Dictionnaire de théologie catholique/MOLINISME

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 10.2 : MESSE - MYSTIQUEp. 400-447).
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MOLINISME. — On appelle ainsi au sens strict, la doctrine exposée par Molina dans sa Concordia ; au sens large, un système théologique sur les rapports de la grâce et de la volonté libre dont Molina fut le principal théoricien. La position spéciale des molinistes relativement aux divers problèmes théologiques a été, ou sera discutée ailleurs, aux art. CONCONOURS DIVIN, CONGRUISME, LIBERTÉ, GRÂCE, PRÉDESTINATION, SCIENCE MOYENNE, etc. On voudrait présenter ici un exposé d’ensemble du molinisme et, pour le mieux faire comprendre, rappeler les circonstances dans lesquelles il est né, les controverses qu’il a suscitées les modifications qu’il a subies.


I. La question des rapports de la grâce et de la liberté, au xvi° siècle, avant Molina.
II. Les théories exposées par Molina dans la Concordia (col. 2101).
III. L’accueil fait à cet ouvrage et les modifications apportées dans l’édition d’Anvers (col. 2141).
IV. Les congrégations De auxiliis (col. 2154).
V. L’essence et les diverses modalités du molinisme (col. 2166).
VI. La défense du molinisme du xvir siècle à nos jours (col. 2172).

'I. LA QUESTION AVANT MOLINA. Pour situer exactement l’œuvre de Molina, il faut au préalable montrer comment se posait au xvie siècle la question des rapports de la grâce et de la liberté.
I. Les définitions du concile de Trente.
II. La position théologique des jésuites et les origines du molinisme (col. 2095)
III. L’école dominicaine de Salamanque et les idées de Banez (col. 2097).
IV. Le procès de Valladolid <col. 2098).
V. L’affaire Lessius à Louvain (col. 2099).
VI. L’opposition à la parution du livre de Molina (col. 2100).

I. Les définitions du concile de Trente.

Dans son décret sur la justification, le 13 janvier 1547, le concile avait déclaré que le point de départ de la justification, chez les adultes, doit être cherché dans la grâce prévenante, c’est-à-dire dans la vocation par laquelle Dieu, sans aucun mérite de leur part, les excite et les aide à se convertir ; mais il avait ajouté que, si l’homme ne peut sans la grâce se mouvoir vers la justice, il ne reste cependant pas passif en recevant cette inspiration, puisqu’il peut l’écarter et n’est disposé à la justification qu’en l’acceptant et en coopérant avec elle. Sess. vi, c. v, Denzinger-Bannwart, n. 797.

Le concile avait résumé cet enseignement dans les deux définitions suivantes : « Anathème à quiconque dira que l’homme peut croire, espérer, aimer ou se repentir, comme il le faut pour recevoir la grâce de la justification, sans l’inspiration prévenante et le secours du Saint-Esprit. Anathème à qui dira que la volonté libre de l’homme, mue et excitée par Dieu ne coopère aucunement pour se disposer et se préparer à recevoir la justification, en acceptant l’excitation et l’appel de Dieu, et que l’homme ne peut pas, s’il le veut, les rejeter ; mais que, comme un être inanimé, il ne fait absolument rien et reste tout à fait passif. » Ibid., n. 813-814.

Ainsi, pour faire un acte salutaire, la grâce est nécessaire ; mais la grâce n’anéantit pas la volonté, qui reste parfaitement libre sous son action.

Ces définitions, entourées d’autres affirmations sur le mérite, le péché, la prédestination, renouvelaient les condamnations portées jadis contre le pélagianisme et le semi-pélagianisme, et rejetaient dans l’ombre les erreurs protestantes. Elles posaient ainsi des jalons sûrs pour la spéculation théologique ultérieure.

De fait, les ouvrages sur la grâce se multiplièrent pendant la seconde moitié du xvi° siècle, et les discussions passionnées qu’ils provoquèrent témoignent d’une singulière fermentation d’idées autour de problèmes nouveaux.

