Dictionnaire de théologie catholique/NOMINALISME II. Le nominalisme du XIVè siècle : les universaux et la connaissance humaine

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 11.1 : NAASSÉNIENS - ORDALIESp. 376-386).

II. Le nominalisme du XIVe siècle : les universaux et la connaissance humaine.

Nous avons demandé à Pierre Abélard ce que fut le nominalisme du xiie siècle ; nous demanderons à Guillaume d’Occam (né peu avant 1300, f 1349 ou 1350) ce qu’a été le nominalisme du XIVe siècle : la doctrine de ceux que le XIVe et le XVe siècles appellent nominales, terministae, conceptistae ; cf. Ueberweg-Geyer, Grundriss, t. ii, 11 « éd., p. 575.

Nous ne croyons pas devoir longuement justifier le choix d’Occam, comme nous avons justifié celui d’Abélard. Sans doute, nous aurions pu adopter aussi bien Gabriel Biel ; et sur la doctrine de la grâce, c’est lui principalement que nous interrogerons ; mais Biel se donne lui-même pour le continuateur d’Occam ; cf. article Biel. Jouant sur le mot inceptor, qui nous rappelle que le célèbre franciscain n’est jamais parvenu à la maîtrise, la tradition de l’école nominaliste le désigne, à la fin du xve siècle, comme sacrée scholæ invictissimorum nominalium inceptor, nominalium princeps ; cf. Geyer, loc. cit. Nous ne tenons évidemment pas comme prouvé qu’Occam fut vraiment l’initiateur, que tout le nominalisme des xive et xve siècles procède de son unique influence : nous fixerons à l’article Occam les problèmes de son originalité et de son influence. Il suffit à notre propos qu’Occam soit un nominaliste, et, dans l’état de nos connaissances, celui qui se présente au premier rang.

Dans une première partie, nous étudierons : les universaux et la connaissance humaine ;
dans une seconde : Dieu.

La première partie se subdivisera comme suit :
1° l’ordre des questions sur les universaux ;
2° le problème de l’universel ;
3° absurdité du réalisme : l’idée d’individu ;
4° le problème des distinctions ;
5° le problème de la relation : l’idée d’absolu ;
6° la métaphysique du nominalisme ;
7° la nature du concept ;
8° le sens de l’abstraction ;
9° la théorie de la connaissance.

Retrouvant, chez Occam, le problème des universaux, nous l’étudions en premier lieu, sans préjuger s’il se pose au xive siècle dans les mêmes termes qu’au xiie, sans préjuger non plus que le nominalisme soit principalement une solution de ce problème. Il nous suffit que la question soit d’importance : Occam nous avertit que la solution de beaucoup d’autres en dépend : Multa dicta et dicenda in quæstionibus sequenlibus [dépendent] ex notilia naturx univoci et universalis. Guilhelmi de Ockam anglici, Super quatuor libros Sententiarum subtilissimæ quæsliones earumque decisiones, Lyon, 1495, t. I, dist. II, q. iv, A.

L’ordre des questions sur les universaux.

Nous fixerons la position du problème des universaux au xive siècle d’après les questions du Commentaire d’Occam qui traitent de la nature de l’universel, aliquas quæsliones de natura universalis, loc. cil. Ces questions sont au nombre de cinq, numérotées de iv à viii dans la distinction II du livre I. Les voici :

Primo quæro : utrum illud quod immédiate et proxime denominatur ab intentione universalis et univoci sit aliqua vera res extra animam, inlrinseca et essenlialis illis quibus est communis et univoca, distinda realiter ab illis, q. iv, A.

Circa idem queero secundo : utrum univcrsale et univocum sit vera res extra animam, realiter distinda ab individuo, in eo lamen realiter existens, realiter mulTIPLICATA ET VARIATA, q. V, A.

Circa idem quæro tertio : utrum aliquid quod est universale et univocum sit realiter extra animam, ex natura distinclumab individuo quamvis non realiter, Q- vi, A.

Circa idem quarto quæro : utrum illud quod est universale et commune univocum sit quocumque realiter a parte rei extra animam, q. vii, A.

Circa idem quinto quæro : utrum univcrsale univocum sit aliquid reale existens alicusi subjective, q. viii, A.

Voilà donc cinq questions qui traitent du même sujet, circa idem. Il nous a suffi de souligner quelques expressions pour y faire paraître la continuité d’un progrès, l’unité d’un ordre, qu’une première lecture nous découvre pleinement.

Les questions iv à vu forment groupe : elles traitent toutes de l’existence de l’universel extra animam ; les doctrines qui y sont examinées et rejetées réalisent l’universel dans les êtres singuliers, omnes [opiniones] conveniunt in hoc quod universalia sunt aliquo modo a parte rei, ita quod universalia sunt realiter in ipsis singularibus, q. vii, F. La dernière question se demande si l’universel existe quelque part, alicubi, tout le reste exclu ; il ne s’agit plus que d’existence in anima.

1. L’universel extra animam.

A la q. vu qui reprend sous sa forme la plus générale, quocumque [modo], le problème de l’universel, Occam fixe la position de ses adversaires, et tous ceux qu’il a lus sont, en ce point, ses adversaires : In conclusione islius quæstionis omnes quos vidi concordant, dicentes quod natura quæ est aliquo modo universalis, saltem in potentia et incomplète, est realiter in individuo, quamvis aliqui dicant quod distinguitur realiter, aliqui quod tantum formaliter, aliqui quod nullo modo ex natura rei sed lantum SECUNDUM RATIONEM VEL PER CONSIDERATIONEM INtellectus, q. vii, B. Tous s’accordent à mettre dans les individus une nature en quelque façon universelle ; le désaccord apparaît sur la manière dont cette nature se distingue de l’individu où elle se réalise : pour les uns, la distinction tient à la seule réalité, prise en soi, à part de toute intellection, ex natura rei ; pour les autres, la distinction n’existe que par la connaissance que nous en prenons, secundum ralionem.

a) Ex natura rei.
Trois opinions, objet des questions iv, v et vi, distinguent ex natura rei l’universel de l’individu où il se réalise. Ce sont d’ailleurs trois interprétations d’une même doctrine, celle du Docteur subtil, Jean Duns Scot. Occam nous présente ainsi la thèse examinée à la question v : imponitur Dodori subtili a quibusdam, sicut ab aliis opinio recilata et improbala in præcedenli quæstione…, q. v, B ; à la question vi, il examine sa propre interprétation de Duns Scot : ista opinio est, ut credo, opinio subtilis Doctoris, q. vi, B.

Entre ces trois opinions, un nouveau classement s’établit ; il y a deux façons pour la nature de se distinguer de l’individu ex natura rei : a. rcaliter, b. formaliter.

a. Realiter.
La distinction réelle se retrouve dans les questions iv et v, dont il nous faut maintenant comprendre la division.

A la question iv, chacun des universaux réalisés dans les individus reste un et le même à travers leur multiplicité : omnes istæ res [universelles] in se nullo modo multiplicantur, quantumeumque singularia mulliplicentur, q. iv, B.

A la question v, l’universel se diversifie à travers les individus : universale estvera res extra animam distincta realiter ab una differentia contrahenle, realiter lamen multiplicala, et variata per lalem differenliam conlrahentem, q. v, B.

b. Formaliter.
A la question vi, l’individu s’analyse, comme à la question v, en une nature spécifique et la différence qui le fait individu, mais la distinction de l’une et de l’autre n’est plus réelle : in re extra animam est natura eadem realiter cum differentia contrahenle ad determinatum ind.widu.um, distincta tamen formaliter, q. vi, A. Nature et différence ne sont plus deux choses, mais se distinguent encore dans la chose, indépendamment de l’esprit : nous retrouverons cette distinction formelle.

b) Secundum rationem.
La différence de raison suppose qu’un intellect considère la chose. Nous la trouvons dans les trois doctrines qu’examine la question vu : omnes istæ opiniones ponunt quod universale et singulare sunt eadem res realiter, nec differunt nisi secundum rationem ; et in hoc discrepant a tribus opinionibus recilatis in tribus quæstionibus precedentibus, q. vii, F.

Nous pouvons maintenant embrasser du regard l’ordre de nos quatre questions. Mais surtout, nous comprenons, en le suivant, le progrès de la pensée qui va de la première à la dernière.

Il s’agit du mode d’existence de l’universel dans les choses : le degré de réalité qu’il y possède se mesure, pour ainsi dire, à la plus ou moins grande distinction qui le sépare des individus où il se réalise.

Distinction maxima à la question iv, où l’unité de l’universel se moque de la multiplicité des individus.

Distinction moindre à la question v, où l’universel, sous la différence qui le prend, se diversifie d’un individu à l’autre.

Distinction encore moindre à la question vi, où la nature universelle et cette différence ne font ptus deux choses.

Distinction minima à la question vii, où l’universel ne se distingue de l’individu que sous le regard de l’esprit.

Examinant toutes les façons de réaliser l’universel dans les choses, omnes quosvidi… ; cf. supra ; Occam ne peut en admettre aucune. Sa critique du réalisme se présente, comme celle d’Abélard, sous la forme d’une enquête.

3. L’universel in anima.

Repoussé des choses, l’universel se réfugie dans l’âme : va-t-il y exister subjective, comme l’accident dans la substance ? C’est le problème traité par la question viii, qui n’expose pas moins de cinq solutions, q. viii, B, C, D, E, F.

Dès l’abord, Occam situe les thèses qu’il va examiner par rapport à celles déjà critiquées : Ad islam quæstionem passent esse diversie opiniones, quorum militas repulo simpliciler falsas, quorum lamen quamlibet unleponerem quam aliquam improbalam in prsecedentibus quæstionibus, q. viii, A. Une notion fausse de l’existence de l’universel in anima vaut mieux qu’une doctrine qui réalise celui-ci extra animam.

