare de feudo. Sinibaldo Fieschi avait.il est vrai, adopté la distinction déjà fort usitée : directe, secus indirecte. Ibid., fol. 71. Mais que l’on ne s’y trompe pas, ce n’était pas un recul ; lorsqu’en 1245, au Ier Concile de Lyon, il fulmine contre Frédéric II une sentence de déposition, il entend bien, nouveau Grégoire VII, s’établir sur le roc apostolique : Cum Jesu Christi vices immeriti teneamus in terris, nobisque in B. Pétri apostoli persona sit dictum : quæcumque ligaieris… Au nom de Dieu d’abord, il juge : memoratum principem… suis ligalum peccatis et abjectum cmnique honore et dignilale privatum a Domino ostendimus, denuntiamus ; en son propre nom ensuite, il prononce : ac nihilominus sententiando privamus, cmnes qui ei juramento fidelilatis lenentur adscripti a juramento hujufmodi perpétua absolvenles. Mansi, op. cit., t. xxiii, col. 613-619. Le fait que l’empereur a été nommé par le pape n’est produit qu’à titre de considérant juridique subsidiaire.
La riposte de Frédéric II développe tout un système de philosophie politique. On y retrouve, bien entendu, la distinction imprescriptible des deux puissances, mais aussi le droit divin et universel du césar germanique, imperialis reclor et dominus majestatis, … qui legibus omnibus est solutus. Devant l’ingratitude du donataire, la donation faite au Saint-Siège par Constantin, son successeur peut la réxoquer ut illud Kaliamédium… ad nostræ serenitatis obsequia et imperii redeat unitalem, relevant à son tour les Romains d’un serment de fidélité prêté au pape ex permissione noslra. Et que l’on n’objecte pas la plenariam in omnibus potestatem du pontife romain : n’y a-t-il pas sacerdotalis abusio potes latis. à transférer le pouvoir à sa fantaisie, à punir les rois au temporel par la privation de leurs royaumes ou à juger les princes de la terre, puisqu’on ne lit nulle part qu’une loi divine ou humaine lui ait concédé un tel
droit ? Huillard-Bréholles, op. cit., t. v a, 348, 376378. et Albert de Beham, Conceptbuch, dans Iloefler, Bibliothek des lit. Yereins von Stuttgart, t. xvi b, p. 79-85.
Mais les encycliques impériales contiennent un autre principe qui réduit le pouvoir spirituel de l’Église au domaine intime de la conscience : Frédéric, au for interne, s’avoue sujet du pape, voire de n’importe quel prêtre ; mais, au for externe, il se déclare soustrait à la juridiction de tout pouvoir humain, même ecclésiastique. Un chef d’État moderne parlerait ainsi au nom du libéralisme le plus radical et proclamerait l’indépendance naturelle de l’État laïque ; Frédéric II parle au nom d’un impérialisme qui ne s’affranchit pas encore de tout dogme religieux et il proclame la mission divine de l’empire, méconnue, selon lui, par le pape. Il était de son temps.
Innocent répliqua en pape de son temps, lui aussi, et en reprenant par la base la synthèse esquissée par ses prédécesseurs ; c’est l’objet de la bulle Agni sponsa nobilis (1246). Il y exalte moins le pape et son pouvoir personnel que l’Église et les séculaires prérogatives qu’elle tient de sa divine constitution, l’Église universorum deminam, qui super omnem terram obtinet principatum. Mais la bulle A diebus Frederici (1248), après avoir énuméré tous les attentats de l’empereur contre la noble épouse de l’Agneau, conclut en affirmant le droit exclusif qui appartient au pontife romain de réformer l’Église, dont il est le chef. Huillard-Bréholles, op. cit., t. vi b, p. 676-681. L’Église, c’est toute la chrétienté.
Déjà dans l’encyclique JEger cui lenia (1245), avec une ampleur et une vigueur qui ne seront pas dépassées. Innocent IV, au nom du droit positif de sa primauté apostolique, revendique sur la terre une délégation générale du roi des rois, avec la plénitude du pouvoir délier et de délier, non solum quemeumque, sed… quidcumque. L’empereur ne saurait donc échapper à son jugement : Romanum pontificem posse saltem casualiter suum exercere pontificale judicium in quemlibet chrisiianum, cujuscumque condilionis exislil, maxime ratiene peccati. < Saltem… maxime ratione peccati » ; il est à remarquer que l’intervention occasionnelle, déjà prévue par Innocent III, n’est plus, chez Innocent IV, qu’un minimum. Du reste, il s’explique sur la forme de ce pontificale judicium, qui est bien, cette fois, un pouvoit « direct » : ce sera d’abord l’excommunication, mais ce sera aussi, saltem per consequens, la déposition du souverain coupable. Car le pouvoir temporel est inconcevable chez un excommunié : … procul dubio extra Ecclesiam efjerri omnino non potest, cum jolis, ubi omnia adificant ad gehennam, a Deo nulla sit ordinata potestas.
Et nous voici enfin en plein droit naturel, devant la métaphysique de l’autorité : ce n’est pas de la Donation de Constantin ou de la révocation qu’en prétend faire son successeur qu’il faut faire dépendre, pour l’Église, Vimperii principalum qui prius naturaliler et potentialiler fuisse dinoscitur apud eam. Tout au rebours, c’est du Siège apostolique, investi par le Christ, vrai roi et vrai prêtre selon l’ordre de Melchisédech, non seulement de la monarchie pontificale, mais encore de la monarchie royale, que Constantin et ses successeurs tiennent la légitimité de leur pouvoir impérial : lllam inordinatam iyrannidem, qua foris anlea illégitime utebatur, humiliter Ecclesise. resignavit… et recepit intus a Christo vicario… ordinatam divinitus imperii potestatem … ut qui prius abutebatur potestate permisse, deinde fungeretvr auctoritate roncessa. Voilà qui vaut pour tout monarque héréditaire ou élu et qui suppose clairement que l’Eglise détient l’autorité temporelle non moins que l’autorité spirituelle : hormis la tyrannie désordonnée, qui ne peut être qu’une tolérance (potestas permissa), toute potestas ordinata doit toujours, même 2729 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, Xllie SIÈCLE 2730
en matière temporelle, être une auctoritas concessa dans cl par l’Église. L’argument des deux glaives vient à point couronner cet exposé officiel, qui rejoint la pensée d’Hugues de saint Victor, de saint Bernard et de Jean de Salisbury, pour la traduire en une brève proposition scolastique : Hujus siquidem malerialis potestas gladii apud Ecclesiam est implicata, sed per imperatorcm qui eam inde recipit explicatur, et quæ in sinu Ecclesiæ potentialis est solummodo et inclusa, fit, cum transfertur in principem, aclualis. Albert de Beham, op. cit., p. 8692. Cf. Winkclmann, Acta imperii inedila, t. ii, n. 1035 p. 698.
Pas plus d’ailleurs que le césaropapisme de Frédéric, cet absolutisme ecclésiastique ne semble avoir suscité de réactions doctrinales notables : de part et d’autre, on suivait un courant d’idées ; de part et d’autre, théologiens pontificaux et légistes impériaux vont continuer l’édification de leurs systèmes contradictoires.
2° Les grands scolastiques.
Les grands scolastiques,
il est vrai, ne traiteront la question nulle part ex professo, ou du moins in extenso (c’était avant tout affaire de canonistes), mais incidemment ils enregistreront avec la plus parfaite sérénité les formules acquises et leurs conséquences logiques.
1. Alexandre de Halès († 1245) cite à deux reprises le texte du.De consideratione de saint Bernard ; mais c’est surtout pour épiloguer et distinguer entre jubere et innuere. Les deux glaives sont bien au pape ; mais seuls les princes peuvent ordonner le châtiment des malfaiteurs, l’Église se bornant à cet égard au droit de demande et de prière. Sum. theol., p. III, q. xxxiv, membr. 2, a. 3 ; cf. q. xl, membr. 5 ; q. xlvii, membr. 3, a. 2 ; p. IV, q. x, membr. 5, a. 2. Et il insère littéralement le texte d’Hugues de SaintVictor concernant les rapports des deux puissances.
2. Robert Grossetête († 1253) est plus formel encore. Selon lui, « les princes reçoivent de l’Église tout ce qu’ils possèdent de puissance et de dignité légitimes », et dans la cérémonie du sacre, le prélat consécrateur, au nom de l’Église, vraie propriétaire du glaive matériel, en confie l’exercice au prince séculier.
Pourtant, le maître des Sentences, nous l’avons vii, avait retenu, d’après Gratien, et sous le nom de Nicolas I er, une proposition qui n’accorde à l’Église que le glaive spirituel ; il est curieux de voir les grands commentateurs aux prises avec cet axiome et de constater avec quelle conviction ils admettent la pleine suprématie de X’apostolicus.
3. Saint Bonaventure († 1274) en fait l’objet d’un dubium, et il conclut tout uniment, avec saint Bernard, que « l’un et l’autre glaive appartiennent à l’Église, mais différemment : le glaive spirituel doit être dégainé par la main de l’Église, l’autre non manu, sed tantum nutn » ; et voilà la difficulté résolue. In /yum Sentent., dist. XXXVII, dub. iv, éd. de Quaracchi, t. iv, p. 812.
4. Saint Thomas.
En cette voie, saint Bonaventure est suivi, d’ailleurs, par les plus éminents de ses contemporains, Pierre de Tarentaise, Richard de Médiavilla, saint Thomas d’Aquin lui-même († 1274) qui, en termes analogues, donne la même glose rectificative : Sancta Ecclesia… habet spirilualem tantum (gladium), quantum ad execulionem sua manu exercendam. Sed habet etiam temporalem, quantum ad ejus fussionem : quia ejus nutu extrahendus est, ut dicit Bernardus. In /yum Sent., dist. XXXVII, expos, textus.
Mais saint Thomas nous fournit de sa conception du pouvoir pontifical sur le temporel un exposé autrement explicite et complet. Et, d’abord, entre les deux puissances, il établit une discrimination fort nette, en même temps qu’une réelle subordination :
Potestas superior et inîerior dupliciter possunt se liabcre… Aut ita quod inîerior potestas ex lolo oriatur a
superiori… et sir se habet potestas Dei ad omnem potestatem creatam ; sic etiam se habet potestas imperatoris ad potestatem proconsulis ; sic etiam se habet potestas papae ad omnem spiritualem potestatem in Ecclesia… Possunt iterum pôle, las superior et inîerior ita se habere, quod ambee oriantur ex una quadam suprema potestate, quæ unam alteri subdit secundum quod vult ; et tune una non est superior alteri nisi in Iris quibus una supponitur alii a suprema potestate ; et in iJii, tantum est ma^is obediendum superiori quam inferiori…
Et voici l’application précise :
Potestas spiritualis et sæcularis utraque daducitur a potestate divinâ ; et ideo in tantum scecularis potestas est su !) spirituali in quantum cstaDeo supposita, scilicet in his quæ ad salutem animæ pertinent ; et ideo in his magis est obediendum potestati spirituali quam sæculari. In liis autem qua ? ad bonum civile pertinent, est magis obediendum potestati sæculari quam spirituali, secundum illud Matth., xxii, 21 : « Reddite quaa sunt Cæsaris Cæsari. In 7Vum Sent., dist. LXIV, expos, textus.
Il s’agit donc bien, en l’espèce, d’une subordination accidentelle ou relative ; mais une difficulté surgit du contexte immédiat, qui prévoit pour le souverain pontife, comme une exception, le double pouvoir souverain : « A moins peut-être qu’à la puissance spirituelle soit unie la puissance séculière, comme dans le pape, qui se trouve au sommet de l’une et de l’autre puissance, la spirituelle et la séculière, en vertu d’une disposition de celui qui est prêtre et roi. Prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech, roi des rois et seigneur des seigneurs, à qui la puissance ne sera point ravie et dont le règne n’aura pas d’éclipsé pour les siècles des siècles. » Ibid., ad 4um.
Saint Thomas a-t-il en vue ici le principat civil du pape dans le Patrimoine de saint Pierre, comme il le fait ailleurs, par exemple, lia-Il^, q. x, a. 10 ? C’est fort possible. Ou bien vise-t-il l’ensemble de la chrétienté et l’autorité que le pape y exerce, même dans le domaine temporel ? Cette seconde explication ne s’impose pas ; la Somme théologique ne fournit aucune déclaration sur ce même point, mais elle ne manque pas de poser en principe quod potestas sœcularis subditur spirituali sicut corpus animæ, II a -II ; le, q. lx, a. 6, ad 3um. Qu’est-ce à dire, sinon que la vie spirituelle et surnaturelle doit agir, par mode de cause efficiente, en vue de soutenir et de diriger la puissance civile dans son ordre substantiellement naturel, et par mode de cause finale, en vue de mesurer et d’ordonner le bien commun de la cité. Semper enim invenitur ille ad quem periinet ultimus finis imperare operantibus ea quæ ad finem ultimum ordinantur. Le royaume de Dieu prime tout ; or, hujus regni ministerium… sacerdotibus est commissum et præcipue summo sacerdoli successori Pétri, Christi vicario, romano pontifia, cui omnes reges populi christiani oportet esse subditos sicut ipse Domino Jesu Christo. De regimine principum, i, 14, 15, éd. Vives, t. xxvii, p. 354 sq. Tel est le droit proclamé par saint Thomas. Comment se réalisera-t-il dans le concret ?
Si la situation a tellement changé depuis la disparition du pouvoir païen, si le Christ règne sur la conscience des princes, c’est grâce à ce fait normal que, désormais, in isto tempore reges sunt vassalli Ecclesiæ. Quodlib., XII, q.xii, a. 19, ad 2um. Mais saint Thomas ne l’entend pas d’une mainmise continuelle de l’Église sur le temporel : ce serait contredire ses principes sur le droit naturel du pouvoir civil, que ne compromet pas essentiellement la violation même du droit divin ; bien plus, ce serait contredire saint Paul et le Christ. Si. dans l’état de « nature réparée », la subordination du temporel au spirituel est constante, totale, intrinsèque et essentielle, c’est que, pratiquement, les œuvres et les choses politiques se révèlent toujours bonnes ou mauvaises, jamais indifférentes, ni plus ni moins que les autres actes humains, et qu’elles relèvent nécessaire'31
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POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, Xllie SIÈCLE 2732
ment de la morale, que, par suite encore, elles sont tout entières sous l’influence de la vie surnaturelle. Ce n’csl pas a dire que le pouvoir spirituel doive s’immiscer a tout propos dans les affaires politiques ; il interviendra seulement quand elles sont, à titre de moyen, en connexion moralement nécessaire avec la fin de l’Église, le salut des aines : subordination occasionnelle, partielle, accidentelle. Et ideo, explique le Docteur angélique, non est usurpatuni judicium, si spiritualis pnvlatus se intromittat de tauporali bus. du moins quant aux choses où la puissance séculière lui est soumise, quantum ad en in quibus subditur ci sœcularis potestas, II a -II iB, q. lx, a. C. ad 3 UI ! 1, chaque fois que de graves intérêts moraux seront engagés ou compromis. C’est ainsi que l’indignité d’un prince justifie l’intervention de l’Église, qui ratione peccati, sous forme de sanction, aura toute compétence pour se prononcer et pour agir : Aliquis per infldelitatem peccans potest sententialiter jus dominii amittere, sicut etiam quandoque propler alias culpas… Infidelitatem eorum qui ftdem susceperunt potest (Ecclesia) sententialiter punire, et convenienter in hoc puniuntur quod subditis fidelibus dominari non possinl. Ila-II », q.xii, a. 2. Du reste, la déchéance politique ne fait que suivre ipso facto la sentence, d’excommunication : quam cito aliquis per sententiam denuntiatur excommunicatus propter apostasiam a fide, ipso facto ejus subditi sunt absoluti a dominio ejus et juramento fïdelilatis quo ei tenebantur. Ibid.
Si l’Église peut exceptionnellement prononcer la déposition des princes chrétiens coupables, elle peut de même, si elle le juge bon, supprimer juridiquement le pouvoir des souverains infidèles sur les chrétiens ; mais elle ne le jugera bon que si le pouvoir du prince constitue un danger grave pour les fidèles ; car, dans tous les cas, saint Thomas met hors de cause les droits naturels de l’autorité, que rien ne saurait abolir. Cf. ibid., q. x, a. 10.
Ailleurs, saint Thomas semble accorder une réelle supériorité au pouvoir temporel, quand il considère les immunités ecclésiastiques comme dues à l’initiative des princes. Ad Romanos, c. xiii, lect. i. Mais le contexte prouve à l’évidence que notre docteur ne se place ici qu’au seul point de vue de l’équité naturelle, sans préjudice des droits de l’Église en cette matière.
Tout au long de ces textes si divers, saint Thomas nuance sa pensée : après avoir posé le ferme principe de la subordination des souverains temporels au souverain pontife, vicaire du Christ, il ne précise pas dans le détail les formes et les modes de cette soumission ; encore convient-il d’admettre que ses exigences de principe ne débordent nulle part explicitement ce que ses commentateurs s’efforceront de renfermer dans la formule du pouvoir « indirect ». Du reste, les thèses thomistes de l’origine du pouvoir civil sont fortement marquées par la Politique d’Aristote et, bien que le Docteur angélique n’en déduise pas toutes les conséquences logiques, il n’est pas sans avoir trouvé de ce côté des éléments qui mettaient une sourdine à la conception des rapports entre les deux puissances en passe de prévaloir autour de lui.
5. Autres théologiens.
De plus en plus, en effet, à cette époque, l’axiome : papa hubet ulrumque gladium devient un lieu commun chez les auteurs ecclésiastiques : tous les pouvoirs du Christ, prêtre éternel et roi universel, sont passés à son vicaire, le pontife romain.
Dans son mémoire au If concile fie Lyon, Ilumbcrt de Romans (r 1277 ; montre « les puissances du monde » soumises à l’Kulise et les empereurs qui honorem suæ dif/nitalis ab Ecclesia recipiunt et recognoscunt. Opusc, t. i. part. 1, 5 et Il dans E. Brown, Appendix ad fascicul. rcram expetendarum et fugiendarum, p. 187, 191 sq.
L’auteur inconnu d’un petit traité De ecclesiastica
hierarchia, longtemps attribué à saint Bonaventure, enseigne que temporale regnum velut quodda n adjectum subjacet sacerdotio. C’est à ce titre que les papes peuvent c.r causa amovere reges et deponere imperalores. Saint Bonaventure, Opéra omnia, t. vii, Lyon, 1608, p. 256.
Dans un autre opuscule anonyme, parfois attribué à Duns Scot, il est dit plus explicitement encore que le Christ suum vicarium quantum ad isla duo quod est dominus mundi et prælatus ccclesiasticus ordinavil Pelrum, eui suceedit quantum ad utrumque dominus papa. De perfectione statuum, 7, dans Duns Scot, Op. omnia, éd. de Paris, 1891, t. xxvi, p. 506.
Cette doctrine, on la retrouve partout : dans les commentaires de saint Albert le Grand († 1280) sur Luc., xxii, 38, et sur Joa., xviii, 11, Opéra, éd. Vives, t. xxiv, p. 631 ; adoucie peut-être dans les Quodlibcta de Henri de Gand († 1298), quodlib., vii, 23, éd. de Paris, 1518, fol. 254 F ; fort claire dans le traité d’éducation écrit en 1259 par Guibert de Tournai à l’usage du fils de saint Louis, Eruditio regum et principum, ep. i, 2, et ep. iii, 7, éd. de Poorter, Louvain, 1914, p. 7, 75 ; et jusque dans les sermons de Jacques de Vitry († 1240), Sermo ad fralres ordinis militaris, éd. Pitra, dans Analecta novissima, t. ii, p. 405.
3o La synthèse de la doctrine.
« Dans les idées comme dans les faits, la suprématie pontificale en matière politique touchait à son apogée… Les canonistes du xme siècle avaient plutôt tendance à renchérir sur les théologiens. Leur enseignement à tous a d’ailleurs pour commun caractère de s’affirmer sans hésitation ni discussion. C’est pourquoi quelques lignes, quelques pages tout au plus, leur suffisent, et la sérénité dogmatique de leur solution prouve qu’il n’y avait pas encore pour eux de véritable problème. » J. Rivière, op. cit., p. 58-59. C’est ainsi qu’un illustre maître bolonais, Guy deBaisi, « l’archidiacre », entérinait les vues d’Innocent IV à propos du pouvoir impérial de Constantin : Videns et intelligens Constanlinus se gladio non usum fuisse légitime cum illum ab Ecclesia non haberet, resignavit et renuntiauit eidem, et poslea illum ab Ecclesia et beato Sylvestro recepit, Glossa in Décret., dist. X, c. 8, cité dans Rivière, op. cit., p. 58. Mais il est "deux théologiens qui, en ce xiir 3 siècle finissant, ont triomphalement rédigé la synthèse de la doctrine qui nous occupe : Gilles de Rome et Jacques de Viterbe.
1. Gilles de Rome († 1316) n’est pas seulement l’auteur d’un De regimine principum, composé à l’usage de son royal élève, le futur Philippe le Bel et conçu d’après la Politique d’Aristote et le commentaire qu’en avait donné saint Thomas, sans faire aucune place à l’intervention de l’Église ; il est aussi l’auteur d’un traité De ecclesiastica potestate, qui, sous une forme didactique et prolixe, présente un remarquable enseignement sur le suprême pouvoir de l’Église et de son chef. Voir ici, l’art. Gilles de Rome, t. vi, col. 13581365 ; cf. J. Rivière, op. cit., p. 142-145, 191-227 ; N. Bross, Gilles de Rome et son traité « De ecclesiastica potestate », Paris, 1930.
Une I re partie fait valoir l’excellence unique du pontife romain, réalisant au suprême degré 1’ « homme spirituel » qui juge et n’est pas jugé. Les développements classiques sur la primauté de l’âme, le texte d’Hugues de Saint-Victor, l’oracle de Jérémie, le lait du transfert de l’empire d’Orient en Occident, la lui dyonisienire de la subordination hiérarchique, l’argument des deux glaives selon saint Bernard, avec un symbolisme légèrement différent, tels sont les éléments de la démonstration de Gilles. Il la renforce par des considérations fort diverses : l’Église sacre les rois ; elle perçoit la dîme ; le sacerdoce a institut’ou précédé toute royauté légitime, car absolute et simpliciter trias præcedit potentiam et perfeetum imper fectam. De eccles.