II. La. position théoloqique des jésuites et les origines du molinisme

A côté du vieil ordre dominicain, qui avait assisté impuissant à l’invasion protestante, et dont certaines fractions même avaient passé à l’hérésie, une société s’était levée, ardente, combative, qui avait dressé une barrière contre l’hérésie et avait refoulé l’erreur avec succès. Sous l’impulsion de leur Fondateur († 1556), les Jésuites s’étaient adonnés à l’étude de la théologie et avaient occupe, en face des vieux maîtres, des chaires importantes. Sans doute, saint Ignace leur avait prescrit d’expliquer « la doctrine scolastique de saint Thomas », mais il avait laissé aussi place à la théologie positive et ouvert la perspective de l’adoption d’un manuel « plus approprié à nos temps » (Constilut.. c. xii). Le souci de l’actualité, joint au sentiment du progrès possible et désirable de la science théologique, devait leur faire aborder la question de la grâce et leur faire chercher, avec beaucoup de liberté d’esprit, la solution de divers problèmes que saint Thomas ne s’était pas posés expressément. Voir art. Ignace de Loyola, Jésuites

Ces problèmes gravitaient tous autour de ce point central : Quelle est, dans la production de l’acte salutaire, la part de la grâce et celle de la volonté humaine ? Comment la grâce de Dieu peut-elle agir infailliblement, si la volonté libre peut ne pas consentir à ses sollicitations ? La tradition dominicaine s’attachait à résoudre les difficultés soulevées par la question des rapports de la grâce et de la liberté, en mettant en avant la toute-puissance de la volonté divine. Les jésuites, qui avaient tant affaire avec ces négateurs de la liberté qu’étaient les protestants, cherchaient avant tout, dans leurs essais d’explication, à sauvegarder la liberté humaine, selon la 17e règle d’orthodoxie que leur avait donnée leur fondateur : « N’insistons pas tellement sur l’efficacité de la grâce, que nous fassions naître dans les esprits le poison de Teneur qui nie la liberté. »

L’idée directrice des théologiens de la Compagnie les rapprochait naturellement des théologiens apologistes de l’université de Louvain : les Driedo, les Sonnius, les Tapper, les Tilet, les Rythove.

Dès 1537, on avait publié à Louvain le De concordia liberi urbitrii et prædestinationis diuinæ, et le De gratia et libero arbitrio de Jean Driedo. L’auteur y avait déclaré que « quiconque comprend bien la grâce divine et le libre arbitre ne les sépare pas dans l’œuvre bonne » ; que « le bon usage du libre arbitre, prévu par Dieu, peut être un motif de l’élection à la grâce de la justification » ; que la prédestination est un décret par lequel Dieu décide « d’appeler et d’aider l’homme d’une manière qu’il sait apte à provoquer son obéissance ». Il se référait du reste, sur ces points, à saint Jean Chrysostome et à saint Ambroise.

Son élève, Ruard Tapper, dans sa correspondance avec Pierre Soto, affirme de même, avec saint Augustin, (Ad Simplicianum, 1. 2), qu’entre les enfants de Dieu et les autres, il y a cette différence que Dieu appelle les premiers seuls, d’une manière qu’il sait, d’après leurs dispositions, devoir être suivie d’effet. Il ajoute que « souvent cette différence provient plutôt de la valeur et des sentiments de ceux qui sont appelés, que de l’appel lui-même ».

Tilet précise que Dieu sait d’avance si l’homme coopérera oui ou non à la grâce, parce qu’ « il scrute les cœurs ». Reginald, De mente Tridentini, éd. d’An vers, 1706, p. vi, xii, civ. Cité par Schneemann, Controversiarum de divinæ gratiæ [ibérique arbitrii concordia initia et progressas, Fribourg-en-B., 1881, p. 170-177.

On reconnaîtra là les traits principaux de la doctrine enseignée communément par les jésuites quelques années plus tard, en Flandre avec Lessius, en Espagne avec Jean de Montemayor, en Portugal avec Molina. en Allemagne avec Grégoire de Yaleutia. à Rome même avec Suarez.

