Dictionnaire de théologie catholique/PHILOSOPHIE I. Qu’est-ce que la philosophie ?

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 12.2 : PHILOSOPHIE - PREDESTINATIONp. 12-22).

PHILOSOPHIE.
I. Qu’est-ce que la philosophie ?
II. Philosophie et religion (col. 1479).

I. Qu’est-ce que la philosophie ?
1° Les disciplines philosophiques.
2° Leurs caractères généraux.
3° Objet et division de a philosophie.
4° Méthode.
5° Philosophie et intellectualisme.
6° Philosophie chrétienne et science.

I. LES DISCIPLINES PHILOSOPHIQUES.

Les anciens, les hommes du Moyen Age, même les penseurs modernes du xviie siècle mettaient, sous le mot « philosophie », des idées assez semblables. Pour eux, la philosophie était un savoir qui donnerait les explications fondamentales, qui pénétrerait le plus profondément dans le réel qui engloberait toutes choses dans une unité systématique. Les positivistes du xixe siècle se sont gaussés de ces prétentions ; ils ont pris un malin plaisir à raconter l’histoire de tous ces domaines de la pensée qui, considérés autrefois comme appartenant à la philosophie, sont devenus des sciences autonomes. Toutes les sciences, quelles qu’elles soient, disaient-ils, sont des provinces de la philosophie qui ont acquis l’indépendance : ainsi la psychologie, qui, du temps de Cousin, était encore une espèce de métaphysique, est aujourd’hui une science positive de laboratoire, d’observation, de statistiques. La philosophie ne subsiste que dans le domaine encore inexploré où les savants n’ont pas encore établi des limites et tracé des routes ; son existence n’est due qu’à notre ignorance ; quand toutes les sciences seront constituées, il ne restera plus rien pour la philosophie. Ou plutôt, la philosophie se bornera à la tâche qui aurait toujours dû être la sienne : décrire les méthodes générales des sciences, rassembler les résultats les plus généraux des sciences et ce qu’on pourrait appeler les « lois encyclopédiques », c’est-à-dire celles qui s’appliquent dans plusieurs sciences et se particularisent en lois subordonnées.

Ces réclamations positivistes, allant à supprimer la philosophie, si elles ont eu leur heure de fortune, paraissent aujourd’hui bien surannées. Un spectacle tout opposé se présente : il n’y a jamais eu autant d’études qui, à tort ou à raison, aient paru être philosophiques, ou qui aient expressément revendiqué d’appartenir à la philosophie. II est vrai que, devant cette multitude de choses disparates qu’on traite de philosophiques, les positivistes auraient beau jeu pour dire qu’elles n’ont aucun rapport entre elles et qu’elles ne forment pas une unité, et que, par conséquent, la philosophie n’existe pas.

Au premier abord, en effet, les disciplines jugées philosophiques sont aujourd’hui une multitude aussi riche que chaotique. Si nous essayons, très grossièrement, de la classer, nous aurons :

Des systèmes d’explication globale de l’univers ou de l’esprit, mais qui n’ont, les uns avec les autres, absolument rien de commun, ni comme objet, ni comme but, ni comme méthode. Ainsi, on enseigne aujourd’hui dans les facultés, on commente dans des livres les systèmes de Platon, de Kant, d’Auguste Comte. Ces systèmes sont encore vivants, en ce sens que leurs sources d’inspiration profonde agit sur toute la pensée de certains de nos contemporains. Or, entre ces systèmes, rien de commun. Platon prend pour objet la suprême réalité, les idées, qui est inaccessible, selon Kant. Kant cherche à connaître la structure formelle de la pensée, ce qui n’a aucune signification selon Auguste Comte. Ce dernier assigne à la philosophie la tâche de noter les procédés matériellement employés par les sciences, ce qui, pour Platon ou Kant, n’a pas de rapport avec la philosophie. L’opposition est aussi radicale entre les méthodes et les buts des systèmes de Platon, de Kant, de Comte. Nous en pourrions dire autant pour combien d’autres systèmes plus récents.

On considère aussi, comme philosophiques, certaines disciplines qui, pour un motif ou pour un autre, dépassent absolument les procédés ou les buts des sciences usuelles. — Ainsi, toute l’Italie vénère aujourd’hui, comme une œuvre philosophique de premier rang, la Scienza nuova de Vico ; or, la Scienza nuova traite des grandes forces qui mènent les peuples jeunes, de la transformation de ces forces provoquant une maturité et une vieillesse des sociétés, d’un retour régulier des situations historiques. Vico est un Napolitain du xviiie siècle dont la pensée est ressuscitée. Mais la géométrie de David Hilbert, qui est notre contemporain, est tenue pour philosophique, en sa tentative d’établir exactement les principes nécessaires et suffisants pour bâtir une géométrie.

L’esthétique de M. Benedetto Croce, qui est une théorie de l’art et, auparavant, une théorie générale de l’expression, doit être, selon son auteur, la première partie, et même le quart, de la philosophie totale. La sociologie de Vilfredo Pareto, bien que pleine de données d’observation, historiques, statistiques, etc., fait appel à des principes d’explication d’une nature si générale qu’elle paraît à quiconque être pleine de philosophie. La curiosité soulevée par la relativité d’Einstein, l’intérêt qui s’attache en physique à la question des quanta ou à la mécanique ondulatoire, tiennent à ce qu’en ces domaines on sent qu’on est entré dans la philosophie, soit parce que des problèmes de méthodes si profonds laissent pénétrer dans la structure intime de l’esprit, soit parce que certains phénomènes semblent avoir le privilège de révéler la structure intime de la matière. Nous pourrions continuer à énumérer beaucoup d’autres travaux scientifiques qui, pour l’ensemble de l’humanité pensante, sont notoirement philosophiques. Or, ils portent sur toutes sortes de choses disparates. Si donc la philosophie, en sa richesse et sa fécondité actuelles, comprend des théories immenses qui n’ont rien de commun et des études de détail qui n’ont rien de commun avec les grandes théories ni entre elles, on en vient à se demander s’il y a une unité de la philosophie, et si, par conséquent, l’existence de la philosophie n’est pas simplement un désir universel et une vague orientation ?

Attitude que peut prendre le catholique à l’endroit de ces conceptions.

Les catholiques, qui possèdent les certitudes absolues de la foi et qui se fient dans les directions de l’Église, savent que la révélation chrétienne implique des certitudes rationnelles, donc une certaine philosophie, ou implicite et qu’on peut développer, ou déjà fondamentalement fixée. Ils savent aussi que l’Église tient absolument à maintenir les principes d’une philosophie intellectualiste réaliste, et que, depuis beaucoup de siècles, elle emploie pour son enseignement authentique la doctrine de saint Thomas d’Aquin. L’attitude normale du catholique ne devrait-elle pas alors consister à s’attacher simplement au thomisme, lequel serait la philosophie tout court, et à rejeter tout le reste, comme on rejette des contrefaçons malhonnêtes, déraisonnables et inutilisables ? — Prendre ce parti tranchant vis-à-vis de la pensée contemporaine serait dangereux.

1. Ceux qui n’ont pas été élevés dans la doctrine catholique d’une manière complète, ceux qui n’ont pas suivi des cours réguliers de philosophie thomiste, et c’est l’immense majorité des gens instruits, s’imagineraient que l’Église ignore ce que le monde moderne a produit de plus profond et de plus subtil, et que, par conséquent, ses enseignements sont surannés et dépourvus de sens. Le devoir s’impose donc, aux philosophes catholiques, de connaître à fond les philosophies profanes, d’en scruter le vrai et le faux.

2. Il n’est pas possible que les travaux de tant de penseurs profanes n’aient abouti à la découverte d’aucune vérité. Assurément, la manie absurde qu’ont tant de philosophes de recommencer tout, comme si personne n’avait réfléchi avant eux ; un orgueil corrompu, aussi grand que celui des littérateurs, affectant de dire des choses nouvelles et étranges ; la mode, qui entraîne des générations entières dans un sillage que la génération suivante tient pour insensé ; l’insuffisance des points de vue trop abstraits et limités, ne voyant qu’un seul aspect du réel ; ces causes, et d’autres encore, vicient les philosophies profanes, et l’immense travail accompli depuis le xvie siècle a abouti à un gaspillage véritablement effroyable. Il reste pourtant que, sur bien des points, des acquisitions définitives ont été réalisées, qu’on n’a pas le droit de les ignorer, et qu’on a le devoir de les intégrer à la « philosophie éternelle ».

3. Surtout, il y a une exigence de la pensée contemporaine qui nous oblige à reprendre en ses données premières le problème de la nature de la philosophie. On est persuadé aujourd’hui, à tort ou à raison, que la philosophie continue la science et est fondée sur elle : une philosophie constituée avant la naissance de la connaissance mathématique du monde matériel compte-t-elle alors, et a-t-elle même le droit de se présenter ? Cette dernière question est de telle importance que nous la traiterons plus loin, à part. Reste, en tout cas, que nous devons, au moins provisoirement, examiner la production philosophique anarchique d’aujourd’hui, pour essayer d’y dégager des caractères généraux, d’y retrouver l’inspiration implicite de la véritable philosophie.

II. CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES DISCIPLINES PHILOSOPHIQUES ET DES SPÉCULATIONS PHILOSOPHIQUES.

Or, aussi bien les systèmes proprement philosophiques que les études particulières tenues pour philosophiques présentent, malgré les oppositions de leurs objets, de leurs méthodes et de leurs fins, certains caractères généraux que l’analyse peut reconnaître partout.

1° Dans tous les cas que nous avons cités de systèmes ou d’études tenus pour philosophiques, on pourrait reconnaître un effort pour aller jusqu’au bout de sa pensée, pour tirer parti des données au delà de ce qu’on fait communément. Ce caractère, à lui seul, selon William James, suffirait à faire reconnaître la philosophie : Philosophy is only an unusually obstinate effort to think clearly.

2° Or, aller jusqu’au bout de sa pensée, c’est nécessairement en chercher les fondements suprêmes, les principes premiers ; c’est, en même temps, s’essayer à scruter les données de la pensée en leur intimité, donc s’efforcer de pénétrer dans la réalité extérieure à nous en ce qu’elle a de plus intime, aussi bien que dans les profondeurs de notre propre vie spirituelle.

3° Faire effort pour aller jusqu’au bout de sa pensée, tâcher de pénétrer le réel en sa plus profonde intimité, c’est chercher ce qui est premier, ici dans l’ordre de la connaissance, là dans l’ordre de l’être. D’où ce troisième caractère des études philosophiques : elles portent sur ce qui est premier, c’est-à-dire sur ce qui est supposé implicitement par la science constituée ou par l’expérience humaine constituée. La philosophie est la mise au jour des infrastructures de la science et de l’expérience commune. C’est pourquoi on en fait si aisément sans s’en douter, et pourquoi on en fait de manières si opposées. Au fond, tout effort de réflexion totale est de la philosophie ; et, comme tout le monde accomplit quelquefois de ces efforts, tout le monde fait de la philosophie, comme M. Jourdain faisait de la prose. Mais chacun en faisant selon son caprice, les produits sont disparates, opposés, inutilisables.

4° Ce caractère de porter sur ce qui est premier en implique un autre, sur lequel il convient d’insister un peu plus, parce que, souvent, on le comprend à faux : une connaissance qui porte sur ce qui est premier est une connaissance qui n’a rien avant soi dans l’ordre logique, elle ne dépend pas d’une autre connaissance, elle est autonome. Par exemple, la logique étudie les idées premières, celles qui sont supposées par les autres notions et n’en supposent aucune autre ; les principes premiers, c’est-à-dire ceux qui sont exigés par l’exercice de la pensée et n’exigent pas d’autres principes ; les certitudes premières, c’est-à-dire les certitudes si immédiates qu’on ne puisse les rapporter à aucune autre, et si fondamentales, qu’elles rendent possibles les autres certitudes. Il est évident que la logique est autonome en ce sens que, une fois arrivée aux notions premières, aux principes premiers, aux certitudes premières, elle ne les fait reposer sur rien d’autre, et, par conséquent, elle ne dépend d’aucune autre science.

On se trompe souvent sur cette autonomie de la philosophie, parce qu’on la confond, par des transitions insensibles, avec l’autonomie morale de Kant : on s’imagine que la philosophie revendique l’autonomie, en ce sens qu’elle prétendrait se suffire par les forces humaines et ignorerait de parti pris l’autorité divine. Il ne s’agit pas de cela. La philosophie a beau être autonome de la manière que nous avons précisée, elle s’appuie sur les lois physiques ou sur les événements de l’histoire pour justifier telle théorie métaphysique ou morale ; de la même manière, elle devra utiliser les données que lui fournira la révélation faite par Dieu. Bien plus, la métaphysique, en étudiant les attributs divins, établira la possibilité d’une révélation ; et elle pourra même, en analysant l’action humaine, montrer que l’homme a le devoir de chercher, parmi les religions, celle qui est la vraie.

Remarquons ensuite que la foi chrétienne, exprimable en notions intelligibles, usant d’arguments qui en prouvent la vérité, requérant une adhésion totale du vouloir, suppose par là même des notions intelligibles premières, des principes de la démonstration, des évidences premières légitimant les certitudes médiates. La foi chrétienne suppose donc la philosophie autonome. A l’inverse, la philosophie, pour autonome qu’elle soit, exprime des vérités qui ne sont premières qu’en manifestant l’ordre des idées divines : la vérité pensée par les hommes dépend de la vérité absolue. Et si la vérité absolue parle dans l’histoire, la philosophie devra faire son profit de ses enseignements.

5° Dans cette recherche de ce qui est premier, dans cet effort pour enfoncer la réflexion au-dessous des fondements des sciences, la philosophie devient une critique universelle, une mise en question totale. C’est là un de ses caractères les plus frappants à l’époque contemporaine, et, il faut le dire, un de ses aspects les plus dangereusement séduisants et corrupteurs. Trop souvent les philosophies du xixe siècle n’ont été qu’une critique de la connaissance que ne suivait aucune affirmation positive. Pour beaucoup, philosophie est devenue synonyme de scepticisme, et certains ont prétendu que douter de tout était la vertu fondamentale de l’homme qui pense. Ces exagérations, qui ont fait tant de mal, ne doivent pourtant pas empêcher de voir que la critique, le contrôle méthodique, même une certaine forme de doute ont été employés par d’autres avec sagesse, et qu’ils appartiennent à l’essence de la réflexion philosophique. Naturellement, il ne s’agit pas de douter de tout et d’essayer ensuite de bâtir un édifice de connaissances certaines : d’abord, douter de tout est une folie, et qui a suspecté la valeur de toute certitude n’aura plus le droit d’en utiliser aucune. La mise en question philosophique ne supprime pas les certitudes de l’expérience, de la science et de la foi : pour parler comme les phénoménologues d’aujourd’hui, elle les met entre parenthèses (einklammern), comme des blocs compacts, pour les dissocier, c’est-à-dire pour analyser les divers ingrédients qui y entrent, pour trouver les principes, causes, etc., qui justifient, expliquent, engendrent ces certitudes.

Ces caractères, croyons-nous, sont communs à la spéculation philosophique d’aujourd’hui et à celle de tous les temps. Si ce ne devait être un travail infini, nous essaierions de le montrer. En tout cas, personne, nous en sommes persuadé, ne les contestera. Seulement, ils demeurent un peu vagues. Suffisent-ils à fonder l’unité de la philosophie ? Nous en sommes convaincu, pourvu qu’on pousse l’analyse un peu plus loin.

III. L’OBJET ET LA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE.

Les caractères des disciplines philosophiques, tels que nous les avons décrits, sont d’abord les caractères d’une attitude intellectuelle, laquelle peut s’adapter à toute espèce d’objet de connaissance. On dit ainsi que quelqu’un a l’esprit philosophique, et l’esprit philosophique est susceptible de s’exercer sur n’importe quoi. Cependant, il suffit d’un éclair de réflexion pour se convaincre que l’attitude philosophique, si elle ne se heurte pas, comme c’est le cas si souvent, à des préjugés, implique un objet de connaissance. L’effort pour une pensée totalement claire, pour connaître ce qui est premier, pour pénétrer au delà du domaine de l’expérience commune et de la science, suppose qu’on atteindra les principes premiers du connaître et les éléments constituants de l’être. S’il en allait autrement, l’effort n’aurait aucun sens ; et notre expérience commune et notre science, ne reposant sur rien, n’en auraient pas davantage. L’attitude philosophique implique donc un objet de connaissance, les premiers principes du connaître et les éléments constituants de l’être. Les anciens donnaient le nom de causes à ces éléments constituants (causes matérielle, formelle, efficiente, finale). Nous obtenons ainsi la définition traditionnelle de la philosophie : science des premiers principes et des premières causes. Et cette définition devrait être acceptée par tous nos contemporains, si certains principes admis comme postulats ne les empêchaient de réaliser ce qu’implique leur attitude.

Nous pouvons d’ailleurs vérifier qu’en réalité, malgré les dénégations verbales de beaucoup, la philosophie est bien cela. Il nous suffira d’examiner les problèmes qu’elle pose, et si ces problèmes ne se rapportent pas à l’unité implicite d’un objet.

Aujourd’hui, les philosophes posent les problèmes par rapport à la science. Sauf de rares exceptions (M. Benedetto Croce), ils acceptent les sciences, surtout les sciences physico-mathématiques, comme génératrices et normes de vérité. Positivistes, idéalistes ou autres essaient simplement de poser et de résoudre les questions qui sortent implicitement de la science, sans que celle-ci s’occupe de les résoudre. Or, ces questions sont au nombre de trois.

Critique des méthodes.