2733 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, Xllie SIÈCLE 273’potest., i, 5, éd. de Florence, 1908, p. 18-20. Sans doute, tout pouvoir vient de Dieu et, comme le pouvoir pontifical, l’autorité royale est divine, mais non… œque immédiate a Deu est hœc potestas et illa : immo est hœc per illam et per consequens est hœc sub illa. Ibid., ii, 5, p. 46. Il s’ensuit que la subordination de l’État, ordonné logiquement aux fins de la puissance ecclésiastique, s’étendra à tous ses moyens d’action ; les lois civiles ne seront valides que si elles sont conformes à la justice, qui relève essentiellement de l’Église. Ibid., ii, 6, 10, p. 56, 74.
Une IIe partie du traité expose les droits de l’Église en matière de biens temporels, au regard du droit de propriété que lui avait contesté Arnaud de Brescia et que lui contestaient encore les vaudois et les fraticelles. La thèse était d’importance, à une époque où la souveraineté s’identifiait avec la possession territoriale. Si possessio dicat ipsum dominium, quis diceret quod spiritualis potestas non debeat lemporalia possidere, cujus est omnibus dominari ? Ibid., ii, 1-3, p. 31-40. Les biens matériels, naturels, imparfaits, sont subordonnés aux biens spirituels, surnaturels, parfaits ; le pape, qui garde et dispense ceux-ci, dispose également de ceux-là ; sa potestas quodammodo divina et cœlestis s’étend sur les biens de tous les fidèles comme sur leurs personnes. Les redevances ecclésiastiques sont la marque de ce domaine éminent.
Sans doute, constate Gilles, beaucoup se rebellent contre ce droit et cette vérité, mais elle est un corollaire obligé de la subordination du temporel au spirituel, et Gilles ne recule pas devant la conclusion logique quod omne dominium cum juslitia, sive sit rerum sive sit personarum, sive sit utile, sive potestativum, nonnisi sub Ecclesia et per Ecclesiam esse potest. Ibid., ii, 4, 5, 7, p. 42-45, 47-49, 57. Cette justice, c’est l’Église qui nous la donne : magis itaque est Ecclesia domina possessionis lux quam tu ipse. Ibid., ii, 8, p. 63-65. Infidèle, pécheur, excommunié, tout pécheur injuste mérite d’être dépossédé et ne possède que par tolérance de l’Église. Théorie à double tranchant, que maniaient déjà les sectaires pseudo-mystiques du Moyen Age contre toute autorité et qu’ils finiront, avec Wiclef, par retourner contre cette Église hiérarchique que Gilles plaçait à la base de toutes les propriétés, de toutes les juridictions, de tous les titres juridiques.
A la suite de tels principes, on pourrait attendre de notre intrépide théologien des applications d’une absolue intransigeance ; mais c’est toujours en pur spéculatif et non pas en juriste, que Gilles de Rome entend régler l’exercice de la puissance spirituelle ; de même que les fidèles n’ont de possessions que celles que leur concède l’Église, de même que le pouvoir civil n’a de droits que ceux qu’elle lui confère, de même le pouvoir ecclésiastique n’a de devoirs que ceux qu’il s’impose, dans la conscience de ses responsabilités. Comme de Dieu, dont la toute-puissance peut, selon son bon plaisir, se passer des causes secondes, ainsi en est-il du souverain pontife, avec cette seule réserve que la plénitude de son pouvoir céleste et divin est restreinte à la juridiction confiée à l’Église. Or, tous les biens privés sont sous le haut domaine de l’Église et de son chef, de même le gouvernement temporel lui appartient, per se, sed non primo, car il relève immédiatement de l’État. En certains cas où le temporel intéresse le spirituel, l’Église interviendra, sans sortir de sa sphère. Rigor spiritualis potestatis est intendere circa spirilualia ; sed si casus immineal, si spirituale aliquod hoc requirat, potest iste rigor sine culpa intermitti, ut spiritualis potestas se de temporalibus intromittat… Hoc erit prout temporalia induunt quemdam modum spiritualem, ut ipsa temporalia spiritualia dici possunt. Ibid., iii, 4, 5, p. 132-135.
Ces cas d’interférence se produiront, soit lorsqu’une
chose est commandée par Dieu : ainsi les dîmes, devenues res spiriluales, en tant que censura ecclesiarum ; soit, lorsque le temporel se trouve annexé au spirituel ou le spirituel au temporel, surtout ralione peccali, et, à ce titre, l’Église peut connaître de toutes les causes où il y a denuntiatio criminis, principalement s’il y a crimen ecclesiasticum, parjure, usure, sacrilège, hérésie. Ibid., iii, 5, 6, p. 135-1 13. Cette juridiction de l’Église ralione criminis est d’une extension à peu près illimitée. Elle aura pleine et normale compétence en matière temporelle, en cas de carence de l’autorité civile, soit que celle-ci fasse défaut par négligence, soit qu’elle abandonne ses droits par tolérance coutumière ou par concession formelle ; et la plénitude radicale du pouvoir ecclésiastique justifiera ses interventions dans les cas difficiles ou douteux, surtout s’ils concernent les princes. Ibid., iii, 7, 8, p. 144-151.
Gilles envisage le pouvoir de l’Église, soit dans l’absolu (passe simpliciter, summum posse absolutum), soit dans le relatif, conditionné par la convenance (posse cum decentia) ou l’opportunité (non facit quia non expediunl) : c’est le posse quibusdam regulis regulalum ; et en définitive l’intervention du pape dans le temporel s’exerce solum in casibus ubi videt Ecclesix et bono publico expedire. Ibid., iii, 7, p. 146.
Malgré ces réserves, c’est à bon droit que l’on a pu voir dans le traité de Gilles de Rome, la plus formelle expression de la doctrine théocratique du pouvoir « direct »,
2. Jacques de Viterbe († 1308) nous a laissé une œuvre proprement théologique, plus nuancée et mieux équilibrée. Voir ici, art. Jacques de Viterbe, t. viii, col. 305-309, et H. X. Arquillière, Le plus ancien traité de l’Église. Jacques de Viterbe, De regimine christiano, étude des sources et éd. crit., Paris, 1926.
Étudiant les éléments constitutifs de la société chrétienne, Jacques ne craint pas d’écrire que nulla communitas dicitur vere res publica nisi ecclesiastica, quia in ea sola est vera juslitia et vera utilitas et vera communio. De regim. christ., i, 4, éd. Arquillière, p. 128. Cependant, plus aristotélicien que Gilles de Rome, Jacques de Viterbe met en belle évidence le droit naturel du pouvoir civil, non seulement son droit humain, mais aussi son droit divin ; il prend position entre l’opinion qui fait dépendre le pouvoir de l’État de Dieu directement et uniquement et celle qui en subordonne la légitimité à l’Église. « Entre ces deux voies opposées, dit-il, on peut trouver une voie moyenne plus raisonnable, en disant que le pouvoir temporel a son origine (inchoative habel esse) dans l’inclination naturelle des hommes et, par suite, en Dieu lui-même, en tant qu’une œuvre de la nature est une œuvre de Dieu. Mais formellement et dans su perfection (perfective autem et formaliter), il existe par le pouvoir spirituel…, car la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne et l’informe. .. » Aussi le pouvoir, chez les infidèles, fondé sur le droit naturel, en conséquence légitime, est cependant informe, parce qu’il n’a pas été ratifié et approuvé par la puissance spirituelle. Et, de même, chez les chrétiens lé pouvoir séculier est informe, tant qu’il n’a pas été ratifié par l’Église… C’est pourquoi l’onction est conférée aux rois, non seulement comme un signe de la sainteté requise, mais encore comme un signe de ratification. .. La puissance spirituelle est, en quelque sorte, la « forme » du pouvoir séculier, comme la lumière est la forme de la couleur. » Ibid., ii, 7, éd. Arquillière, p. 231 sq. et 68-69. Et voilà qui fait sa part à saint Augustin et à saint Thomas.
Mais il faut dégager les conclusions de cette doctrine. Dans l’ordre temporel, le pape exercera nécessairement une suprématie effective, puisqu’il domine de sa primauté tout l’ordre hiérarchique de la grâce, établi par le Christ dans l’Église. Alors reparaît l’argument 2735 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE. Xllie SIÈCLE 2736
des deux glaives, mais aussi l’argument métaphysique et théologique fondé sur la distinction des deux ordres de la nature et île la grâce. A son Eglise, le Sauveur a transmis sa double dignité royale et sacerdotale : le pouvoir civil, à peine de demeurer informe, inchoatif, devra recevoir confirmation, information du pouvoir spirituel, qui joue ainsi le rôle de cause finale, voire même de cause efficiente. Le spirituel, qui a la primauté, représente la fin par excellence ; le temporel, qui n’est que l’accessoire, fournit les moyens.
En somme, la papauté contient logiquement la puissance temporelle, non seulement parce que la donation de Constantin n’a fait que traduire en droit humain positif les droits antérieurs de l’Église, mais encore quia virilités in/eriorum continental in superioribus, et quæ siint causalorum pnvinsunt causatis. Ibid., ii, 7, p. 236. Il n’y a donc qu’un pouvoir unique, celui de l’Église, qui ne se diversifie que dans la manière d’agir ; car le pape a tout pouvoir secundnm primam et suminam auctoritalem, non autem secundnm immediatam execulioncm generalilcr et regidariler. Ibid., ii, 7, p. 237. Grâce au concours de l’État, l’Église est libre de s’adonner au ministère des âmes et la protection du bras séculier lui permet d’accomplir bien des choses dont elle serait, par elle-même, pratiquement incapable. Si donc le pape n’exerce pas, par lui-même, le pouvoir temporel, ce n’est pas propter déesse potentix, sed propter dignitatem ejus et vilitalem jurisdictionis temporalis. Telle est toute la raison d’être du pouvoir civil.
Pratiquement, l’Église, n’interviendra dans les affaires séculières, que dans des cas spéciaux, que Jacques de Viterbe énumère, à la suite des docteurs qui l’ont précédé. Par contre, l’État se gardera bien de s’immiscer dans le domaine spirituel. Toujours soumis au pape, suprême interprète du droit divin, le prince chrétien honorera l’Église, protégera ses pasteurs et ordonnera en toutes choses son gouvernement temporel aux fins éternelles de ses sujets.
4° L’attitude des légistes.
Les légistes, on peut s’en
douter, ne se livrèrent pas sans résistance à la poussée théocratique qui avait eu raison des théologiens et des canonistes.
Tandis que Guillaume d’Auxerre et Jean le Teutonique faisaient prévaloir dans leurs milieux respectifs la thèse papa habet ulrumque gladium, François Accurse († 1260), l’illustre maître bolonais en droit romain, à propos du texte de la Vie novelle que nous avons cité, col. 2710, invoque la distinction des deux glaives et ajoute : « Le pape ne doit se mêler en rien du temporel ; l’empereur, à son tour, ne doit pas intervenir dans le spirituel. » Inauthenticum, i, 6, éd. Lyon, 1558, p. 41. C’était d’ailleurs faire écho à Pillio de Medicina, qui, après avoir consenti au pape la pleniludo potestatis, avait soin de la restreindre in divinis. Ordo de civilium atque criminalium causarum judiciis, Râle, 1543, p. 57. Le Miroir de Saxe ( Sachsenspiegel), coutumier germanique des environs de 1225, le De regimine civitatum de Jean de Viterbe (vers 1260), le De tegibus et consuetudinibus Angliœdu juriste anglais Henri de Bracton († 1268), les Coutumes du Beauuoisis du feudiste français Philippe de Beaumanoir (( vers 1295) expriment, en quatre nations différentes, la même conception de la concorde et de la simple coordination des pouvoirs, mais aussi de leur dualité radicale et de l’inviolabilité de la puissance impériale ou royale.
Ce n’est pas a dire toutefois que les thèses lhéo ; ratiques ne se soient pas infiltrées dans le droit civil. C’est ainsi que, vers la fin du xille siècle, le Miroir de Souabe (Schwabenspiegel), dès le préambule, dont la forme générale est analogue à celle du Miroir de Saxe, s’en distingue clairement par cette rédaction significative : « Le glaive de la justice est confié par le pape à l’empereur ; le pape retient l’autre pour exercer la
justice spirituelle » Landrechtbuch, Yorwort, é 1. Lassberg, Tubingue, 1840, p. 1-5. Mais cette Influence du droit canon sur le droit séculier semble avoir élé exceptionnelle ; les légistes vont résister longtemps encore avant de se laisser sérieusement entamer.
5° Apogée de la théorie : Boniface VIII. — Le pape Boniface VIII (1294 1303) incarnait dans un tempérament, fougueux les plus intransigeantes doctrines sur la suprématie pontificale. Canoniste, « il avait hérité d’une certaine tradition de forme, celle des puissants et vigoureux pontifes qu’il avait admirés au temps de sa jeunesse : … il s’était nourri du style même, combien véhément, de leurs lettres aux princes ». Alf. Baudrillart, La vocation catholique, de la France et sa fidélité au Saint-Siège à travers les âges, Paris, 1928, p. 99. Ce pontife, qui ne dépassa aucune des formules d’Innocent IV, ne sut ou ne voulut pas adapter les principes à une époque où déjà prenait corps une tradition radicalement et délibérément hostile aux ingérences du pouvoir spirituel. Voir l’art. Boniface VIII, t. ii, col. 992-1003.
Nous nous bornerons ici à souligner les principales déclarations de Boniface VIII dans la question qui nous occupe. Ce sont d’abord ses revendications auprès de Philippe le Bel en matière d’immunités ecclésiastiques qui lui en fournissent l’occasion dans la bulle Clericis laicos (24 févr. 1296). Sans doute, il y interdit, soit aux clercs, sous les peines les plus sévères, de payer ou seulement de promettre des taxes extraordinaires, soit aux autorités civiles de les demander ou seulement de les recevoir sans l’autorisation expresse du Saint-Siège ; mais encore il proclame le droit, pour le pontife romain, de se prononcer sur les conflits entre les princes. Si plus tard, dans la bulle Ineff ilnlis (20 sept. 1296), il adoucit ses défenses, il ne se prive pas de faire remarquer que c’est là une faveur (sub quadam tolérant ia) et de rappeler que son souverain pouvoir s’étend sur les rois aussi bien que sur les simples fidèles et qu’il comporte un droit de regard sur leur politique extérieure ou intérieure, lequel se traduit par des monitions, des censures canoniquîs, des mesures diplomatiques aboutissant à la plus effective des sanctions. C’est bien ce pape qui, au dire de ses ennemis, super reges et régna in lemi>oralibus eliam possidere se clorions, omnia per se solum posse pro libitu de pleniladine potestatis… asserere non formidal. Cité, d’après Ehrle, dans Rivière, op. cit., p. 69. De nouveau, la bulle Elsi de statu (31 juillet 1297) consent des atténuations pratiques, mais ce n’est pas sans réitérer expressément les mêmes affirmations.
Les droits de sa charge, Boniface VIII entend les maintenir envers et contre tous les détenteurs du pouvoir temporel. Le 13 mai 1300, il rappelle aux princes allemands qui avaient déposé Adolphe de Nassau pour élire à sa place Albert d’Autriche qu’ils ne sont électeurs que par la grâce du Saint-Siège, à qui il appartierrt de procéder à la « promotion de l’élu » : quicquid honoris, præeminentiæ, dignilalis et status imperiuin seu regnum romanum habet ab ipsius Sedis gralia, benignitile et concessione manavil, a qua R >manorum imperatorcs et reges… receperunt gladii potestatem. Mon. Germ. hi ; l., Conslit. elacla, t.ia, p. 80. C’est la mêmedoctrine de prééminence saper reges elregna que contiennent les lettres comminatoires aux Florentins révoltés ou au duc de Bohême. Ibid., p. 84. C’est la même rigueur qui ressort de la sommation adressée au roi des Bomains, Albert, qu’il traduit à sa barre ad faciendum… quæ juslilia suadebii <ï expedire videbimus sibique duxerimus injuhgenda ; et, à défaut d’une pénitence acceptée, les plus graves sanctions seront fulminées : districlius injungemus’quod nullus sibi utRomcuiorum rtgi ob’elUnt. .. et omnes et singulos ab homagiis… et fidelilatis præslitis juramentis absolvemus. Ibid., p. 87.
2 737 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XlVe SIÈCLE 2738
Le 31 juillet 1297, en suspendant les privilèges précédemment consentis, là bulle Salvator mundi rappelle que le pouvoir du Saint-Siège peut toujours révoquer
les lois qu’il a portées et qu’il ne saurait être limité par les initiatives qu’il a prises par ailleurs ; mais, en même temps, la bulle Ausculta jili entreprend de morigéner Philippe le Bel. Le pape fait valoir les droits de sa primauté, il invite, le roi à s’amender et à venir témoigner de son bon propos devant le eoncile des prélats français convoqués à Rome pour le 1er novembre 1302 par une troisième bulle, qui, entre autres buts assignés à cette assemblée, mentionne reformaiionem régis el regni, correclioncm prætcrilorum excessuum, el bonum regimen regni. Registre, n. 4420, col. 335-337. Ces intentions et ces vis, ées, la réponse Verba deliranlis filiæ aux observations du clergé de France, le discours du cardinal Mathieu d’Aquasparta et l’allocution pontificale au consistoire du 24 juin 1302 les maintiennent et les défendent catégoriquement ; Boniface conclut : Prœdecessores noslri deposucriint 1res reges Franciœ… Cum rex commisit omniu qux illi commiserunt et majora, nos deponeremus regem ila sieul unum garcionem, licet cum dolore et tristilia magna. Dupuy, Hist. du différend. .., Paris, 1055, p. 79.
C’est bien la suprématie que le pontifo revendiquait en matière de juridiction temporelle, de jure ; personne ne s’y trompait. Si le concile français de Rome se tient sans juger le roi, la bulle Unam sanctam va condenser ex professo toute la doctrine jusque-là seulement indiquée ou supposée (18 nov. 1302).
Après avoir insisté sur l’unité de l’Église, corps mystique du Christ, le célèbre document proclame la nécessaire unité de son chef ; et, parce que les pouvoirs de l’Église sont conformes à sa fin, à laquelle tout s’ordonne, tous les arguments classiques que nous connaissons, et d’abord celui des deux glaives, viennent immédiatement appuyer la revendication d’une juridiction suprême dans le double domaine spirituel et temporel. Sans doute, interviennent les distinctions connues sur la possession et l’exercice de l’un et l’autre glaive ; mais la loi de subordination est fortement énoncée, nam verilale lestante, spirilualis potestas terrenam potestatem insliluere habet et judicare, si bona non fueril… Ergo, si déviai lerrena potestas, judicabitur a potestate spiriluali. Sed si déviai spirilualis minor, a suo superiori ; si vero suprema, a solo Deo non ab homine polerit judicari. On reconnaît la source de ce passage, le texte d’Hugues de Saint-Victor, col. 2719 ; on a essayé de l’atténuer, en interprétant insliluere (comme s’il y avait ul sit bona) dans le sens d’instruire ; le contexte de la bulle, celui d’Hugues et d’Alexandre de Halès qui l’a citée, tout porte à préférer le sens d’instituer, établir.
On reconnaît de même, dans la formule célèbre qui clôt le document, un texte de saint Thomas, Contra errores Grœcorum, ir, 27 : Porro subesse romano pontifici omni humanæ creaturas declaramus, dicimus et definimus omnino esse de necessitate salulis. Rien n’oblige à comprendre cette proposition autrement que le Docteur angélique auquel elle est empruntée ; et c’est précisément ce qui caractérise cette bulle : du point de vue théologique, elle manque d’homogénéité. On a tenté de la ramener et de la maintenir dans les limites du système bellarminien dit du « pouvoir indirect » ou de l’intervention ralione peccali ; cela peut se soutenir, si l’on s’en tient à certaines expressions ; mais il en est d’autres, qui sont plus que des < hyperboles fameuses » et qui, manifestement, débordent cette théorie.
Sans doute, Boniface "VIII distingue les deux pou-voirs, les deux glaives, mais c’est pour en revendiquer la possession ; sans doute encore, il note une différence dans l’exercice de ce double pouvoir ; mais il revendique pour l’Église le plein droit d’institution du pou voir temporel, d’où il résulte que le pouvoir temporel est radicalement subordonné au spirituel (oportet gladium esse sub gladio), ce qui entraîne pratiquement qu’il s’exerce « .7 nuluiii et patienliam sacerdolis. Toutes ces affirmations implacables, sans nuances, nous I s avons rencontrées déjà dans Innocent IV, dans Alexandre de Halès, dans nombre d’auteurs ; elles sont l’expression achevée do la doctrine du pouvoir direct la plus avérée. Du reste, il paraît démontré que le rédacteur de la bulle s’est notablement servi du traité de Gilles de Rome.
Il a utilisé aussi saint Thomas et, s’il a prétendu juger de feudo, il a affirmé son droit primordial de juger de la moralité : spiritualis potestas… habet… judicare, si bona non fueril, et donc des actes de la puissance séculière ralione peccali. Mais ce n’est là, semble-t-il, que la moindre des revendications du célèbre document.
Les actes postérieurs du pontificat ne démentiront pas ce jugement. En avril 1303, Boniface VIII prétend procéder contre Philippe le Bel spirilualiter et temporaliler ; et, dans le discours de la même époque où il va reconnaître Albert d’Autriche comme légitime empereur, après avoir glosé sur l’allégorie des deux glaives, il poursuit en ces termes : sicut luna nullum lumen habet nisi quod recipil a sole, sic nec aliqua lerrena potestas aliquid habet nisi quod recipil ab ecclesiastica potestate ; et il ajoute : ita communiter consueverit intelligi, en concluant sans ambages : omnes (potestates) sunt a Christo et a Noms lanquam a vicario Jesu Christi. Cité par Rivière, op. cit., p. 91. Jusqu’à la fin, Boniface VIII, avec aussi peu de bonheur que d’opportunité, persiste, en tant que successeur de Pierre, qui ipsius Pclri voce omnibus præesl, à vouloir exercer son autorité suprême et circa alicujus principis vel poteniis. .. correclionem intendere et immittere manus ad fortia. Registre, n. 5383, col. 893 ; n. 5384, col. 894-895 ; cf. Dupuy, op. cit., p. 161, 167. La bulle Super Pétri solio, qui devait entreprendre cette « correction » du roi de France et la pousser jusqu’aux sanctions extrêmes, allait être lancée le 8 septembre 1303 ; le 7, se perpétrait l’attentat d’Anagni, et le 11 octobre suivant, le vieux. pontife mourait de douleur avant d’avoir pu frapper.
/II. PÉRIODE DE DÉCLIN (XIV-XV 3 siècle). —
A vrai dire, la formule suivant laquelle Boniface VIII revendiquait la suprématie du Siège apostolique en brandissant des textes fort divers et en négligeant délibérément toutes les contingences, cette formule qu’il considérait comme immuable, pâtissait déjà du contrôle des faits et subissait les coups redoublés de la critique doctrinale. Le déclin commençait, en dépit des actes solennels de la curie romaine et des synthèses des canonistes et des théologiens pontificaux.