Un autre apologiste, conseiller d’État attache a François I", fournit à un professeur de CoXmbre, le jésuite P. Fonseca, l’occasion de parfaire la doctrine de la Compagnie en la dotant de son élément spécl tique : la « science moyenne ». Dans son De pnvdesti nattone, libero arbitrio et gratia contra Cali’inam. publié à Paris en 1556, Barthélémy Cainerai ius enseigne, en effet, que les décrets éternels sur la distrl bution de la grâce sont précédés de la prescience de l’usage que les hommes eu feront, s’ils la reçoivent ;

mais il ne se fait pas, dans l’application, une idée très claire de cette prescience, qu’il confond souvent avec la science de vision.

Fonseca, vers 1565, définit le caractère propre de la science moyenne, antérieure aux décrets divins, la défend par des arguments empruntés aux Pères et aux théologiens, et l’utilise pour expliquer la Providence et la prédestination. Schneemann, p. 178-179. Ainsi se trouvent rassemblés les éléments du système théologique dont Molina sera le principal metteur en œuvre et auquel restera attaché son nom.

III. L'ÉCOLE DOMINICAINE DE SALAMANQUE ET

les idées de Banez. — Les dominicains avaient eu, à Salamanque, toute une lignée de maîtres illustres. François de Victoria fondateur d'école, y avait enseigné vingt ans († 1546). Ses successeurs, Melchior Cano (1546-1552), puis Dominique Soto (1552-1560), avaient été des thomistes fervents, sans cependant se croire obligés de suivre leur maître pas à pas et en tous points. Avec Pierre de Sotomajor (1560-1563) et avec Barthélémy de Médina s’esquissa un mouvement de retour vers un thomisme plus rigide, qui trouva sa formule définitive chez Dominique Banez.

La liberté, expliquait Victoria en 1539, consiste à pouvoir ne pas agir, quand on agit, et à pouvoir agir, quand on n’agit pas. La volonté a, vers sa fin, une inclination naturelle qui lui vient de Dieu ; mais elle choisit elle-même librement les moyens. Elle est donc mue ab extrinseco vers sa fin ; mais elle est libre de vouloir ou non cette fin et de poser les actes qui y conduisent. Cela est vrai dans l’ordre surnaturel comme dans l’ordre naturel. Si la volonté agit, Dieu coopère à son acte. La conversion est libre ; « l’infusion de la grâce dépend donc de ma liberté ; Dieu nous meut librement, puisque nous pouvons résister à cette motion divine ». Cf. textes inédits, cités par Schneemann, Controv., p. 117-123.

L’homme, disait Melchior Cano, est cause de sa propre vie surnaturelle, il est l’auxiliaire de Dieu dans sa génération spirituelle, parce qu’il réalise en luimême les dispositions qui le préparent à recevoir la grâce sanctifiante. De locis theol., t. XII, c. xiii, éd. de Cologne, 1605, p. 686.

Soto écrivait, dans son De natura et gratia, t. I, c. xv, composé pendant le concile de Trente, que la liberté consiste en ce que la volonté n’est pas déterminée ; et se demandant pourquoi, en définitive, lorsque Dieu est également prêt à convertir deux hommes, il entraîne l’un (trahal) et non l’autre, il répondait : « on n’en peut donner d’autre raison, sinon que l’un donne son consentement, et l’autre pas s. Cette phrase lui ayant valu le reproche d’avoir trop accordé à la liberté, il maintenait que, « si notre consentement n’est pas cause de la prédestination, il est néanmoins d’une certaine façon cause matérielle de la justification. » In IV Sent., sub fine, p. 962.