Chaque science emploie ses procédés à elle pour chercher la vérité, pour la prouver, pour la communiquer. Ces procédés, encore que pour une même science ils puissent être assez différents et assez nombreux, se commandent les uns les autres, se conditionnent, sont dirigés vers un même but. Ils forment, en un mot, une méthode. L’arithmétique a sa méthode, la géométrie a la sienne, et, de même, la chimie, la géographie. Or, ce n’est pas l’affaire de l’arithmétique, ou de la géométrie, ou de la chimie, ou de la géographie, de décrire leur propre méthode, d’en discerner les éléments et les principes, surtout de la critiquer et de la justifier. Les savants pratiquent les méthodes, ils n’en font pas la théorie. Une heure de réflexion vient toujours cependant où, après les découvertes, on se demande ce qu’elles valent et, par conséquent, ce que vaut la méthode qui les a fait trouver. A ce moment, l’inévitable réflexion sur la méthode, sur ce qui la constitue, sur sa valeur, est philosophie : à proprement parler, c’est la logique (théorie de la vérité et des procédés pour la découvrir et l’enseigner) et l’épistémologie (théorie de la connaissance et de la valeur de la connaissance).

Critique de l’objet des sciences.

Chaque science a un objet, soit donné dans la réalité, soit idéal. Cet objet ou, pour mieux dire, ce point de vue, cet aspect d’un objet, font l’unité de la science. Cela paraît, à l’homme irréfléchi, une constatation sans intérêt et qui ne requiert pas d’explication. Mais, entre les sciences, il y a des querelles de frontières : ce qu’on appelle chimie physique est-il du ressort du physicien ou du chimiste ? L’étude des contrats écrits sur papyrus appartient-elle à l’histoire, au droit ou à la sociologie ? Mais surtout chaque science accepte son objet comme une chose déjà constituée, claire, connue ; elle en étudie les propriétés, les rapports, etc., mais, au fond, elle ignore la nature de cet objet qui passe pour connu. Dès qu’on fait le moindre effort pour se rendre compte effectivement de ce que l’on pense, on se demande en quoi consiste cette chose soi-disant possédée par l’intelligence, et on s’aperçoit alors qu’elle fuit entre les doigts. Ainsi, l’arithmétique a pour objet les nombres ; la géométrie, les figures dans l’espace ; la mécanique, le mouvement, l’équilibre et les forces. Ces objets, ainsi définis par une approximation très grossière, ne sont nullement éclairés par le progrès des différentes sciences. On peut multiplier, diviser, élever aux puissances, etc., sans rien apprendre de nouveau sur la nature du nombre. Et pourtant, si l’on tient à penser clairement, on veut savoir ce que c’est que le nombre. Est-ce une réalité de la nature matérielle ? Est-ce une réalité spirituelle ayant son existence propre ? Est-ce un acte de pensée ? Chacune de ces hypothèses se révèle, à un examen rapide, intenable. La question est infiniment difficile. On raisonnerait de même sur la nature de l’espace et du mouvement, sur les phénomènes, ou sur les ondes, ou sur les atomes dont s’occupe le physicien. Ainsi toute science, par son exercice même, pose implicitement et nécessairement la question de la nature intime de la réalité qu’elle étudie.

Critique de l’action.

Toute science, envisagée au point de vue le plus concret, est un système d’actions. Elle est évidemment, dans ceux qui l’apprennent, une série d’actes de pensée. Mais surtout la science immobilisée dans les livres est le dépôt laissé par un courant vivant ; elle est le résidu fixé des recherches, des hypothèses, des observations, des découvertes, des démonstrations des inventeurs. Or, la vie scientifique des inventeurs ne s’explique que par leurs désirs, par l’idéal qui orientait leurs efforts. Et aujourd’hui, dans l’esprit collectif, la science n’est apprise, pensée et réalisée en pratique que pour des motifs utilitaires ou supérieurs, pour des fins. La formation de la science, son évolution et sa durée ne s’expliquent que par l’action spirituelle. Par conséquent, l’existence de la science se réfère à une réalité qui n’a rien à faire avec elle. Car la mécanique n’a pas à expliquer comment et pourquoi Descartes et Galilée en ont posé les principes, ni la chimie à dire les préoccupations morales qui poussaient Lavoisier.

Cependant, celui qui veut tout comprendre (et c’est l’exigence de notre intelligence) ne peut se borner à étudier des pensées mortes, sans se rapporter à l’action qui les a produites et qui, seule, les comprend et les réalise. C’est même là l’explication la plus profonde : la fin, disait Aristote, est la cause des causes ; l’idéal de l’action scientifique ou technique est la suprême explication de la science. Et ainsi, à côté d’une théorie de la vérité et de la connaissance et d’une théorie de l’existence, la science requiert une théorie des fins ou du bien.

Unité de ces trois aspects.

En laissant se développer les exigences d’une critique de la science, et à supposer qu’aucun postulat ne vienne s’y opposer, nous sommes arrivés à concevoir la philosophie de trois manières. Mais ne sont-ce pas trois philosophies ? Une doctrine de la vérité et de la connaissance, une doctrine de la réalité et une doctrine de l’action forment-elles un tout ?

Nous savons déjà qu’entre les trois il y a une similitude formelle : l’esprit accomplit les mêmes actes pour dépasser ce qu’il possède actuellement et remonter aux origines, aux éléments premiers, à ce qui fonde tout le reste. Or, les principes premiers de l’action ne doivent-ils pas coïncider avec ceux de la réalité, et ceux-ci avec ceux de la connaissance ? A moins qu’une critique de la connaissance n’établisse l’impossibilité de cet accord ou plutôt de cette identité (nous en parlerons plus loin), il faut avouer que cet accord est admis dans les présupposés de la vie pratique, dans les recherches et dans les certitudes de la science. Si, dans leur fond dernier, pensée, être et action ne coïncident pas, ni nous ne pouvons savoir quelque chose de précis, ni nous ne pouvons nous conduire selon des règles prudentes, ni même nous ne pouvons vivre au jour le jour. L’unité de la vérité, de la réalité et de l’action est pour nous une exigence si absolue que nous sommes portés, par un élan irrésistible, à y voir, au delà de l’unité d’une discipline, de la philosophie, l’unité d’un être : l’unité de la philosophie se fonderait dans l’existence de Dieu. Selon la belle formule de saint Augustin, la ratio intelligendi, causa essendi, regula vivendi qui est l’objet et l’unité de la philosophie est Dieu même. (Voir, dans saint Bonaventure, Itinerarium mentis in Deum, c. v.)

En partant d’une analyse de la science, analyse pratiquée selon les méthodes de la pensée contemporaine, nous avons fini par aboutir à définir l’objet de la philosophie et sa division comme saint Augustin et saint Bonaventure. Il n’y a pas là, on a pu s’en convaincre, de tour de passe-passe. C’est que, malgré l’opinion commune insuffisamment renseignée, les philosophes chrétiens du Moyen Age arrivaient à la philosophie exactement par la même réflexion que la critique contemporaine. La philosophie était pour eux autant que pour nous une réflexion sur la science. Seulement, la science en question, au lieu d’être principalement la connaissance mathématique et physique du monde matériel, était avant tout la connaissance du monde spirituel, et avant tout des vérités révélées par Dieu. Ancilla theologiæ : non pas en ce sens absurde que les vérités premières philosophiques soient révélées par Dieu ou définies par l’Église, mais en ce sens que le philosophe tâche de comprendre jusqu’au bout, du moins jusqu’à ce qu’il ne puisse aller plus loin, les vérités révélées déjà organisées en un système intelligible. Le philosophe du Moyen Age trouvait la philosophie dans son effort pour penser intégralement la théologie, comme Descartes la trouve dans son effort pour penser intégralement sa géométrie.

Même à notre époque, toute philosophie n’est pas exclusivement une critique et un achèvement de la mathématique et de la physique. De grands systèmes ont leur origine dans d’autres disciplines : celui de M. Benedetto Croce est une réflexion sur l’histoire et sur l’art ; celui de M. Bergson pourrait être défini une réflexion sur la psychologie et sur la biologie ; le positivisme français s’est engagé sur une voie où il devient principalement une réflexion sur la sociologie. L’intense travail poursuivi, surtout en Allemagne, autour de la religion (histoire, psychologie), a au moins contribué à orienter certains systèmes. La manière de philosopher d’Augustin ou de Thomas d’Aquin doit donc être tenue par nos contemporains aussi légitime que celle d’un Bergson, d’un Durkheim, ou d’un Tröltseh.