1o Le maintien des anciennes positions.
Dans une société croyante, organisée suivant le type féodal d’une hiérarchie qui avait (théoriquement) à sa tête un empereur tenant en quelque manière son pouvoir du Saint-Siège, les droits souverains de Dieu avaient un sens et l’on considérait le vicaire du Christ comme leur dépositaire suprême.
Mais avec le xiv c siècle, tandis que la féodalité commence à se lézarder, sous les coups de la bourgeoisie d’affaires et de finances, la chrétienté même tend à se dissocier de plus en plus sous la poussée des nationalités naissantes et le droit romain, remis définitivement en honneur par les légistes, fournit aux souverains et à leurs conseillers des principes politiques et sociaux qui s’éloignent progressivement du droit chrétien.
1. Les partisans du pape.
Le conflit qui mit aux prises Boniface VIII et Philippe le Bel fut pour la France l’occasion de résistances et de controverses dans le détail desquelles nous n’avons pas à entrer.
2739 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XlVe SIÈCLE 2740
Ni les théologiens, ni surtout les canonistes n’abandonnent leurs positions. Parmi les controversistes au service de Boniface VIII, celui qui semble être le premier en date est Henri dé Crémone († 1312), auteur d’un De potentia papa’composé vers 1302 contre ceux qui disent : papum non habere jurisdiclionem in temporaiibus per totum mundum. Texte dans Scholz, Die Publizislik zur Zeil Philipps des Schônen und Bonifaz VIII., Stuttgart, 1903, p. 459-471. C’est le droit canon qu’il exploite de préférence ; mais aux canons, « dictés par l’Esprit saint », il ajoute les arguments les plus variés, avec une méthode scolastique vigoureuse et une conviction hors de pair. Plus que de volumineux traités, l’influence de cet opuscule est particulièrement remarquable.
Le cardinal français Jean Lemoine compose, vers 1303, une glose de la bulle Unam sanctam qui figure dans les anciennes éditions du Corpus juris comme commentaire classique du texte pontifical. Faisant aussi bon marché des méthodes historiques que des modalités qui l’entourent, l’auteur accumule tous les arguments habituels pour faire rendre un sens absolu à toutes les propositions de Boniface YIII : c’est ainsi que, pour lui, la perception des dîmes prouve que Iota terra laicorum est in censum Ecclesiæ et que la judicature du spirituel sur le temporel qudicare) implique le droit de destitution (destituere).
L’augustin Agostino Trionfo († 1328), lui surtout, est l’apologiste outrancier de Boniface VIII, soit dans les divers opuscules que lui inspirent les circonstances, soit dans sa célèbre Summa de potestate ecclesiastica. Dès les premières lignes de son De duplici potestate pnvlatorum et laicorum, il a cette affirmation digne de Gilles de Rome : Omnem potestatem tam spiritualem quam lemporalem a Christo in prælatos et principes sseculares derivalam esse mediante Pelro ejus successore, cujus personam romanus pontifex représentât. Éd. Scholz, op. cit., p. 486. C’est la conception déjà fréquemment rencontrée ailleurs ; c’est la pensée maîtresse de l’œuvre entière d’Agostino Trionfo. Ce n’est pas à dire pourtant que les théologiens pontificaux aient servilement défendu la cause du Saint-Siège sans faire aucune réserve. Le même auteur est le partisan déterminé d’une réforme de l’Église.
Confesseur de Jean XXII, Alvaro Pelayo († 1352), qui est lui aussi un théoricien convaincu de la toute-puissance du pape et qui la défend dans son principal ouvrage De planctu Eeelesiæ (vers 1330), ne méconnaît pas les abus de la centralisation avignonnaise et la cupidité des gens de la curie. Voir X. Iung, Un franciscain thc’ologien du pouvoir pontifical au XIVe siècle : Alvaro Pelayo, Paris, 1931.
Guillaume Le Maire, évêque d’Angers, et Guillaume Durand le Jeune († 1328), évêque de Mende, ne ménagent pas davantage leurs doléances dans les mémoires qu’ils ont rédigés en vue du concile de Vienne. L’évêque d’Angers ne fait nulle difficulté de proclamer la pleniludo potestatis du Saint-Siège ; mais, gallican déjà, il se montre jaloux de la liberté de l’épiscopat à l’égard des réserves, exemptions et autres ingérences pontificales, tout comme à rencontre des empiétements du pouvoir royal. Le mémoire de l’évêque de .Mende, qui est un véritable traité De modo generalis concilii celebrandi, n’est pas moins formel pour demander la réforme de l’Église in capite et in membris ; mais, avec Gilles de Rome, auquel il se réfère expressément, c’est une véritable suprématie qu’il revendique, lui aussi, pour le pontife romain. Cf. Bivière, op. cit., p. 360 sq.
Les dominicains Hervé de Nédellec († 1323) et Ptoiémée de Lucques († 1327) soutiennent une doctrine analogue ; le dernier surtout, dans son De regimine principum, où il continue, à sa manière, l’œuvre ina DICT, DE THÉOL. CATHOL.
chevée de saint Thomas, et, dans la Determinalio compendiosa, qui paraît bien être de lui, pousse jusqu’à
l’extrême la thèse de la prédominance de la papauté : Summum pontificem in sua auctorilale sive spiriluali sive temporali dominio pnreminere cujuscumque potesttili sive dominalioni. Determinalio compendiosa, 5e éd., Krammer, p. 12. En ce qui regarde l’ordre temporel, Ptolémée reprend les arguments traditionnels pour systématiser le droit pontifical le plus absolu en face de l’autorité séculière. Sur l’empire, il reconnaît au pape tous les droits : l’institution originelle, la constitution fondamentale, la disposition totale, jusqu’à la suppression inclusivement : tantum durabil quantum romana Ecclesia, quæ supremum gradum in principatu lenet, Christi fidelibus expédiais judicaverit. De regimine principum, m, 19, dans saint Thomas, Opéra, t. xxvii. Ainsi l’empereur n’est qu’un instrument aux mains du pape et ne peut revendiquer à son égard une plus grande indépendance que les autres princes. Voir l’art. Lucques.
Alexandre de Saint-Elpide († 1326), dans son De ecclesiastica potestate, après avoir répété les textes de saint Bernard et d’Innocent IV, développe la thèse originale de Jacques de Viterbe : A 7 ec per hoc minus perfecle habet lalem gladium malcrialem, quam liabet potestas sœcularis, quia nobilius est aliquid habere ad nulum quam ad usum, sicut nobilius est habere aliquid eminenler et dominalive quam habere illud formaliler. ii, 8, dans Roccaberti, liibl. maxima ponlij., t. ii, p. 25. Gilles Spiritalis reproduit parfois littéralement les leçons apprises chez son maître, Guy de Baisi, chez Henri de Suze ou Guillaume Durand l’Ancien. Opicino de Canistris donne au pape de potentia absolula le droit de manier en personne le glaive matériel. Cf. Scholz, op. cit., t. ii, p. 97, 107, 119, 120.
Quelques théologiens conservateurs se montrent moins afïirmatifs et commencent à tenir compte des objections opposées aux arguments classiques, en particulier à l’argument des deux glaives. Jusqu’ici personne n’en contestait ni le symbolisme, ni la force probante ; adversaires ou défenseurs des positions théocratiques, tous le tiraient à eux avec une égale conviction, pour en faire sortir soit la parfaite distinction et l’union éventuelle des deux pouvoirs, soit l’indépendance parfaite, soit la complète subordination du pouvoir civil. Au début du xive siècle, on soumet à une critique sérieuse l’interprétation allégorique du texte de Luc, et c’est à Augustin, au pseudo-Denys, à Albert le Grand, à Thomas d’Aquin, que l’on demande une arme, la formule devenue courante : theologia symbolica non est argumenlativa. Saint Thomas, InIum Scnt., prolog., a. 5 ; Sum. theol., I a, q. i, a. 10, ad lum.
Aux prises avec ces autorités, François de Meyronnes († 1327), un franciscain, disciple de Duns Scot, croit se tirer d’affaire en répliquant que le texte ne comportant pas d’explication littérale, c’est l’explication dite mystique, qui est en réalité littérale. Quodlibeta, q. ii, Venise, 1520, fol. 253. En tout cas, il maintient en faveur du pape que la pleniludo potestatis secundum utramque jurisdiclionem coneurril in eamdem personam. In IV" m Sent., dist. XIX, q. iv, fol. 34.
Un théologien, Conrad de Megenberg (1374), s’en tire à plus de frais. Dans son De Irunslalionc imperii, il pose l’objection : on ne peut, selon Augustin, s’appuyer sur une interprétation allégorique, sans avoir, par ailleurs, des témoignages évidents qui l’éclairent. Qu’à cela ne tienne : le témoignage requis, « nous l’avons et il suffit par lui-même, c’est l’autorité de saint Bernard qui n’a pas puisé sa science dans les écoles terrestres, mais l’a reçue tout droit du Saint-Esprit ». <>i>. cit., 2 1, éd. Scholz, t. ii, p. 331-332. Convaincu, en outre, et contre toute évidence, que saint Ambroise a les mêmes vues que l’abbé de Clairvaux, il en fait le contestis Bernardi. Tels seront désormais la position de repli et le
T. — XII — 87 2741 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XI re SIÈCLE 2742
système de défense des théologiens conservateurs : l’autorité de saint Bernard donne, selon eux, à l’argument des deux glaives sa valeur décisive, puisqu’elle constitue le témoignage réclamé par le docteur d’Hippone en faveur de l’interprétation allégorique.
2. Les régaliens.
Quant aux régaliens, il nous suffira de situer brièvement leurs positions doctrinales. Aussi bien n’avons-nous pas, de la main du roi de France, un exposé comparable à ceux du souverain pontife ; mais nous avons ses actes officiels, ses propres déclarations et quelques formules de ses partisans, qui donnent à penser qu’au système théocratique du pape c’est un véritable césarisme religieux que l’on prétend opposer.
A propos de la bulle Clericis laicos et des immunités ecclésiastiques, un document anonyme qui n’est sans doute qu’un projet de réponse au Saint-Siège, débute ainsi : Antequam èssent clerici, rex Francise habebat custodiam regni sui et paierai slatula facere quibus ab inimicorum insidiis et nocumenlis sibi præcaverel. C’est l’indépendance de la politique royale qui s’affirme. Du reste, Ecclesia… non solum est ex clericis, sed eliam ex laicis, les laïques ont des droits dans l’Église, et les immunités ecclésiastiques ne sont que des concessions des princes aux clercs ; ces franchises accordées par faveur doivent céder devant le droit naturel et devant le devoir national, pour le bien du royaume.
Sur le terrain même des principes, retenons la solennelle protestation que Philippe le Bel fit enregistrer par les légats pontificaux (20 avril 1297) ; en ce qui concerne le temporel, la position est nettement marquée : Rcgimen lemporalilatis regni sui ad ipsum regem solum et neminem alium pertinere, seque in eo neminem superiorem recognoscere, nec habere, nec se inlendere supponere vel subjicere modo quoeumque viuenli alicui super rébus perlinenlibus ad temporale regimen regni… Pour ce qui regarde le spirituel, le texte est plus ambigu : Quantum autem ipsius régis tangit animam et ad spiritualilatem atlinet, idem rex… paralus est monitionibus et præceplis Sedis apostotiew dévote ac humiliter obedire, in quantum lenetur et débet, et tanquam verus et dévolus films Sedis ipsius et sanctæ matris Ecclesiie reverentiam observare. Dupuy, op. cit., p. 28 sq.
Mais la summa régis liberlas, le jus regium, tels que le comprennent Pierre Dubois, Pierre Flote, Nogaret, devront s’étendre jusqu’à la reformatio regni et Ecclesiæ gallicanæ, jusqu’à la defensio Ecclesiæ et ecclesiasticæ liberlalis commissa et, pratiquement, jusqu’à la collation des prébendes et l’usufruit des bénéfices vacants, voire même jusqu’à l’abolition de toute propriété ecclésiastique. Plus archaïque encore que Boniface VIII, Philippe le Bel tend à restaurer la confusion des deux pouvoirs au profit de sa royale autocratie — semblable à celle d’un basileus byzantin.
On chercherait en vain, entre 1296 et 1303, un exposé large et systématique des thèses régaliennes ; mais elles ont à leur service des opuscules, libelles ou pamphlets de circonstance, qui sont suffisamment significatifs.
C’est d’abord la célèbre Disputatio inter clericum et militem, dont l’auteur anonyme, faisant litière, du droit canon et usant à ses fins des arguments scripturaircs, refuse purement et simplement à l’Église tout droit en matière temporelle : Quæ illi (romani pontifices ) statuunt, si de temporalibus statuunt, vobis possunt jura esse, nobis vero non sunt … El quemadmodum terreni principes non possunt aliquid staluere de veslris spiritualibus, super quæ non acceperunt potestatem, sic nec vos de temporalibus eorum, super quæ non ha bel i s auctorilalem. Disput., dans Goldast, Monarchia imperii romani, t. i, p. 13 sq. Mais, ici encore, c’est l’absolutisme du pouvoir séculier que l’on prétend substituer à l’absolutisme pontifical, au nom de la raison d’État.
A ce chevalier, dont la théologie est de moindre
valeur que la verve satirique, un théologien dont la vigueur logique vaut mieux que le style se chargea de répondre dans un autre traité anonyme Non ponant laici, où la subordination du temporel au spirituel et la suprématie pontificale étaient défendues par l’Écriture et les canons, où la bulle Clericis laicos était célébrée comme due à une inspiration divine. Cf. Rivière, op. cit., p. 130-132.
Mais ces opuscules s’attachent surtout aux aspects pratiques de la question ; d’autres œuvies vont suivre, qui porteront délibérément la discussion sur le terrain spéculatif. Deux surtout doivent retenir l’attention : l’un est la Quæstio in ulramque partem, l’autre le traité Rex paci ficus. Textes dans Goldast, op. cit, , t. ii, p. 96-207, et dans Dupuy, op. cit., p. 663-683. Tous deux sont anonymes et contemporains des précédents écrits, mais, tandis que la Quæstio est d’un philosophe et d’un théologien froid, méthodique, volontairement concis et mesuré, le Rex pacificus est d’un juriste de profession qui, tout en ne ménageant pas son dédain aux théologiens, ne dédaigne pas les arguments théologiques et qui, après avoir proclamé radicalement Y imperlinentia de l’Église dans l’ordre temporel, accorde au roi le jus summæ superiorilatis in regno suo ; on reconnaît le régalisme et le nationalisme du Dialogue entre un clerc et un chevalier. Cf. Rivière, op. cit., p. 133-138, 262-271.
2° A la recherche de nouvelles formules.
Cependant,
si les canonistes, dans l’ensemble, continuent d’attribuer au Saint-Siège la stricte possession des deux glaives, les théologiens, de plus en plus, nuancent leurs thèses. Tandis que les théoriciens attardés de l’impérialisme gibelin présentent encore l’empire comme la puissance suprême et universelle, perpétuellement et de droit divin dévolue aux Allemands, comme le veulent Jourdain d’Osnabriick, Alexandre de Roes, Engelbert d’Admonts, les légistes, plus attachés aux vieilles formules du droit romain qu’aux considérations mystiques, ou aux textes de la Bible, des Pères et des canons, restreignent expressément la suprématie pontificale au domaine spirituel et réservent au prince un pouvoir universel et absolu dans l’ordre temporel. Un système intermédiaire devait se faire jour, amorce des conceptions de la théologie moderne.
1. En Ualie.
Dante († 1321), le grand poète, qui fut aussi un grand penseur, en fut un des premiers représentants. Sa Monarchia est d’un philosophe qui, esquissant le plan idéal du monde, en arrive à cette conclusion qu’une monarchie universelle est indispensable au développement normal et paisible de la chrétienté sur le plan temporel ; pour lui, cette monarchie unique ne peut être que l’empire romain, sacré par la conduite obéissante du Christ. Mais, si Dante s’oppose, par cette vue politique, à tout nationalisme, et d’abord à celui des légistes français, il ne se pose pas en ennemi irréconciliable de la papauté. Pour lui, l’empire qui procède immédiatement de l’autorité divine, est indépendant du Saint-Siège, comme il lui est antérieur ; aucun des arguments de la théologie courante ne prouve à ses yeux le bien-fondé de la thèse contraire. Le gouvernement du temporel est donc contra naturam Ecclesiæ ; l’Église est omnino indisposita ad lemporalia recipienda, puisque sa « forme », c’est le Christ, qui, ut exemplar Ecclesiæ, regni hujus curam non habebat. Monarchia, ni, 10, 15, éd. Witte, p. 123, 134-135. Mais Dante ne veut pas pour autant supprimer tout lien de subordination de l’empereur au pape : …cum morlalis ista félicitas quodammodo ad immorlalem felicitalem ordinetur. Ibid., iii, 16, p. 139-140. Sur.cette soumission relative, il ne s’explique guère, sauf, sans doute, en attribuant une « grâce », une « influence morale » qui n’est pas sans quelque analogie avec ce que l’on dénommera plus tard le « pouvoir directif » : Regnum tempo2 743 POUVOIR DU PAPE. LA CHRETIENTE MEDIEVALE, XIV* SIÈCLE 2744
raie non recipit esse a spiritual/, nec virtutem qua est ejus auctorilas, nec eliam operalionem simpliciter, sed bene ab eo recipit ut virtuosius operetur per lucem graliæ quant in cxlo et in terra beuedietio siuwni ponti/icis infundit illi. Ibid., 4, p. 103. La place que le Florentin accorde au pape dans son système politique, pour n’être pas celle que lui assignaient les apologistes de Boniface VIII, reste encore considérable. Ce ne sera point la dominât ion immédiate sur le temporel ; ce sera pourtant une réelle suprématie, à laquelle l’empereur ne devra pas se dérober : llta igitur reverentia Ceesar utatur ad Petrum qua priniogenitus ftlius débet uli ad patrem, ut luee paternes gratiee illuslralus virtuosius orbem terres irradiet, cui ab illo solo preefeclus est qui est omnium spirilualium et lemporalium gubernator. Ibid., 16, p. 140.
Visiblement, cette philosophie politique rejoint celle que professaient en France Jean de Paris et les théologiens nationalistes comme Lupold de Bebenburg ( ; 1363) en Allemagne. Comme Dante, ce dernier est un impérialiste ; s’il soutient la cause de Louis de Bavière, c’est avec une modération qui le sépare nettement du radicalisme de Marsile de Padoue comme du nominalisme aventureux d’Occam ; chez lui, le théologien reste attaché aux thèses de l’ecclésiologie traditionnelle ; mais le juriste l’emporte pour revendiquer l’indépendance politique de l’empire et en général de tous les États.
2. En France.
C’est surtout en France que fleurit l’école moyenne. Déjà l’auteur de la Quæslio in utramque parlem est remarquable par la modération, non seulement de son langage, mais encore de sa doctrine : quel que soit l’objet en discussion ou en litige, debent duæ potestates remanere distinctes sicut sunt diuinilus institules. Quæslio, art. 2, éd. Goldast, Monarchia, t. ii, Francfort, 1668, p. 99. Il exploite à son profit l’exégèse des deux glaives, l’exemple du Christ et des apôtres, les conseils de saint Bernard au pape Eugène III, la supériorité du sacerdoce dans la nouvelle Loi, l’autorité des papes Gélase I effet Innocent III. Il sait déjà distinguer les causes purement spirituelles de celles qui sont purement temporelles, causes feudales et causes sanguinis et hujusmodi, relevant du pouvoir civil immédiate et principaliter, enfin les causes mixtes, causes temporales ques connexionem quamdam habent cum spirilualibus. La ratio peccati qui peut s’y introduire justifie l’intervention du pape, mais seulement par voie indirecte.
A peine peut-on relever dans ce petit écrit une tendance à une sorte de gallicanisme avant la lettre, simple effet des controverses du moment. Le dominicain Jean de Paris (Jean Quidort, t 1306), penseur plus vigoureux, nourri d’Aristote et de saint Thomas, se libère davantage de ces contingences, pour exposer une doctrine méthodiquement ordonnée dans son De potestate regia etpa ali. S’il prend parti contre 128 vaudois, il s’oppose aussi à Gilles de Borne et à son école, et prétend tenir le vrai et juste milieu : scilicet quod preslatis Ecclesies non répugnât habere dominium in lemporalibus et jurisdiclionem… Nec debetur eis per se ralione sui status et rutionc qua sunt vicarii Jesu Christi et aposlolorum successores ; sed eis convenire potest habere talia ex concessione et permissione principum, si ab eis ex devotione aliquid fuerit collatum eis, vel si habuerint aliunde. Op. cit., proœmium, dans Goldast, op. cit., t. ii, p. 109.
Les deux glaives évangéliques ne trouvent pas Jean de Paris au dépourvu ; il en cite les interprétations symboliques, si diverses dans la tradition, et il poursuit : > Étant admis que, …par ces deux glaives, on entend mystiquement les deux puissances, cette interprétation est en faveur de notre thèse ; il y avait bien deux glaives, en effet, mais Pierre n’en a gardé qu’un :
seul en sa possession. » On peut même admettre que les deux appartenaient aux apôtres ; « mais l’un leur appartenait per se, c’est celui qu’ils ont reçu du Christ ; l’autre leur appartenait aptitudine, parce que rien ne s’y oppose et qu’il devait leur être confié plus tard, par mandat et permission des princes. » Le commentaire de saint Bernard sur le fameux texte ne le gêne guère : dictum hoc non est magnes auctorilatis, prononce-t-il, et il affirme que « le seigneur pape n’a pas l’un et l’autre glaive ni une juridiction sur le temporel, à moins que le prince ne la lui concède par dévotion ». Ibid., 19, p. 135 ; 10, p. 118-120. Et, reprenant la doctrine traditionnelle de l’École sur l’origine du pouvoir, notre dominicain a cette affirmation très claire : Poleslas regia nec secundum se nec quantum ad execulionem est a papa ; sed est a Deo et a populo regem eligente in persona vel in domo. Dans les cas d’interférence, dans les causes mixtes, la distinction des deux puissances doit persister ; en effet, voluil (Deus) istas potestates esse distinclas re et subjecto… ut propter muluam ihdigentiam et subminislralionem membrorum Ecclesies dileclio et carilas servenlur… dum princeps indigel sacerdote in spirilualibus ete converso sacerdos principe in lemporalibus. Quod non essel, si unum ulrumque habcret.Ibid., 10, p. 119. Et ici Jean de Paris rend à l’abbé de Clairvaux son autorité : « Bernard dit que le pape a le glaive matériel in nulu ; ubi innuit papa propter necessitatem boni spiritualis, imperalor débet exercere jurisdiclionem sescularis potestatis ; mais s’il ne le veut pas, ou s’il ne le juge pas expédient, le pape n’a rien d’autre à faire, parce qu’il n’a pas le glaive in jussu, mais seulement l’empereur. » Ibid., 11, p. 121.