Ayant exposé les trois premières doctrines de l’universel in anima, Occam écrit encore : Istæ opiniones non possunt faciliter probari, nec sunt ita improbabiles, nec ita evidenter falsilatem continent sicut opiniones improbatæ in aliis quæstionibus, q. viii, D. En passant des questions iv-vn à la question viii, nous tombons de l’ordre de l’évidence à celui de la probabilité. L’évidence décide contre tout mode d’existence de l’universel extra animam : elle ne décide pas entre les modes d’existence in anima.

Occam nous laisse finalement devant trois opinions, entre lesquelles nous pouvons choisir, à savoir la première, la seconde et la cinquième, q. viii, B, C, F : quamlibet istarum trium opinionum reputo probabilem, q. viii, Q ; cf. quelques lignes plus haut : Cui non placel ista opinio de lalibus fictis in esse objectivo, potest tenere. Mais, après nous avoir laissé ce choix, Occam nous rappelle qu’il est une position qu’il tient avec force : hoc tamen teneo, quod nullum universale, nisi forte sil universale per voluntariam inslilutionem, est aliquid existais quoeumque modo extra animam, sed omne illud quod est universale prædicabilede pluribus ex natura sua est in mente vel subjective, vel objective, et quod nullum laie est de essentia seu quiddilate cujuslibet substantiæ et sic de aliis conclusionibus negatis quas dixi in quæstionibus præcedentibus, q. viii, Q. A propos de ce texte, Geyer observe justement que la manière d’être de l’universel, in mente, vel subjective, vel objective, n’est pas de première importance dans la pensée d’Occam, Grundriss, p. 577-578. Pour nous, ces lignes nous invitent à chercher l’essentiel du nominalisme dans les questions iv à vii, critique du réalisme. Il importe avant tout que l’universel ne se retrouve d’aucune façon dans l’essence des choses, autrement dit : que toute substance soit radicalement individuelle. Le drame se joue-t-il, comme chez Abélard, entre l’universel, prædicabile de pluribus, et le réel qui l’exclut et paraît finalement n’être que singulier. Précisons d’abord ce qu’est l’universel et quel problème il pose.

Le problème de l’universel.

Nous sommes en théologie : il s’agit de faire la science de Dieu ; mais peut-on la construire avec les mêmes matériaux qui servent à la science des créatures, an Deo et creaturæ sit aliquod commune univoce prædicabile essentialiler de utroque, q. iv, A ; est-il possible de trouver entre Dieu et ses créatures, quelque chose de commun qui, restant en soi le même, s’attribue cependant à l’essence de l’un et de l’autre ? Nous voyons paraître la notion classique de l’universel, prædicabile de pluribus, et il va falloir d’abord éclaircir sa nature : ista quæslio… dependet ex notilia naturæ univoci et universalis, ideo… quæram primo aliquas quæstiones de natura universalis et univoci, q. iv, A. Voici nos questions dont l’énoncé et la discussion ramènent sans cesse commune, u : iivocum, universale, prædicabile, termes souvent joints et quelquefois surajoutés : Occam aime une certaine abondance de précision et comme un excès de rigueur. Belisons son texte pour préciser la notion de l’universel et le problème de sa nature.

1. Genres et espèces.

Dès l’abord, il s’agit de déterminations essentielles, essentialiler, telles que genres et espèces. La première doctrine examinée traite de omnibus generibus et speciebus, q. iv, B. Les universaux d’Occam sont ceux de Porphyre et d’Abélard.

2. L’universel dans la proposition.

Prœdicabile dit une proposition, au moins possible, dont l’universel sera un terme. Quelques remarques, propter aliquos inexercitatos in logica, q. iv, A, nous aiderons à retrouver ce point de vue. Nous avons rencontré l’universel à propos de la science de Dieu. Mais de quoi donc est faite une science ? — De propositions : Scienlia quælibet est tantum de propositionibus lanquam de Mis quæ sciuntur, quia solæ propositiones sciuntur. Il va, pour une proposition, trois modes d’être, triplex esse, scilicet in mente, in voce et in scriplo ; il y a des propositions simplement pensées, d’autres parlées, d’autres écrites. Entre le plan de la pensée et les deux plans du langage, il y a une correspondance telle que l’analyse de la pensée suit les articulations du langage : sicut propositio prolata vere componitur ex vocibus, et proposilio scripta vere componitur ex scripturis, ita proposilio tantum concepta tantum componitur ex intellectionibus vel conceptibus seu intentionibus animée. Une proposition se décompose en termes, partes proposilionis, dont chacun possède également trois modes d’être, in mente, in voce, in scriplo. Ainsi, les universaux, prædicabilia, universalia quæ sunt termini propositionum. q. iv, A A. Écrits, parlés, pensés, ce sont toujours des termes, mais, écrits ou parlés, ils appartiennent à une langue particulière ; pensés, ils ne sont d’aucune : pars proposilionis consimilis [voci] in mente… circumscribendo omnem vocem… nullius linguæ est, q. iv, M. Cette logique qui se réclame de Boëce nous rappelle justement Abélard.

3. Théorie de la Suppositio.

Les termes d’une proposition y possèdent un sens : ils s’y rapportent à quelque chose dont ils sont les signes, relation qu’Occam exprime par supponere pro ; la suppositio est cette fonction de signification que le terme remplit dans la proposition. Précisons sur un exemple : le terme homo entre dans trois propositions, que nous considérerons in voce, in istis propositionibus prolatis et auditis auribus : a) homo est vox dissyllaba, b) homo currit, c) homo est species, q. iv, M.

a) Suppositio materialis.
Quand je dis : homo est vox dissyllaba, il s’agit du mot même, homo, du son dont il est fait, Ma vox tenetur materialiler, quia Ma vox ibi secundum quod proposilio estvera stat et supponil pro seipa. Quand le mot se prend pour le son dont il est fait, c’est la suppositio malerialis.

b) Suppositio personalis.
Je dis maintenant : homo currit, ce qui court, ce n’est pas le mot, ce sont les hommes, des individus réels, ibi [vox] stat personaliter, quia supponil pro ipsis hominibus non pro voce, quia Ma vox non potest currere. Quand le mot se prend pour les choses mêmes qu’il signifie, pro ipsis rébus significalis, pour un ou des individus, c’est la suppositio personalis.

c) Suppositio simplex.
Si je dis : homo est species, il ne s’agit plus des hommes, d’individus, mais de quelque chose qui leur est commun, Ma vox supponit simpliciler pro aliquo communi. Il y a suppositio simplex quand le mot est pris, non pour des individus, mais pour quelque chose de commun.

Au lieu de : homo est species, je pourrais dire : homo est universale. Cet aliquod commune auquel homo se rapporte dans la suppositio simplex, c’est précisément l’universel dont nous discutons la nature, Mud quod immédiate et proxime denominatur ab intentione universalis, q. iv, A. Mais, en traitant de natura universalis, nous quittons la logique, nous sommes en métaphysique : logicus præcise habet dicere quod in isla proposilione : homo est species, subjectum supponil pro uno communi et non pro aliquo significalo suo (pour un des individus qu’il désigne). Utrum autem Mud commune sil reale vel non sit reale, nihil ad eum sed ad metaphysicum, dist. XXIII, q. i.

4. Le problème métaphysique.

Arrêtons-nous à ce passage de la logique à la métaphysique. Au cas où un nom commun, homo, par exemple, ne désigne plus les individus auxquels il s’applique, mais se prend pour ce quelque chose qui leur est commun, pro aliquo communi, il s’agit de déterminer ce que précisément il recouvre : une chose en quelque façon réelle extra animant, — c’est la réponse des « réalistes », ou bien un terme simplement pensé, in anima, — c’est la réponse des « nominalistes » ou « terministes » ; cf. Michalski, Le criticisme et le scepticisme dans la philosophie du XIV siècle, Cracovie, 1926, p. 78-80. Qu’on ait à discuter le réalisme, utrum universalia sint res extra unimam, ou à préciser une position nominal iste, utrum [universalia] sint subjective in anima, an objective tantum, dans les deux cas, on dépasse la logique, on fait de la métaphysique.

Voici deux textes d’Occam, décisifs : parus logicus non habet disputare utrum universalia quæ sunt termini propositionum sint res extra animam vel tantum in anima vel in voce vel in scriplo, dist. II, q. iv, A A ; — utrum autem talia (homo, animal, etc.) sint realilcr cl subjective in anima, an objective tantum, non hoc spécial determinare ad logicum, dist. XXIII, q. i, D. Nos questions iv à vin de natura universalis sont toutes de la métaphysique : il s’agit partout de la possibilité ou de l’impossibilité de inodes d’existence, soit hors de l’âme, soit en l’âme. Mais sur la question in anima, on n’atteint qu’à la probabilité ; sur les questions extra animam, on touche à l’évidence ; là d’ailleurs se joue l’essentiel du débat ; c’est là que le nominalisme se sépare du réalisme. Examinons ces conclusions des questions iv-vii, auxquelles Occam tient si fort, où paraît l’absurdité du réalisme, l’évidence du nominalisme. D’une logique qui analyse la pensée à partir du langage et nous rappelle la logique d’Abélard, nous allons vers une métaphysique : y retrouverons-nous l’esprit d’Abélard ?

L’absurdité du réalisme : l’idée d’individu.

Chaque forme de réalisme se définit par la façon dont elle distingue l’universel des individus où il se réalise :
1. realiter ;
2. formaliler ;
3. secundum rationem ;
cf. supra 1°, 2.

1. Realiter.

La première forme du réalisme se subdivise à son tour en deux selon que l’universel se multiplie ou non, d’un individu à l’autre ; col. 734 au bas.

a) Non multiplicatur.
En face de l’idée d’une chose qui existerait en plusieurs tout en restant identique à soi, la position d’Occam est extrêmement nette : isla opinio est simpliciler falsa et absurda ; cette note d’absurdité revient maintes fois : …quæ absurda sunt et multa alia absurda quæ tiullus sanæ mentis caperet sequunlur…, …ex Mo sequuntur multa absurda. .. I Sent., dist. II, q. iv, D.