Est-ce par vénération pour saint Thomas, que Pie V proclama docteur de l'Église en 1567 ? Est-ce par réaction contre l’orientation prise par la Compagnie de Jésus ? Toujours est-il que les maîtres dominicains de Salamanque craignent, après Soto, d’exagérer le pouvoir de la liberté. Les œuvres naturelles, explique Médina, ne sont pas une préparation positive à la grâce et un mérite de congruo ; elles ne sont qu’une disposition négative. Encore cette disposition n’est-elb pas nécessaire : il arrive que Dieu accorde son secours, alors qu’elle fait défaut. In /a™-// 88, q. cix, a. 6.

Baiïez, qui vient ensuite, homme tout d’une pièce, esprit rigoureux, tempérament ardent, ne craint pas de se retourner contre ses prédécesseurs, dont plusieurs ont été ses maîtres, et de les accuser d' « erreurs étonnantes, inintelligibles, inextricables ». Il en trouve la raison dans ce fait que les Victoria, les Cano, les Soto

ont voulu concilier saint Thomas et Scot « comme le font communément les modernes ». Comment, in 11°™II 3 *, q. xlii, a. 6. Pour lui, il veut faire retour à saint Thomas et pourfendre quiconque trahit sa pensée. Et voici, d’après son commentaire sur la Somm, I a q. i-lxiv ; IF-II 33, q. i-xlv, paru à Salamanque en 1584, comment il la comprend.

Il part de ce principe que, Dieu étant cause de tout l'être, rien n’arrive sans qu’il en soit lui-même cause. « Dieu, dit-il, détermine toutes choses et n’est déterminé par rien ; nulle cause seconde ne peut agir, si elle n’est efficacement déterminée par lui ; mais son concours actif ne peut être déterminé ab extrinseco. De ce que Dieu veut une chose, on peut conclure que nécessairement elle arrive, dans le temps et de la manière qu’il le veut. Cela est vrai, même de tout acte libre, même du péché considéré dans son être et non dans sa malice. Le secours divin est cause efficace de la grâce et de la conversion ; le refus de secours efficace est cause de la non conversion, parce qu’il s’ensuit nécessairement que l’homme ne se convertira pas. Dieu connaît donc les futurs contingents dans leurs causes, en tant que celles-ci sont déterminées par la cause première : il connaît les péchés futurs dans leur cause, en tant que celle-ci n’est pas déterminée par la cause première à bien agir. »

Comment cette doctrine laisse-t-elle place à la liberté humaine ? Banez répond par une distinction entre sens composé et sens divisé. De ce que, au sens composé, l’homme ne peut faire pénitence sans un secours spécial de Dieu, il ne s’ensuit pas que si, Dieu ayant décidé de ne pas lui donner ce secours, il ne fait pas pénitence, cela ne lui sera pas imputé : pouvoir faire pénitence et faire pénitence sont deux dons distincts ; le premier suffit pour créer l’obligation. La liberté a sa source dans un jugement ; elle consiste dans le choix des moyens par rapport aux fins, objets de la volonté. Les desseins immuables de Dieu ne lient pas notre jugement ; ils ne détruisent donc pas la liberté de nos actes.

Quant à la prédestination et à la réprobation, ce sont des actes de la volonté divine, des décrets de Dieu décidant d’accorder à ceux-ci et de refuser à ceux-là les secours efficaces, pour manifester sa miséricorde ou sa justice. Les effets de la réprobation : permission de la faute, abandon du pécheur, exclusion du ciel, n’ont entre eux aucune relation de cause à effet ; il ne faut pas leur chercher de raison dans l’homme ; tous ensemble, ils sont des moyens en vue de la fin voulue par Dieu : la manifestation de sa justice.

Telles étaient les idées de Banez, dont il importait de donner ici un résumé pour mieux faire comprendre, par contraste, celles de Molina. Prédétermination et science moyenne s’affronteront en des conflits doctrinaux qu’envenimeront, trop souvent, le sentiment et la passion.

IV. Le procès de Valladolid.

Depuis 1577,

Banez enseignait à Salamanque. Il venait de succéder depuis un an à Barthélémy de Médina dans la chaire de Prime à la faculté de théologie de l’université, quand eut lieu sa première intervention retentissante.