Jean de Paris, en effet, , n’accorde au pape, en fait de pouvoir coercitif ordinaire, que le droit de porter des peines spirituelles ou des censures canoniques ; il n’a pas à connaître de peccalo in lemporalibus nisi sub conditione et per accidens, mais seulement de peccalo opposilionis seu erroris, qui compromet gravement la foi ou la morale, dont il est le gardien suprême. Si les censures sont sans effet, et inutiles toutes les monitions, le pape agira sur le peuple, au besoin par la menace de l’excommunication, pour obtenir la déchéance d’un prince coupable.
La justification de ces interventions, Jean de Paris la trouve dans la supériorité du spirituel sur le temporel et dans la métaphysique aristotélicienne de la cause finale ; c’est toujours en vertu de son autorité proprement religieuse que le pape exerce cette action régulatrice et c’est à la conscience du souverain ou des sujets qu’elle s’adresse : Nec eum (regem) dirigil (papa) per se ut rex est, sed per accidens in quantum convenu regem fidclem esse, in quo inslruitur a papa de fide et non de regimine… El ila débet concludi quod potestas lerrena est a Deo immédiate, liccl ipsa ad bealam vitam dirigatur per potestatem spiritualem. Ibid., 18, p. 132.
Bien en tout cela que de parfaitement orthodoxe, en dépit d’une ecclésiologie entachée par ailleurs des théories conciliaires, épiscopaliennes, voire presbytériennes, qui vont bientôt être débattues.
Une glose anonyme de la bulle Unam sanctam, contemporaine du traité de Jean de Paris, se préoccupe pareillement de réagir contre les théories extrêmes. Si l’auteur affirme la distinction des deux pouvoirs, il proclame la primauté du spirituel. Mais peut-être avons-nous ici des précisions moindres quant au rôle de direction attribué au pape à l’égard du temporel ; notre glossateur ne paraît pas avoir envisagé d’autres conséquences des peines spirituelles que les effets ordinaires de l’excommunication et il s’abstient d’aborder le cas de la déposition du souverain. L’action de l’Église sur la société civile lui paraît devoir résulter logiquement de son ministère ordinaire et de son action sur les consciences individuelles : preedicare, 2745 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XVe SIÈCLE 2746
docere, et in temporalibus spiritualiter dirigcre, monehdo eos temporaliu ad spirilualia ordinare. Nous voilà loin, sans doute, de Gilles de Home, loin aussi des légistes régaliens ou impérialistes, mais non pas si loin, à vrai dire, de cette tradition qui, de Gélase I er à Boniface VIII, n’a jamais cessé complètement de s’exprimer dans l’Église. Texte dans Fincke, Aus den Tagen Boni/az VIII., Munster, 1922, p. ex, cxiii, cxv, cxvi.’3° La thèse impérialiste. — On conçoit que le séjour des papes en Avignon n’ait pas servi leurs revendications de suprématie universelle ; s’ils surent rester en paix avec la cour de France, ils eurent, durant vingt-deux ans (1324-1346), des démêlés avec l’empereur Louis de Bavière. Jean XXII (1316-1334) l’excommunie et le dépose (1324), mais il ne réussit qu’à se susciter le plus redoutable des adversaires. A Benoît XII (1334-1342), qui a repris la lutte, la diète de Rense (16 juillet 1338) déclare que la dignité impériale vient immédiatement de Dieu et que la légitimité d’une élection tient à la décision de la majorité ; enfin la constitution Licet juris utriusque, du 6 août 1338, proclame que l’empereur ne peut être jugé par le pape. Clément VI (1342-1352) pourra bien profiter du mécontentement des princes électeurs, provoquer une nouvelle assemblée à Rense, déposer Louis le 13 avril 1346 et approuver l’élection de Charles IV, en rappelant dans son discours que potestas imperialis catholica et approbata a papa originatur, a papa exemplatur et ad paparn terminatur ; il en fournira dix preuves, dont la septième est l’argument des deux glaives ; il n’omettra pas de signifier à l’élu que le glaive temporel qu’il devra manier devra l’être ad nutum et imperium sacerdotis ; il n’aura obtenu qu’une victoire diplomatique, et bien éphémère. Dès cette même année 1346, Charles IV dupera le Saint-Siège et, dix ans plus tard (1356), par la Bulle d’or, il consommera l’émancipation : tout rôle actif y sera refusé au pape dans la constitution impériale et sept princes allemands seront possesseurs exclusifs du droit d’élire l’empereur. C’est du même coup la nationalisation de l’empire, naguère « romain », désormais « germanique ». Comme le royaume très chrétien de France, les Allemagnes prétendent organiser en marge de la justice évangélique et des droits de l’Église leur vie sociale et politique.
Durant ce conflit, tandis que Michel de Césène traite le pape d’Antéchrist et l’Église romaine de prostituée de Babylone, deux maîtres célèbres soutiennent les prétentions impériales : Marsile de Padoue (t vers 1342) et Guillaume d’Occam (t vers 1349).
Toutes les œuvres de Marsile sont consacrées à cette cause à laquelle il s’était voué corps et âme, avec la collaboration de Jean de Jandun († 1328). Son Defensor pacis tend à instituer une subordination complète ce l’Église à l’État. Pour lui, l’Écriture et la tradition établissent que le Christ a interdit à son Église toute puissance temporelle, qu’il lui a ordonné la soumission aux princes et que, sur ce double point, il a été parfaitement suivi par les apôtres. Les deux glaives du texte de Luc ne sont plus pour Marsile, comme jadis pour Ambroise, que le symbole des deux Testaments ; et quant à saint Bernard, il n’en veut retenir que le quid lu denuo usurpare gladium lentes ? On n’usurpe que ce qui ne vous appartient pas. Du reste, à ses yeux, les textes invoqués couramment n’ont aucune valeur pour prouver une pleniludo potestatis, puisque, ni dans l’ordre temporel, ni même dans l’ordre spirituel, l’évêque de Rome ne possède nulle primauté.
Occam s’attache lui aussi à la thèse impérialiste ; s’il ne nie pas l’institution divine de la papauté, il s’élève avec fougue contre les empiétements du Saint-Siège et contre les prétentions de « l’Église d’Avignon » à régir les choses temporelles, particulièrement l’empire, sur lequel le vicaire du Christ n’a aucun
pouvoir fondé en droit. Moins radical que Marsile, Occam conteste seulement l’extension abusive des prérogatives que théologiens et canonistes ont cru pouvoir déduire de l’exégèse des textes scripturaires. Dans ses Octo quæsliones super potestate uc dignilale papali, il note que le sens mystique ne peut être utilisé dans une thèse que s’il s’appuie par ailleurs sur des textes clairs de l’Écriture ou sur une raison évidente. Ce n’est pas le cas pour le fameux texte de Luc ; pas plus que le couverte, le ecce duo gladii hic n’a de rapport avec un pouvoir de Pierre sur le temporel. La même argumentation se retrouve dans les Allegaliones de potestate imperiali, qui sont une apologie de l’édit impérial Licet juris (1338). A propos de l’interprétation allégorique des deux glaives, « supposons, dit-il, que les deux glaives signifient les deux pouvoirs. Pierre ne dit pas au Seigneur : J’ai ou nous avons deux glaives ; mais il dit : Il y a ici (hic) deux glaives. Hic désigne en effet le corps de l’Église militante qui voyage ici-bas, parce qu’en vérité, dans le corps de l’Église catholique militante, il y a bien deux glaives, le spirituel et le temporel. » Alleg., éd. Scholz, op. cit., t. ii, p. 425-427. Cette exégèse fut en faveur avant saint Bernard, mais Occam ne s’y rallie que pour combattre la thèse adverse.
4° Le Grand Schisme et ses conséquences.
Cependant,
tandis que l’empire va désormais s’afîaiblissant au profit des souverainetés nationales, la papauté elle-même, humiliée dans son prestige par le Grand Schisme, voit diminuer sa force : non seulement elle n’impose plus ses volontés aux empereurs et aux rois, mais elle se trouve obligée de lutter pour garder la prééminence dans l’Église. A partir de la fin du xiv c siècle, la grande question qui passionne les esprits, c’est celle de la supériorité du pape sur le concile. On conçoit que, dans dételles conjonctures, le problème du pouvoir politique du Saint-Siège passe au second plan. Il n’est pas oublié néanmoins, et, dans les écoles, il préoccupe encore, bien qu’en se différenciant plus clairement que dans la période précédente.
1. Canonistes pontificaux.
L’accord des canonistes demeure imposant pour attribuer au pape la stricte possession des deux glaives.
Le décrétaliste Gilles de Bellamère (fl406) tient à marquer que la dualité des pouvoirs (ecce gladii duo) n’entraîne nullement leur indépendance, mais que duo dicuntur habilo respeclu ad diversos actus. In c. Novit, n. 14, dans Comment, des Décrétâtes, t. iv, Lyon, 1549, fol. 29-30. Le professeur de Bologne, Jean d’Imola († 1436), après avoir cité le texte de Boniface VIII, reconnaît cependant que l’intervention pontificale dans le temporel pourra être limitée en fait à certains cas que précise le droit. In c. Novit, x, 2, édit. de Venise, 1575, t. ii, p. 9. Chez le célèbre Panormitanus, Nicolas Tedeschi, archevêque de Palerme († 1445), parmi bien des tergiversations et des contradictions, on trouve cette affirmation que le Seigneur a transmis à Pierre sa double puissance spirituelle et temporelle, en lui disant Pasce oves meas et en répondant satis au geste de l’Apôtre qui lui montrait les deux glaives, et cette remarque significative : omnia Ma sunt pensanda, cum Christus fere semper loquatur figurative. In c. Novit, x, ii, 1, cité par F. Bozio, De temporali Ecclesise monarchia, Rome, 1601, p. 475. Pierre d’Andlau, professeur à Bologne (1444-1480) le répète fidèlement. De imperio romano, ii, 9, Strasbourg, 1612, p. 106.
L’interprétation symbolique du texte est tenace, sans, du reste, se renouveler aucunement. Le dominicain Jean de Raguse, qui joua un rôle important au concile de Bàle, se borne dans son traité De Ecclesia (1439), à développer l’argument classique sans y rien ajouter que des longueurs et, lorsqu’il s’agit de lutter contre la Pragmatique sanction de Bourges, le cano2747 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XVe SIÈCLE 2748
nisle français, Bernard de Rousergue, plus tard archevêque de Toulouse, compose un mémoire où il insiste, mais après Innocent IV et tant d’autres, sur ce fait que le Christ n’a pas dit à Pierre de jeter son glaive, mais de le garder. Liber intitulatus etc. cité dans Reeh. de science rcl.. art. cit., t. xxii, p. 167, n. 38. Vers la même époque, réfutant le juriste Antoine de Rosellis, le dominicain allemand Henri Institor (t vers 1500), rétablit la teneur du célèbre argument scripturaire. Opusc. in errores Monarchies, part. II, c. iii, n. 3, Venise. Il ! » ’. ».
Le franciscain saint Jean de Capistran († 1456) revient sur l’absurdité du salis entendu littéralement et fait observer que le gladium tuum désigne une véritable propriété. De papa et concilii sive Ecclesia’auctoritate. Il » part., éd. Venise. 1580, fol. 76-77.
Du reste, ce qui justifie aux yeux de tous ces auteurs la valeur de la preuve, c’est l’emploi qu’en ont fait saint Bernard et Boniface VIII. C’est à l’abbé de Clairvaux que le dominicain saint Antonin († 1469) fait appel pour étayer sa thèse quod potestas imperalorum, regum et principum sit in ministerium data a Deo mediante papa. La thèse, d’ailleurs, est théocratique à souhait : le saint explique clairement ce qu’il entend par in ministerium dare : Illa potestas est in ministerium aliis data qme est restringenda, amplianda et exsecutioni mandanda ad imperium ejus a quo data est in ministerium. Sum. theol., III a p., tit. xxii, c. ni, 7, éd. Vérone, 174(1. t. iii, p. 1195-1196. C’est le même son que rendent les propositions du théologien bolonais Isidore de Milan († 1522), selon que le pape est empereur, sinon formaliter. du moins eminenter, de par ses fonctions de pasteur suprême. Et, bien entendu, c’est le texte de Luc, éclairé par la bulle Unam sanctam. qui fournit l’un des principaux arguments d’autorité. De imperio mililanlis ecclesise, ii, 8, Milan, 1516.
2. Pénétration des idées theocratiques chez les civitistes.
— Mais ce qui est plus étonnant et plus remarquable, c’est la pénétration de ces idées theocratiques jusque chez les légistes et les romanistes. Alors qu’aux siècles précédents, ils sont à peu près unanimes pour soutenir la distinction et la coordination des deux pouvoirs, à partir du xive siècle ils subissent décidément l’influence des canonistes et des théologiens pontificaux, jusqu’à se rallier même aux conceptions qui voyaient dans la dignité impériale une simple émanation de l’autorité pontificale. Les Décrétâtes et leurs commentaires ont envahi le monde des juristes ; docteurs in utroque, ils se sont laissé dominer peu à peu par les expressions familières aux canonistes.
En France, citons comme particulièrement typique le cas de Pierre Jacobi († 1350), professeur à Montpellier. Dans sa Practica aurea, il explique, sans doute, que l’empereur reçoit son pouvoir a populo romano ; mais c’est du pape qu’il reçoit sa confirmation, son sacre et, par conséquent, habet illius gladii (materialis ) executiunem a papa. En effet, pour lui, papa habet ulrumque gladium, ce qu’il prouve par les textes et par les raisonnements habituels aux glossateurs. Avec eux, il ne craint pas d’affirmer que le pape a le pouvoir d’user du glaive temporel : sinon, le Christ n’aurait pas dit à Pierre : pone gladium in uaginam, mais remove vel redde gladium. rubr. 63, Cologne, 1575, p. 290. Pourtant, concède notre auteur, le pape doit user très rarement de ce glaive.
En Italie, jusqu’au xvie siècle, toute une lignée de remarquables juristes se montre acquise ou ralliée aux mêmes théories. Oldrade († 1335), professeur à Pologne et à Padoue, fait écho à Gilles de Rome : pour lui. l’empire vient de Dieu, non immédiate, sed per débitant et subaltrrnam emanationem a vicario Jesu Christi. Consilium, 180, n. 12 et 15, éd. Lyon, 1550, fol. 67 v°. Son disciple Bartolo de Sassoferato († 1357) professe
la même doctrine en des termes dont la magnificence rappelle ceux d’Honorius d’Autun : « Il y eut d’abord, dit-il, l’empire de Babylone, puis celui des Mèdes et des Perses, en troisième lieu celui des Grecs, en quatrième celui des Romains : enfin, après la venue du Christ, l’empire des Romains a commencé d’être l’empire du Christ : c’est pourquoi, aux mains du vicaire du Christ, se trouve l’un et l’autre glaive, le spirituel et le temporel. Le Christ, en effet, est la pierre détachée sans l’action d’une main humaine, dont le règne ne sera pas brisé, selon la prophétie de Daniel. Ainsi, avant le Christ, l’empire romain ne dépendait que de lui-même, on pouvait dire en vérité que l’empereur était le maître du monde et que tout lui appartenait. Après le Christ, toute la puissance impériale est passée au Christ et à son vicaire, pour être transférée par le pape au prince séculier. » In const. Henrici VII « ad reprimendum » n. 9, dans Consilia et tractalus, éd. Lyon, 1563, fol. 127. Dans son commentaire du Digeste, il ne craint pas d’affirmer que « Dante, après sa mort, a été condamné comme hérétique pour avoir nié cette vérité ». In Dig., xxviii, 17, Lyon, 1537, fol. 348 r°. Son contemporain, le feudiste André d’Isernia († 1353), enseigne, lui aussi, que « l’empereur tient son pouvoir du pape », qui succedil in jurisdiclione imperii quando vacat. In usus feudorum, c. De prohibita alienatione jeudi, n. 87, Francfort, 1598, p. 723.
Si Balde de Ubaldis, disciple de Bartolo, est moins asservi aux formules des canonistes, il n’en professe pas moins que quiecumque potestas est sub cœlo est in summo pontiftee et que le pape, à l’exclusion du peuple, peut déposer un empereur fou ou ivrogne. In Décrétai., procemium, n. 16, Venise, 1571, p. 4 v°, et In Dig., i, 3, dans Opéra, Venise, t. vii, p. 18.
Paolo de Castro (| 1492), professeur à Padoue, pour célébrer le pouvoir de l’Église et de son chef, reprend le dithyrambe de Bartolo. In Dig., Lyon, 1545, fol. 10. Vers la même époque, le jurisconsulte Alexandre Tartagni en appelle au texte de Luc et à la bulle Unam sanctam, pour prouver que l’empire procéda a Deo et ab Ecclesia. Consilia, v, 24, Venise, 1610, p. 34 v°. Le fameux juriste d’Arezzo, François Accolti semble moins affirmatif lorsqu’il écrit : …dicunt ecclesiastici viri quod uterque gladius fundaliir in papa… quam opinionem dicunt quod quilibet christianus débet tenere. In II Inst., De rerum divisione, § sacra, n. 2, Lyon, 1523, fol. 1Il v°. Hippolito de Marsigli l’invoque avec Bartolo à l’appui de sa thèse : Imperium dependel ab Ecclesia. Repetitio legis fin. in Dig. II, I, n. 148, Lyon, 1532, fol. 72.
Au début du xvie siècle, le feudiste Matteo d’Afflitto déclare tout uniment : omnes reges subjiciuntur papte in spiritualibus et temporalibus, sed in lemporalibus médiate… et ideo non possunt præscribere reges hujus mundi quod non subsunt papse. In Ium lib. feudorum, pra-f., n. 26-27, Lyon, 1548, fol. 3 V. Même doctrine enfin chez Restauras Castaldus, jurisconsulte italien du temps de Charles-Quint, qui, dans son De imperatore, déclare sans sourciller : « C’est l’opinion commune que le pape a juridiction même sur le temporel de droit divin et, de l’aveu du Christ lui-même, principalement par ce texte : Ecce duo gladii hic, comme le prouve la bulle Unam sanctam. » Q. v, n. 2, dans les Tract, universi juris, t. xvi. Venise, 1584-1586, fol. 33 v°. Et l’on n’en est pas moins déconcerté de trouver chez un légiste français de cette même époque, Jean de Montaigne, en son De parlamentis, cette assertion catégorique : « Juridiquement parlant, nous pouvons dire à juste titre que l’Église est propriétaire, c’est-à-dire qu’elle a la nue propriété de la juridiction séculière, l’empereur et les autres princes n’en sont que les usufruitiers. P. II. n. l.">. ibid., t. xvi. fol. 177 v°.
2749 POUVOIR DU PAPE. LA CHRÉTIENTÉ MÉDIÉVALE, XVe SIÈCLE 2750
3. Les théoriciens du pouvoir royal.
Mais si la thèse de la subordination du pouvoir temporel à l’Église avait fini par pénétrer chez les maîtres les plus fameux des universités, il s’en faut qu’elle ait prévalu parmi les légistes de l’entourage du roi de France ou de l’empereur.
a) En France, les conseillers de Philippe le Bel curent des successeurs, qui revendiquèrent âprement l’indépendance de leur souverain. Qu’il suffise de citer quelques noms plus représentatifs.
C’est Pierre de Cugnières, qui, à l’assemblée de Vincennes de 1329, ne manque pas, à rencontre de Pierre Roger et de Pierre Bertrand, de reprendre à son profit l’exégèse ancienne du texte des deux glaives, pour en tirer la distinction radicale des deux pouvoirs. « Le temporel, disait-il, doit appartenir aux (chefs) temporels, et le spirituel aux spirituels, car Dieu a institué deux glaives, selon la parole : Ecce duo gladii hic. » Dans Durand de Maillane, Les libertés de l’Église gallicane, Lyon, 1771, t. iii, p. 480.
Peu après, Charles V fit traiter par écrit la brûlante question. C’est, en effet, sous son règne et, vraisemblablement, sous son inspiration, qu’un légiste resté inconnu — peut-être Philippe de Maizières — reprit le thème du Rex paci ficus et du Dialogue entre un clerc et un chevalier dans un livre au titre poétique, Le songe du vergier (1376). En dépit du titre, c’est un ouvrage ardu, une sorte de discussion contradictoire entre un clerc encore et un chevalier, sur la juridiction ecclésiastique et la juridiction séculière. Le clerc soutient la suprématie du sacerdoce en des termes souvent exagérés à dessein ; le chevalier défend, au contraire, avec une apparente modération, l’indépendance du pouvoir civil et, conformément à la politique royale, c’est lui qui a le beau rôle. Bien entendu, il s’en prend à tous les arguments favoris des canonistes pontificaux. A propos du couverte gladium tuum in vaginam, sur lequel on insistait en faisant valoir le tuum, pour prouver que le pape avait en propriété la juridiction temporelle, il fait observer, d’abord, qu’il ne s’agit, dans l’espèce, que d’une arme offensive et, en outre, que le possessif n’est pas à prendre toujours au sens le plus strict : « Les bouviers et les pâtres parlent aussi de leurs troupeaux et de leurs brebis, et, pourtant, ils n’en sont pas les propriétaires, ils en ont seulement la garde. » Et que l’on n’invoque pas ici l’exégèse de saint Bernard : « Salva reverentia, dit notre chevalier, saint Bernard n’a pas l’autorité des Écritures ; il a pu se tromper ; saint Augustin lui-même n’a-t-il pas écrit des rétractations ? » Somnium viridarii, c. lxiii, lxviiilxix, lxxxiv, dans Goldast, op. cit., 1. 1, p. 80-82, 88 ; en traduction française de l’époque, dans Brunet, Traité des droits et libertés de l’Église gallicane, t. ii, Paris, 1731. Le parlement de Paris fit réimprimer plusieurs fois cet ouvrage aux réparties habiles et pénétrantes, qui exerça en France une grande influence et devint une mine inépuisable d’arguments contre une certaine conception de l’Église jusqu’au xix c siècle même.