Parmi cette surabondance d’absurdités, essayons de distinguer une note dominante. Le premier argument qu’apporte Occam s’énonce ainsi : talis res [universalis ], si poneretur, essel una numéro, ergo non essel in pluribus singularibus, nec de essentia illorum. Le second confirme le premier et s’achève ainsi : ergo est una numéro. Quant au troisième, voici encore sa conclusion : ergo non est aliqua res universalis de essentia istorum individuorum. Nous voulons mettre dans les individus une chose universelle, absolument une en soi et essentielle à eux tous ; mais cette chose, ce n’est plus un universel, c’est un individu de plus, est una numéro, extérieur aux autres, non est de essentia istorum. Occam s’explique on ne peut plus clairement : vere et proprie potest dici… quod Ma res universalis est una numéro, sicut essentia divina est una numéro, et sicut intelleclus possibilis qui fingitur a Commentatore est unus numéro, et sicut quicumque angélus est unus numéro, et anima intellectiva secundum rei veritatem est una numéro ; comme Dieu, l’intellect d’Averroës, l’ange, l’âme intellective, notre universel est un individu « séparé ». Il est séparé du sensible ; Occam peut évoquer plus loin le platonisme, opinio Platonis, — et il devient proprement individuel, singulier : et ita per consequens cum omnis res una numéro sit vera res singularis, omnis res unioersalis eril vere res singularis, q. iv, D. L’unité de la chose universelle en fait l’unicité, qui la sépare des individus dont elle devrait être l’essence : c’est un être, donc un individu.

b) Multiplicatur.
L’universel est ici affecté de différences qui le multiplient d’un individu à l’autre : l’universel n’est qu’une partie des individus ; quand le tout varie, la partie varie également. Le jugement d’Occam est aussi dur : ista opinio est simpliciter falsa, q. v, B. La note d’absurdité revient : l’adversaire est acculé à deux conséquences inadmissibles, quorum utrumque est absurdum ; d’ailleurs, on pourrait emprunter contre lui bien des arguments à la question précédente : quod non sit talis natura [universalis] probant fere omnes rationes positse in priori qua’stione contra opinionem ibi improbatam, q. v, D.

Retenons cependant une raison nouvelle appropriée à cette question : non posset ibi poni talis natura nisi esset pars essentialis ipsius individui, sed semper inter totum et partem est proportio, quod si totum sit singulare, non commune, qualibet pars eodem modo est singularis proporlionabiliter, nec potest una pars plus esse singularis quam alia ; ergo vel nulla pars individui est singularis vel quælibel ; sed non nulla ; ergo quielibet, q. v, D. Si le tout est singulier, la partie l’est aussi et toutes le sont également : la singularité prend tout l’être.

Il y a deux manières de mettre, entre l’universel et l’individu où il se réalise, une distinction réelle : ou bien il est un dans tous, ou bien il varie de l’un à l’autre, comme la partie change avec le tout. Dans le premier cas, l’universel se ferme sur soi et constitue un individu de plus. Dans le second, l’universel devient aussi singulier que l’ensemble où il est pris. Réaliser ainsi l’universel est une absurdité, mais cette absurdité nous découvre une évidence, l’évidence que l’être est individu et tout entier singulier, fl faut bien penser à Abélard ; cf. supra, I, 3°, 3 (col. 723). La même idée s’affirme dans les questions vi et vii, où Occam rejette entre l’universel et l’individu la distinction formelle et la distinction de raison.

2. Formaliter.
Après avoir exposé et critiqué la doctrine de Scot, Occam nous propose les conclusions suivantes, q. vi, P, Q :

Quælibet res singularis seipsa est singularis. L’individu est coulé d’un bloc : sa singularité n’est pas de l’ajouté, aliquid additum ; c’est son essence même.

Omni res extra animam est realiter singularis et una numéro. Toute chose subsistante est une chose, un individu.

Qun’libet res extra animam seipsa est singularis, ita quod sine omni addito est illud quod immédiate denominatur ab intentione singulari. Reprise en une seule des deux premières propositions : le réel est essentiellement, immédiatement singulier.

Nec surit possibilia quæcumque a parte rei qualitercumque distincta, quorum unum sit magis indifjerens quam rcliquum, vel quorum unum sit magis unum numéro quam reliquum. La doctrine de Scot longuement exposée auparavant, q. vi, B, analyse l’individu en une nature et une différence : la nature, de soi indifférente à être cet individu ou cet autre, possède en soi une unité réelle quoique moindre que l’unité de l’individu, unitas realis minor unitale numerali. Il est patent que cette indifférence et cette unité intérieures à l’individu ne peuvent se concevoir dans la réalité coulée d’un bloc qu’Occam a d’abord posée.

lia qun’libet res extra animam seipsa erit hsec. Nous reprenons encore l’idée essentielle pour en considérer deux conséquences :

nec est quierenda aliqua causa individuationis. L’être est individu par cela même qu’il est ; on n’a que faire d’un principe d’individuation.

…sed magis esset quierenda causa quomodo possibile est aliquid esse commune et universale. S’il n’y a plus à expliquer l’individu, l’universel fait difficulté ; comment en assurer la possibilité dans un monde où tout est singulier ? Nous avons rencontré la difficulté chez Abélard ; nous la retrouvons chez Occam, avec la même solution. Si Socrate n’a pas plus de rapport avec Platon qu’avec un âne, on ne comprendra jamais comment Socrate et Platonvérifient la notion d’homme, et l’âne point, niai major esset convenienlia inter Socralem et Plalonem quam inter Socratem et islum asinum non plus posset abstrahi conceptus specificus a Socrate et Platone quam a Socrate et asino, q. vi, M M. Comment se représenter la convenance entre Platon et Socrate qui fonde l’espèce « homme » ? Voilà la question qui divise réalistes et nominalistes.

Les réalistes raisonnent ainsi : omni intellectu circumscripto, major convenienlia ex natura rei est inter Socratem et Plalonem quam inter Socratem et asinum, ergo ex natura rei Socrates et Plato conveniunt in aliqua natura, in qua non conveniunt Socrates et isle asinus, q. vi, M M ; cf. ibid., E E. Le raisonnement est simple : realiter conveniunt, ergo in aliquo reali conveniunt…

Le nominalisme refuse précisément cette nature qui se retrouverait dans les individus, ayant en chacun sa réalité distincte. Mais refuser la convenance en une nature, ce n’est pas repousser toute convenance, ni les degrés de convenance.

On concevra simplement la ressemblance de Platon à Socrate à la manière dont on conçoit la ressemblance d’une créature à Dieu, et qu’une créature soit plus qu’une autre semblable à Dieu : on ne met cependant pas à la réalité divine et à la réalité créée un élément commun, magis convenit natura intellectualis cum Deo, ex hoc quod est imago Dei, quam natura insensibilis, quæ non est imago Dei ; et tamen in nullo reali conveniunt, quod sit aliquo modo distinctum ab istis, etiam secundum eos (les réalistes), sed seipsis plus conveniunt. Ita in proposito : quod Socrates et Plato plus conveniunt quam Socrates et iste asinus, omni alio circumscripto, q. vi, N N. Et plus loin : est major convenienlia inter Socratem et Platonem quam inter Socratem et istum asinum non propter aliquid aliquo modo distinctum, sed seipsis plus conveniunt, ibid., O O. De même que, pour expliquer que Socrate est Socrate, il ne faut pas concevoir une différence qui individue sa nature ; pour expliquer que Socrate est homme, il ne faut nullement distinguer dans l’individu une nature ; arrêtons-nous ainsi devant l’être un de Socrate ou de Platon : nec est alia causa quærenda nisi quia Socrates est Socrates, et Plato est Plato, et uterque est homo, ibid., E E. Mais homo ne désigne ici aucune réalité distincte, simplement cette ressemblance qui va de tout Socrate à tout Platon et fonde dans l’âme une notion commune. On retrouve la position d’Abélard, et même ses expressions.

Nous revenons toujours à ce point que l’être est individu, d’une seule coulée et faisant bloc. Il y a sans doute des degrés dans le réel, degrés de convenance, major convenienlia inter Socratem et Platonem quam inter Socratem et istum asinum, et degrés de perfection, isle angélus est perjectior islo asino, q. vi, Q. Mais ces degrés réels sont des degrés entre les êtres. A l’intérieur d’un être, il n’y a pas de degrés d’être, de réalités distinctes : tout est égal et indivis. Voilà ce que signifie le rejet de la distinction formelle. Reste à examiner la question vii, où Occam rejette la distinction de raison.

3. Secundum rationem.

Aux questions IV, v, vi, on a montré que l’universel et le singulier ne pouvaient pas constituer des réalités distinctes ; si l’universel est réel, il faut donc qu’il soit la même réalité que le singulier : aut eadem res realiter est universalis et singularis aut non. Non potest dici quod non, sicut probatum est in tribus quirstionibus præcedentibus, la différence de raison se pose sur une identité de réalité, q. vii, (1. Il faut qu’universel et singulier soient une seule et même chose : ce qui est impossible ici.

La définition de l’universel le sépare du singulier : illa res quæ est singularis non est prædicabilis de pluribus, sed quod est universale est prædicabile de pluribus, ergo non est idem, q. vii, G. Il est vrai que le réalisme ne prétend mettre dans les choses qu’aliquo modo, saltem in potentia et incomplète, ibid., l’universalité de la proposition : universale non prædicatur de pluribus nisi per aclum intellectus componentis, ibid., G. Il lui suffirait de mettre dans la chose un posse privdicari de pluribus, mais sa singularité, c’est précisément un non posse prædicari de pluribus. C’est toujours la même incompatibilité radicale : posse prædieari de pluribus et non posse prædieari de pluribus contradicunt, ibid., H. La singularité de l’être répugne à toute universalité, même de puissance : impossibile est conlradictoria primo de eodem verificari, ibid., G ; la dernière forme du réalisme n’est pas moins impossible que les premières.