Ce fut à l’occasion d’un exercice scolaire : une « dispute » publique, tenue le 20 janvier 1582, sous la présidence de son ami, le mercédaire François Zuniel. Le jésuite, Prudence de Montemayor, soutint que, si le Christ avait reçu de son Père le précepte de mourir, il ne serait pas mort librement, et que par suite il n’aurait pas mérité. Banez intervint avec vivacité ; et ce fut l’occasion de discuter longuement des questions de la prédestination et de la justification ; d’autant qu’un autre maître, l’augustin Louis de Léon, intervint en faveur du jésuite. Trois séances eurent lieu, dont la dernière se tint le 27 janvier. Après quoi,

le 5 février, l’affaire fut portée devant le tribunal de l’Inquisition d’Espagne, à Valladolid, par le hiéronymite Jean de Santa-Cruz.

Le procès dura deux ans. L’Inquisition refusa de condamner les propositions qui lui avaient été soumises par Jean de Sauta-Cruz ; mais, par sentence du 3 février 158-1, elle défendit à Louis de Léon de les enseigner, en public ou en secret. On en trouvera le texte latin à l’art. Banez, col. 143. Elles disaient entre autres choses : « Le Christ a pu mériter, en mourant, à cause du motif qu’il a pu avoir. — Ce n’est pas parce que Dieu a voulu que je parle que je parle, c’est au contraire parce que je parle que Dieu a voulu que je parle. — -Dieu n’est pas cause de l’acte libre, mais seulement de sa cause. — La Providence s’applique aux œuvres bonnes en général, non en particulier, elle ne détermine pas la volonté à bien agir, mais c’est plutôt la cause particulière qui détermine l’acte de la Providence. Dire le contraire, est faux et luthérien. — Si Dieu donne un secours égal à deux hommes, l’un pourra se convertir, l’autre le rejeter. De fait, Pierre se convertira avec le seul secours suffisant de Dieu, sans aucun autre secours prévenant. — Dans la justification, l’impie détermine, par sa volonté, le secours suffisant de Dieu à son emploi actuel ; Dieu et la volonté de l’impie se déterminent mutuellement et simultanément. »

V. L’affaire Lessius a Louvain. — - Depuis le concile de Trente, l’université de Louvain avait été troublée longtemps par les erreurs d’un de ses maîtres : Baïus (voir ce mot). Apologiste, il avait à ce point subi l’influence de ceux qu’il combattait, qu’il avait pour ainsi dire anéanti le pouvoir de la liberté pour le bien. Les condamnations portées par Pie V, en 1567, et Grégoire XIII, en 1579, (Denz.-Bannw., n. 1001 sq.) n’avaient pu faire taire complètement le chancelier. Quand l’occasion s’offrit à lui de prendre l’offensive contre ses adversaires, il ne manqua pas de la saisir et de la pousser très activemsnt. Voir art. Baius, col. 49-57.

Un jésuite, Lessius, venu de Douai en 1585 pour enseigner la théologie au scolasticat de Louvain, publiait l’année suivante, avec son collègue Hamel, des Thèses theologiæ où il réfutait Baïus et énonçait, sur la grâce et la prédestination, des idées qui ne pouvaient que sonner étrangement aux oreilles du chancelier et de ses partisans. Aidé de son neveu et de son disciple Janson, celui-ci en tira diverses propositions qui furent déférées à la Faculté de Louvain. Lessius répliqua par la présentation de 31 conclusions résumant plus fidèlement sa pensée, et se réclama de la tradition des anciens lovanistes : Driedo, Ruard Tapper, Martin Bythove, etc. La faculté n’en censura pas moins, le 9 septembre 1587, trente et une propositions, comme contraires à la doctrine de saint Thomas et comme semi-pélagiennes. L’université de Douai renouvela cette censure, en des termes à peu près identiques.

Lessius répondit par une Apologia contra censuras (publiée par L. de Meycr, p. 755-785) et c’est ainsi que, pour la première lois, le Saint-Siège l’ut mêlé directement aux controverses sur la grâce. Six le Quint nomma une commission de cardinaux, qu’il chargea d’examiner les propositions incriminées, avec les explications que Lessius y avait jointes.