Examinons, en effet, comment se constituaient les philosophies chrétiennes du Moyen Age. Pour saint Anselme, elle est fides quærens intellectum, exactement comme on pourrait la définir, dans l’esprit de M. Brunschvieg : mathesis, physica quærens intellectum. En effet, bien avant Anselme (par exemple, chez Augustin, Jean Damascène, etc.), les données de la foi ont été exprimées en concepts nettement définis, en formules, en théories, expliquées et prouvées dans la mesure où elles en sont susceptibles. Le savant doit étudier la valeur de ces concepts, formules, théories, etc. : il lui faut une logique, et cette logique lui est heureusement fournie par l’héritage de l’antiquité. Les données de la foi se rapportent à un objet : Dieu et la révélation, la révélation concernant le monde physique et spirituel et l’action de Dieu sur ce monde. Il est trop évident que la révélation suppose Dieu et le monde déjà connus en partie, comme l’arithmétique suppose le nombre déjà connu. Des deux côtés, la clarté apparente d’une réalité complexe va se résoudre par l’analyse en éléments premiers et en principes premiers. La théologie veut une métaphysique. Toutes les données de la foi sont orientées vers une fin, la vie éternelle. Rien n’est si souvent mentionné dans l’Écriture, c’est tout le ressort de la vie chrétienne. Un enseignement organisé sur la destinée a très rapidement pris la forme scientifique ; déjà, au iiie siècle, les Testimonia de l’Écriture sont classés d’après des concepts, et les petits traités moraux de saint Cyprien coulent les exhortations chrétiennes dans les cadres de l’éthique philosophique. A plus forte raison, aux xiie-xiiie siècles, la morale théologique possède une systématisation qui doit être poussée jusqu’au bout. Il lui faut donc une philosophie morale intégrale, que Thomas d’Aquin constitue par des procédés uniquement rationnels et sur des fondements qu’il veut uniquement rationnels. Le processus de notre philosophie chrétienne traditionnelle est donc, en son fond, identique au processus des philosophies les plus récentes. Pour qu’il fût illégitime, il faudrait que le privilège de fournir un point de départ à la philosophie n’appartînt qu’à une seule science, par exemple, aux mathématiques ; ou bien il faudrait concevoir l’autonomie de la philosophie comme excluant la révélation. Nous avons déjà rejeté la seconde objection, qui n’est qu’une sottise ; la première sera examinée plus loin.

Bien entendu, la philosophie chrétienne a son unité encore bien plus fortement que toute autre : c’est Dieu qui est la ratio intelligendi, causa essendi, lex vivendi. Mais, si la philosophie a son objet, son unité et sa division tripartite, par quelle méthode convient-il d’étudier cet objet ?

IV. MÉTHODE DE LA PHILOSOPHIE.

Il est évident qu’à rechercher les principes implicites d’une démonstration mathématique, à scruter la nature des éléments ultimes des corps, à suivre l’élan total de la vie morale, on emploie des méthodes différentes. Nous ne pouvons cependant entrer dans le détail des méthodes de la logique, de l’épistémologie, de la philosophie première et de l’éthique. Cela est du ressort des traités de philosophie. Nous serons donc obligés de rester dans le vague en ne caractérisant que de manière assez générale la méthode de la philosophie. Il semble qu’une analyse idéale de l’esprit, aussi bien que la considération historique des sociétés et des sciences, nous révèle quatre méthodes possibles : méthode purement rationnelle à priori, méthode purement empirique, méthode de la raison expérimentale, méthode réflexive. On sait que la méthode à priori consiste à partir de notions et de principes définis par l’esprit et d’en tirer des conséquences, sans les emprunter aux faits ou les comparer avec les faits. On sait que la méthode purement à posteriori consiste à observer les faits, à les décrire, à en tirer les enseignements qu’ils comportent, mais sans dépasser ce que révèle l’observation immédiate. On entend par méthode de raisonnement expérimental celle qui observe les faits avec soin et précision, mais use d’hypothèses et de principes pour les observer, et surtout dégage des faits les principes implicites et tire de ces principes des conséquences. Enfin, la méthode réflexive consiste à user de la capacité qu’a notre esprit de connaître ses propres actes, de prendre le résultat de sa pensée pour objet de pensée, et ce nouvel objet pour objet de pensée, et ainsi de suite à l’infini.

Méthode purement empirique.

Un instant de réflexion suffit pour montrer qu’une méthode totalement empirique entraîne une suppression totale de la philosophie. Si le savoir ne peut pas dépasser les faits bruts, c’est-à-dire nos sensations (car un fait brut n’est qu’une sensation, à l’endroit où on l’éprouve et à l’instant où on l’éprouve), la réflexion sur les faits n’a ni valeur, ni même de sens. Le positivisme, pour qui la philosophie ne serait que la description des méthodes des sciences et le résumé de leurs lois encyclopédiques, dépasse donc largement l’empirisme, bien qu’il prétende s’y tenir : de là son incohérence. D’ailleurs, les travaux si nombreux et si puissants, faits depuis cinquante ans sur la logique des sciences, ont éliminé l’empirisme radical : tout le monde reconnaît aujourd’hui que la science est le résultat d’une collaboration de l’esprit et des choses, et que cette collaboration donne des résultats légitimes.

Méthode purement à priori.

Pareillement, une méthode uniquement à priori est évidemment inapte à fonder la philosophie. Pour qu’elle réussît, il faudrait admettre que l’esprit possède le pouvoir prodigieux, en tirant de lui seul des idées, de reconstruire le monde tel qu’il est. Notre esprit devrait posséder une activité intellectuelle qui restaurât totalement, dans l’ordre de la connaissance, la genèse réelle des choses : en somme, il faudrait que Dieu pensât en nous.

Si pareille prétention a pu être émise par Hegel, l’écroulement de sa philosophie a eu pour effet de rendre les philosophes plus réservés. Tout le monde comprend aujourd’hui que, si un système était construit totalement à priori, il ne porterait pas en lui-même la preuve de sa vérité. Il faudrait au moins le contrôler par les données réelles de l’univers, de telle sorte qu’après la philosophie à priori, il en faudrait une seconde qui ne serait plus à priori. Il est d’ailleurs très remarquable que, si certains philosophes prétendent encore user d’une méthode à priori et construire la réalité par la pensée, ils emploient cette méthode avec toutes sortes de correctifs. La dialectique synthétique, telle que l’ont employée Hamelin, Essai sur les éléments principaux de la représentation, Paris, 2e éd., 1925, ou René Hubert, Essai sur la systématisation du savoir scientifique, dans Rev. de métaph. et demor., juillet 1922, ne construit pas la réalité, elle la reconstruit plutôt. C’est-à-dire que, connaissant déjà le monde réel, avec la vie, la personnalité, la liberté, les auteurs combinent les éléments à priori de la représentation, de manière à retrouver ce qu’ils connaissaient déjà en fait. Leur philosophie, malgré sa méthode en apparence purement dialectique, suit la science et la psychologie ; et, loin de s’enfermer dans la nécessité qu’implique une pure déduction d’idées, elle reconnaît une contingence.

Méthode expérimentale.

Il semblerait donc que le moment serait venu, pour les philosophes, de constater leur accord profond sur les thèses fondamentales du rationalisme, et d’user sans restriction de la méthode que nous avons appelée de la raison expérimentale, méthode qui consiste à trouver, dans les faits eux-mêmes, une pensée implicite qu’on en dégage et qui donne lieu à des déductions, à des théories.

Si l’emploi de la raison expérimentale, admis par tous ceux qui pensent à l’heure actuelle, ne donne pas lieu pour tous à une philosophie intégrale, c’est que cet emploi est arbitrairement limité par des postulats que tout à l’heure nous allons indiquer.

Méthode réflexive.

La quatrième méthode, méthode réflexive, a certainement sa place en philosophie. On s’en peut servir de deux manières, que nous appellerions subjective et objective.

D’abord, nous sommes capables non seulement de percevoir et de penser, mais de percevoir notre perception et de penser notre pensée. C’est ainsi, dit saint Thomas, que notre âme se connaît elle-même. Car elle ne se voit pas directement ; elle n’est capable que de se voir agissante, c’est-à-dire, quand elle agit, de revenir sur son acte et de se saisir dans son acte. C’est de la même manière que, contre les sceptiques, saint Augustin montrait le quid inconcussum de la certitude : impossible, pour celui qui doute, de ne pas apercevoir cette vérité qu’il exprime un doute ; le doute engendre la réflexion sur le doute qui fait apparaître la vérité de la connaissance et de l’âme. Le cogito cartésien est une application de cette méthode. Elle joue un rôle éminent dans la philosophie de maints penseurs contemporains, comme Jules Lachelier ou M. Léon Brunschvicg. Inutile d’en montrer la légitimité. Seuls les positivistes l’ont rejetée. Il semble bien qu’aujourd’hui tout le monde est d’accord pour en reconnaître la valeur.

La méthode réflexive objective consiste à prendre pour objet de pensée non pas l’acte subjectif de prise de conscience, mais le résultat de cet acte, soit le concept qu’il construit, soit le jugement qu’il formule. Par exemple, dit saint Thomas, nous avons une certaine connaissance de la nature humaine ou de la nature d’un animal. La réflexion prend pour objet cette conception et y reconnaît qu’elle est une espèce ou un genre. Exposé excellent dans Akos von Pauler, Logik, Versuch einer Theorie der Wahrheit, Berlin, 1929, p. 268-277. A son tour, elle peut prendre pour objet l’idée d’espèce et de genre et y reconnaître telle propriété, et ainsi de suite. Edmund Husserl enseigne la même méthode en distinguant des opérations attributives et des opérations syntactiques. Une opération attributive est une opération logique primaire (cette encre est rouge). L’opération syntactique prend le jugement attributif pour objet, elle en fait un objet, ou plutôt une objectivité ( « cette encre est rouge » est un jugement). A son tour, l’objectivité ainsi obtenue peut être prise pour objectivité, et ainsi être rangée (d’où le nom de syntaxe, συντάττω) dans un système qui l’englobe, et ainsi de suite. Husserl, Formale und transzendentale Logik, Halle, 1929, p. 93-105 et 259-275. Inutile de montrer que ce procédé, dont usent les sciences rationnelles, est à sa place en logique, et qu’il le sera en ontologie. Les analyses fameuses du mouvement, de la puissance, du lieu, du temps, faites par Aristote et reprises par saint Thomas, impliquent ce procédé (le lieu de ce corps est une limite ; la limite de ce lieu est immobile, etc.).