Moins caustique peut-être que l’auteur du Songe du vergier, mais dans le même esprit et vers la même époque, Guy Pape, conseiller au parlement de Grenoble, argumente en suivant, lui aussi, les canonistes sur leur terrain. Il utilise le symbole des deux luminaires, l’analogue de celui des deux glaives, pour démontrer la mutuelle indépendance du pape et de l’empereur dans leurs domaines respectifs, et il va jusqu’à cette formule que l’empereur dicitur quoad temporalia Deus in terris. Consilium, 65, n. 7-9, Francfort, 1574, p. 133.
b) Non moins résolu, le jurisconsulte italien Antoine de Rosellis († 1467), qui fut cependant délégué par Eugène IV au concile de Bâle, écrivit un grand traité De monarchia, où il professe explicitement l’autonomie du pouvoir temporel. Les deux glaives, au sens mys tique, ne peuvent, selon lui, que désigner les deux Testaments ; l’autorité de la bulle Unam sanctam, qui consacre l’exégèse symbolique des deux pouvoirs, est bien faible, puisqu’elle est rejetée parmi les Extravagantes communes. Du reste, le Christ, qui a donné à l’Apôtre les clés du royaume des cieux et laissé à César ce qui fui revient, n’a pu se contredire en donnant à Pierre les deux glaives. Suit une discussion serrée du texte, où les possessifs jouent leur rôle et qui se clôt par cette sentence qui donne la note dominante de l’ouvrage : « De même que le fils ne tient pas de son père les biens adventices, mais en dispose néanmoins d’après l’avis de son père, ainsi le prince doit s’inspirer des conseils du pape pour l’exercice du glaive temporel, qu’il ne tient pas cependant du Saint-Siège. » De mon., i, 49, dans Goldast, op. cit., t. i, p. 279-280.
c) Au xvi c siècle, le juriste espagnol Michel Ulcurruno, de Pampelune, en combattant la thèse théocratique, éprouvera encore le besoin de réfuter l’argument des deux glaives, mais, pour lui, le mitte gladium tuum in vaginam signifie, sur les lèvres du Sauveur, une défense irrévocable et rigoureuse ; à partir de la passion, le glaive temporel est formellement interdit aux apôtres qui, dès lors, ne peuvent s’autoriser de l’exemple antérieur, souvent allégué, de leur Maître chassant les vendeurs du Temple. De regim. mundi, part. III, q. ii, n. 57-58, dans Traclalus juris, t. xvi, fol. 114.
4. Les modérés.
Tandis que Wiclef et Jean Huss sapaient par la base non seulement la juridiction de l’Église sur le temporel, mais encore son droit de propriété et sa constitution essentielle, les théories conciliaires de Pierre d’Ailly († 1420), en faisant de l’Église une aristocratie, n’accordaient pas même au pape la primauté dans l’ordre spirituel. Jean Gerson († 1429), avec une tendance plus démocratique, reconnaît au Siège romain une certaine influence, une sorte de « pouvoir directif ». Tous les hommes, princes ou autres, disait-il, sont soumis au pape, en tant qu’ils voudraient abuser de leur souverain domaine contre la loi divine et naturelle. Sermo de pace et unione Grsecorum, consid. v, Opéra, éd. Ellies du Pin, Anvers, 1706, t. ii, col. 225-226. Mais, cette application du ratione peccati, c’est par le dedans, sur les consciences, que la conçoit le chancelier de Paris ; à l’écart des thèses extrêmes, les doctrines moyennes ont fait des progrès notables.
De ces progrès nous avons un intéressant témoin dans Thierry de Niem († 1418), un théologien, longtemps attaché à la cour d’Avignon, qui ne fait pas difficulté de déclarer que c’est de Dieu immédiatement que vient la dignité impériale. De schismate univ., ni, 7, dans Goldast, op. cit., t. ii, p. 1476.
Le dominicain Jean de Torquemada († 1468) est souvent rangé parmi les tenants du pouvoir direct : c’est qu’il en a gardé la formule, papa habet ulrumque gladium, par déférence pour les textes. Mais, dans sa Summa de Ecclesia, il apporte à la thèse théocratique de sérieuses réserves. A la manière de Jean de Paris, il mentionne d’abord les deux opinions extrêmes, celle qui prétend que la juridiction du pontife romain, considéré comme vicaire du Christ et chef de l’Église, est limitée aux seules choses spirituelles, sans pouvoir jamais s’étendre aux temporelles, et celle qui déclare, au contraire, que le pape, en vertu de sa primauté apostolique, possède, tant au temporel qu’au spirituel, une pleine juridiction sur l’univers, en sorte que le pouvoir de juridiction des rois, des princes séculiers est dérivé du pape. Ces deux théories, qui lui semblent minus probabiles, le célèbre cardinal se propose de les éviter pour choisir une -via média, qui peut se résumer en deux propositions : Quod romanus ponti/ex, jure principatus sui, habeat jurisdictionem aliquam in temporalibus in toto orbe christiano. Quod, licet papa habeat 2 7. M
POUVOIR DU PAPE. LES ATTAQUES PROTESTANTES
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aliquo modo jurisdiclioncm in temporal Uni s in toto orbe christiano, non tainrn ita amplam, sive plenariam, aut extensam, siait illi de secundo modo asserunt sire dogmatizant, sed quantum necesse est pro bono spirituali conservando ipsius et aliarum, sive quantum Ecclesi ; v nécessitas exigit, aut debitum pastoralis of/icii in eorreetione peccatorum exposât. Et notre théologien s’explique : « …le pontife romain, bien qu’il n’ait pas regulariter sive directe sur le temporel une puissance aussi pleine que sur le spirituel, possède cependant un pouvoir sur le temporel ex consequenli, et cela par un droit propre, à savoir pour autant que l’exigent la conservation des choses spirituelles, la direction des fidèles vers leur salut éternel, la correction des pécheurs et le maintien de la paix dans le peuple chrétien. » Sum. de Ecclesia, Venise. 1561, t. II, c. cxiii-cxiv, fol. 2(53-209. Torquemada, du reste, précise que le pouvoir du pape est directivus et pnveeptivus à l’égard des puissances séculières, in adminislrationem sui officii secundum exigentiam finis ultimi ; car la félicité politique est subordonnée à la félicité suprême. Ainsi, le pontife romain se comporte envers les rois et les princes comme l’architecte envers les artisans : celui-là sait le propterquid ; ceux-ci, tout experts qu’ils soient en bien des points, savent bien le quia, mais ignorent le propter quid. Nous voilà en plein thomisme : le disciple renchérit à peine sur le maître quand il affirme que le pape possède de droit divin la juridiction temporelle d’une manière plus noble et plus excellente que les princes séculiers, ou lorsqu’il note que le pape peut non seulement frapper de censures ecclésiastiques, mais encore déposer les princes indignes ou incapables. Bellarmin ira jusque-là ; mais le cardinal de Saint-Sixte en est encore à l’argument des deux glaives, tous deux en la possession et à la disposition du pontife romain, avec cette réserve qu’il ne peut manier lui-même le glaive temporel.
Plus moderne, le théologien de Tubingue, Gabriel Biel († 1495) ne s’embarrasse plus de l’exégèse consacrée et ne veut plus voir dans les deux glaives que le symbole de la distinction des deux pouvoirs et cette distinction fondamentale commande ses vues très modérées sur le pouvoir du pape, qui n’est pas, à ses yeux, illimité comme celui du Christ. Expos, in can. missæ, lect. 23, Lyon, 1517, fol. 33.
Le Français Jacques Almain († 1515), dans ses commentaires d’Occam (1512), est loin d’offrir une doctrine orthodoxe sur l’autorité du pape et du concile. Par contre, il revendique, pour le pontife romain, un véritable pouvoir sur le temporel. Sans doute, à ses yeux, l’autorité civile dérive de Dieu par le peuple et le pape n’a directement aucune juridiction sur les princes comme tels ; mais, indirectement, le pape pourra intervenir dans leur gouvernement, au besoin même il déposera les souverains coupables d’hérésie ou de schisme, de négligence ou de crime contre l’ordre social. Exposilio circa decisiones M. G. Occam, super potest. S. pontificis, de potest. ecclesiastica et laica, q. ii, c. 8 et 12, parmi les Œuvres de Gerson, t. ii, Anvers, 1706, p. 1080 sq. et 1093.
John Mair ou Jean Scot Major († 1550), docteur en Sorbonnc comme Almain et comme lui imbu des thèses ecclésiastiques de Gerson, s’en prend au texte de saint Bernard et dénie toute valeur de preuve au sens mystique, d’autant plus que le forsitan (luo forsitan nutu, etsi non manu tua evaginandum) enlève toute sa force au passage fameux de l’abbé de Clairvaux. Jean Major n’accorde donc pas au pape toute suprématie dans le temporel. Texte dans les Œuvres de Gerson, t. ii, p. 1 128.
Mais avec Jean Major l’occamisme va tomber sous les coups de l’humanisme et de la Réforme ; une théologie renouvelée achèvera la systématisation de l’ecclésiologie et fera prévaloir les thèses modérées.
III. Les temps modernes (xv-xx 1’siècle). — Repoussant l’autorité spirituelle de la papauté, les protestants entendaient moins encore lui reconnaître un pouvoir temporel quelconque. Leurs élucubrations haineuses furent d’une violence inouïe, leurs pamphlets ne reculèrent devant aucune injure, aucune calomnie. Leurs historiens, même les plus graves, reproduisirent avec complaisance les fables les plus invraisemblables qui pouvaient illustrer les abusives prétentions de Boniface VIII, de Grégoire VII et des autres papes du Moyen Age. — 1° Les attaques protestantes ; 2° l’attitude doctrinale des théologiens catholiques du xvie siècle ; 3° la controverse autour du gallicanisme. 4° le système du pouvoir directif ; 5° faits et doctrines à l’époque contemporaine.
I. les attaques PROTESTANTES.
L’idée dominante de la polémique protestante contre le Saint-Siège, c’est l’assimilation de la papauté à l’Antéchrist. Bien que destinée surtout à l’enseignement des masses populaires, cette idée prend chez les théologiens réformateurs une importance extraordinaire qui dépasse de beaucoup, à tous égards, l’engouement des auteurs catholiques pour l’argument symbolique des deux glaives.
1° Luther.
Déjà en 1518 et en 1519, Luther
(† 1546), dans sa correspondance, établit expressément un rapprochement entre le pape et l’Antéchrist. Grisar, Martin Luther, trad. franc., Paris, 1931, p. 74. En 1520, il publie son livre De la papauté à Rome, où il a cette assertion significative que le pape, en prétendant établir, déposer et transférer à son gré les rois et les princes, agit tout comme l’Antéchrist. Von dem Papstum zu Rom, éd. de Weimar, t. vi, p. 308. Le pape-Antéchrist, dira le réformateur dans ses Propos de table, s’est emparé de la totalité du pouvoir spirituel peu après Grégoire I er, du temps de l’empereur Phocas ; ensuite, il y a un peu plus de quatre siècles, il a ravi le pouvoir temporel, lorsqu’il s’est mis à déposer les rois. Tischreden, xxvii, 2, Eiiangen, 1854, t. lx, p. 179-180 ; Weimar, t. iii, p. 645 sq.
Les « centuriateurs de Magdebourg », reprenant la pensée du maître, parodient grossièrement les formules canoniques traditionnelles et appliquent au Saint-Siège le texte de l’Apocalypse montrant la Bête régnant sur le monde et s’y faisant adorer : « D’après l’enseignement des apôtres, l’Antéchrist portera les deux glaives, politique et ecclésiastique ; il se donnera pour Dieu, vicaire du Christ, et chef de l’Église ; il aura autorité sur toute magistrature civile, sur l’Église, sur tous les conciles ; en lui comme dans un écrin (in eujus peetoris scrinio) seront déposées toutes les lois divines et humaines ; il pourra façonner et refaçonner des articles de foi ; il aura pouvoir de commander même aux anges de Dieu ; il sera de nécessité de salut de se soumettre à ses ordres en quelque matière que ce soit ; personne ne devra le juger ni lui demander raison de sa conduite, quand bien même il induirait en erreur des multitudes d’âmes. » Centuria I, Bâle, 1560, t. II, c. iv, p. 435. David Chytræus institue un parallèle entre la doctrine du Seigneur dont le royaume n’est pas de ce monde et celle de l’Antéchrist qui « se glorifie de posséder les deux glaives, et cela de droit divin ». Comment, in Apocal., Wittenberg, 1575, p. 200 sq.
2° Calvin († 1564) en arrive à égaler la violence luthérienne, lorsqu’il rencontre, dans ses commentaires évangéliques, le texte célèbre de Luc : « Quant à ce que les docteurs qu’on appelle de droit canon tirent de ce passage, que les évêques cornus ont double juridiction. c’est non seulement une allégorie inepte, mais une moquerie détestable, laquelle ils dégorgent à lin contre de la parole de Dieu. Mais il a fallu que les suppôts de l’Antéchrist soient tombés jusqu’en celle forcenerie, de fouler ouvertement les saints oracles de 2753 POUVOIR DU PAPE. LES THÉOLOGIENS DU XVle SIÈCLE 2754
Dieu par un mépris plein de sacrilège. « Comment, de J. Calvin sur le Nouv. Test., t. i, Paris, 1854, p. 661. Son disciple Duplessis-Mornay ne le dépassera pas en invectives, lorsque, dans son histoire de la papauté intitulée Le mystère d’iniquité, il décrira les progrès et l’évolution de l’Antéchrist, l’arrogance des pontifes romains, « fiers de leurs deux glaives, mêlant le profane au sacré et absorbant le sacré dans le profane », et argumentant, comme Boniface VIII dans la bulle Unam sançtam, « au rebours de tous les Pères interprètes ». Le mystère…, Paris, 1611, préf. et p. 407.
Citons, en dernier exemple, le jurisconsulte François Hotman. Dans un pamphlet antipapiste de 1585, il tourne en ridicule les théologiens et canonistes qui ont considéré la petite épée que portait fortuitement le pécheur Pierre comme le symbole du pouvoir temporel, comme si l’Apôtre avait été magistrat, ou encore, qui ont tiré du converte gladium tuum in vaginam cette application, contraire au sens, que le pape aurait le glaive matériel à sa disposition. Fulmen Brutum, dans Goldast, op. cit., t. iii, p. 114. Toutes ces diatribes ont suscité des répliques de la part des auteurs catholiques, et il est curieux de remarquer qu’un nombre imposant de traités, tels ceux de Bellarmin, Lessius, Nicolas CoëlTeteau, Malvenda, Eudoemon-Joannès, Jérémie Ferrier, s’occupent de l’Antéchrist ou contiennent explicitement cette question : le pape est-il l’Antéchrist ?
II. l’attitude doctrinale des théologiens catholiques du XVIe siècle. — Le respect de la tradition maintenait malgré tout au célèbre argument des deux glaives une longue survivance, qui n’était pas sans influer sur le fond même de la doctrine.
1° Les attardés.
Dans son traité De concilio, le cardinal
Dominique Jacobatius († 1528) utilise longuement, avec une parfaite sérénité, le texte classique de Luc, t. X, a. 8, n. 9-10, dans Roccaberti, Bibl. max. pontif., t. ix, p. 617. Il est suivi, du reste, par le théologien belge Albert Pighi (| 1542), dans sa Hierarchia catholica, v, 10, et par le canoniste français Jean Quintin († 1561).
Entre le Pasce oves meas et le Ecce duo gladii hic, le théologien allemand Conrad Braun († 1583) ne dissimule pas que sa préférence est pour ce dernier texte, qui, à ses yeux, prouve plus clairement la double juridiction du pontife romain. Et les canonistes italiens Lelius Jordanus († 1583) et Raoul Cupers († 1588), les espagnols Valenzuela et Torreblanca ne sont pas d’un autre avis.
Au début du xviie siècle, on verra encore l’oratorien François Bozio consacrer un long chapitre de son De temporali Ecclesiæ monarchia à justifier l’argument des deux glaives, pour lequel jamais encore aucun partisan des doctrines théocratiques n’avait dépensé un tel luxe de preuves.
Cependant, la fragilité de cette exégèse apparaît de jour en jour plus flagrante. Maldonat († 1583), dans son commentaire de saint Luc, l’abandonne résolument, pour s’en tenir au sens littéral.
2° La théologie de Cajétan.
Cajétan († 1534) en
avait agi de même, ignorant totalement cette interprétation allégorique. Par ailleurs, sa pensée fait corps avec celle du Docteur angélique, mais, sur le point le plus délicat de la question, son commentaire nous offre des précisions qui sont à remarquer. « La puissance du pape, dit-il, concerne directement les choses spirituelles, directe est respectu spiritualium, en vue de la fin suprême du genre humain ; aussi deux propriétés la caractérisent : 1. elle n’est pas directe à l’égard du temporel ; 2. elle ne concerne le temporel qu’en vue du spirituel… Il résulte de ces principes que l’on peut, au sujet du pape, affirmer précisément les deux points suivants et qu’il possède bien un pouvoir suprême sur
le temporel et aussi que ce suprême pouvoir, il ne le possède pas. En effet, la thèse affirmative est vraie, mais en vue du spirituel, in ordine ad spiritualia ; la négative, par contre, est vraie directement, c’est-à-dire en ce qui concerne le temporel en soi, directe, seu secundum seipsa temporalia. D’où il suit que l’une et l’autre thèse peut se défendre sans risque d’aucune erreur ; et c’est pourquoi des papes ont pu revendiquer un pouvoir suprême sur le temporel et d’autres le repousser. » Apologia tractalus de comparata auctorilate papie et concilii, tract, ii, part. 2°, c. xiii.
D’autre part, dans son commentaire de la Somme, Cajétan a cette déclaration d’une souveraine importance et qui était alors d’une brûlante actualité : « Il peut se rencontrer des infidèles qui ne soient ni en fait, ni en droit sous la juridiction temporelle des princes chrétiens. Ainsi, les païens qui n’auraient jamais été sujets de l’empire romain et habiteraient des territoires où le nom chrétien est demeuré inconnu, les gouvernements de ces peuples, quoique infidèles, sont légitimes, quelle qu’en soit la forme, royale ou démocratique. L’infidélité ne leur enlève pas la juridiction sur leurs sujets, le dominium (civil) étant de droit positif (humain) et l’infidélité se référant au droit divin, lequel ne détruit pas le droit humain, comme l’explique saint Thomas, Ila-llæ, q. X) a. jn. Nul roi, nul empereur ni non plus l’Église romaine n’ont le droit de faire la guerre contre des païens pour s’emparer de leurs terres et se les soumettre temporellement. » In 11^^-11^, q. xlvi, a. 8, ad l^m.
C’est à la lumière de ces principes qu’il faut envisager l’acte d’arbitrage d’Alexandre VI, partageant, en 1493, entre l’Espagne et le Portugal, non pas tant des territoires, qu’il ne possédait pas, ni des peuples, dont il ne pouvait disposer à son gré, que des zones d’influence et surtout d’évangélisation dans les régions nouvellement découvertes ou à découvrir. Et c’est bien cette doctrine authentiquement catholique que défendra Bartholomé de Las Casas († 1566) par son apostolat, par toute sa vie, par ses écrits, et, notamment, par son Traité comprobatoire de l’empire souverain et du principat universel que les rois de Castille et de Léon possèdent sur les’Indes (Séville, 1553), où il écrit : « Ceux qui disent que le Christ en venant au monde a, ipso jure, privé les infidèles de toute autorité, indépendance, souveraineté et juridiction, disent une chose absurde, contraire à la raison, indigne même de l’intelligence de paysans, scandaleuse, infâme, indigne du nom chrétien. Ils portent faux témoignage contre Jésus qu’ils déshonorent. Il n’y a pas de plus grand obstacle à la prédication de l’Évangile. Si le Christ est venu pour exercer toute justice, il ne peut dépouiller les hommes de leurs droits naturels. Avec cette opinion impie et détestable, ils rendent l’Église menteuse, ils sont coupables d’hérésie et de sacrilège, et on devrait brûler vifs ceux qui la soutiennent, car elle est contraire à l’Écriture et à la doctrine de l’Église. » Cf. M. Brion, Bartholomé de Las Casas, Paris, 1927, p. 238 sq.
Un autre dominicain, l’Espagnol François de Vittoria († 1546) invoque l’autorité de Cajétan non pas seulement pour éliminer l’argument des deux glaives, mais encore pour établir la thèse du pouvoir pontifical en matière temporelle. Du système théocratique, il ne craint pas d’écrire : Ego puto esse merum commentum in adulationem et assentationem pontificum. Prmlect. theol., Lyon, 1587, p. 38. Sa doctrine sur le sujet qui nous occupe est exprimée surtout dans son De Indis ; elle se relie expressément à celle de Torquemada et se ramène aux propositions suivantes : Papa non est dominus civilis aut temporalis latius orbis, loquendo proprie de dominio et potestate civili. — Papa habet potestatem temporalem in ordine ad spiritualia, id est quantum necesse est ad administrationem rerum spiritualium.
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POUVOIR DU PAPE. LES THÉOLOGIENS DU XVI* SIÈCLE 2756
Hœc etiam est Turrecremata ; et est omnium doctorum.
— Papa nullam potestatem habei in barbaros istos (les ludions) neque in alios infidèles. « Celle dernière proposition, ajoute notre théologien, résulte des deux précédentes. Le pape n’a, en effet, de pouvoir temporel qu’en vue du spirituel. Or, il n’a pas de pouvoir spirituel sur les Indiens, doue, pas de pouvoir temporel. » Cette doctrine, toute thomiste, reconnaît la légitimité et l’inviolabilité du domaine publie comme du domaine privé chez les infidèles ; elle s’oppose aux abus que les conquistadors justifiaient par les thèses de l’école de Gilles de Rome : mais, comme Cajétan, Vittoria revendique pour l’Église et pour le pape le droit imprescriptible de faire annoncer l’Évangile aux païens et de protéger les convertis.
Néanmoins, si Vittoria, après Cajétan, nous entraîne fort loin, pour ces vues de principes, de Gilles de Rome, il nous y ramène, lorsque, fidèle à une tradition à la vérité plus fournie, il affirme que le pape peut aliquando reges deponere et etiam novos constituere, sicut aliquando factum est. Et certe nullus légitime christiaruis deberet negare hanc potestatem. De Indis recenter inventis. sect. i. 7. p. 226, 240-243 ; cf. De potestate Ecclesiæ, i. 6, 12. 13. Lyon, 1586, p. 44-45.