Un mémoire écrit à cette occasion par Bellarmin, pour le cardinal Madruccl, publié par L. de Meyer, p. 785 789, et par le P. Le Bachelet, dans Auctarium Bellarminianum, p. 94-100, expose le fond tr l’affaire, de Façon assez objective et assez claire. « Les discussions de Louvain, dit-il, découlent toutes d’une controverse relative à la coopération de Dieu avec le libre arbitre ; de là, des controverses sur la Providence, les grâces suffisantes et efficaces, la prédestination et la persé vérance*. » Voici, présentées par nous en tableau, pour plus de commodité, les oppositions qu’il signale :

La Faculté. Lessius

Coopération.

- Dans Dans tous ces actes. Dieu

tous les actes, naturels ou coopère avec la volonté li surnaturels, Dieu détermine bre ; mais elle se détermine

la volonté libre, avant (d’une elle-même, avec le concours

priorité de nature) qu’elle se et la coopération de

détermine elle-même ; d’où

Providence.

 La Providence a préordonné efficacement toutes choses,

avant d’avoir prévu la détermination des causes secondes ; d’où

3° Grâces suffisantes. Dieu ; d’où

La Providence n’a préordonné efficacement les actes libres et contingents qu’après avoir prévu la détermination des causes secondes ; d’où

Le secours suffisant est

Pas de secours vraiment sufdistinct du secours efficace ;

lisant qui ne soit efficace ; et et tous les hommes reçoivent

les hommes ne reçoivent pas un secours suffisant pour le

tous un secours suffisant salut ; d’où pour le salut ; d’où

Grâces efficaces.

Le Le secours efficace est

secours efficace est celui qui celui par lequel Dieu prédétermine activement la vovient l’homme en prévoyant

lonté ; et la grâce efficace ne peut être rejetée ; d’où

5° Prédestination.

La

que son appel sera suivi ; il peut donc être rejeté, mais ne l’est jamais ; tandis que le secours suffisant le peut et l’est souvent ; d’où La prédestination est une

prédestination est une pré- préordination de moyens par

ordination de moyens par lesquels les élus sont infail lesquels les élus sont infailliliblement sauvés, mais qui

blement sauvés, indépenprésuppose la prescience des

damment de la prescience de futurs conditionnels ; d’où ce que feraient les hommes s’ils recevaient tellesou telles grâces prévenantes ; d’où

Persévérance.

Il n’y Tous les justes reçoivent

a pas d’autre don de perseun don de persévérance par

vérance que celui par lequel lequel ils peuvent persévérer

persévèrent en fait ceux qui s’ils le veulent ; seuls les élus

reçoivent un don par lequel ils persévèrent en fait.

L'élection à la gloire dépend de la prescience des mérites.

persévèrent.

Élection.

L'élection

à la gloire est tout à fait gratuite et ne dépend pas de la prescience des œuvres bonnes.

Ce dernier point est secondaire, explique Bellarmin. et sans connexion avec les précédents ; d’ailleurs, Lessius n’en ramène pas moins l'élection à une pure grâce de Dieu, et son opinion ne saurait se confondre avec celle de Pighius et de Qatharin.

En définitive, les partisans de Baïus accusaient Lessius de pélagianisme ; tandis que ceux de Lessius accusaient Baïus de calvinisme. La commission cardinalice déclara les propositions de Lessius très défendables, et le pape envoya â Louvain le nonce Frangipani, avec mission d’arranger l’affaire. Celui-ci arriva au mois de juin 1588. se lit remettre un exemplaire de tout ce qui avait été écrit de part et d’autre, et déclara que c'était au pape seul de prendre une décision. A force de démarches, il finit par obtenir que les deux parties cesseraient, en attendant. de se censurer mutuellement.