De l’usage de ces méthodes.

Mais pourquoi, si la philosophie possède des méthodes dont tout le monde, en somme, reconnaît la légitimité, comment se fait-il qu’on n’ose pas les employer, et que les systèmes de philosophie soient construits par des procédés si opposés ?

Si tous usent de la raison expérimentale ; si, à l’exception de quelques positivistes à la vue étroite, tous usent de la méthode réflexive, certains se bornent à étudier la vie de l’esprit ; et, dans la réalité du monde, ils étudient ce qui est assimilable ou plutôt, selon eux, identique à l’esprit. Ou bien ils sont retenus par une excessive timidité d’intelligence, et considèrent comme une audace intempestive d’aborder la métaphysique ; ou, plutôt, ils ne croient pas que l’esprit humain soit capable de connaître autre chose que soi-même. L’emploi des méthodes est ainsi limité par certains postulats (par exemple, le postulat d’immanence).

Énumérer et discuter ces postulats serait infini. Nous nous contenterons de signaler qu’on les proclame beaucoup plus qu’on ne leur est fidèle, parce qu’on ne peut pas leur être fidèle. D’abord, des langages absolument opposés recouvrent parfois des conceptions assez parentes : ainsi, nos contemporains appellent volontiers idéalisme toute doctrine qui fait sa place à l’activité de l’esprit, au lieu d’attacher celui-ci à reproduire passivement des choses données. De tels idéalismes peuvent toucher ce que, à un autre point de vue, on appellerait réalisme. Ainsi, L. Brunschvicg, maître chez nous de l’idéalisme, enseigne que l’esprit tire absolument de soi la science, qu’il se dirige comme il lui plaît, selon une liberté d’essor infini. L’esprit reçoit seulement un « choc » des choses, lequel ne révèle rien, et n’est pas cause de connaissance : c’est seulement une résistance qui est occasion de nouvelles démarches spirituelles. Mais comment, dirons-nous, ce « choc », qui arrête la pensée, qui l’infléchit, ne serait-il pas lui-même objet de pensée et déterminable en quelque façon ? Les objets extérieurs sont donc extérieurs et connus pour M. Brunschvicg comme pour un réaliste aristotélicien (réserve faite d’une interprétation métaphysique sous-jacente).

Remarquons ensuite que les doctrines peuvent bien, dans les mots, proclamer des postulats limitant arbitrairement la philosophie et nier des vérités nécessaires ; en fait, elles usent de ces vérités, elles en vivent, et sont, selon la si juste expression de M. Maurice Blondel, des doctrines « parasitaires ». Car elles vivent d’une autre doctrine qui leur fournit sa propre substance ; et toute leur activité va à tuer cette doctrine qui les fait vivre. Ainsi, les théories positivistes, pragmatistes, etc., qui refusent à la pensée le pouvoir de connaître autre chose que des faits et des opinions humaines invérifiables, admettent malgré elles un pouvoir intellectuel de connaître le réel objectif et de l’exprimer en principes généraux. Car ces théories (à moins de n’avoir aucun sens) portent sur des réalités objectives (l’esprit humain, les événements de l’histoire, etc.) et énoncent des principes universels sur la capacité ou l’incapacité de l’esprit humain.

Ainsi donc, si l’on tient compte de ce qui est communément admis sous des terminologies diverses et en apparence opposées ; si l’on tient compte de ce qui passe par osmose d’une doctrine dans une autre doctrine, la philosophie moderne présente un spectacle moins chaotique qu’on ne croirait à première vue. Bien plus, celui qui entreprendrait le double travail requis de traduction et de détermination des données communément acquises, et qui en poursuivrait les premières exigences, dégagerait assez vite les principes de la Philosophia perennis. Cette philosophie accepterait, quitte à en scruter les fondements, l’expérience humaine organisée et la logique impliquée dans les sciences ; elle interpréterait la connaissance comme une prise de possession du réel par la pensée ; par une analyse réflexive de la connaissance empirique, elle obtiendrait une phénoménologie qui serait, par ailleurs, une ontologie ; elle mettrait à la base de la connaissance l’acte d’abstraction, entendu, non comme un procédé qui isole des caractères donnés, mais comme un acte créateur de relations destinées à mesurer et comme à étreindre le réel. Cette philosophie serait, en somme, un intellectualisme réaliste.

Mais ces deux mots, le second surtout, ont aujourd’hui « mauvaise presse », surtout quand on les applique à la philosophie traditionnelle de l’Église. Nous devons nous arrêter là, pour dissiper de très graves préjugés.

V. LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE ET L’INTELLECTUALISME.

Si, par « intellectualisme », on entend une méthode et une doctrine qui prétendent que tout est explicable par la raison, l’intellectualisme s’oppose évidemment au christianisme. « La doctrine qui affirme l’absolue suffisance de la pensée humaine, conceptuelle et discursive en matière morale et religieuse n’est pas autre chose que le rationalisme sous sa forme la plus crue. » Rousselot, article Intellectualisme, dans le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, t. ii, col. 1069. Mais ces prétentions, qui furent celles de la métaphysique de Hegel, ou, d’une autre manière, du scientisme, sont aujourd’hui plus que démodées : il est trop évident que l’intelligence humaine est plongée dans un océan de mystères impénétrables, et le danger consiste plutôt à la croire radicalement impuissante.

Or, pour être chrétien, il faut accorder à son intelligence un certain crédit ; il faut être sûr que notre intelligence est capable de connaître des choses réelles en dehors de nous ; que nos propositions, démonstrations, théories, sont susceptibles d’avoir un sens objectif ; que nous pouvons donc connaître l’abstrait ou l’universel ; que nous sommes capables de prouver des vérités non constatables par les sens. — Ces certitudes premières sont impliquées et exigées :

Par le christianisme qui impose à ses fidèles des vérités à croire.

La foi est d’abord une adhésion intellectuelle, voir l’art. Foi ; elle exige en nous la capacité de comprendre et d’exprimer des vérités objectives notifiées abstraitement. S’il en était autrement, les énoncés dogmatiques seraient purement verbaux et sans rapport avec notre vie spirituelle. La foi suppose par là même que nous sommes en mesure de prouver la vérité de la révélation : car une adhésion sans motifs intellectuels pourrait bien être une impulsion sentimentale ou un coup de force du vouloir, elle ne serait pas un « culte raisonnable », tel que celui demandé par l’apôtre Paul, et nous voyons que Jésus a prouvé sa mission par des arguments. Bien plus, saint Paul déclare que la raison humaine, par ses seules forces, a la puissance de connaître Dieu, et que les païens de l’hellénisme sont inexcusables de n’avoir pas connu Dieu par ses œuvres : cet enseignement de saint Paul a été repris et défini explicitement par le concile du Vatican. Inutile enfin de rappeler quelle a été la pratique des premiers apologistes, des Pères, des docteurs ; quel a été toujours l’enseignement de l’Église ; comment elle a, par d’innombrables bénédictions, encouragements, ordres, favorisé la philosophie intellectualiste de saint Thomas. Nous devons déclarer que le sens et le sort du christianisme sont solidaires du sens et du sort de l’intellectualisme, entendu au sens indiqué plus haut.

Par la pratique de la vie morale.

La distinction primitive du bien et du mal, le discernement de finalités objectives et de règles s’imposant comme devoirs, l’accord entre le sujet agissant et l’ordre extérieur par la bonne intention, l’impartialité requise pour reconnaître concrètement ce qu’il faut faire, les appréciations par la conscience des actes accomplis, tous ces jugements essentiels de la moralité supposent l’intelligence. Et ils supposent une intelligence pensant en idées générales et s’adaptant à un ordre objectif. Il n’y a moralité que s’il y a une philosophie intellectualiste réaliste.

Par la science.

Nous l’avons déjà montré plus haut. Il suffit de lire avec attention des ouvrages scientifiques, aussi bien de première main que de vulgarisation, pour y trouver sans cesse l’attestation que l’auteur use de propositions, de preuves, de théories, impliquant la croyance à la valeur objective d’une raison abstraite. Les travaux d’Emile Meyerson sur l’histoire des sciences mettent ces attestations en un jour éblouissant. Il est vrai que M. Meyerson prétend faire simplement œuvre d’historien, et n’en pas tirer de conséquences métaphysiques. Mais il nous suffit de constater que les sciences impliquent un intellectualisme réaliste, et disparaissent s’il disparaît.