L’école dominicaine n’expose de vues bien nouvelles qu’avec Dominique Soto († 1560). Comme ses devanciers, celui-ci affirme la distinction des deux pouvoirs, la primauté du spirituel, avec cette réserve, visant la propriété, que le pape n’est pas pour autant le maître (dominus) de toute la terre in temparalibus. Mais il va plus loin peut-être dans cette voie des restrictions, et jusqu’à dire, à rencontre de Vittoria, que non solum papa non est dominus temporalium regnorum, imo née sic superior, ut reges possit instituere. De même, il se sépare de Torquemada et autres, lorsqu’il attribue
« non pas au pape », mais « à la république », le droit
de renverser le souverain qui deviendrait tyran sans attenter à la foi. II reste pourtant attaché à une dernière conclusion qui, pour lui est « catholique », contra eorum hæresim qui abdicant pontifici temporalem potestatem : si le bien de la foi et de la religion l’exige, le pape, en vertu de sa puissance spirituelle, peut non seulement agir contre les rois pour les contraindre par des censures ecclésiastiques, mais il peut toujours, en vertu de son pouvoir spirituel qui utilise comme instrument le pouvoir temporel, priver n’importe quel prince chrétien de ses biens temporels et procéder contre lui jusqu’à la déposition ; et Soto précise bien que le pape, ce faisant, n’use encore que de sa propre puissance, qui n’est pas purement temporelle, mais qui. en l’occurrence, se sert de la puissance temporelle comme « servante » de la spirituelle. Par ces atténuations (eodem moderamine), par des formules comme in ordine ad spiritualia, Soto croit pouvoir expliquer, dans la bulle Unam sanctam le texte de Boniface VIII, ubi ait in potestate romani pontifieis duos esse gladios, spiritualem videlicei et temporalem. Par là aussi il veut justifier les faits exploités contre le Saint-Siège par ses ennemis : Jamais les royaumes n’ont été changés par les papes qu’en raison de la foi (rti’si causa fidei). C’est pour une raison de cet ordre que le pape Etienne a transféré l’empire des Grecs aux Germains ( 1)… et qu’Innocent IV a interdit au roi de Portugal l’administration de son royaume. In 1’um Sent., dist. XXV, q. ii, Venise, 1581, p. 66-74.
3° La théologie de liellarmin.
Ce n’est plus au
regard des Indes nouvelles, mais en face d’une Kurope bouleversée par la Réforme, que Bellarmin († 1621) eut à traiter cette irritante question du pouvoir du pape en matière temporelle.
En 1571, à Louvain, Saunders (Sanderus) avait publié un De visibili monarchia Ecclesiæ ; c’est ce théologien plutôt que ceux de l’école dominicaine que
suivra le savant jésuite. La substance de sa doctrine, quant au point qui nous occupe, se trouve principalement dans la troisième de ses controverses générales, De Tomano pontifi.ee, 1. V. De temporali dominio ejusdem pontifieis (1588), Opéra, t. ii, p. 145 sq. ; il faut y ajouter quelques œuvres de polémique particulière : De translatione imperii romani a Grœcis ad Francos adv. Flaccitun Illgricum (1599), t. vi. p. 561 sq., les écrits qui se rapportent à la controverse anglaise et à l’apologie de Jacques I er concernant le serment d’allégeance et les catholiques (1608-1609), enfin le Trælutus de potestate summi pontifieis in rébus temporalibus adversus G. Barclaium (1611), t.xii, p. 1 sq. (Il s’agit de Guillaume Barclay, voir son article, t. ii, col. 389.)
1. Bellarmin ne prétend pas inventer une théorie nouvelle, pas même de nouvelles formules. Voir ici, art. Bellarmin, t. ii, col. 591-593. Il se réclame d’une série impressionnante de théologiens et de canonistes ; il invoque aussi les divers actes pontificaux ou conciliaires, surtout ceux qui furent portés de Grégoire VII à Boniface VIII ; il rappelle et commente les faits historiques si amèrement reprochés au Saint-Siège dans ce débat. A vrai dire, le célèbre controversiste ne fait pas toujours le départ entre les écrits nettement théocratiques et ceux qui sont plus modérés ; les documents, la bulle Unam sanctam elle-même, il s’efforce de les expliquer dans le sens de ses vues propres et en arrive ainsi parfois à prêter le flanc aux mêmes critiques que les auteurs dont il prétend atténuer les doctrines.
2. Ayant mis hors de conteste le double principe de la distinction des deux pouvoirs et de la prééminence elïective du spirituel, Bellarmin énonce catégoriquement ses conclusions : Directement, de droit divin, le pape n’a aucun dominium temporel, ni de possédant ni de gouvernant, et non pas même sur les terres et biens des fidèles. Mais « indirectement le pape a la souveraine puissance temporelle », c’est-à-dire « un souverain pouvoir de disposer, en vue des fins spirituelles, des biens temporels de tous les chrétiens », comme l’âme dispose du corps dans le composé humain. Cette comparaison traditionnelle, notre docteur, oubliant un peu que comparaison n’est pas raison, l’exploite et la développe, non sans raideur, jusqu’au point le plus épineux de sa thèse. Si l’esprit ne s’immisce pas dans les activités propres de la chair, cependant, il lui commande en maître et, si elle contrarie les fins supérieures de l’esprit, il la châtie, la mortifie, lui impose même la mort ( ?). De même, le pouvoir spirituel n’a pas à s’ingérer dans les affaires temporelles ; mais si les actions du pouvoir civil nuisaient à la fin spirituelle ou négligeaient de la bien servir, le pouvoir spirituel pourrait user de contrainte à son égard, qu’il s’agisse de la personne des juges et des princes séculiers, des lois civiles ou du for judiciaire. « Quant aux personnes, le pape, comme tel, eii qualité de juge ordinaire etiam justa de causa, ne peut déposer un prince de la même manière qu’il dépose un évêque ; mais il peut transférer les États et enlever le pouvoir à l’un pour le conférer à un autre, si ce changement est nécessaire au salut des âmes, agissant en tanl que chef souverain du spirituel… En ce qui concerne les lois, le pape, comme tel, ne peut faire lui-même des lois civiles, à l’ordinaire du moins, non plus que confirmer ou infirmer les lois des princes, parce qu’il n’est pas lui-même prince politique de l’Église. Pourtant, tout cela il peut le faire, si quelque loi civile est nécessaire au salut des âmes et si les rois ne veulent pas l’établir, ou si telle autre est pernicieuse au salut des âmes et que les princes relusent de l’abroger… Quant aux jugements, le pape, comme tel, ne peut non plus, en tant que juge ordinaire, connaître des affaires temporelles ; néanmoins, dans le cas ou c’est nécessaire 2757 POUVOIR DU PAPE. LES THÉOLOGIENS DU XVie SIÈCLE 2758
pour le salut des âmes, il peut assumer ces fonctions de juge, même dans les causes temporelles, lorsque, par exemple, il ne se trouve personne qui puisse juger, soit dans un conflit entre deux rois sans suzerain, soit devant la carence de ceux qui peuvent et doivent juger. » De romano pontifice, t. V, c. vi, t. ii, p. 156.
Bellarmin reconnaît donc au pape, non seulement un droit de munition impératif sur les princes qui abuseraient de leur pouvoir au détriment du bien spirituel ; il lui attribue encore un droit de censure s’étendant jusqu’à l’excommunication, comportant, dans l’espèce, les conséquences politiques les plus graves pour les coupables : populos a juramento fldelilatis absolvere, eosque dignitate atque auctoritate regia, si res ita postulai, privare. Tract, de potest. pontif. in rébus lempor. adv. Barclaium, c. ii, t.xii, p. 15.
Cette conception du pouvoir de l’Église et de son chef, Bellarmin reconnaît qu’elle n’est pas explicitement contenue dans l’Écriture. Discutant le texte de Luc, il déclare que, littéralement, il n’y est pas question de glaives, politique ou ecclésiastique, et que l’interprétation mystique est propre à saint Bernard et à Boniface VIII, dont la doctrine garde néanmoins toute sa valeur. Elle s’appuie, en effet, sur la constitution même que le Christ a donnée à son Église et sur les paroles évangéliques qui fondent le pouvoir pontifical : Quodcumque ligaveris, etc., Matth., xvi, 19, et Pasce oves meas, Joa., xxi, 16 sq. De cette doctrine du pouvoir du sacerdoce sur l’empire, on trouve au moins des traces dans les deux Testaments, et la tradition ecclésiastique abonde en traits qui la justifient ; du reste, l’enseignement formel des papes, conforme à leur manière d’agir, achève la démonstration. En conséquence, pour notre docteur, la théorie du pouvoir indirect, si elle n’est pas de foi, est théologiquement certaine.
3. Il y a lieu de remarquer que, dans la pensée de Bellarmin, il n’est pas explicitement question d’une juridiction spéciale et distincte du pape sur le temporel : quando proprie loquimur, dicimus pontificem habere potestatem in temporalibus, non autem habere potestatem temporalem. Adv. Barclaium, c.xii, n.3. C’est comme pape, en vertu de son suprême pouvoir de juridiction spirituelle et, pour cette raison, indirecte, que le vicaire du Christ peut intervenir dans les affaires séculières. Il ne possède pas un haut domaine de propriété ni de gouvernement, ainsi que le soutenait Gilles de Rome ; le pouvoir civil, comme la propriété publique ou privée, est de droit naturel, venant de Dieu immédiatement. Le souverain pontife n’en a pas moins un droit de direction positive et de contrôle effectif et coercitif sur le gouvernement des États ; bien plus, il a, in ordine ad spiritualia, potestatem disponendi de temporalibus rébus omnium christianorum.
Une telle assertion suppose une conception de l’autorité temporelle qui demeure encore soit despotique, soit féodale et qui s’accorde mal, chez Bellarmin, avec l’esprit de sa propre théorie comme avec ses idées sur l’origine du pouvoir civil.
Du reste, les deux théories, celle du pouvoir direct et celle du pouvoir indirect qu’a systématisée le savant cardinal, ne se rejoignent pas seulement dans le principe primordial de la hiérarchie des fins ; elles se rencontrent, en définitive, dans la pratique, puisque, de part et d’autre, on reconnaît au pontife romain le droit de déposer le souverain récalcitrant. La déposition peut bien n’être voulue que per accidens, casualiter, ralione peccati, selon les formules médiévales, et seulement pour le bien supérieur de la religion, comme un moyen, en vue d’une fin d’un autre ordre ; n’empêche qu’elle est directement voulue, immédiatement visée, formellement procurée, comme une mesure d’ordre temporel. Bien que la fin supérieure en limite l’exer cice, la théorie du pouvoir indirect n’olîre pas de critère bien net pour préciser les cas d’intervention raisonnable dans les affaires de politique séculière. Compris de la sorte, le pouvoir indirect semble bien être, en réalité, sur le temporel, un pouvoir direct. supposant dans celui qui en est investi une véritable autorité politique, une juridiction proprement dite.
Mais il fallait défendre l’autorité du pape contre lésât taques des protestants, la foi catholique contre ! e « serment d’allégeance » : notre controversiste ne pouvait guère, à cette époque et en pleine mêlée, ne pas demeurer tributaire du passé. Il ne le demeurait pas suffisamment, au gré de certains canonistes : peu s’en fallut que les Controverses ne fussent, de ce chef, prohibéespar l’Index. Sixte-Quint et son entourage avaient trouvé que Bellarmin limitait trop la juridiction temporelle du souverain pontife en affirmant qu’il n’a pas. le domaine direct du monde entier. Vittoria faillit subir la même disgrâce.
Cependant, les parlementaires français, de leur côté, condamnent au feu les Controverses de Bellarmin et la Defensio de Suarez († 1617) qui en faisait l’apologie. En 1626, c’est la Sorbonne qui interviendra à son tour pour censurer l’ouvrage de Santarelli, qui soutenait la même thèse. C’est que les régaliens objectaient qu’elle constituait, bon gré mal gré, une menace d’interventions perpétuelles dans les affaires politiques et, par conséquent, de troubles civils. Voir V. Martin, Le gallicanisme politique et le clergé de France, Paris, 1929, p. 163-244,
Suarez, sans doute, et plus précisément peut-être que Bellarmin, s’applique à décrire la juridiction du pape sur le temporel. « Indirecta subjectio solum nascitur ex directione ad finem altiorem et ad superiorem et excellentiorem potestatem pertinentem… Et tune, quamvis temporalis princeps ejusque potestas in suis actibus directe non pendeat ab alia potestate ejusdem ordinis et qnse eumdem finem tantum respiciat, nihilominus fieri potest, ut necesse sit ipsuro dirigi, adjuvari vel corrigi in sua materia superiori potestate gubernante homines in ordine ad excellentiorem finem et œternum ; et tune illa dependentia vocatur indirecta, quia illa superior potestas non circa temporalia per se aut propter se, sed quasi indirecte et propter aliud interdum versatur. « Defensio fldei cathil. et apostol. adv. anglicanæ sectæ errores, t. III, c. v, n. 2, 0 ; iera, éd. Vives, t. xxiv, p. 224.
Suarez justifie par les principes et légitime l’origine de cette autorité du pape qu’il appelle expressément indirecta ; mais il est bien éloigné de la délimiter pratiquement, puisqu’il écrit ailleurs : Fere Iota materia temporalis ad spiritualem ordinari potest et Mi subest, et sub Mo respectu induit quamdam rationem spiritualis maleriee et ita potest ad leges canonicas pertinere. De legibus, t. IV, c. ii, n. 3. Aussi n’hésite-t-il pas à écrire : Propos itio hsec : « papa potestatem habet ad deponendos reges hæreticos et pertinaces, suove regno in rébus ad salutem animæ pertinentibus perniciosos », inter dogmata fldei tenenda et credenda est. Defensio, t. III, c. xxin ; cf. De legibus, t. IV, c. xix. En quoi il renchérit manifestement sur Bellarmin, qui se bornait à. traiter l’opinion contraire de « périlleuse, erronée et proche de l’hérésie ».
Quoi qu’il en soit, Bellarmin fit école : Lessius († 1623), Sylvius († 1649) comptent parmi ses disciples ; bientôt sa théorie devint la doctrine de la Compagnie et d’un grand nombre d’autres théologiens ; lescanonistes eux-mêmes finirent par s’y rallier.
Pourtant l’école dominicaine préféra généralement s’en tenir, tel Jean de Saint-Thomas († 1644), aux formules plus souples de Vittoria, voire même.de Torquemada.
Quant à saint François de Sales († 1622), qui, par ailleurs, avait pour Bellarmin tant d’estime, il fit montre, à l’occasion, de sentiments assez peu favora2759 POUVOIR DU PAPE. GALLICANISME ET FÉBRONIANISME 2160
blés à son système du pouvoir indirect. C’est qu’il le juge > également difficile et inutile ». Et il s’explique : … « Difficile…, parce qu’en cet aage qui redonde en cervelles chaudes, aiguës et contentieuses, il est malaysé de dire chose qui n’offence ceux qui, faisant les bons valets, soit du Pape, soit des Princes, ne veulent que jamais on s’arreste hors des extrémités, ne regardant pas qu’on ne sçaurait faire pis pour un père que de luy oster l’amour de ses enfans, ni pour les enfans que de leur oster le respect qu’ilz doivent a leur père… Les Rois et tous les Princes souverains ont… une souveraineté temporelle en laquelle le Pape ni l’Église ne prétendent rien, ni ne leur en demandent aucune sorte de reconnaissance temporelle ; en sorte que, pour abbreger, le Pape est très souverain Pasteur et Père spirituel, le Roy est très souverain prince et seigneur temporel… » Lettre dcclxi, à la présidente Rrulart (1612), Œuvres, édit. complète du monastère d’Annecy, t. xv, Lyon, 1908, p. 191-194.
/II. LA CONTROVERSE AUTOUR DU GALLICANISME
ET DU FÉDRONiA.xiïUE. — Ce n’est pas ici le lieu de faire l’exposé ou l’histoire de la doctrine gallicane relative au pouvoir du pape sur le temporel. Il suffira de renvoyer à l’art. Gallicanisme, t. vi, col. 1096-1137, et spécialement col. 1118-1124.
1° La thèse gallicane.
Pour les gallicans, ni direct
ni indirect, aucun pouvoir n’existe sur les choses temporelles que l’Église puisse réclamer en vertu d’une concession divine. Textes script uraires, témoignages de la tradition, raisonnements, ils retournent contre la théorie de Bellarmin les arguments mêmes dont l’illustre docteur s’était servi contre les tenants du pouvoir direct.
Bien entendu, les interprétations symboliques des deux glaives ou des deux luminaires ne trouvent pas grâce devant les critiques de Marc-Antoine de Dominis (fl624), de Richer († 1631), de Pierre de Marca († 1662) ; ils font aisément valoir qu’elles sont une arme à deux tranchants et qu’elles peuvent tout aussi bien prouver l’entière indépendance des deux pouvoirs que la subordination totale du temporel au spirituel. Le fameux passage du De consideratione est de même pris à partie, et la discussion aboutit à refuser au pape le droit de donner un ordre quelconque, en matière temporelle, à l’empereur ou aux princes. Quant à la bulle Unam sanctam, beaucoup d’adversaires du pouvoir pontifical la considéraient comme purement et simplement annulée par la décrétale Meruit de Clément V (1306). C’est ainsi que, dans son réquisitoire prononcé devant le parlement de Paris contre le traité de Bellarmin, l’avocat Louis Servin, en 1610, prétendait la mettre hors de cause : « Cette glose de Boniface VIII est tout à fait étrangère aux interprétations de saint Athanase, de saint Basile, de saint Ambroise et de saint Jean Chrysostome. De plus, elle répugne diamétralement à l’esprit du Seigneur ; c’est une lettre de chair et de sang et non une lettre spirituelle, c’est pourquoi elle a été révoquée par Clément, dans sa décrétale Meruit. » Dans Goldast, op. cit., t. iii, p. 772.
Launoy s’exprimera dans le même sens, assurant que la décrétale de Clément V a eu cet effet que ex eu (la bulle Unam sanctam) non nisi telum imbelte depromi potest. Lettres, ii, 2, dans Opéra omnia, t. v a. Genève, 1731, p. 173. Bossuet soutiendra la même thèse dans sa Défense de la déclaration de 1682 : Sic Decretalis Unam sanctam, tanto apparalu prolata, écrit-il, perinde habita est a romanis etiam pontificibus ac si nunquam fuisset édita. L. III, c. xxiv, éd. Lâchât, t. xxi, p. 453.
Bossuet et les autres gallicans se contentaient à bon compte ; en fait, le texte de la décrétale Meruit ne parle pas d’annulation et ne contient pas même une abrogation implicite d’une bulle qui n’avait
l’ion que de conforme à la doctrine commune de l’époque.
La Sorbonne ne tenait pas un autre langage que le Parlement. Une déclaration de la faculté de théologie, en date du 2 mai 1663, est ainsi rédigée : Non esse doctrinam facultatis summum pontifiant in lemporalia régis christianissimi auctoritatem habere ; imo semper obslilisse etiam illis qui indirectam tantummodo voluerunt esse illam auctoritatem… Doctrinam facultatis esse quod subditi fidem et obedientiam régi christianissimo ita debenl, ut ab iis nullo pr.rtcxtu dispensari possinl. Cf. V. Martin, op. cit., p. 268-291.
Cette doctrine, la Déclaration de 1682 la consacrera officiellement par son article premier, lequel était ainsi conçu : « Que saint Pierre et ses successeurs, vicaires de Jésus-Christ, et que l’Église même n’ont reçu puissance de Dieu que sur les choses spirituelles et qui concernent le salut, et non point sur les choses temporelles et civiles… Nous déclarons en conséquence que les rois et les souverains ne peuvent être déposés directement ou indirectement par l’autorité des chefs de l’Église. » Voir, ici, art. Déclaration de1682, t. iv, col. 185-205. Une telle proposition était trop absolue dans le fond et dans la forme pour ne pas être englobée dans la condamnation portée contre les « Quatre articles » par le pape Alexandre VIII, dans la constitution Inler multipliées de 1690. Denzinger-Bannwart, n. 1322.
Au gallicanisme s’apparentent le joséphisme et le fébronianisme. Voir ici, art. Joséphisme, t. viii, col. 1543-1544, et Fébronius, t. v.col. 2215-2124. En ce qui concerne le pouvoir du pape sur le temporel, ces doctrines politiques ou théologiques ne sont ni moins radicales, ni moins exclusives — au contraire — que celles des régaliens français. En 1794, Pie VI, parmi les quatre-vingt-cinq propositions du synode de Pistoie, condamnera celle qui affirme abusum fore auctoritatis Ecclesiæ, iransferendo illam ultra limites doctrinæ ac morum et eam extendendo ad res exleriores. Denzinger-Bannwart, n. 1504.
2° La riposte des théologiens pontificaux.
Devant
ces erreurs, les défenseurs de l’autorité pontificale ne s’accordent ni sur le choix des arguments, ni sur le fond même de la doctrine.
Le cardinal espagnol d’Aguirre († 1699) s’attache aux positions de Bellarmin ; il reproduit les textes de saint Bernard et de la bulle Unam sanctam, non pas comme des autorités en faveur du symbolisme décisif des deux glaives, mais comme les témoins d’une doctrine commune dans l’Église. Auctoritas infallibilis et Summa cathedra Pétri, tr. III, disp. xxxv, n. li-lii, éd. de Salamanque, 1685, p. 474-475.
Par contre, Sfondrati († 1696) semble exiger davantage, lorsqu’il écrit dans son Regale sacerdotium, à propos du fameux passage de Luc : « De ce texte… et des explications des Pères qui y sont jointes, il résulte que la double juridiction spirituelle et temporelle, représentée par les deux glaives, a été concédée aux apôtres et à leurs successeurs. » Op. cit., i, 2, n. 8, dans Roccaberti, Bibliotheca, t. xi, p. 320.
Vers 1745, le théologien J.-A. Bianchi, O. M., représente une opinion analogue dans son traité en italien De la puissance ecclésiastique dans ses rapports avec les souverainetés temporelles, où il écrit : « Si cette double force, je veux dire le pouvoir spirituel et la force matérielle, n’avait pas dû appartenir quelque jour à l’Église, Notre-Seigneur ne l’aurait pas désignée et fait entendre sous l’allégorie des deux glaives » ; ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, d’interpréter les dépositions des princes par le pape comme une conséquence du non licet adressé à la conscience de leurs sujets. Op. cit., trad. A.-C. Pelticr, t. i, Paris, 1K57, p. 638, et t. ii, p. 401, 640 sq. Cependant, en réalité, Sfondrati et Bianchi s’en tiennent au pouvoir indirect, mais aussi
aux arguments dont Bellarmin n’avait plus fait de cas pour son propre compte.