Occam peut donner sa cqnclusion générale dans toute sa force : nulla res extra animam nec per se nec per aliquid additum reale vel rationis, vel qualitercumque consideretur vel intelligatur, est universalis ; — d’aucune manière, nous ne pouvons trouver l’universel dans la réalité ; c’est impossible, au dernier degré de l’impossibilité : tanta est impossibilitas quod aliqua res sit extra animam quoeumque modo universalis… quanta est impossibilitas quod homo sit asinus, q. vii, S ; autant vaudrait identifier l’homme à l’âne, ou à l’âne et au bœuf tour à tour : eadem facilitate possem dicere quod homo secundum unum esse vel sub una consideratione vel intellectione est unus asinus, sub alia unus bos, et sub alia unus leo : quod est absurdum, ibid., R. L’absurdité du réalisme éclate.

L’universel devient extérieur au réel comme le mot l’est à la chose : Ideo dico quod universale non est in re nec realiter nec subjective, non plus quam hœc vox : homo quæ est una vera qualitas est in Socrate vel in illis quos significat ; hoc universale est pars singularis respectu cujus est universale non plus quam vox est pars sui significali, q. vii, T. L’universel n’est pas plus dans les choses que la parole ; on parle cependant des choses, on dit les mots des choses : de même façon, l’universel sera un signe : sicut tamen ipsa vox vere et sine omni distinctione prædicatur de suo significato, non pro se, sed pro suo significato, ita universale vere prædicatur de singulari suo, non pro se, sed pro singulari suo, ibid. Comme chez Abélard, la singularité du réel nous ramène à la seule universalité des signes. Et comme Abélard interprétait de cette façon Aristote, Porphyre etBoëce, Occam interprète la tradition aristotélicienne plus vaste qu’il connaît : Et ista est inlentio Philosophi et Commentaloris, imo omnium philosophorum recte sentienlium de universalibus, ibid.

4. L’individu

Embrassons du regard la route que nous avons suivie de la question iv à la question vu :

Un être, c’est un individu : unum numéro, singulare (question iv) ;

Toute partie d’un être est individuelle comme lui (question v) ;

L’être est individu par cela même qu’il est : l’individualité ne requiert pas d’explication ; la possibilité de l’universel vient de la convenance d’un individu avec l’autre : une ressemblance qui va de tout l’un à tout l’autre, sans en diviser aucun (question vi) ;

L’individualité de l’être exclut de lui toute universalité, même virtuelle ; l’universel n’est avec le réel que dans le rapport de signe à chose signifiée (question vu).

En ces questions iv-vn dont il tient’si fort les conclusions et où il s’oppose consciemment à tous les

autres docteurs, Occam découvre, en même temps que l’absurdité du réalisme, une métaphysique de l’individu. Nous tenons une position caractéristique de son nominalisme.

Nous ne pouvons demander à Abélard, dans les premiers moments de la scolaslique, cette perfection, cette abondance, cet excès même de technique que présentent, — après deux siècles, dont le xme, — les questions d’Occam de natura universalis. Mais, chez l’un comme chez l’autre, on voit s’affirmer, sur un problème posé par une logique des termes, signes des choses, une métaphysique de l’individu qui fait peut-être l’essentiel du nominalisme.

Le problème des distinctions.

Une dernière remarque sur nos questions v-vi nous fera saisir l’ampleur de cette métaphysique : comment elle peut s’appliquer à de nouveaux problèmes.

Occam ne traite pas de même façon toutes les distinctions : réelle, formelle, de raison : il écarte simplement la possibilité d’une distinction réelle entre l’universel et le singulier ; il déclare impossibles en soi, dans tous les cas, la distinction formelle et la distinction de raison. Le premier argument contre Scot commence ainsi : impossibile est in creaturis aliqua diffère formaliler. .., q. vi, E, — sur la réserve in creaturis, uniquement motivée par des raisons théologiques ; cf. infra, col. 778. A la question vii, K, où il est traité de la distinction de raison, Occam renvoie aux questions sur les attributs divins, sicut dictum est in quæstione de altributis, qui précèdent immédiatement les questions sur les universaux. Là, nous retrouvons les distinctions formelles et de raison ; cf. infra, col. 755 sq., dans toute une question sur la distinction de raison : Utrum aliquid reale posset distingui secundum ralionem ab aliquo reali, loc. cit., q. iii, A, et une argumentation contre la distinction formelle en général : Arguo per unum argumentum quod est œqualiler contra distinctionem vel non identitatem formalem ubicumque ponitur, q. i, D. Occam a eu conscience de la généralité du problème ; envisageons-le dans sa généralité.

1. Contre la distinction formelle.

La critique de la distinction formelle est une dans les questions i et vi, E, la première sur les attributs de Dieu, la seconde sur les universaux.

La distinction formelle existe ex natura rei, à part de l’intellect : ne mêlons pas nos concepts aux choses ; pensons à la seule réalité.

Toute distinction est une non-identité ; là où n’existe pas l’identité parfaite, il y a matière à deux contradictoires : ubicumque est aliqua distinctio vel non identitas, ibi possunt aliqua conlradictoria de illis verificari, q. i, D. Si a et b ne sont pas identiques, on peut toujours opposer : « a est identique à a », « b n’est pas identique à a ». Occam formule cela avec l’extrême rigueur qui lui est habituelle : si a et b non sunt idem omnibus modis, tune sunt istæ ambæ veræ : a est idem a omnibus modis, et : b non est idem a omnibus modis, ita quod : esse idem a omnibus modis, et : non esse idem a omnibus modis, verificantur de a et b, ibid. Les termes a et b des contradictoires sont les signes des choses de même nom, a et b, non identiques : les termes « homme », « âne », sont ainsi des signes des choses « homme », « âne ». La non-identité des choses emporte la contradiction entre les signes.

La réciproque est vraie : impossibile est conlradictoria verificari de quibuscumque, nisi illa, vel illa pro quibus supponunt, sint distinctæ res, ibid. Voici deux propositions dont les termes signifient la seule réalité, à part de l’esprit ; ces propositions se contredisent : il faut en conclure à la distinction dans la réalité des deux choses que signifient les sujets des propositions. En effet :

a) Si on refuse cette conclusion, on refuse de jamais conclure une distinction entre deux choses au monde : periret omnis via probandi distinctionem rerum in creaturis, quia contradictio est via potissima ad probandam distinctionem rerum, q. vi, E. Ce ne sont pas les choses que nous savons, mais les propositions sur les choses : nous n’arrivons à distinguer deux choses que par deux propositions qui s’excluent.

b) Si on admet que la contradiction prouve tantôt une distinction réelle, tantôt une distinction formelle, il n’y a plus de raison pour ne pas mettre partout des distinctions formelles, nulle part des distinctions réelles : eadem facililale dicam universaliler quod esse et non esse verificantur de a et b propter distinctionem jormalem, et ita périt omnis via probandi aliquam distinctionem vel non identitatem realem inter quiecumque, q. 1, D.

c) Toujours égale à elle-même, la contradiction ne peut conduire qu’à un seul mode de distinction. Omnia contradictoria habent œqualem repugnantiam : nos deux textes, q. 1, D et q. vi, E, nous ramènent à cette pensée sans doute fondamentale.

La question 1, D, s’exprime ainsi : omnia contradictoria habent œqualem repugnantiam inter se. Tanta est enim repugnantia inter animam et non animam, asinum et non asinum, quanta est inter Dcum et non Deum, sive ens et non ens. Toute contradiction est égale à l’opposition entre être et non-être.

Il y aurait une échappatoire : Nisi forte dicatur esse major repugnantia inter ista quam illa propter majorem perjectionem alicujus partis in una contradictione quam in alia. Mais Occam ferme cette voie : sed hoc non est a(t propositum.

Il ne considère pas que dans être Dieu, n’être pas Dieu se joue plus de réalité qu’entre être âne, n’être pas âne ; il considère seulement une position et la négation aussitôt. Le contenu de la pensée importe peu, nous sommes à un point de vue purement formel, ce que confirme la question vi, E :

Omnia contradictoria habent œqualem repugnantiam, sed tanta est repugnantia inter esse et non esse quod, si a est et b non est, sequitur quod b non est a, ergo sic est de quibuscumquc contradictoriis. Ainsi a est b et b non est a donnent le même résultat que a est et b non est ; la même opposition se retrouve entre esse, non esse et esse a, non esse a.

On peut contester ce point de vue : de primis contradictoriis est hoc verum quia per illa contingit probare non identitatem realem, non autem contingit hoc per alia contradictoria. Esse, non esse prouvent la distinction réelle : lorsque deux choses se séparent dans l’existence, c’est bien qu’elles sont deux. Esse a, non esse a prouveraient seulement la distinction formelle : l’individu et la nature spécifique sont inséparables, mais l’un n’est pas l’autre : de même, la sagesse et la bonté divines — Que va répondre Occam ?

Forma sijllogistica lenel in omni materia ; ergo : hic est bonus syllogismus : omne a est b, c non est b, ergo c non est a, et per consequens, ita de a et non est a verum quod : si hoc est a et hoc non a, sequitur quod hoc non est, sicut : si hoc est et hoc non est, ergo hoc non est hoc.

Nous sommes au suprême degré de l’abstraction logique. Il suffit que ce soit le même syllogisme ; Occam considère la seule identité de forme. La forme n’est-elle pas l’essentiel pour une pensée dont l’élément dernier, c’est le terme ? La logique qui est au point de départ du nominalisme fait du concept une façon de mot ; l’intellection n’est pas prise de possession de son contenu par l’esprit, mais parole sur une chose qui lui reste extérieure ; le concept n’est qu’un signe, et la pensée joue comme une algèbre. De ce point de vue esse et non esse ne s’opposent pas autrement qu’esse a et non esse a ; la seule chose qui compte ici, c’est le non, la forme de la contradiction. Entre les signes, la contradiction est toujours égale à elle-même et ne peut conduire qu’à une seule distinction entre les choses.

Une logique du langage, où le concept est signe, fournit l’instrument de démonstration d’une métaphysique qui exclut la distinction formelle.

Ayant marqué combien les signes sont extérieurs aux choses, nous devons, par compensation, rappeler aussitôt à quel degré ils leur sont liés : par leur essence même de signes. La correspondance entre la distinction des choses et la contradiction entre les propositions montrent assez que le mouvement de la pensée suit les articulations des choses et que les choses se séparent comme se disjoignent les termes qui les signifient précisément.