Par la vie spontanée des hommes et ce qu’on appelle le « sens commun », pourvu que « sens commun » désigne les premiers principes solidifiés de la pensée spontanée, non les préjugés sociaux.

Il est clair, en effet, que la recherche scientifique continue, en les affinant, les procédés et les exigences de la pensée spontanée. Des théoriciens paradoxaux ont soutenu récemment que la science va à rencontre du sens commun, qu’elle dissout le sens commun : on se rend compte aisément que pareil paradoxe repose sur une confusion. Science et philosophie dissolvent, en effet, les préjugés sociaux ou les croyances massives formées par fusion d’idées très complexes : là est une des vérités mises en valeur par le bergsonisme. Mais science et philosophie continuent, de la manière la plus authentique, les recherches et les procédés purement intellectuels de la pensée spontanée. On en trouvera des preuves convaincantes chez des épistémologues aussi opposés les uns aux autres que Léon Brunschvicg (Les étapes de la philosophie mathématique, t. I, c. i, p. 7-26), M. Emile Meyerson (La déduction relaliviste, p. 70), le P. Garrigou-Lagrange (La philosophie de l’être).

Par toute philosophie, quelle qu’elle soit.

Tout système, nous l’avons déjà remarqué, enseigne des vérités universelles objectives, même le positivisme, le pragmatisme entendus au sens le plus radical. Ils enseignent, en effet, sur la science, la généralisation, les lois, etc., ce qui suppose des idées générales représentant des catégories de choses réelles et des vérités pensées valant universellement. Des systèmes qui nient les idées générales et leur valeur objective, et la capacité de l’esprit de connaître l’universel, nient donc les conditions essentielles de leur signification. Rien de plus complètement absurde qu’un système niant ce qui rend possible les systèmes ; rien de plus absurde qu’une pensée niant les conditions nécessaires de la pensée. Là est la force des célèbres démonstrations par lesquelles Aristote, dans sa Métaphysique, établit le droit que nous avons d’affirmer sur le réel ; aujourd’hui, l’école phénoménologiste a repris, d’une manière nouvelle, ces analyses. Husserl, par exemple, établit irréfutablement que tout psychologisme, c’est-à-dire toute doctrine confondant la valeur objective de la vérité avec la valeur subjective d’opérations mentales, est une doctrine qui se nie elle-même. La pensée et son objectivité sont donc des données primitives que la philosophie peut décrire (phénoménologie), expliquer jusqu’à un certain point, critiquer même pour en éprouver la solidité, mais non rejeter. Nous devons donc être résolument intellectualistes.

Difficultés que l’on fait à l’intellectualisme.

Si l’intellectualisme, si surtout l’intellectualisme réaliste sont si souvent aujourd’hui attaqués ou tournés en dérision, c’est qu’on en fait une caricature, ou qu’on lui oppose des postulats plus que contestables.

1. Parmi ces postulats, le premier à signaler, parce qu’admis sans discussion par nombre de contemporains, est « le principe d’immanence ». Ce principe, qu’on invoque souvent, n’est pas fréquemment formulé, ou il est formulé très différemment. Si on l’exprime dans les termes de Maurice Blondel (rien ne peut entrer en l’homme qui ne corresponde, en quelque façon, à un besoin d’expansion), il pose une loi de l’activité humaine que déjà saint Thomas avait exprimée sous d’autres concepts. Voir, dans le Diction. apolog., l’article Immanence. On peut sans doute mal entendre cette loi et s’en servir contre l’intellectualisme ; mais ces questions ne sont pas à traiter ici. Au contraire, il y a une formule du principe d’immanence qui pose à priori l’idéalisme le plus radical ; « Il n’y a pas d’au-delà de la pensée », la pensée ne peut atteindre que ses propres actes. Peut être la formule récente d’Edouard Le Roy, « la pensée est ingénérable », n’est-elle qu’une forme du principe d’immanence.

Sous ces formules, il y a d’abord (et c’est ce qui les rend plausibles) une constatation évidente sur la nature de la connaissance ; nous ne connaissons que ce qui, d’une manière ou d’une autre, est devenu objet de pensée. Au fond, c’est un truisme, mais un truisme redoutable, parce que son expression verbale risque de tromper. « Je ne connais que ce que je pense. » C’est absolument évident : comment connaîtrais-je ce dont je n’ai pas la pensée ? Mais n’allez pas donner à ce truisme indiscutable le sens absurde : « Je ne connais que les actes de ma pensée. » Car « ce que je connais », ou, autrement dit, l’objet de ma pensée n’est pas l’opération par quoi je pense, mais le terme objectif (réel ou idéal) de mon opération. Et ceci est évident. Aussi, quand on presse un peu le sens du principe d’immanence, tel que le proposent nos contemporains, ce sens s’évapore. Chez L. Brunschvicg, l’immanence a une limite, le « choc » qui oppose une barrière à l’activité de l’esprit et le contraint à chercher des procédés nouveaux et des solutions inédites ; ce « choc » est évidemment étranger aux esprits individuels. Que si on le résorbe dans une pensée supra-individuelle (et il y a bien des chances pour que ce soit la conviction de L. Brunschvicg), c’est là une thèse métaphysique à priori, et, en tout cas, énoncer une telle thèse est reconnaître à notre pensée individuelle le droit de dire le vrai sur des réalités qui la dépassent absolument. Quelque artifice de psychologie logique qu’on fasse intervenir, on a admis en fait un intellectualisme réaliste.

De même, chez Edouard Le Roy. S’il n’y a pas d’au-delà de la pensée, si la pensée est ingénérable et si nous sommes toujours en elle, on a mis par avance dans cette pensée toutes sortes de choses, en particulier la biosphère et toute la vie qu’elle renferme, plus les minéraux. Cela revient, en somme, à appeler tout « pensée », ce qui permet ensuite de dire qu’il n’y a que la pensée. Comme le jeu verbal puéril ne peut être le fait d’un penseur aussi profond qu’Éd. Le Roy, ne serions-nous pas autorisés à entendre son principe de la manière suivante qui, elle, est indiscutable ? « La pensée est ingénérable », c’est-à-dire : « Il y a toujours eu de la pensée », « la pensée ne peut admettre un moment où il ait pu ne pas y avoir de pensée ». Car la vérité est éternelle, et la vérité implique une pensée qui la fonde. Ce principe supporte la philosophie de Platon ; il est présent partout chez saint Augustin et chez saint Anselme. Et nous osons dire que saint Thomas l’admet implicitement. Saint Thomas admet, en effet, que la finalité (c’est-à-dire le mouvement déterminé vers un terminus ad quem) exige l’intelligence, ou immanente à l’être qui agit, ou lui fixant du dehors la loi de son activité. N’est-ce pas admettre, comme évident, que la pensée est présupposée par tout ? Actio agentis, ad hoc quod sit conveniens fini, oportet quod ei adaptetur et proportionetur, quod non potest fieri nisi ab aliquo intellectu, qui finem et rationem finis cognoscat, et proportionem finis ad id quod est ad finem ; aliter convenientia actionis ad finem casualis esset. De potent., q. i, a. 5. — On pourrait citer beaucoup d’autres textes. C’est la possibilité même de l’action transitive en général, en tant que dirigée vers un terme, qui exige l’intelligence ; ou, en d’autres termes, à moins d’opter pour le hasard, le chaos et la folie, il faut supposer la pensée pour expliquer ce qui ne pense pas. Ces principes sûrs sont ceux de la philosophie thomiste ; et, si Éd. Le Roy n’entend qu’eux par sa formule « la pensée est ingénérable », nous sommes d’accord avec lui.

2. Après les postulats qui, à l’avance, condamneraient l’intellectualisme réaliste, il y a, et c’est encore plus grave, les déformations : on en fait couramment une caricature. Il consisterait, en métaphysique, à poser un monde d’objets fixés à jamais, et, en épistémologie, à dire que l’esprit humain, par l’opération de l' « intellect-agent », c’est-à-dire par abstraction, pénètre d’un coup les essences immuables des choses. La connaissance humaine serait ainsi composée, comme un gigantesque jeu de patience, de petits morceaux indéformables, les concepts reproduisant les essences, que nous pourrions diversement combiner, mais nullement modifier. Le thomisme serait donc une négation de l’activité intellectuelle.