C’est que « la théorie bellarminienne a plus d’un mérite. Elle opposait une digue à la marée montante des doctrines absolutistes sur le pouvoir royal et sur l’État ; elle s’inspirait d’un souci de réelle modération et cherchait à dégager une notion plus pure de l’autorité spirituelle en même temps qu’à en maintenir toutes les prérogatives ». Leibniz († 1710) n’hésitait pas à la prendre en considération. « Les arguments de Bellarmin, disait-il, qui, de la supposition que les papes ont la juridiction sur le spirituel, infère qu’ils ont une juridiction au moins indirecte sur le temporel, n’ont pas paru méprisables à Hobbes même. EITectivement, il est certain que celui qui a reçu une pleine puissance de Dieu pour procurer le salut des âmes a le pouvoir de réprimer la tyrannie et l’ambition des grands qui font périr un si grand n’ombre d’àmes. » « Pour la juger équitablement, ajouterons-nous avec le R. P. deLubac, il faut… la replacer dans le contexte de l’histoire. » H. de Lubac, Le pouvoir de V Église en matière temporelle, dans Rev. des se. relig. de Strasbourg, t.xii, 1932, p. 330. Toujours est-il qu’à partir du xviie siècle les théories théoeratiques sont abandonnées par la plupart des théologiens et des canonistes ; ils sont reconnaissants à Bellarmin de leur avoir ménagé dans le système du pouvoir indirect une position de repli.
IV. LE SYSTÈME DU POUVOIR DIRECTIF. Les
défenseurs du premier article de la Déclaration de 1682 refusent de s’installer dans cette position, puisqu’ils ne veulent pas plus entendre parler de pouvoir indirect que de pouvoir direct. Toutefois, Bossuet, Maimbourg, Ellies du Pin, Tournély, Régnier et les autres gallicans, qui attaquent encore, et parfois avec une grande violence, l’argument des deux glaives et les autres preuves alléguées par leurs adversaires les plus modérés, se contentent généralement, sur le point qui nous occupe, de thèses purement négatives.
C’est le cas de Claude Fleury († 1723) lui-même qui, dans son Institution du droit ecclésiastique, se borne à des déclarations de principes comme celles-ci : « Personne n’a droit de demander compte au roi du gouvernement de son royaume et, quoiqu’il soit soumis à la puissance des clefs spirituelles, comme pécheur, il ne peut en souffrir aucune diminution de sa puissance, comme roi. » Et voici qui vise Bellarmin et son école : « Nous rejetons la doctrine des nouveaux théologiens qui ont cru que la puissance des clefs s’étendait indirectement sur le temporel, et qu’un souverain étant excommunié pouvait être déposé de son rang, ses sujets absous du serment de fidélité, et ses États donnés à d’autres. » Op. cit., éd. Boucher d’Argis, t. ii, Paris, 1763, p. 220.
1° Fénelon.
Il faut arriver à Fénelon († 1715),
pour trouver entre la théorie gallicane et celle du pouvoir indirect une sorte de compromis, le système du pouvoir direclif. Au c. xxvii de sa dissertation De summi pontificis auctoritale, à propos de la bulle Unam sanctam et des objections qu’elle soulève contre Boniface VIII, l’archevêque de Cambrai émet une théorie qui, dans son ensemble, s’inspire de Gerson, qu’il cite expressément : « Il ne faut pas dire, comme certains le prêtent à Boniface VIII, affirme le chancelier de Paris, que tous les rois et les princes tiennent leur héritage et leur terre des mains du pape et de l’Église, en ce sens que le pape aurait sur eux tous le prineipat civil et juridique. Mais tous les hommes, princes ou non, sont soumis au pape dans la mesure où ils voudraient abuser de leur juridiction, de leur puissance temporelle et de leur dominium contre la loi divine et naturelle, et cette primauté, peut s’appeler un pouvoir directif et dispositif plutôt qu’un pouvoir civil ou juridique, et potest superioritas illa nominari
potestas direcliva et ordinativa, polius quam civilis vel juridica. »
Ainsi, pas plus que Gerson, Fénelon ne conçoit, entre la juridiction civile et la juridiction spirituelle, un pouvoir juridictionnel spécial du pape s’appliquant aux affaires qui sont en soi temporelles. Pour Fénelon, comme pour Gerson, le pouvoir directif n’est qu’une application particulière aux choses temporelles de la primauté (superioritas) toute spirituelle du pape, non pas une juridiction nouvelle et distincte. Fénelon continue : « Ce pouvoir que Gerson appelle directif et dispositif consiste simplement en ce que le pape, comme prince des évêques, comme recteur et docteur suprême de l’Église, dans les causes majeures de la discipline morale, est tenu d’enseigner au peuple qui le consulte à observer le serment de fidélité. Il n’y a, par ailleurs, aucune raison que les pontifes veuillent étendre leur empire (imperare) sur les rois, à moins que, par titre spécial ou par quelque possession particulière, ils aient acquis ce droit sur quelque roi feudataire du Siège apostolique. Car à tous les apôtres, et par conséquent à Pierre, il a été dit : « Les rois des nations leur font sentir leur domination…, vous, vous n’agirez pas ainsi. »
A la vérité, quand Fénelon en arrive au passage le plus délicat de la bulle Unam sanctam sur le pouvoir spirituel qui institue le pouvoir temporel et le juge s’il dévie — quoi qu’il en ait — son interprétation est moins fidèle à Gerson ; elle rejoint plutôt les vues de Jean de Paris qu’elle ne recouvre la pensée personnelle de Boniface VIII et de ses prédécesseurs ou celle de saint Bernard. Lorsqu’il explique au sens du pouvoir directif le rôle du pape Zacharie dans la déposition de Childéric, on ne saurait dire non plus qu’il soit dans la pure vérité historique, encore qu’il y ait fort loin de Zacharie à Grégoire VII. Enfin, malgré l’usage qu’il fait des expressions indirecte judicat et destituit, il est bien évident surtout que Fénelon n’accorde rien, quant au fond, à la thèse du pouvoir direct, ni même à celle du pouvoir indirect, puisque, pour lui, ni l’institution ni la déposition d’un prince, ni le transfert de sa couronne. ne peuvent être, de la part du pape, l’objet d’un acte de juridiction, au sens propre. « Sans doute, écrit-il, il appartient à l’Église d’instituer les rois, mais non pas quant à la juridiction civile et juridique, non quantum ad jurisdictionem civilem et juridicam, comme le dit très bien Gerson ; jamais, en effet, l’Église n’a prétendu que les rois devaient être directement élus par elle ; cette tâche ne lui appartient que d’une manière directive et dispositive, en ce sens que, comme une pieuse mère, elle enseigne aux électeurs quels princes ils doivent choisir ou écarter. Ainsi, pareillement, elle juge et destitue indirectement les rois établis, lorsqu’elle enseigne à ses fils qui la consultent quels sont ceux qu’ils doivent destituer ou bien confirmer sur le trône. » Op. cit., éd. Vives, t. ii, Paris, 1854, p. 50-52.
Il apparaît bien que Fénelon ne prétend pas restreindre l’action de l’Église et de son chef ; cette autorité toute spirituelle est universelle, puisqu’elle s’étend partout où la foi et la morale sont intéressés, sur toutes les consciences ; mais l’archevêque de Cambrai repousse tout mode d’intervention du pape dans les affaires séculières qui pourrait ravaler son pouvoir essentiellement divin. Cf. Discours pour le sacre de l’électeur de Cologne, dans Œuvres, éd. Vives, t. iv, p. 1-26. Et, sans doute, il est tributaire du présent qui l’entoure, il subit la mentalité de son siècle ; peut-être n’envisage-t-il pas les diverses manifestations du pouvoir pontifical au Moyen Age en tenant toujours un compte exact des modalités historiques où celui-ci s’est déployé ; ses idées n’en méritent pas moins d’être prises en considération.
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- POUVOIR DU PAPE##
POUVOIR DU PAPE. DOCTRINES ACTUELLES
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2° Gosselin.
La théorie du « pouvoir directif,
exposée en trois pages par Fénelon, n’eut pas de succès : il lui manquait d’être mise en valeur et d’être précisée par des théologiens de marque. Elle fut reprise en France, vers le milieu du ixe siècle, par le sulpicien Jean-Edme-Auguste Gosselin († 1858), dans son Important ouvrage, Pouvoir du pape au Moyen Age, ou recherches historiques sur la souveraineté temporelle du Saint-Siège et sur le droit public au Moyen Age relativement à lu déposition des souverains, 2e édit., Paris et Lyon, 1845. Voir l’art. Gosselin, t. vi, col. 1498-1500.
Gosselin, auteur d’une Histoire littéraire de Fénelon, a fréquenté les œuvres de l’archevêque de Cambrai ; il a subi aussi l’influence de M. Émery ; ce n’est donc pas chez lui qu’il faut chercher, à proprement parler, des doctrines gallicanes. Mais, lui aussi, il est de son temps ; les révolutions politiques auxquelles il a assisté ont profondément marqué son esprit, comme l’ont marqué ses travaux historiques sur les papes du Moyen Age. Quoi qu’en dise Renan, au c. iv de ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Gosselin ne s’est pas tellement mépris dans l’interprétation des faits qui concerne la politique pontificale à cette époque. La suprématie des papes et leur pouvoir sur le temporel des États étaient alors fonction d’une situation juridique engendrée par l’histoire antérieure ; le docte sulpicien l’a fort bien vu et mis en lumière. Mais il a eu soin de remarquer aussi les positions de la théologie spéculative : « Après avoir assigné les véritables fondements du droit public dont il s’agit, dit-il, nous ne dissimulerons pas que les auteurs du Moyen Age lui en ont quelquefois assigné d’autres, dont la légitimité est loin d’être aussi bien établie… On a supposé… que le pouvoir… sur le temporel des princes était fondé sur le droit divin. » C’est ce que ne semblait pas avoir suffisamment discerné Fénelon lui-même, pour qui le droit divin ne sortait pas directement d’autre effet que l’excommunication et qui considérait la déposition d’un prince comme l’effet du droit humain, perçu comme tel. La réalité paraît nettement différente, et Gosselin ne fait nulle difficulté de le reconnaître : « Il semble difficile d’expliquer ainsi tous les décrets dont il s’agit, particulièrement ceux de Grégoire VII et de Boniface VIII. » Op. cit., p. 453-455.
Toutefois notre auteur, quand il s’agit de distinguer entre le pouvoir de juridiction proprement dit — direct ou indirect — et le pouvoir directif tel qu’il le conçoit, s’arrête à des formules dont se seraient peut-être contentés Fénelon ou Gerson, non pas, certes, Jean de Paris : Le pouvoir directif renferme seulement, nous dit-il, le droit d’éclairer la conscience des princes et des peuples sur l’étendue et les bornes de leurs obligations en matière temporelle. En vertu de ce pouvoir, l’Église et le souverain pontife ne peuvent faire aucun règlement ni aucune ordonnance sur les choses temporelles ; ils ne peuvent donner ou ôter aux souverains leurs droits et leur autorité dans l’ordre temporel, mais seulement diriger à cet égard la conduite des princes et des peuples par de sages avis. » Op. cit., p. 454. Tels qu’ils sonnent, ces mots minimisent le pouvoir de l’Église sur le temporel et ne semblent pas vouloir envisager les cas de conflits, où les sages avis ne peuvent plus suffire.
3° Les catholiques libéraux.
D’une théorie à ce
point atténuée des droits de l’Église et des pouvoirs de son chef, le libéralisme catholique pouvait s’accommoder ; mais il était souvent, à ses débuts, plus hardi dans l’expression.
Pour le Lamennais de l’Avenir, en effet, « le pape est l’âme de la société humaine… L’Église, épouse du Christ, roi universel de l’ordre spirituel et corporel, partage avec lui la souveraineté du monde ; elle est reine de droit et de fait dans les empires catholiques… souveraine de droit de tous les peuples qui n’ont pas reconnu ou qui repoussent sa juridiction. Articles, t. ii,
p. 195-196. Si l’Avenir regarde « comme une sublime utopie i le pouvoir direct, il croit au pouvoir indirect, nécessaire pour instaurer l’ordre social catholique, dont le saint empire romain germanique ne fut qu’une tentative passagère remplie d’inconvénients, et dont la démocratie libérale assurera le triomphe définitif. Il s’en faut que Lamennais ait jusqu’au bout conservé cet idéal.
Nous n’avons pas à entrer dans le détail des doctrines libérales. Voir ici art. Libéralisme catholique, t. ix, col. 506-029. Qu’il nous suffise de rappeler que l’une des erreurs du libéralisme absolu consiste à nier que la société civile ait elle-même une fin d’ordre moral, qu’elle ait à tenir compte de la fin éternelle de chaque âme individuelle, ce qui, par voie de conséquence, aboutit à nier le droit du pouvoir spirituel dans les choses temporelles et la subordination de la société civile à l’Église en raison de la hiérarchie des fins. C’est cette erreur, laquelle, du reste, n’est pas exclusivement le fait des démocraties, qui se trouve visée par la condamnation des 23e et 24e propositions du Syllabus : « Les pontifes romains et les conciles œcuméniques se sont écartés de leur puissance et ont usurpé le droit des princes. L’Église n’a pas le droit d’employer la force ; elle n’a aucun pouvoir temporel direct ou indirect. » La lettre apostolique Ad aposlolicæ Sedis, du 22 août 1851, avait réprouvé les mêmes doctrines.
Mais il n’est peut-être pas hors de propos de rappeler que les catholiques libéraux, s’ils n’admettaient guère dans l’hypothèse, que le » pouvoir directif », réservaient l’exercice du « pouvoir indirect » pour la thèse. Il est bien évident aussi que le régime de la séparation de l’Église et de l’État, tant, prôné par l’école libérale, n’était ni un remède certain contre les empiétements du temporel sur le spirituel, ni surtout le meilleur moyen d’assurer la primauté du spirituel.
Par réaction, on vit des adversaires du libéralisme, revigorer, pour mieux combattre celui-ci, la théorie du « pouvoir direct » et la proclamer « la théorie catholique ». Jules Morel, Somme contre le catholicisme libéral, t. ii, Paris, 1877, , p. 565-597.
On vit de même certains défenseurs du pouvoir indirect employer des termes qui dépassaient notablement leur théorie : tel Bouix († 1870), qui écrit par exemple : Hoc ipso quod Christus civilem societatem non inslituerit nisi tanquam médium ad finem Ecclesiæ proprium…, voluit ab Ecclesia corrigi posse in re temporali Slaluum quidquid diclum finem præpediret, et utique corrigi per actus rem illam temporalem directe afficientes. Et voilà comment on expliquera que papes et conciles statuerunt de re temporali Statuum etiam per temporales actus, quando et in quantum requiri existimarunt ad finem Ecclesiæ proprium, salutem animarum. Tractatus de papa, t. iii, Paris, 1870, p. 308.
D’autres, comme P. Petitalot, ne craignent pas d’exprimer, sans la moindre atténuation ni réserve, la pure doctrine de Suarez : « Le pontife romain peut, de droit divin, s’il le juge nécessaire au salut des âmes, ou bien déposer les princes temporels, ou bien délier leurs sujets de l’obligation de leur obéir. Il a ce double pouvoir si les princes sont chrétiens, le dernier seulement, s’ils sont païens. Il peut délier les sujets du devoir d’obéir à leurs princes. Pourquoi pas ? Tout ce qu’il délie sur la terre est délié dans les cieux… » Le « Syllabus », base de l’union catholique, Paris, 1877, p. 110.
F. FAITS ET DOCTRINES A L’ÉPOQUE CONTEMPO-RAINE. — Évidemment, depuis trois siècles, le développement de l’absolutisme royal, d’abord, et ensuite l’extension de l’étatisme démocratique ou parlementaire ne permettent plus au pouvoir de l’Église de s’étendre, en fait, soit directement soit même indirectement dans le domaine temporel. Sous l’Ancien Régime, le légalisme sévit jusqu’à s’immiscer dans ht discipline
ecclésiastique : en France et en Autriche, on s’en prend aux légendes liturgiques des papes dont les actes affirment la plénitude effective du pouvoir spirituel, et Benoît XIII, en 1729, casse les arrêts des parlements de Paris et de Bordeaux prohibant l’office de Grégoire VII. Cf. dom Guéranger, Institut, liturg., t. ii, p. 434 ; cf. P. L. t. cxlviii, col. 249 sq. Sous les régimes nouveaux, les conflits seront beaucoup plus graves.
1o Actes et paroles des papes.
Au cours du xixe siècle, les papes n’ont jamais cessé de maintenir leur droit d’intervention dans le temporel par des actes juridiques ou doctrinaux.
Le 30 septembre 1833, Grégoire XVI déclare nuls et de nul effet les décrets de don Pedro II, roi de Portugal ; le 1er février 1836, il réprouve de même les actes de la régence espagnole contraires aux droits de l’Église ; en 1835, il condamne et annule, par l’encyclique Commissum divinilus, les articles de liaden érigés en lois cantonales par Berne. Pie IX, en 1852, procède pareillement contre les lois oppressives que s’est données la Nouvelle-Grenade et déclare « entièrement invalides et nuls les décrets promulgués ». Allocution consistoriale Acerbissimum. Le Il février 1906, Pie X condamne, par l’encyclique Vehementer, la loi française de séparation : « En vertu de l’autorité suprême que Dieu Nous a conférée…, Nous réprouvons et Nous condamnons la loi votée en France sur la séparation de l’Église et de l’État comme profondément injurieuse envers Dieu, qu’elle renie officiellement en posant en principe que la République ne reconnaît aucun culte. Nous la réprouvons et la condamnons comme violant le droit naturel, le droit des gens et la fidélité publique due aux traités ; comme contraire à la constitution divine de l’Église, à ses droits essentiels et à sa liberté ; comme renversant la justice et foulant aux pieds les droits de propriété que l’Église a acquis à des titres multiples et, en outre, en vertu du Concordat. Nous la réprouvons et condamnons comme gravement offensante pour la dignité de ce Siège apostolique, pour Notre personne, pour l’épiscopat, pour le clergé et pour tous les catholiques français. En conséquence, Nous protestons solennellement et de toutes Nos forces contre la proposition, contre le vote et contre la promulgation de cette loi, déclarant qu’elle ne pourra jamais être alléguée contre les droits imprescriptibles et immuables de l’Église pour les infirmer. »
Il faut mentionner aussi le non expedit par lequel, en raison de la spoliation des États de l’Église, Pie IX et Léon XIII interdirent aux catholiques italiens de prendre part aux élections politiques de leur pays, mesure qui fut levée par Pie X et Benoît XV.
Enfin, il convient d’ajouter que, sur le terrain économique et social, Léon XIII a renouvelé avec éclat l’action de l’Église sur le temporel, en renouant la tradition du Moyen Age, tradition qui avait été obscurcie par les modernes théories, plus ou moins contraires au christianisme, nées au xviiie siècle et bientôt triomphantes. L’encyclique Rerum novarum constitue, de ce chef, un fait important, et d’autant plus significatif qu’il n’est pas demeuré isolé. Pie X, Benoît XV, Pie XI ont magistralement continué Léon XIII.
Mais, à ces directives maintes fois renouvelées, les souverains pontifes ajoutent le constant rappel des principes.
Léon XIII donne la formule la plus nette de la distinction des pouvoirs : « Dieu a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique et la puissance civile ; celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d’elles, en son genre, est souveraine ; chacune est enfermée en des limites parfaitement déterminées et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial. Il y a donc comme une sphère circonscrite dans
laquelle chacune exerce son action proprio jure. » Encycl. Imnwrtale Dei (1885). « Celte délimitation des droits et des devoirs étant nettement tracée, il est de toute évidence que les chefs d’État sont libres dans l’exercice de leur pouvoir de gouvernement et, non seulement l’Église ne répugne pas à cette liberté, mais elle la seconde de toutes ses forces, puisqu’elle recommande de pratiquer la piété, qui est la justice à l’égard de Dieu et qu’ainsi elle prêche la justice à l’égard du prince… L’Église et la société politique ont chacune leur souveraineté propre ; par conséquent, dans la gestion des intérêts qui sont de leur compétence, aucune n’est tenue d’obéir à l’autre dans les limites où chacune d’elle est renfermée par sa constitution. » Encycl. Sapientiæ christianæ, 1890.
Mais Léon XIII n’omet pas de revendiquer pour l’Église une autorité même sur le temporel : « Il est nécessaire qu’il y ait entre les deux puissances un système de rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui, dans l’homme, constitue l’union de l’âme et du corps… Tout ce qui, dans les choses humaines, est sacré à un titre quelconque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rapport à son but, tout cela est du ressort de l’autorité de l’Église. Quant aux autres choses qu’embrasse l’ordre civil et politique, il est juste qu’elles soient soumises à l’autorité civile, puisque Jésus-Christ a commandé de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Encycl. Immorlale Dei. Le même enseignement se retrouve dans l’encyclique Libertas (1888) et dans un grand nombre d’actes doctrinaux du même pontife.
Pie X, dès le début de son pontificat, ne craint pas de rappeler la subordination de la politique au magistère et à la juridiction du chef de l’Église. « Nous ne nous dissimulons pas, disait-il dans l’allocution consistoriale du 9 novembre 1903, que Nous choquerons quelques personnes en disant que Nous devrons nécessairement Nous occuper des choses politiques. Mais quiconque juge équitablement voit bien que le souverain pontife ne peut en aucune manière arracher du magistère de la foi et des mœurs qui lui est confié la catégorie des choses politiques. » C’est ce qu’il mettait en pleine lumière en condamnant, dans l’encyclique Pascendi, les affirmations suivantes d’un libéralisme absolu et radical : « Tout catholique, parce qu’il est en même temps citoyen, a le droit et le devoir, sans se préoccuper de l’autorité de l’Église, sans tenir compte de ses désirs, de ses conseils, de ses commandements, au mépris même de ses réprimandes, de poursuivre le bien public en la manière qu’il estime la meilleure. Tracer ou prescrire au citoyen une ligne de conduite, sous un prétexte quelconque, est un abus de la puissance ecclésiastique contre lequel c’est un devoir de réagir de toutes ses forces. »
Pie XI, en rappelant l’universelle royauté du Christ, pose le principe de la subordination de toutes les puissances humaines à la puissance spirituelle de l’Église. « L’Église, écrivait-il déjà dans l’encyclique Ubi arcano Dei (1922) a été instituée par son auteur ad rang de société parfaite, maîtresse et guide des autres sociétés : dans ces conditions, elle n’entamera pas le pouvoir des autres sociétés, qui sont légitimes chacune dans son domaine, mais elle pourra les compléter heureusement comme la grâce parfait la nature ; et, par elle, ces sociétés seront plus fortes pour aider les hommes à atteindre la fin suprême, qui est la béatitude éternelle, et plus assurées pour procurer aux citoyens le bonheur même de la vie terrestre… L’Église, sans doute, ne se croit point permis de se mêler sans raison au gouvernement de ces affaires terrestres et purement politiques ; mais elle reste dans son droit quand elle tâche d’empêcher que le pouvoir civil prenne prétexte de’sa
mission politique pour taire opposition, de quelque façon que ce soit, aux intérêts supérieurs qui engagent
le salut éternel clos hommes, ou pour nuire à ces intérêts par des lois et des exigences injustes, ou bien pour s’attaquer à la divine constitution de l’Église elle-même, ou fouler aux pieds les droits sacrés de Dieu dans la société humaine, i Cf. encycl. Quas primas, du 1 1 décembre 1925.