2. Contre la distinction de raison.

La distinction formelle prend sur les choses, telles qu’elles sont en soi, omni intellectu circumscripto ; la distinction de raison se fait par l’intellection, secundum considerationem intellectus ; elle n’est pas moins inconcevable. Voici la critique qu’en apporte Occam, q. iii, B :

Il s’agit de voir comment, sous l’action de l’intellect, paraît à l’intérieur d’une chose réellement une la différence de raison.

a) C’est, dira-t-on, que l’intellect forme, de cette chose une, deux concepts : [difjerentia] est propter diversas raliones fabricalas circa eamdem rem.

Ce que forme l’intellect, répond Occam, n’est pas la chose, mais autre chose. La réalité peut rester une en soi : une chose n’a pas plus à se dédoubler pour deux concepts, qui ne sont pas elle, qu’à cause de deux choses quelconques, qui lui sont extérieures : nunquam aliqua res distinguitur a seipsa ralione propter diversitatem rationum quæ non sunt ipsa, sicut nec distinguitur realiter a seipsa propter diversitatem rerum quarumeumque quæ non sunt ipsa.

b) Dira-t-on que l’intellect ne forme pas seulement des concepts différents, mais conçoit différemment la chose, dif/erentia est quia aliter concipitur eadem res ab intellectu ?

Mais concevoir différemment l’objet suppose une multiplication, soit des modes de concevoir, soit de l’objet conçu :

Ipsi modi concipiendi qui non sunt ipsa res concepta mulliplicantur : la multiplicité des modes de concevoir est extérieure à la chose, la laisse à son unité ; cf. supra, a).

Objectum ipsum aliquo modo mulliplicatur ita quod sint plura objecta formalia : si l’objet même est multiplié, nouveau dilemme :

ou il tient sa multiplicité de soi, ex natura rci : la distinction n’est plus de raison, mais formelle ;

ou il ne devient multiple que par l’intellection, tantum per actus intellectus : la multiplicité dans l’intellect est extérieure au réel, qui demeure à son unité : cf. supra, a).

C’en est fait de la distinction de raison. L’être réel et l’être de raison demeurent face à face : toujours le signe et la chose. Voici en effet les trois distinctions à deux termes :

ens reale — ens reale : deux choses ;

ens rationis — ens ratienis : deux signes :

ens reale — ens rationis : une chose, un signe.

3. Le sens de la distinction réelle.

Nous pouvons conclure ainsi sur le problème des distinctions :

a) Il n’y a dans les choses qu’une distinction, comme il n’y a dans la pensée qu’une contradiction ; cf. supra, ha).

b) La distinction réelle ne dépend en rien de l’intellect : la pensée ne fait pas plus la distinction que l’être même : nec [distinclio realis] plus dépende ! ab intellectu quam ipsa entitas dependet ab intellectu, q. ni, B.

c) En divisant les choses, l’intellect suit la distinction réelle : il faut bien comprendre la parole d’Averroës : que la pensée divise ce que la réalité unit, intellectus

est natus dividerc adunalu in re in ea ex qui bus componitur, q. ni, G.

Diviser, pour l’intellect, c’est concevoir l’un s ; ins l’autre, intelligere unum non intelligendo reliquum, ibid., H.

Une telle division est possible entre objets réellement distincts quoique unis dans la réalité, tels que matière et forme, substance et accident : adunala in re sunt aliqua mulla distincla realiter facientia, tamen unum in re, sicut se habent materia et forma, subjectum et accidens et Iwjusmodi, ibid.

Une telle division est impossible à l’intérieur d’un objet dont l’unité exclut la distinction réelle : quod tamen a et b sint una res et a non distinguatur realiter a b, et tamen quod intellectus dividat a a b, intelligendo a et non intelligendo b, vele converso, est impossibile, ibid.

La distinction réelle est comme l’articulation des choses que suit la pensée en les divisant.

d) Du point de vue de la foi, la distinction réelle sépare des choses que Dieu peut créer à part.

Nous devons accorder à Dieu de pouvoir faire tout ce qui ne nous paraît pas contradictoire, ainsi de pouvoir séparer des choses distinctes : ce qui est séparable devant notre pensée est séparable par la puissance divine. Nous retrouverons cela ; cf. infra, col. 764 sq.

Interprétée théologiquement, la distinction réelle nous mène du réel au possible.

Le problème de la relation : l’idée d’absolu.

La théorie des distinctions est un centre, d’où les perspectives doctrinales apparaissent très nettes et simples.

Jetons un regard en arrière, sur le problème de l’universel : s’il n’y a ni distinction formelle, ni distinction de raison, les questions vi et vu sont résolues aussitôt ; quant aux questions iv et v, où l’universel et le singulier ont entre eux une distinction réelle, ils y paraissent deux choses dont chacune peut être conçue et exister même à part de l’autre : absurdité ; cf. loc. cit., q. v, D : si in individuo essent talia duo realiter distincta non videtur includere contradictivnem quin unum istorum possel esse sine allero.

Envisageons maintenant un nouveau problème, celui de la relation, problème capital : « Une philosophie particulière de la relation contient, en effet, en abrégé tout un système, une conception de l’univers et de ses rapports et même une métaphysique religieuse, puisqu’elle trouve des applications les plus délicates dans les mystères de la Trinité et de l’Incarnation ». E. Longpré, La philosophie du B. Duns Scot, dans Études franciscaines, nov.-déc. 1923. p. 589 ; cf. infra, col. 777. Nous allons pouvoir donner de la position d’Occam un exposé très simple, d’après la Summa totius logiez, Venise, 1522, au lieu de suivre l’ordre complexe des questions du Commentaire, t. I, dist. XXX, q. i-iv ; t. II, q. n.

Il s’agit de montrer quod relatio non sit distincta ab absolulis : il y a, dans le monde, des choses posées chacune en soi, absolument ; tels sont par exemple les termes des relations, mais la relation même est essentiellement tournée vers autrui, relatio sive ad aliquid : a-t-elle de quelque façon une réalité distincte de ses termes absolus ? cf. / Sent., dist. XXX, q. i, A : …omnis relatio aliquid a parle rei quoeumque modo distinctum ab omni absoluto, q. ii, A. …respectus… importare aliquas res quoeumque modo distinctas a rébus absolulis. Le problème de la réalité du rapport, comme celui de la réalité de l’universel, c’est une question de distinction. Sachant qu’il n’existe dans la réalité que la distinction réelle, nous nous demanderons seulement si, entre la relation et ses termes, on peut mettre une distinction réelle. En face de Scot, Occain définit la seule voie qui s’ouvre à lui : si tenerem qued relatio.esset aliqua res, dicerem cum Johonne quod esset res distincte a fundamenlo, et discordando dicerem quod cmnts relatio differt realiter a fundamenlo… Cujus ratio est : quia queeeumque creatura alleri comparala est eadem sibi realiter vel differt realiter quia non porta distinclionem formaient in creaturis, II Sent., q. ii, H. La théorie des distinctions nous force de choisir entre une relation réelle, réellement distincte de ses termes, et l’inexistence de la relation. C’est le point de vue de la Summa totius logiese : Quidam… ponant… quod relatio non est alia res extra an imam distincta realiter et totaliter a re absoluta et a rébus absolutis… Alii autem ponunt quod relatio est qitœdam res quæ non plus est res absoluta quant homo sit asinus, sed est distincta realiter et totaliter a re absoluta et a rébus absolutis, l a pars, c. xlix. Nous nous sommes demandés si à l’universel correspondait un mode d’existence propre, un esse in pluribus ; nous nous demandons maintenant si la relation a une réalité originale, esse ad aliquid. Dans les deux cas, Occam, appuyé sur la théorie des distinctions, répond : impossible.

1. Les nomina relativa.

Le problème de la relation se pose dans la même logique du langage que celui de l’universel. Les relatifs se définissent comme des noms, grammaticalement : aliqua nomina sic sua signiftcata signiftcanl quod absolute possunt de aliquo prædicari absque hoc quod addatur eis casus obliquus allerius dictionis, sicut : aliquis est homo quamvis non sit alicujus homo, et sic de aliis casibus obliquis. Alia nomina sic sua significata signiftcanl quod de nullo verifteari possunt nisi vere et convenienter posset addi eis casus obliquus alterius dictionis, sicut impossibile est quod aliquis sit pater nisi sit alicujus pater, et impossibile est quod aliquid sit simile nisi alicui sit simile, ita quod isla nomina : pater, filius, causa, simile et hujusmodi de nullo possunt afflrmari vere, si significative sumantur, nisi vere et convenienter possit eis addi respeclu ejusdem alicujus casus obliquus ; et omnia TALIA NOMINA VOCANTUR NOMINA PELATIVA, IcC. cit. « Socrate est homme » : homme signifie Socrate absolument ; on n’est pas homme de ou à… ; — « Socrate est père… » : père signifie Socrate relativement ; on est père de… Homme est signe de Socrate, ou de son fils, d’individus, substances existant en toi et portant des qualités, dont chacune existe dans sa substance ; substances et qualités sont des absolus. La question est de savoir si père n’est signe que de la réalité absolue de Socrate et de son fils, ou s’il signifie en plus une troisième réalité, distincte de ces deux absolus, lien de l’un avec l’autre.

2. Absurdité du réalisme de la relation.

Comme il y a un réalisme des universaux, qui leur fait signifier une réalité distincte des singuliers, il y a un réalisme des relatifs, qui leur fait signifier une réalité distincte des absolus ; et le second n’est pas moins absurde que le premier.

En voici une preuve : Omnem rem quam Deus conservât sine alia re potest Deus de novo producere etiam si illa res alia non sit vel nunquam fuisset ; si ergo paternitas qua refertur pater ad ftlium sit alia res a pâtre et ftlio, et Deus eam conservât sine generalione, quia illa prœlerita est, ergo potest vel poluil Deus eam palernitatem de novo producere etsi nunquam fuisset illa generatio, et per consequens poterit aliquid esse pater illius quem non gentil. Si la paternité est une chose distincte de l’être qui a engendré, Dieu peut donner la paternité à un être qui n’a jamais engendré. Nous ne rapporterons pas d’autres arguments. Occam d’ailleurs ne nous les donne pas tous : Alite rationes innumerabiles possunt adduci pro hac opinione quas causa brevilatis perlranseo, loc. cit.