Nous croyons que les premiers philosophes « néothomistes », dont l’horizon de pensée était partout fermé par le front positiviste, ont quelque peu donné dans ce travers. Ils menaient la lutte contre l’empirisme ; et, comme il arrive toujours dans le combat, ils se laissaient imposer par l’adversaire le terrain du combat, voire les armes. Ils ont décrit l’abstraction de manière trop matérielle, comme si elle consistait simplement à laisser tomber les accidents individuels pour posséder la plénitude de l’essence. Mais saint Thomas n’est pas responsable des fautes d’expression de quelques-uns de ses interprètes tardifs. En réalité, saint Thomas sait très bien que nous n’avons pas une intuition directe et immédiate des essences (voir notre livre, Réalité et relativité, Paris. 1927, p. 72-101 et 259-277), et que nous conquérons celles-ci peu à peu, en les construisant en quelque sorte. Sans doute, il ne s’est pas livré à une analyse des démarches scientifiques, à la manière de L. Brunschvicg et de M. Meyerson ; il en aurait été bien empêché au xiiie siècle. Mais il a décrit, avec une précision qui aujourd’hui encore peut servir de modèle, la triple ascension que nous devons accomplir pour atteindre l’essence. Une première abstraction, qui, pourtant, est déjà active et doit n’être pas confondue avec l’acte d’isoler une propriété matérielle, découvre les relations physiques, les lit dans les phénomènes corporels. A un degré plus élevé, l’abstraction découvre les relations mathématiques qui, bien évidemment, ne sont pas contenues dans la matière sous la forme où nous les connaissons. Enfin, le mouvement de l’activité intellectuelle s’achève dans la découverte des éléments les plus intimes de l’être, des éléments métaphysiques (prédicaments, prédicables, transcendantaux). L’activité de l’esprit ne trouve donc pas l’essence, elle la construit par un triple mouvement ; sa construction n’est nullement identique aux sensations provoquées par la matière, elle est suggérée, indiquée, par leur résistance opaque à l’esprit. Si l’idéalisme contemporain ne demande pas autre chose quand il réclame pour l’activité de l’esprit (et demander davantage est abusif), nous pouvons être d’accord avec lui.

Enfin, l’intellectualisme réaliste est défiguré en ce qu’on affecte de le confondre avec un verbalisme. On suppose que l’essence étant censée passer tout entière dans le concept, et celui-ci étant adéquatement représenté par le mot, le philosophe thomiste croirait manipuler dans son langage les réalités dernières. Et, comme cette prétention est insoutenable, il en serait puni en ce qu’au lieu de traiter des essences, il ne traiterait que des mots.

Quoi qu’il en puisse être de la scolastique tardive, les reproches précédents n’atteignent nullement les grands maîtres, un Bonaventure et un Thomas d’Aquin. Ce que nous venons de dire sur la construction de l’essence le prouve. Il faudrait distinguer ici le point de vue psychologique et le point de vue logique. Au point de vue psychologique, notre pensée est essentiellement constructrice, systématique. Tout jugement est déjà un raisonnement : dire qu’il fait beau temps suppose que je sais ce que c’est que beau temps, et que j’interprète certaines sensations comme signes d’un état atmosphérique. De même, tout concept implique, pour parier comme M. Goblot, des jugements virtuels : l’idée de table ou d’encrier n’a de sens que si, implicitement, je définis ces objets ou leur attribue certaines propriétés. Ainsi, toutes nos pensées sont systèmes, constellations ; et, au point de vue psychologique, nous pouvons dire que le jugement prime le concept. Mais le point de vue logique est opposé. Pratiquant sur les « objectivités » pensées une analyse idéale, nous résolvons les raisonnements en jugements et les jugements en concepts. Ce point de vue n’est pas seulement légitime, il est exigible ; nous devons envisager la structure de la vérité et en dépecer les formes et les éléments. Par là, nous arrivons au concept, qui, étant plus simple, prime le jugement. Mais nous n’ignorons pas qu’il n’y a jamais adéquation entre les jugements et concepts pensés et les mots : le langage a trop d’éléments extralogiques (émotifs, ou d’utilité pratique, ou d’habitudes sociales, ou de simplifications assimilatrices) pour être censé exprimer la pensée, et encore moins représenter totalement les essences des choses.

Ajoutons enfin que l’intellectualisme bien entendu donne place, dans l’activité intellectuelle, a une certaine intuition. D’abord, l’intuition des premiers principes : dès l’aurore de la raison, l’enfant voit, d’une vue implicite, la vérité des principes qui fondent ses raisonnements. Ensuite, l’intuition qui anticipe, par vue d’ensemble, les détails de la solution ou les phases de l’observation. Bergson a décrit cette activité intense par vision en bloc dans ce qu’il appelle l’ « effort intellectuel ». D’autre manière, Maurice Blondel a décrit la « prospection », l’esprit tourné vers l’avenir, s’adaptant à une situation future et, par un mouvement qui engage tout l’être, dessinant une action qui implique une connaissance en bloc. Ces intuitions sans doute sont presque toujours confuses, et le rôle du philosophe est de les tirer au clair, dans la mesure du possible : elles n’en sont pas moins réelles, et notre intellectualisme reconnaît ce genre d’activité de l’esprit.

Cet intellectualisme, pour se justifier pleinement, doit avoir en Dieu sa source et son garant. Pour affirmer que tout jugement est nécessairement vrai ou faux, et éternellement vrai ou faux, il faut poser la vérité absolue et la lumière intellectuelle qui la révèle. Saint Augustin et saint Bonaventure croyaient que la vérité absolue et la lumière intellectuelle apparaissent aussitôt à celui qui pose le problème de la connaissance. On sait que saint Thomas, pour aboutir au même résultat, passe par un long circuit, mais, pour lui aussi, Dieu est le fondement de la vérité, et notre raison peut être qualifiée de lumière intellectuelle donnée par Dieu.

VI. PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE ET SCIENCE.

L’Église a fait sienne, jusqu’à un certain point, la philosophie de saint Thomas d’Aquin. Certains s’en inquiètent, ils souhaitent qu’on s’oriente vers l’augustinisme, ou vers telle ou telle doctrine : ils craignent que le thomisme ne soit pas accommodé à l’esprit moderne. A quoi les thomistes répondent que si la physique dont usait l’Aquinate est périmée, sa métaphysique en est indépendante et dure éternellement. En réalité, la difficulté qui arrête nombre de nos contemporains est beaucoup plus grave qu’une vague accommodation aux aspirations d’aujourd’hui ou que l’ignorance de quelques découvertes physiques. Il y va de la nature de la philosophie.

Le christianisme a dû, dès l’origine, avoir une philosophie implicite, car un homme raisonnable ne peut comprendre des énoncés théoriques, ou adhérer à des preuves, sans posséder implicitement une doctrine du réel et de l’intelligence. Assez vite, sous la pression des besoins théologiques, cette philosophie s’est exprimée en thèses ; et, au Moyen Age, l’Église a eu pour elle sa philosophie complète.

1° Or, prétend-on, aucune philosophie antérieure à la science moderne (c’est-à-dire, au moins à la mathématique de Descartes, à la mécanique de Galilée et à la physique de Newton) ne compte. En effet :
1. la philosophie, science de la pensée et par là science du réel, suppose que la pensée se possède elle-même. Or, jusqu’à la naissance de la science moderne, la pensée s’ignore elle-même, ignore ses procédés fructueux et prend pour fructueux ceux qui sont stériles.
2. La philosophie antérieure à la science ne procède pas par l’établissement de relations précises, puisqu’elle ne sait pas que seule la physique mathématique est la physique vraie. Elle procède par concepts, c’est-à-dire par des ensembles qualitatifs, complexes, vagues, indissociés. De pareils assemblages on ne peut tirer aucune vérité ; il eût fallu à leur place des relations quantitatives, simples, précises, analysées.
3. Seule la physique mathématique a inauguré la pensée « claire et distincte », donc la pensée sûre. Toute philosophie antécartésienne est forcément obscure et confuse : il faudrait la reprendre par la base.
4. Puisque les philosophies sont nécessairement liées à la science de leur temps, et que les sciences se transforment jusqu’à mettre en question leurs acquisitions précédentes, aucune philosophie bâtie sur la science d’une époque ne vaut. La philosophie doit donc être réflexion sur toute l’évolution de la science, elle se dégage de l’histoire totale de la pensée pour en mettre en lumière l’activité profonde. Ces thèses, formulées avec tant d’éclat par Léon Brunsclivicg, appuyées par lui sur une documentation énorme, sont acceptées ou défendues par beaucoup d’autres. Il importe absolument d’en dégager la part de vérité, qui est moins grande qu’il ne paraît, et surtout de voir qu’elles supposent de la philosophie une conception beaucoup trop étroite.

2° La première thèse énoncée est vraie : la philosophie, théorie de la pensée et de la réalité connue par elle, suppose que la pensée se possède elle-même. Mais on en tire une conclusion qui la dépasse immensément. Est-ce que la pensée n’a pas réussi, avant Galilée et Newton, à se posséder soi-même, au moins quant à ses démarches premières et ses objets fondamentaux ? Remarquons, en effet, que la science, quelque raffinée qu’elle soit, continue les procédés du sens commun, use de ses principes et suppose ses objets : les méthodes logiques de distinguer et d’identifier, la recherche de l’identification comme explication dernière, l’acceptation d’un monde objectif de choses existantes et d’un monde idéal de vérités, appartiennent à la pensée commune et à toute science, voire à la science des Grecs ou du Moyen Age. C’est là un fondement stable pour bâtir la philosophie : qu’il y ait des objets réels, une vérité nécessaire, une raison assurée, c’en est assez pour philosopher. Remarquons ensuite que la philosophie d’autrefois (nous parlons de la philosophie chrétienne ) a possédé ses points de départ établis par la plus rigoureuse critique, mentionnons seulement la certitude primitive du cogita, mise en une lumière éblouissante par saint Augustin, la vérité intelligible se découvrant irrésistiblement dans l’analyse du doute, l’idée universelle d’être et les premiers principes. A supposer que la science d’Einstein, de Heisenberg et de Louis de Broglie doive apporter à la philosophie des enseignements qui en changent le cours, il y avait déjà des données immuables permettant de justifier des doctrines éternelles.