VI. L’opposition a i.a parution du livre de Molina. — Au même-moment s’imprimait â Lisbonne la Concordia de Molina. L’ouvrage, présenté à l’exa men de l’Inquisition portugaise, avait été approuvé par le censeur délégué, le dominicain Harthélenix Ferreira, en termes très flatteurs. Mais déjà certaines phrases du livre, communiquées par Ferreira à ses confrères de Lisbonne, avaient provoqué de l'émoi ; ils croyaient y reconnaître plusieurs des propositions soutenues naguère à Sulamanque par Prudence de Montemayor ; ils critiquaient de plus la manière dont l’examen avait eu lieu, et racontaient que Molina

n’avait voulu livrer de son ouvrage qu’un cahier à la fois, en reprenant chaque fois le précédent. Sollicité par eux, le P. Jean de las Cuevas, confesseur du grand Inquisiteur, le cardinal archiduc Albert d’Autriche, finit par être pris de scrupules ; et peu après la parution de la Concordia, il avertit Albert du scandale provoqué par le livre. Le cardinal fit une enquête sommaire et ordonna de surseoir, jusqu'à nouvel ordre, à la vente de l’ouvrage. Lettre de Jean de las Cuevas, Il mai 1594, dans del Prado, De graiia et libero arbitrio, t. iii, doc. ni, p. 579-581.

Trois mois s'écoulèrent, au cours desquels Molina reçut des Conseils de Castille et d’Aragon l’autorisation, sollicitée antérieurement, de publier son livre dans les deux royaumes. L’accusation prit enfin corps. Bafiez, consulté par le cardinal, avait cru découvrir dans la Concordia neuf ou dix propositions que l’Inquisition avait interdit d’enseigner. Il les groupa en trois objections qui furent communiquées à Molina et réfutées par lui. Après quoi, l’interdiction ayant été levée, le volume parut, au début de juillet 1589, précédé de cette chaleureuse approbation de Ferreira : In quo opère nihil a me est animadversum, quod nostræ religioni adversetur. Imo si quid est in sanctis conciliis, quod prima fronie videatur obscurum et scrupulosum, idipsum dilucidatur, et quamplurimi loci sacrée Scripturie, tam Veteris quam Noui Testamenti, disertissimo stylo expenduntur et explanantur. Quapropter ualde dignas arbitror has lucubrationes qu.se. in publicam totius Ecclesiæ utilitatem excudantur.

L’auteur publia aussitôt, et ajouta sous forme d’appendice à la Concordia, la longue défense qu’il avait écrite contre les objections de Bafiez, ainsi que de brèves répliques aux reproches tacites d’un « autre papier » contenant, sous le titre de « remarques » animadversiones, une série d’extraits de son livre. On en trouvera l’analyse plus loin, col. 2136 sq.

II. LES THÉORIES EXPOSÉES PAR MOLINA DANS LA « CONCOR D I A ». — Les œuvres polémiques abondent pour ou contre Molina. Elles ne réussissent guère à le faire connaître. Les exposés d’ensemble de sa pensée restent rares. Plus rares encore, ceux qui sont écrits d’un point de vue purement objectif. Il ne sera sans doute pas inutile, en un sujet qui a suscité tant de passions, de prendre ici, en dehors des apologistes ou des détracteurs, le rôle d’un informateur impartial. Lire un ouvrage comme la Concordia en dehors de tout parti pris, et même en refoulant à mesure qu’elles se présentent les objections qui surgissent, peut être un travail difficile ; c’est en tout cas un travail nécessaire. Longuement méditée, la pensée de Molina forme un tout. Il serait peu sage de la morceler et d’en prétendre bien saisir un aspect sans l’avoir étudiée dans son ensemble. Aussi l’auteur lui-même, à plusieurs reprises, Prsef., p. iv ; q. xiv, a. 13, disput. XXXVI, in fine, p. 208, prie-t-il le lecteur de ne pas précipiter son jugement, mais de le suspendre jusqu'à l’achèvement de sa lecture, pour pouvoir comparer les diverses parties du volume et en saisir la cohérence. Quand donc le souci de la bonne méthode ne le commanderait pas, celui de la justice nous ferait un devoir de nous rendre à sa requête.