Il nous suffit de tenir le principe de telles raisons : la distinction réelle fait les choses qu’elle distingue separables devant notre pensée et pour la puissance de Dieu ; si la relation se distingue ainsi de ses termes, elle en devient séparable, ce qui conduit à toutes sortes d’absurdités.

3. Le nominalisme de la relation.

Pour échapper à ces absurdités, avouons que la relation n’ajoute pas une réalité nouvelle à la réalité absolue de ses termes. En conséquence :

En dehors des substances et qualités, qui existent absolument, il n’y a point de réalités distinctes : præter res absolutas, scilicel substantias et qualitales, nulla res est imaginabilis née in actu nec in potentia, loc. cit. A critiquer le réalisme de l’universel, nous avons découvert que le réel est individu ; à critiquer le réalisme de la relation, nous découvrons que le réel est absolu.

S’il n’existe pas de réalité relative, il existe des noms relatifs, autres signes des choses que les noms absolus : itlas easdem res diversa nomina diversimode signiflcant, ibid. De même que l’universel, la relation est rejetée parmi les signes.

Comme l’universel encore, la relation est signe du réel. L’universel signifie les individus sans être, d’aucune façon, en eux, une réalité distincte : il suffît que Socrate soit Socrate, il ne lui faut rien de plus pour que je puisse le dire « homme ». De même, la relation signifie ses termes sans avoir, hors de l’âme, aucune réalité propre : l’ordre de l’univers n’est rien de distinct de ses parties, [non est ] ordo vel unitas [universi ] aliquid in re distinctum ab omnibus parlibus universi, 1 Sent., dist. XXX, q. i, S ; il ne faut pas imaginer la relation comme une chose ajoutée à ses termes, à la façon d’un lien matériel, quasi quoddam ligamen ligans corpora, Quodlibeta septem, Strasbourg, 1491, quodl. VII, q. xiii : il suffît que les parties de l’univers soient elles-mêmes, sans rien de surajouté, pour que je puisse les dire « ordonnées ».

Le réel excluant de soi le relatif comme l’universel, le premier, comme le second, relève de la logique, qui . étudie les noms relatifs, tout comme les universaux. Comme le terme écrit ou parlé recouvre un terme pensé, on pourrait se demander, pour la relation, quelle est sa nature de concept : de même façon que pour l’universel.

Tel est le nominalisme de la relation, qui serait d’ailleurs dans la pensée d’Aristote : Occam a cru d’abord que le philosophe tenait la réalité propre de la relation, quanrt [opinionem ] aliquando credidi esse opinionem Aristotelis, sed nunc mihi videtur quod opinio contraria sequitur ex principiis suis, mais il s’est convaincu et veut nous convaincre du contraire : El quod illa opinio (le nominalisme de la relation) sit Aristotelis poiest sic persuaderi, Summa totius logicæ I a pars, c. xlix ; cf. / Sent., dist. XXX, q. iii, A : utrum de intentione Plulosophi fuit ponere quemcumque rcspectum a parte rei distinctum ad omnibus absolutis. Comme celui de l’universel, le nominalisme de la relation se donne pour l’interprétation juste de l’aristotélisme.

La métaphysique du nominalisme.

L’ordre des questions sur les universaux nous a conduit à chercher l’essentiel du nominalisme dans sa métaphysique ; le problème de l’universel, qui se pose à partir d’une logique du langage, nous mène, par l’absurdité du réalisme, à l’idée de l’individu ; le problème de l’universel dépend du problème des distinctions qui commande aussi le problème de la relation ; avec la discussion de ce dernier, la même réalité qui s’était définie comme individu, se définit comme absolu : nous tenons bien une conception de l’être, une métaphysique, dont voici la perspective :

1. Perspective de l’occamisme.

Que savons-nous ?

— Des propositions, composées de termes, qui sont les signes des choses.

Nous reconnaissons la diversité des choses à la contradiction qui éclate entre leurs signes ; cette contradiction est toujours égale à elle-même et il n’y a qu’un mode de diversité intérieur au réel : la distinction réelle qui va d’une chose à une autre, l’une pouvant se séparer de l’autre devant notre pensée et par la toute-puissance de Dieu.

Comment accorder à l’universel une réalité distincte dans le singulier ? — Il n’y a qu’une distinction entre réalités, ’la distinction réelle, qui existe seulement entre individus.

Comment accorder à la relation une réalité distincte de ses termes ? — Il n’y a qu’une distinction entre réalités, la distinction réelle, qui existe seulement entre absolus.

Appuyés sur le rejet de toute diversité intérieure aux choses qui ne serait pas la distinction réelle, nous ne trouvons, sous les noms de matière, forme, substance, qualité, rien de réel qui ne soit un individu et un absolu : en aucune réalité, rien ne peut se distinguer assez pour être à quelque degré universel, à quelque degré relatif.

Toutes les absurdités du réalisme (des relations comme des universaux) semblent nous ramener à une évidence inexprimable de l’unité intérieure de chaque réalité, de son identité avec soi : serait-ce là l’intuition métaphysique centrale du nominalisme, qui manifesterait sa puissance de négation en écartant du réel le relatif et l’universel, en les réduisant à des noms ?

Une métaphysique n’est pas qu’une intuition ; c’est tout autant la technique qui la rend communicable ; cette technique, Occam la trouve dans sa logique, et nous avons mesuré combien la théorie des distinctions, dont tout le reste procède, tient à sa logique.

Intuition et technique : nous tenons une hypothèse sur le nominalisme d’Occam.

2. D’Abélard à Occam. —

Le nominalisme du xive siècle prend figure pour nous. Est-il si différent de celui du xiie ? Nous n’en avons pas eu le sentiment, lorsque nous avons suivi la discussion occamiste du problème des universaux.

Certes, entre Occam et Abélard, il est des faits d’histoire intellectuelle qu’il ne faut pas oublier :

la découverte de l’Aristote de la tradition arabe a donné à l’aristotélisme, texte et commentaires, qui n’était que logique, son aspect physique et métaphysique ; dans l’ordre de la logique même, née au Moyen Age de l’Organon, de Porphyre et de Boëce, les travaux de Lambert d’Auxerre et de Pierre d’Espagne se sont joints à ceux d’Abélard et ont ajouté à la logica antiqua une logica modernorum. Ueberweg-Geyer, Grundriss, p. 455-456 ; les théologiens du xiiie siècle ont apporté tous leurs problèmes et toutes leurs solutions.

Cependant, toutes les ressemblances que nous avons notées reposent sur une identité substantielle : d’Abélard à Occam, nous conservons, comme analyse et technique de la pensée, une logique du langage, où les pensées même sont des signes ; d’Abélard à Occam, le réalisme qui consiste à reconnaître aux choses l’universalité des termes garde la même absurdité, et cette absurdité nous découvre l’unité intérieure de toute réalité. Occam n’a peut-être jamais proposé de l’indivision du réel une formule aussi pleine qu’Abélard : cum res penitus eadem esse concedatur, homo scilicel qui in Socrate est, et ipse Socrates, nulla hujus ab illo difjerenlia est. Nulla enim res eodem lempore a se diversa est, quia quidquid in se habet », habet et eodem modo penitus. Logica « Ingredientibus, éd. Geyer, p. 15, 1. 36-39. Si vous ne posez pas deux choses mais une, cette chose unique ne saurait être, d’aucune façon, autre que soi. Dans la doctrine d’Abélard et dans telle d’Occam, nous voyons paraître la lueur de la même intuition.

Devons-nous conclure à une transmission du xiie siècle au xive siècle de la critique du réalisme et de la métaphysique du nominalisme ? Pas nécessairement. Car nous savons que les pensées métaphysiques sont parfois retrouvées, à plusieurs siècles de distance, sans avoir été précisément transmises. Occam nous dit, d’autre part, que tous ceux qu’il a lus, omîtes quos vicii, sur le problème des universaux étaient réalistes ; cf. supra, 1°, 1 (col. 734). Il nous suffît de la continuité de la tradition logique médiévale : la même logique du terme, tirée d’Aristote, Porphyre, Boëce, qui a pu conduire une fois Abélard au nominalisme pourrait bien y avoir conduit une seconde fois Occam et son école. L’étude de cette tradition logique, qui par Lambert d’Auxerre et Pierre d’Espagne joint le xiie siècle au xiv c, donnerait sans doute une intelligence plus complète du nominalisme médiéval. Dans l’état présent de nos connaissances, nous ne pouvons guère dépasser ces premières remarques.

La nature du concept.

Universaux et relations ne sont d’aucune manière des réalités, mais seulement des termes ; après leur avoir refusé toute existence a parte rei, nous avons à définir leur mode d’être in anima. Occam examine le problème à propos de l’universel dans la dernière des questions de natura universalis. 1 Sent., dist. II, q. vin.

Un terme, tel que l’universel, possède une triple existence : écrite, parlée, pensée, in scripto, in voce, in anima ; cf. supra, 2° (col. 737). Nous appellerons concept le terme, tel qu’il existe dans la pensée, avant tout langage. Il s’agit d’en préciser la nature.

L’universalité du concept n’est pas la même que celle du mot. L’universalité du mot, écrit ou parlé, ne tient point à sa nature, à sa réalité physique de son ou de dessin, mais à l’institution, à la volonté des hommes qui en fait un signe et un prédicable. On pourrait être tenté de concevoir ainsi tout universel comme de convention, universale ex inslilulione : nulla res habet ex natura sua supponere pro alia re, nec vere prædicari de alia re, sicut nec vox, sed tantum ex instilutione voluniaria, et ideo sicut voces sunt universales per institulionem et pnvdicabiles de rébus ila omnia universalia. Mais, si rien n’est universel de sa nature, tout peut le devenir par convention, les choses extérieures aussi bien que celles de l’âme : tune nihil ex natura sua essel species vel genus nece converso, et tune sequaliter posset Deus etsubstantia extra animam esse universale sicut quicquid quod est in anima, loc. cit., E. Cependant, on ne trouve d’universel que dans l’âme ; c’est donc qu’il y a l’universel par nature, universale naturale, le concept. Pour faire voir comment peut exister ainsi de l’universel dans l’âme, nous devons entrer dans les deux possibilités que le nominalisme laisse ouvertes ; cf. supra, 1°, 2 (col. 735) ; ilya deux façons d’être dans l’âme, que définissent les adverbes : subjective, objective.