Mais quel est renseignement des pontifes contemporains à l’égard de l’extension de leur pouvoir sur le temporel des États et comment jugent-ils le droit qu’exerçaient jadis les papes de déposer les rois, par exemple’? Nous avons cette déclaration de Pie IX, en date du 20 juillet 1871 : « Ce droit a été, dans des circonstances extrêmes, exercé par les papes, mais il n’a absolument rien de commun avec l’infaillibilité pontificale. Il était une conséquence du droit public alors en vigueur et du consentement des nations chrétiennes. Celles-ci reconnaissaient dans le pape le juge suprême de la chrétienté et le constituaient juge sur les princes et les peuples, même dans les matières temporelles. Or, la situation présente est tout à fait différente. La mauvaise foi seule peut confondre des objets si différents et des époques si peu semblables ; comme si un jugement infaillible porté sur une vérité révélée avait quelque analogie avec un droit que les papes… ont dû exercer quand le bien général l’exigeait. » Cité par L. Saltet. Hist. de l’Église, Paris, 1913, p. 135.
2° Les théologiens.
Les théologiens et canonistes
modernes et contemporains continuent à citer saint Bernard et Boniface VIII et à se réclamer de saint Thomas, de Bellarmin surtout et de Suarez.
Jusqu’au concile du Vatican, les plus grands d’entre eux, hormis ceux qui furent notoirement gallicans, passent, d’ailleurs, rapidement sur le point précis du pouvoir pontifical en matière temporelle, quand ils ne l’omettent pas tout à fait, se contentant de revendiquer, devant les États qui se laïcisent, l’indépendance plutôt que la primauté du spirituel.
Billot († 1931) a surtout mis en lumière la distinction entre finis operis et finis operantis, celle-ci nécessitant une subordination essentielle de tous les actes humains, même politiques, à la fin dernière surnaturelle, celle-là permettant l’autonomie de la puissance temporelle dans son domaine propre, mais avec dépendance indirecte (ou subordination accidentelle) à l’égard de la puissance spirituelle. En conséquence, après avoir expressément éliminé toute conception d’un pouvoir direct du pape et de l’Église sur le temporel, il expose, d’après Suarez, la théorie classique du pouvoir indirect.
Cette même doctrine, le P. Monsabré († 1907) et Mgr d’Hulst († 1890) ne craignent pas de la prêcher éloquemment, celui-là en se réclamant surtout, à son ordinaire, du Docteur angélique, celui-ci, avec plus de nuances, en suivant de plus près les disciples de Bellarmin. Carêmes de 1882, 59e conf. ; de 1895 Paris, 1908, p. 375 sq.
Mais quelques théologiens contemporains paraissent vouloir s’affranchir des formules reçues communément depuis trois siècles. Ainsi Van Noort écrit :
Vindicando… Ecclesia’potestatem indirectam in lemporalia, id unum asserimus : Ecclesiam judicare posse de rébus temporalibus, quando et quatenus ilhe cum bono spiritual] eonnectuntur, aut in quantum necessarium est, ut Ecclesia proprio lini, saluti nempe animarum, considère possit. Igitur Ecclesia non potest se immiscere causis politicis aut administrativis aJicujus reipubliese ; at.si princepsin lus roligionidamnum inférai aut justifiant Uedat, Ecclesia declarare potest, liane vel illam legem non obligare in conscientia, aut illi obedientiam præstari non posse ; potest eliam principem fquem membrum Keclesiasupponimus), admotiere, corripeie, tmo et coercere pœnis, salteni spiritualibus. /)< Ecclesia Christi, 4’éd., 1920, p.220.
Vfgr d’Herbigny, plus compréhensii et plus clair, définit ainsi le pouvoir indirect :
Potestas Indlrecta est Ecclesiæ officium (el inde jus) ut lidelium, eliani quatenus Statu politice associantur, conscientias vel doceat vel moneat… Regentium ergo conscientias illuminai docetque obscuras, excitât torpentes, admonet déviantes, reprehendit peccantes, damnât obstinatas : occasione accepta, sive ex eorum vita privata lut Joannes Baptista a<l Herodem), sivee materia administrationis publics religiosa aut morali (saltem indirecta, v. g. S. Ambrosius ad Theodosium)… N’ullum ergo inducitur Statui periculum servitutis. Status enim cuucta officia jam pra ; existebant principiative, et solum determinantur in applicationibus ad Ecclesiam. Théologien de Ecclesia, : t c édit., t. i, p. 139-141 sq.
Nous avons là des thèses qui accordent beaucoup au système du pouvoir directif, en éliminant de la notion du pouvoir indirect la notion de juridiction proprement dite : l’Église, dit van Noort, n’use, pour faire prévaloir sa volonté, que de moyens d’ordre moral et de peines spirituelles. Mais ce n’est pas un simple droit de conseil qui est reconnu à l’Église ; elle peut et doit user de monitions, de réprimandes, de condamnations formelles, suivies de sanctions canoniques ; mais son action s’étend avant tout sur les consciences, parce que son pouvoir demeure essentiellement spirituel.
IV. Conclusions.
Il nous faut conclure et dégager ici brièvement ce qui ressort de la précédente étude.
1° Les principes.
La distinction des deux pouvoirs,
inscrite formellement dans l’Évangile, importe à la liberté des âmes et à l’indépendance de l’Église comme au bien du genre humain et au progrès même de la civilisation. Il ne peut donc être question de confusion : le temporel et le spirituel, le naturel et le surnaturel constituent réellement des ordres distincts, situés sur des plans nettement différents.
D’autre part, l’activité humaine se déploie sur ces plans divers et dans ces ordres différents. Bien plus, nos actes peuvent se rapporter tout ensemble, soit au bien particulier, soit au bien commun de la famille ou de la cité terrestre, soit au bien commun de la cité céleste, c’est-à-dire à Dieu, Bien transcendant, fin dernière et universelle. Les aspects formels peuvent varier, mais les fins sont essentiellement hiérarchisées. Si l’éthique sociale domine l’éthique privée, la morale ou éthique générale, naturelle et surnaturelle, domine aussi et enveloppe l’éthique sociale, l’économique et la politique ; cette subordination se fonde sur la subordination essentielle des lins.
Le christianisme professant que le souverain bien de la vie humaine et sa fin dernière, réside en la possession même de Dieu, par une vision béatifique, il s’ensuit que l’on ne saurait trop nettement marquer la subordination du politique et du temporel au moral et au spirituel, et qu’il n’y a nulle proportion de valeur entre la cité terrestre qui s’exprime dans l’État et la cité de Dieu qui se réalise ici-bas dans l’Église.
2° Corollaires.
Distinction et subordination,
qu’est-ce à dire en définitive ?
1. C’est-à-dire que la cité de Dieu ne doit pas présentement absorber la cité terrestre, qui est le domaine de César : l’Évangile proteste là contre et la tradition chrétienne, malgré ses fluctuations, reconnaît au pouvoir civil une parfaite autonomie d’opération.
2. On ne peut même concevoir comme normal que la primauté du spirituel se traduise, dans la pratique, chez le chef de l’Église, par un pouvoir direct de juridiction atteignant, en définitive, le temporel, en soi et comme tel. Ce régime ne peut s’admettre qu’à titre spécial, exceptionnel, en vertu d’une convention, d’un don, d’un legs volontairement consentis, ou d’une suzeraineté librement et formellement acceptée, bref dans des cas tout à fait particuliers, dont l’histoire, à
certaines époques, nous offre beaucoup d’exemples. Même au Moyen Age, malgré les interventions politiques des papes dans le gouvernement des États et en dépit de certaines conceptions théologiques, on ne peut pas dire que se soit généralisé, ni en fait ni en droit, l’exercice d’un pouvoir direct du souverain pontife sur le temporel. Revendiqué par des théoriciens, le pouvoir direct s’est difficilement acclimaté dans le domaine de la. pratique, et les plus religieux des souverains, un saint Louis par exemple, l’ont toujours contesté.
Il faut aller plus loin ; il faut reconnaître non seulement une réelle autonomie aux différentes techniques de l’activité humaine dans le domaine temporel, mais accorder cette autonomie à la politique même qui coordonne les techniques pour le bien de la cité terrestre, société parfaite. Et cela ne va point à rencontre de la subordination essentielle des fins ; cela s’accorde avec la souveraine discrétion de Dieu, cause première et fin dernière, à l’égard des causes secondes et des fins intermédiaires, comme aussi avec la distinction entre finis operis et finis operantium.
L’œuvre politique, en effet, a sa fin spécifique, qui est le bonheur temporel et collectif des hommes groupés dans la cité ; elle a ses lois à elle et ses méthodes propres. Autre chose est de s’interroger sur la conduite qui promet d’être le plus utile au bien terrestre de la nation, ce qui constitue un problème politique, et autre chose de se demander directement quelle est la convenance de tels ou tels actes avec l’inclination naturelle de leur agent vers sa fin dernière, le Bien suprême, ce qui est proprement un problème de morale, relevant du pouvoir spirituel. Il est évident qu’une forme de fiscalité ou de suffrage, une organisation du service militaire, une convention de désarmement ou un régime douanier posent des questions qui doivent être examinées et résolues selon des principes et des méthodes d’une technique politique vraiment autonome, régulatrice immédiate de sa propre activité. 3. Cependant, il ne saurait être question non plus de séparation et de séparatisme. L’Église a condamné cette doctrine. Le pouvoir temporel ne peut ignorer totalement le spirituel, parce qu’il ne doit ni méconnaître, ni négliger, ni opprimer les valeurs humaines et morales qui sont impliquées dans les intérêts par lui gérés et que, par ailleurs, il ne peut, d’aucune manière légitime, se dérober aux exigences du culte social, qui trouve sa réalisation historique dans l’Église. Et, quant à l’Église, comme Jésus-Christ, . qu’elle continue, répand et communique, elle est incarnée dans les réalités matérielles ; société visible, il lui faut utiliser des moyens visibles et temporels.
Il ne peut pas même être question de séparer, absolument et en tout état de cause, dans la pratique, l’activité surnaturelle, de l’activité naturelle, en réservant celle-ci à l’État, celle-là à l’Église : le citoyen qui vit et agit dans le cadre de la cité terrestre se trouve être en même temps un membre de l’Église, en lequel une surnaturelle activité se surajoute à l’activité naturelle qu’elle informe. De même donc qu’en chaque fidèle la grâce s’accorde à la nature qu’elle perfectionne, de même l’Église et l’État doivent s’accorder harmonieusement. L’homme, naturellement sociable et normalement destiné à être un citoyen, relève, comme tel, de la morale naturelle et surnaturelle qui règle les rapports de l’homme avec ses semblables ; d’autre part, la connaissance, l’estime et la recherche de la fin dernière, parce qu’elles fourniront une perception plus nette et plus complète de la condition humaine, permettent d’appliquer les principes et les méthodes politiques avec plus de compréhension vraie, de sûreté et de justesse, d’autant plus que l’élément le plus noble du bonheur collectif est la pratique de la vertu par l’ensemble des membres de la cité.
3° Applications pratiques.
C’est dans la complexité
de ces relations mutuelles que s’exercera le pouvoir de l’Église et de son chef.
1. Ce pouvoir embrasse toute cause et tout cas de conscience en matière politique ou sociale. Il consiste, soit à instruire à ce sujet les fidèles de leurs obligations religieuses et morales, soit à leur donner, au besoin, des directives d’action. Qu’il s’agisse de doctrines spéculatives ou de lignes de conduite daas la pratique, ce pouvoir a le droit d’imposer aux âmes non pas seulement de simples conseils, mais, s’il le juge bon, de véritables préceptes.
2. Il s’étend, du reste, à tous les fidèles, sans aucune exception, et quelle que soit la forme du gouvernement qui les régisse. Il s’adresse en premier lieu à ceux qui, détenant l’autorité, ont une responsabilité plus grande dans la conduite des affaires. Les chefs de peuples, les gouvernements, les magistrats, par le fait qu’ils ne peuvent rien soustraire au contrôle de la morale religieuse, sont soumis à ce pouvoir de l’Église et de son chef qui s’étend jusqu’aux actes de leur vie publique et qui peut, s’il y a lieu, blâmer, censurer ou condamner les abus, les excès, les déviations dont ils se rendraient coupables.
Ainsi le souverain pontife peut et doit réprouver et déclarer nuls et non avenus tel acte, telle législation, tel système contraires au droit naturel ou au droit positif divin ; ce faisant, il exerce encore un pouvoir direct dans l’ordre de la foi et des mœurs et, en définitive, en matière spirituelle.
3. Mais, par voie de conséquence, les choses temporelles elles-mêmes, si fréquemment mêlées aux spirituelles, pourront se trouver atteintes par les enseignements, monitions, condamnations ou censures de l’Église et de son chef. Cette atteinte, jusqu’où pourrat-elle être portée ? Évidemment, elle ne saurait s’étendre à une technique gouvernementale ou administrative, dès lors qu’en soi elle n’est pas contraire, formellement, au droit naturel ou surnaturel, à la morale humaine ou divine. Mais, en s’accommodant de tous les régimes politiques, le pouvoir ecclésiastique pourra, en des cas limités, s’exercer sur les mesures législatives ou administratives, pour les pénétrer d’esprit chrétien, pour les approuver ou pour les condamner.
4. Il faut y insister, cette autorité du pape demeure essentiellement religieuse, toujours, et alors même qu’elle atteint, accidentellement, indirectement, le temporel, en tant que le temporel peut intéresser le spirituel, en raison du péché à éviter ou à dénoncer, du bien des âmes à sauvegarder, de la liberté de l’Église à maintenir.
Il ne s’agit donc pas là d’un pouvoir distinct du pouvoir spirituel ; c’est le pouvoir spirituel même, c’est le glaive spirituel — pour continuer la métaphore un peu belliqueuse, empruntée à l’Évangile de paix — atteignant les affaires du siècle qui passe, à cause des intérêts éternels qui s’y trouvent engagés.
Il ne s’agit pas d’une juridiction spéciale sur le temporel, laquelle serait vaine sans un système correspondant de sanctions du même ordre, sans un pouvoir effectif de contrainte. L’Église, qui n’est pas une grandeur de chair, n’a de pouvoir réel que sur les consciences. Est-ce à dire qu’elle doit se restreindre au for interne, compris au sens le plus précis du mot ? Xon pas : l’Église et son chef disposent de sanctions canoniques, de censures diverses, qui sont encore des armes spirituelles, bien qu’elles atteignent le for externe.
L’Église pourra donc s’engager à fond dans cette voie, soit à l’égard des gouvernants, soit à l’égard des sujets ou citoyens. Par l’excommunication la plus sévère, s’il y a lieu, le pape pourra les contraindre à l’abandon des lois ou des pratiques politiques qu’il aura condamnées. Il ne suffirait pas, d’ailleurs, d’une réelle et spéciale juridiction sur le temporel pour assurer la constante efficacité de cette contrainte.
Le souverain pontife peut-il, normalement et de droit divin, procéder plus avant, jusqu’à déposer un prince ou transférer une couronne ? Il ne semble pas que son pouvoir s’étende ou s’abaisse jusque-là, pas plus qu’il ne dépossédera expressément de ses biens privés celui de ses fidèles qui en aurait abusé. Car son droit, en ce qui concerne le temporel, ne peut se réclamer d’une sorte de haut domaine qui s’exercerait du dehors sur les choses, mais d’une primauté du spirituel qui n’agit, et souverainement, sur la cité qu’en opérant par le dedans sur les consciences de ses fils auxquels elle signifie le non licet. Aux chefs d’État et aux citoyens de traduire ce verdict en actes politiques.
5. Le pouvoir du pape n’est donc pas, en toute rigueur, un pouvoir sur le temporel, mais un pouvoir en matière temporelle.
Convient-il de le dénommer « direct » ? Non pas : directement, il ne vise pas le temporel, en soi, mais toujours le spirituel dans les consciences ; et s’il lui arrive de s’exercer, en cas d’interférence, dans le domaine temporel, ce n’est que pour des fins plus hautes et en raison seulement du spirituel.
Doit-on retenir l’appellation communément admise, de « pouvoir indirect » ? Si l’on affirme par là que le pouvoir spirituel peut dégénérer, en ligne oblique, jusqu’à changer de nature, ou jusqu’à se doubler d’une véritable juridiction temporelle dont l’exercice intermittent, accidentel, serait légitime chaque fois qu’il y va d’une grande utilité peur l’Église, cette conception paraîtra tout à la fois excessive et insuffisante, parce qu’équivoque. Car la primauté du spirituel exige une essentielle et permanente subordination du temporel, sans pour cela nécessiter dans le pontife suprême une juridiction proprement civile de droit divin. Par ailleurs, le pouvoir spirituel se doit à lui-même d’inspirer, d’imprégner, d’informer, continuellement et directement, de son enseignement, de ses préceptes et de ses conseils toutes les théories et toutes les activités politiques et sociales, et non pas seulement d’intervenir éventuellement pour en corriger les abus ou les déviations. Quand l’Église et son chef préconisent ou condamnent tels eu tels principes sociaux ou politiques, il serait plus qu’inexact de dire que c’est en vertu d’un quelconque pouvoir indirect.
Préférera-t-on l’expression de « pouvoir directif » ? Restreinte à n’envisager qu’une simple faculté de guider et de conseiller l’activité humaine, dès que cette activité cesse d’être spécifiquement religieuse, cette appellation est, à son tour, déficiente et inadéquate. Car l’activité humaine, alors même qu’elle cesse d’être purement religieuse pour devenir politique, civique ou sociale, ne cesse pas pour autant d’être subordonnée à la morale et, dés lors, jusqu’à un certain point, à la primauté spirituelle ; cette subordination implique ou entraîne, en des cas donnés, une obéissance proprement dite à une autorité qui demeure souveraine et incontestable. A tort ou à raison, si l’on invoque à ce propos un pouvoir directif de l’Église, on semblera minimiser ce pouvoir et vouloir traiter tous les ordres pontificaux comme des directives, comme des lignes de conduite proposées de préférence et vivement conseillées, et non comme des décisions impératives. Il va de soi, d’ailleurs, que la portée des diverses interventions pontificales peut être fort différente. Autre chose est une condamnation formelle, autre chose un ordre absolu ; autre chose un conseil, autre chose une direction. Nul ne s’avisera de mettre sur le même pied l’intervention de Léon XIII, relative au « ralliement », en 1892, et la condamnation portée par Pie X contre la loi de séparation, en 1906.
Mais si, de part et d’autre, on accorde que l’Église a le pouvoir de lier directement les consciences, même dans des affaires extérieurement temporelles ou pouvant avoir de graves répercussions dans l’ordre temporel, parce qu’elles sont par elles-mêmes et en même temps de l’ordre spirituel, alors on se rencontre en une thèse qui est vraiment traditionnelle, et les mots importent peu qui s’efforcent de l’exprimer, pourvu que soit évitée toute confusion dans les choses.
6. Il ne s’agit pas pour autant de renier ou de désavouer tout le Moyen Age, pas plus que d’en vouloir faire la systématique apologie. Au Moyen Age, « la suprématie papale était la forme que revêtait alors, étant données les circonstances, la divine précellence ou primauté du spirituel. Elle était une incarnation, nécessairement contingente et déficiente, et encore assez grossière, de l’idéal dans l’histoire. Jamais l’idéal de l’Église ne sera parfaitement réalisé et, sans refuser d’entendre les leçons de l’histoire, nous ne devons pas oublier que cet idéal, qui est éternel, c’est-à-dire au-dessus des temps, n’est à chercher tel quel dans aucun moment du passé. « Quant aux doctrines qui furent professées alors, il était inévitable qu’elles s’inspirassent de la pratique régnante. Comme toujours, elles contiennent, elles aussi, une part d’éternel et une part de contingent, que leurs auteurs ont mal distinguées, qu’ils ne pouvaient pas, au moment même, parfaitement distinguer. » Henri de Lubac, Le pouvoir de l’Église en matière temporelle, dans Rev. des sciences religieuses de Strasbourg, juillet 1932, p. 349-350.
4° Les mots et la chose.
Qu’à définir des attitudes doctrinales différentes, des expressions diverses aient été employées, nous ne saurions nous en étonner ; mais nulle obligation stricte ne s’impose de faire un choix qui n’irait pas sans inconvénient.
L’Église n’a, en définitive, sur des chrétientés toujours sujettes à des variations sociales et politiques, qu’un seul pouvoir, spirituel dans son objet comme dans son essence. Il s’étend sur le spirituel, mais sur tout le spirituel, en quelque affaire temporelle qu’il se trouve impliqué. Quand ses interventions revêtent une forme absolue, en vertu du droit divin qui lui vient de sa divine primauté, le pape ne fait jamais autre chose qu’exercer purement et simplement cet unique pouvoir en matière temporelle.
I. Sources.
Les principaux textes concernant la double question du principat civil et du pouvoir du pape en matière temporelle ont été indiqués au cours de cet article.
II. Travaux.
1° Principat civil.
Outre les ouvrages géréraux sur l’histoire des papes et les travaux ou recueils cités au cours de cette étude, il faut signaler plus spécialement : L. Duchesne, Les premiers temps de l’État pontifical, Paris, 1911 ; Yves de La Briére, Victor Bucaille, Louis Le Fur, etc., Les accords du Latran, Paris, s. d. ; G. Mollat, La question romaine de Pie VI à Pie XI, Paris, 1932.
2° Pouvoir sur le temporel.
Emile Chénon, Le rôle social de l’Église, Paris, 1921 ; P. Batiffol, Le catholicisme des origines à saint Léon, 5 vol., Paris, 1909-1924 ; les remarquables articles de J. Lecler, L’argument des deux glaives, dans Rech. de sc. relig., juin 1931, avril et juin 1932, et de H. de Lubac, Le pouvoir de l’Église en matière temporelle, dans Rev. des sc. relig. de Strasbourg, juillet 1932 ; J. Maritain, Primauté du spirituel, Paris, 1927 ; Ch. Journet, La juridiction de l’Église sur la cité, Paris, 1931 ; H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen-Age, Paris, 1934 ; du même, Saint Grégoire VII. Essai sur la conception du pouvoir pontifical. Paris, 1934, enfin et surtout J. Rivière, Le problème de l’Église et de l’État au temps de Philippe le Bel, Paris-Louvain, 1926.