2. On reproche à la philosophie traditionnelle d’être absolument liée à une doctrine périmée des concept., Nous convenons sans détour que beaucoup de concepts d’autrefois représentent des complexes vagues qui sont à dissocier : ainsi, les anciens concepts de « sens », d’ « espèce impresse », d’ « espèce expresse », d’ « action sur le sens », etc. Pour parfaitement légitimes et réels que soient ces concepts, ils expriment à la fois des multitudes d’opérations que s’essaie à distinguer la psychologie expérimentale : ce travail de clarification est à poursuivre partout où il est possible. Mais tous les concepts de la philosophie traditionnelle ne sont pas de cette espèce. Bien au contraire, l’œuvre de clarification, de dissociation jusqu’aux derniers éléments avait souvent été accomplie avec une acribie admirable : il suffit de renvoyer le lecteur à tant de pages de saint Thomas, où l’analyse logique et métaphysique est poussée avec une rigueur qui n’a pas été surpassée. Or, cette analyse si sûre d’elle-même était parvenue à isoler beaucoup d’éléments ou de principes au delà desquels il était impossible de la prolonger : on atteignit par là des fondements inébranlables de la philosophie (par exemple, les transcendantaux, les premiers principes, etc.). On nous pardonnera de ne pas faire ici une énumération : nous n’avons pas à composer un traité de philosophie. Par ailleurs, l’exigence serait injustifiée de fonder la philosophie uniquement sur des éléments obtenus par méthode analytique. Il y a aussi des certitudes primordiales qui adhèrent à des blocs, grâce à une intuition intellectuelle. Cette intuition est rare pour atteindre des réalités premières ; elle risque d’être confuse quand elle atteint des ensembles. Ce n’est pas un motif pour en nier le rôle si important. Comme nous le disions tout à l’heure, nous possédons, grâce à des intuitions primitives, une connaissance habituelle des premiers principes qui remonte à l’aurore de notre raison à chacun ; la vision immédiate de la connaissance de la vérité impliquée dans le doute, et de la pensée personnelle impliquée dans cette connaissance (saint Augustin), est une intuition ; on pourrait en dire autant pour la connaissance de l’être universel ; enfin la saisie en bloc d’une démonstration, après qu’on en a compris à part chaque articulation, appartient au même mode de comprendre. Nous maintenons donc que la philosophie avait, bien avant le xviie siècle, des bases sûres, à savoir : des concepts logiques analysés jusqu’au bout et dont l’usage objectif était vérifié, des principes de pensée saisis par une intuition primitive, la capacité pour la pensée de voir en bloc des éléments enchaînés et déjà connus chacun pour soi. Seulement, on nous objecte que les concepts analysés par l’ancienne philosophie, avec quelque subtilité qu’ils aient été formés, n’ont plus de valeur ni même de sens pour l’intelligence moderne formée aux mathématiques.

3. Or cette objection, formulée avec une tranquillité si superbe, est démentie par le développement même de l’intelligence moderne. Nombreuses sont aujourd’hui les philosophies qui, loin de s’appuyer uniquement sur la connaissance mathématique, sont fondées principalement ou même uniquement sur d’autres disciplines. Il y a des philosophies fondées sur l’histoire (M. Benedetto Croce), sur les sciences biologiques (en grande partie M. Bergson), sur la sociologie (Durkheim et ses disciples), sur la biologie et la sociologie (Georg Simmel). Nous pourrions continuer l’énumération, qui a une valeur probante, car personne ne conteste sérieusement à ces penseurs le droit de bâtir leurs systèmes sur l’histoire, la biologie, etc. D’où viendrait, en effet, le privilège exorbitant attribué à la physique mathématique d’être seule capable de porter l’édifice philosophique ? De sa nature quantitative donnant prise à la mesure exacte, de sa rigidité, de ce que les notions mathématiques sont le plus près des notions logiques, de la valeur éternelle évidente des vérités mathématiques. Tout cela est vrai, et Malebranche disait qu’après les saintes Écritures les sciences mathématiques sont celles dont l’étude nous rapproche le plus de la vérité première. Il reste cependant que les mathématiques ne concernent que le spatial, le matériel, et il serait étrange que notre esprit ne pût arriver à se connaître que par l’intermédiaire de la science des corps.

On sait en quel sens saint Thomas admet cette dernière proposition : l’objet direct de l’intelligence humaine est l’universel présent dans le sensible matériel. Notre intelligence commence par connaître les corps, elle y saisit des rapports qualitatifs abstraits, des rapports de grandeur, enfin les derniers éléments ontologiques. Et, en connaissant l’intelligible présent dans le sensible, elle se connaît elle-même, parce qu’elle connaît ses propres opérations. Cette doctrine, parfaitement respectueuse des exigences de la science des corps et de la spontanéité de l’esprit, doit nous éclairer ici. Il n’est pas du tout nécessaire, pour que nous connaissions les notions premières et les principes fondamentaux, que l’abstraction se soit engagée sur les voies de Leibniz ou d’Einstein. Il suffit que l’activité scientifique ait commencé, c’est-à-dire que déjà on possède, sur certains points, une connaissance systématique, une connaissance exactement contrôlée et vérifiée, une connaissance en état de se justifier. Or, la philosophie antique ou du Moyen Age s’appuyait sur des connaissances de la sorte. L’incrédule, même antichrétien, doit reconnaître que la science théologique d’un saint Thomas et d’un saint Bonaventure sont des sciences aussi parfaitement agencées qu’une géométrie non-euclidienne. A supposer qu’elles ne correspondent pas à toute la réalité (elles englobent évidemment beaucoup d’éléments réels, même pour un incrédule), elles doivent être vraies, si leurs principes sont vrais et si leur appareil logique est inattaquable. Pour le chrétien, elles constituent, comme base de la philosophie, la science la plus inébranlable.

Nous discuterons cependant (bien que ce soit, au point où nous sommes parvenu, inutile) la dernière difficulté : si la science évolue et met en question ce qu’elle croyait auparavant résultat acquis, la philosophie doit-elle se constituer par une réflexion sur toute l’histoire de la science, et non par la réflexion sur la science d’une époque ?

4. Cette dernière question équivaut à se demander si une philosophie dogmatique est possible, ou si l’on devra se contenter d’une philosophie réflexive (M. Léon Brunschvicg) ou dialectique (M. René Berthelot), c’est-à-dire d’une philosophie qui décrive l’activité de l’esprit ou les types d’ordre objectif.

L’histoire de la pensée, scientifique, philosophique, religieuse, est assurément très précieuse, apportant à la philosophie des enseignements qu’elle ne saurait trop méditer. Peut-être est-elle indispensable pour traiter certains problèmes. Mais sûrement elle n’est pas indispensable pour poser les fondements de la philosophie, et, par conséquent, pour établir les thèses essentielles dont a besoin le christianisme. Pour poser les fondements de la philosophie, il nous faut, en effet, beaucoup moins les résultats des sciences que la possession initiale de leurs principes et de leurs méthodes ; il nous faut, en somme, une pensée se possédant elle-même et se sachant capable d’acquérir des vérités. Or, il y a longtemps que la philosophie chrétienne a acquis cette sécurité.

Remarquons de plus, comme nous l’avons déjà dit, qu’une philosophie purement réflexive ou purement dialectique suppose des principes dogmatiques, à moins de se nier elle-même et de s’anéantir. Elle suppose du moins des principes de ce genre : « La philosophie doit être réflexive » (ou dialectique) ; « l’esprit se connaît par l’histoire, etc. Ces principes énoncent des vérités universelles concernant la réalité totale et la pensée totale ; ils sont aussi dogmatiques que le principe agens agit simile sibi, ou tout autre principe des scolastiques. Sans doute, M. Brunschvicg et M. Berthelot réclameraient contre notre interprétation ; ils diraient que ces principes n’ont rien de dogmatique ; leur valeur est relative, on l’admet en attendant une vérification ultérieure peut-être impossible : ils sont seulement mis entre parenthèses (einklammert) pour employer une expression des phénoménologues. Mais qui ne voit qu’en refusant d’admettre les principes qui rendent les affirmations et les systèmes possibles, on refuse de penser, alors qu’en réalité on ne peut, ni ne veut y renoncer ? Nous concluons donc que la philosophie chrétienne a, depuis sa naissance, bien assez d’évidences primitives pour se constituer sans rien craindre : et les évidences primitives incluses dans le cogito augustinien, et les premiers principes de la pensée, et les notions primitives qui entrent dans toute notion et dans toute réalité. (Pour un exposé et une discussion en détail de la nature et de la valeur de la philosophie chrétienne, nous renvoyons aux articles Scolastique et Thomisme.)