1. Le concept comme esse subjective in anima.

On peut tenir que les concepts rentrent dans la catégorie de la qualité et sont dans l’âme comme des accidents dans une substance. Voilà donc l’universel : aliqua qualitas existens subjective in mente, loc. cit., Q. Mais cette qualité de l’âme, on peut soit l’identifier à l’intellection, soit l’en distinguer : verumlamen isla opinio posset diversimode poni : uno modo, quod ipsa qualitas existens subjective in anima essel ipsamet intellectio. .., aliter posset poni, quod ista qualitas esset aliquid aliudab intellectione et posterius ipsa, loc. cit., Q ; cf.B, D.

Quelque voie que l’on choisisse, l’universalité du concept s’explique de la même façon : conceptus et quodlibet universale est aliqua qualitas existens subjective in mente quæ ex natura sua est signum rei extra, sicut vox est signum rei ad placitum instiluentis, loc. cit., Q.

Comme le mot, le concept est signe ; mais, au lieu d’être un signe artificiel, c’est un signe naturel. Cela pose, l’analyse atteint sans difficulté la pensée à travers le langage : toutes les propriétés que les mots possèdent par convention, les concepts les possèdent par nature : sunt quædam qualitates exislenles in mente subjective, quibus ex natura sua competunt talia qualia contpelunt vocibus per voluntariam institutionem, ibid. D’un pareil point de vue, les diciplines que nous appelons grammaire, logique et psychologie sont toutes proches et près de se fondre. Tout comme le mot, le concept est d’essence singulière, vere res singularis, mais de signification universelle, dès qu’il entre comme attribut dans plusieurs propositions : lamen universalis per prædicationem, non pro se, sed pro rébus quas signi/icat, ibid. Et les concepts, comme les mots, sont plus ou moins universels, selon que leur signification s’étend à des êtres plus ou moins nombreux, unum… est plurium signum, et aliud paucorum, ibid. Le concept est un signe, dont on éclaircit la nature en le comparant au mot.

L’activité de l’intellect est une façon de langage, un langage naturel : nec videtur hoc magis inconveniens in intelleclum posse elicere aliquas qualitates quiv sunt naturaliter signa rerum quam quod brûla animalia et homines aliques sonos naturaliter emiltunt quibus naturaliter compelil aliqua alia significare, ibid. On comprend ici l’intellection, qui est le concept, ou ce qui le produit par analogie avec un aboiement ou un cri de douleur : voilà le signe naturel. Mais l’intellect n’est pas une faculté d’expression quelconque : Est tamen in hoc difjerentia, quod bruta et homines laies sonos non emiltunt nisi ad significandum aliquas passiones vel aliqua accidentia in ipsis exislentia. Intellectus autem, quia est majoris virtutis quantum ad hoc, potest elicere qualitates ad quæcumqne naturaliter significandum, ibid.. la faculté de concevoir est une puissance illimitée d’expression : de l’intellect naissent des signes de toutes choses, qu’expriment ensuite la diversité des langues écrites et des langues parlées ; le concept est un signe naturel, que supposent les signes artificiels.

2. Le concept comme esse objective in anima.

On peut se représenter que les concepts n’existent pas dans l’âme comme accidents de la substance, subjective, mais simplement comme des objets, objective, dont l’être n’est qu’être connu, ita quod eorum esse est eorum cognosci, loc. cit., F. A définir ce mode d’existence, nous allons retrouver des pensées d’Abélard.

a) L’image : son irréalité.
Voici en effet les caractères de cet esse objectivum qu’Occam appelle encore fictum :

Il présente à l’esprit cela même que la chose est : habet esse taie in esse objectivo quale habet res extra in esse subjectivo, loc. cit., E ; c’est une image, similitudo vel imago, vel picturarei, loc. cit., F ; cf. Abélard, supra, 1, 5°, 3, a) (col. 728). — Cette image est un objet devant l’esprit : illud sic fictum vere est objectum cognitum ab intellectu, loc. cit., F ; cf. Abélard, ibid. — Il n’y a pas seulement image des choses sensibles, mais encore de l’immatériel : taie fictum potest haberi de anima, loc. cit., F ; cf. Abélard, ibid. — L’image n’a pas d’existence réelle, tout son être est feint, ce qu’indiquent assez les termes de fictum, figmentum, loc. cit., G ; cf. Abélard, ibid. — L’image n’est ni accident ni substance : Quando dicitur : quicquid est est subslantia vel accidens, illud est verum, quod : quicquid est extra animam est substantia vel accidens, non tamen : quicquid est in anima objective est subslantia vel accidens, loc. cit., L ; cf. Abélard, ibid. — La distinction XXVII, du livre I du Commentaire rapporte, à la question ni, C, une doctrine qui retrouve l’esse objectivum dans la connaissance sensible et nous entretient des images des miroirs, de imaginibus quæ videntur in speculis ; cf. Abélard, ibid. — Nous savons enfin qu’à propos des images, Abélard évoquait l’artiste ; cf. supra, I, 5°, 4, b) (col. 730-1) : de même, Occam : artificialia in mente artificis non videntur habere esse subjcctivum, II Sent., q. viii, F.

b) L’image commune.
Comme chez Abélard encore, à partir des choses semblables, l’esprit forme une image commune : talia fieta eommunilatem quandam (habent) ad Ma et sibi eonsimilia ex quibus finguntur, loc. cit., F.

L’universel de convention mis à part, ces images font tout l’universel : talem communiialem voco universalitatem secundum illam opinionem, nec aliam ponit ista opinio, ibid. L’image commune, voilà le concept, l’universel de nature : sicut vox est universalis et genus et species tantum per institutionem, ita conceptus sic ficlus et abstractus a rébus singularibus pr : ecognitus est unii’ersalis ex natura sua, ibid. Connaissant d’abord les singuliers, nous en concevons une image commune, voilà l’abstraction d’où naît l’universel : abslractio quæ non est nisi fictio quivdam, loc. cit., E. Dans l’esprit l’image commune est signe de plusieurs choses : illud sic fictum… potest… supponere pro omnibus Mis quorum est imago vel similitudo, et hoc est esse universale et commune ad Ma, loc. cit., F. Nous retrouvons encore une pensée d’Abélard : imagines tantum pro signis constituimus non eas quidem signiflcantes, sed in eis res atlendentes ; cf. supra I, 5°, 3, b) (col. 720).

Sur les deux voies qu’Occam laisse ouvertes à l’explication de l’universel, il en est une qui nous ramène aux pensées d’Abélard sur l’irréalité des images et le rôle des images communes.

3. Les deux conceptualismes.

Michalski propose d’appeler « conceptualisme psychologique » et « conceptualisme logique » les deux thèses que nous venons d’exposer et donne à leur opposition une importance essentielle dans la philosophie du xive siècle. Les sources du crilicisme et du scepticisme dans la philosophie du XI Ie siècle, Cracovie, 1924, p. 10 sq. Sans nous attarder à la critique de ces dénominations, nous rappellerons que, pour Occam, le problème de la nature du concept n’a pas du tout la même importance que celui de la réalité de l’universel ; cf. supra, 1°, 2. C’est pourquoi nous ne chercherons pas où et comment Occam a lui-même choisi ; cf. Hochstetter, Studien zur Metaphysik und Erkenntnislehre Wilhelms von Ockam, Berlin, 1927, p. 90-91. Ne trouvant pas la caractéristique du nominalisme dans l’évidence d’une solution, nous la demanderons ici à la position du problème.

Dire que l’universel est terme, cela ne peut nous arrêter à la langue, écrite ou parlée, mais nous conduit à une analyse de la pensée : le concept est le terme qui existe dr.ns l’âme et précède les termes écrits et parlés.

Le concept est un esse in anima, qui pose un problème métaphysique, une question d’être. Nous avons reconnu dans la réalité de l’universel un problème de cet ordre, parce qu’il s’agissait de définir un mode d’être : celui de l’universel dans les choses. Ici, il faut définir le mode d’être de l’universel dans l’àme.

Le premier mouvement est d’appliquer aux choses de l’âme les catégories communes : on réalise le concept en une qualité de l’âme, prise comme substance. On commence ainsi par identifier concept et intellection. On en vient ensuite à considérer que le concept n’est pas l’intellection, mais une similitude de la chose, distincte de l’intellection. On en vient enfin à reconnaître que cette similitude de la chose n’existe pas comme la chose existe, qu’elle n’est ni substance, ni qualité, qu’elle nous offre un exemple d’un esse objectivum tout à fait hétérogène à l’être réel des substances, des qualités, es.se subjectivum.

Peu nous importe qu’Occam, finalement, n’aille point jusque là. Il nous sudit qu’il accorde le droit d’y aller sans absurdité, et que, sous une expression moins précise, le même mouvement de pensée se trouve déjà chez Abélard : le nominalisme peut conduire à faire du concept une image commune, irréelle comme toutes les images.

Comme il n’importe pas moins de retenir l’explication du concept comme qualité réelle de l’âme, nous devons les embrasser toutes deux du regard : il s’agit d’éclaircir l’universalité des choses de l’âme ; posé que les choses extérieures n’ont rien d’universel, on peut le faire soit par la notion d’image : le concept est l’image commune de plusieurs choses semblables, — soit par la notion de signe : les concepts forment un langage naturel.

Le sens de l’abstraction.

Le nominalisme n’ouvre pas seulement des possibilités à la théorie de la connaissance ; il ferme aussi celles où entraient les philosophies de saint Thomas ou Duns Scot ; reprenant le même mot d’abstraction, il en transforme le sens.

1. La primauté du singulier.

Pour Occam, notre connaissance, même intellectuelle, commence par la saisie du singulier, et du singulier matériel : illud idem singulare quod primo sentitur a sensu idem et sub eadem ralione primo intelligitur intuitive ab intellectu, I Sent., dist. III, q. vi, G. Ce qui est d’abord donné au sens et à l’intellect, c’est l’individu : vérité évidente à partir de la critique du réalisme.

C’est le singulier d’abord qui est l’objet du sens, et non pas, comme le voulait Duns Scot, une nature à quelque degré commune. Cf. Gilson, Avicenne et le point de départ de Duns Scot, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, t. ii, 1927, p. 89. En effet, cette nature n’a aucune réalité, tout le réel est singulier ; cf. supra, 3° (col. 738).

Le même singulier que saisit le sens, l’intellect peut le saisir : Saint Thomas a bien enseigné le contraire, et Occam connaît sa doctrine : dicitur quod singulare in rébus materialibus intellectus naturaliter directe et primo cognoscere non potest. Cujus ratio est : quia principium singnlaritalis in rébus materialibus est materia individualis ; intellectus autem intelligit abslrahendo speciem intelligibilem ab hujusmodi materia ; quod autem a materia abstrahitur est universale ; ergo intellectus directe non est cognoscilivus nisi universalium, loc. cit., B. La doctrine thomiste de l’abstraction paraît ici en son rapport essentiel avec la théorie de l’individuation par la matière. Mais, d’après la critique du réalisme, cette individuation est inconcevable, comme toute individuation, puisque l’individu se prend d’un bloc, sans distinction aucune, pas même de raison.

L’objet que le réel propose au sens n’étant plus le même que chez Scot, c’en est fait des notions scotistes de l’intellect agent et de l’espèce intelligible, essentiel lemenl liées à la notion de la nature, objet du sens ; cf. Gilson, loc. cil.

Le réel d’Occam n’est pas non plus le réel de saint Thomas, il ne vérifie pas l’équation fondamentale : singulier = matériel = inintelligible ; universel = immatériel = intelligible. Dès lors, on n’a que faire d’un intellect agent qui dématérialise l’espèce sensible et d’une espèce intelligible qui rapproche l’objet de l’esprit ; cf. Gilson, Le thomisme, 3e éd..Paris, 1927, p.205sq.

Occam n’a point à s’engager à la suite de Scot ni de saint Thomas.

2. Connaissance intuitive et connaissance abstractive.

Notre savoir est formé de propositions ; les propositions se composent de termes ; ainsi, le jugement suppose l’appréhension, dans la puissance même qui juge, et l’évidence se réalise quand l’appréhension emporte aussitôt le jugement. Mais certains jugements supposent une existence actuelle dans les choses, et d’autres, la seule présence de leurs termes à l’esprit. A ces deux ordres de jugements correspondent deux ordres d’appréhension :

a) Quand nous avons l’évidence d’une vérité contingente, d’une existence actuelle, notre connaissance est une connaissance intuitive : universaliter omnis notilia incomplexa termini seu lerminorum, seu rei vel rerum, virtute cujus potest evidenler cognosci aliqua veritas contingens maxime de præsenti est notitia inluitivu, Sent., prol., q. i. Z.

Pour éviter toute méprise, il faut remarquer qu’intuitif, pour Occam, ne signifie pas pleinement clair : est tamen sciendum quod aliquando propter imperfeclionem notitiæ intuitives quia est valde imperfecta et obscura, vel propter alia impedimenta potentiw cognitiviv, potest accidere quod nullæ vel paucas veritales contingentes de re sic intuitive cognila possinteognosci, ibid. L’intuitif est seulement ce qui assure l’évidence d’une existence actuelle.

Notre première intellection est une connaissance intuitive du singulier, concomitante à la sensation, ibid.

b) Toutes les fois que, pensant à une cho’se, nous ne pouvons pas en connaître des vérités contingentes, ni décider de son existence actuelle, notre connaissance est une connaissance abstractive : abstractiva autem est isla virtute cujus de re contingente non potest sciri evidenler utrum sit vel non sit, et per illUm modum notilia abstractiva abslrahit ab existentia et non existentia, ibid.

Voici un premier sens d’ « abstraction » : accipitur cognitio abstractiva secundum quod abslrahit ab existentia et non existentia, ibid.

3. L’abstraction du concept.

L’ « abstraction » a un autre sens : notilia abstractiva potest accipi… quod sit respectu alicujus abslracli a multis singularibus, et sic cognitio abstractiva non est nisi cognitio alicujus universalis abslrahibilis a multis, prol., q. i, Z. C’est le sens classique d’abstraction : conception de l’universel : abstractio… per quam (intellectus) producit universale sive conceptum rei universalem in esse objectivo, II Sent., q. xv, XX. C’est ainsi, en rappelant la notion du concept comme fictum, qu’Occam explique l’abstraction considérée comme une action de l’intellect : quando dicit quod intellectus agens facit universale in actu verum est, quod jacil quoddam esse fictum et producit quemdam conceptum in esse objectivo qui terminât ejus aclum qui tamen habet esse objective et nullo modo subjective, II Sent., q. xv.SS. Il faut bien voir le caractère de cette action :

L’universalité des mots est un produit de l’art, universale ex inslitulione, mais non celle des concepts. La production de l’universel est une œuvre de la nature dans l’âme : natura occulte operatur in universalibus… quia producendo cognitionem suam in anima quasi occulte saltem immédiate vel médiate producit (ea) illo modo, quo nata sunt produci. Et ideo omnis communitas isto modo est naturalis et a singularilate procedit. I Sent., dist. II, q. vii, C C. Voici d’ailleurs comment l’universel naît dans l’âme à partir du singulier, d’abord connu : dico quod universalia… causantur naturaliter sine omni aclivilate intellectus et voluntatis. Exemplum : aliquis videns aibedinem intuitive vel duas albedines abslrahit ab eis aibedinem in communi…, et non est aliud nisi quod illæ dua> notitiiv incomplexiv terminatx ad aibedinem in singulari sive intuilivæ sive abstractivie causant naturaliter, sicut ignis calorem, unam tertiam notitiam ab illis, quæ producit talem aibedinem in esse objectivo, qualis prius fuit visa in esse subjectivo sine omni aclivilate intellectus vel voluntatis, quia talia naturaliter causantur, II Sent., q. xxv, O. Ne disons pas que l’intellect produit l’universel : il est plus vrai de dire que l’objet, agissant de proche en proche, l’engendre dans l’âme. L’esprit n’est pas ce qui conçoit, mais ce où naît le concept.

L’abstraction, , au second sens, c’est la naissance du concept, ce n’est pas une action de l’intellect. Occam repousse tous les arguments de Sco.t en faveur d’une activité de l’intellect, // Sent., q. xxv.

1. Comment l’intellect fait abstraction des conditions matérielles.

L’aristotélisme tient que l’intellect fait abstraction des conditions matérielles, intellectus abslrahit a conditionibus maleriulibus, Il Sent., q. xv, Z. Comment le nominalisme va-t-il interpréter ce texte ?

La connaissance du sens est une connaissance matérielle, cognitio materialis… quæ perficit materiam exlensive sicut forma materialis : quia visio corporalis exlenditur in toto organo, sive composito ex materia et forma, loc. cit., CC : car la sensation est étendue. L’intellection ne l’est pas, isto modo intellectus abslrahit a conditionibus malerialibus, quia intellectio est subjective in intelleclu, non exlensive in aliquo composito sicut organo corporali, ibid. ; elle est à part de la matière, de l’étendue. En ce sens, on peut dire que l’intellect fait abstraction des conditions matérielles, potest sic intelligi dictum commune de abstractione a conditionibus malerialibus, ibid. L’abstraction caractérise l’acte de connaître, et non pas l’objet connu.

C’est que la matière, pour Occam, est un intelligible. Sans doute Averroès enseigne l’opposé : quod materia non est intelligibilis, ibid. Mais le nominalisme peut trouver un sens à cette parole : dico quod materia impedit illam intellectionem qua aliquid est intellectum et intelligens quia nihil potest intelligere nisi abslractum a materia, sic quod non indigel organo corporali ad intelligèndum, ibid. Ce n’est pas l’intelligible, mais l’intellect qui fait abstraction de la matière : tel est le troisième sens de l’abstraction.

L’abstraction, au sens thomiste, est écartée par Occam : palet falsilas illius opinionis, quæ ponit, quod intellectus agens habet aclionem circa fantasmata et intellectum possibilem per modum depurationis, illustrationis, irradiationis, remotionis, abslraclionis et sequestralionis, Il Sent., q. xv, XX. Abélard non plus ne renconnaît pas cette abstraction ; cf. supra, I, 5°, 3, b) (col. 729).

Notion du réel et théorie de la connaissance.

Reprenons d’ensemble les éléments caractéristiques du nominalisme que nous avons successivement relevés :

1. Le nominalisme part d’une logique des termes pris comme signes des choses : parmi ces termes : les universaux, les relatifs.

2. C’est un problème métaphysique de reconnaître si, dans les choses, une réalité distincte correspond à des signes tels qu’universaux, relatifs ; la solution nominaliste du problème, c’est le refus de toute réalité de ce genre, c’est, poussée à fond, l’affirmation de l’idée d’individu, de l’indivision de l’être : voilà l’évidence centrale du nominalisme : on la trouve dans une certaine notion du réel.

3. Cette notion du réel réagit sur la théorie de la connaissance :

a) Le nominalisme rend vaine la métaphysique de l’abstraction, chère au xui c siècle, avec intellect agent et espèce intelligible ;

b) Le nominalisme doit finalement éclaircir le concept comme signe : il fait des concepts soit’un largage naturel, soit des images.

Telle nous apparaît la perspective du nominalisme : c’est une notion du réel qui en occupe le centre ; nous allons voir comment son application à Dieu commande la théologie nominaliste d’un Guillaume d’Occam ou d’un Gabriel Bel.