Dessein de Molina. — Chargé par ses supérieurs de commenter la I re partie de la Somme théologique de saint Thomas, il s’est attaché surtout à expliquer, à la lumière de la foi, comment la liberté humaine s’accorde avec la prescience divine, la providence et la prédestination, dont il devait traiter. C’est ainsi qu’il a été amené indirectement à s’occuper de la grâce et de l'œuvre entière de la justification. Son ambition, en cette difficile question, serait « d’envisager d’un point de vue unique et de relier, en les rattachant à

leur fondement, les choses que Dieu même a unies en les prévoyant, les réalisant et les promouvant selon ses fins » (Prœf., p. iii), c’est-à-dire de montrer l’accord qui existe entre le libre arbitre d’une part, la grâce, la prescience, la providence, la prédestination et la réprobation d’autre part.

Ce dessein lui-même est d’ailleurs dicté par une préoccupation apologétique, ainsi qu’il ressort de la préface au grand inquisiteur du Portugal, le cardinal Albert d’Autriche (p.n). Les Perditi quidam atque infeliciter nati homines, contre lesquels on s'élève, sont évidemment les protestants dont on expose les erreurs q. xiv, a. 13, disp. I, p. 9-10 : Luther, qui après avoir nié l’efficience de la liberté dans nos bons vouloirs, en vint à attribuer à Dieu tous nos actes, y compris les péchés ; et Calvin, qui prétend avoir avec lui saint Augustin.

Division de l’ouvrage. — L’origine de la Concordia en explique la division selon les articles de la Somme qui y sont commentés. Elle comprend quatre parties, de très inégale longueur, et traite successivement de la science de Dieu (q. xiv), de la volonté de Dieu (q. xix), de la providence (q. xxii) et de la prédestination (q. xxin). Encore, dans ces questions, Molina fait-il un choix, pour ne considérer que les articles se rapportant plus directement au grand problème qui l’intéresse. De la question xiv, il ne retient que les articles 8 et 13 ; de la question xix, l’art. 6 ; de la question xxiii, les cinq premiers articles ; seule, la question xxii est étudiée en entier.

C’est dans le cadre de cette division par questions que nous étudierons la pensée de Molina sur la science divine, sur la volonté de Dieu (col. 2120) sur la providence (col. 2120) et sur la prédestination (col. 2122) Nous aurons soin de relever au passage les principales indications données par Molina lui-même sur la position qu’il prend, ou croit prendre par rapport aux autres théologiens, et en particulier de saint Thomas, qui reste pour lui « le prince de la théologie scolastique », scholasticee theologiee solem et principem, Prœf., p. m. Nous indiquerons ensuite le contenu de l' Appendix ad concordiam (col. 2136). Enfin une rapide synthèse des théories de Molina suiyra logiquement cet exposé analytique (col. 2139). Sauf indication contraire, toutes nos références se rapporteront à la réimpression parisienne de l'édition d’Anvers (Paris, 1876), qui est, de beaucoup, la plus accessible.

I. la science divine.

Deux problèmes se posent

à son propos : est-elle cause des créatures ? Porte-t-clle sur les futurs contingents ?

1° La science divine est-elle cause des créatures ? — Saint Thomas, q. xiv, a. 8, a répondu : Oui. Dieu agit par son intelligence, comme l’artisan, sa science propose et dirige ses actes ; mais elle ne produit rien, et donc n’est pas cause en fait, si sa volonté ne décide que telle chose sera. — Molina apporte ici une première et très importante distinction, qu’il faudra retenir, dit-il, et avoir toujours « devant les yeux ». La science divine considérée par rapport aux créatures, peut être dite naturelle ou libre, selon qu’elle précède ou suit la détermination volontaire. Portet-elle sur ce que Dieu peut faire, sa science est naturelle et non libre ; porte-t-elle au contraire sur l’existence future de certaines créatures, elle est libre, car c’est parce qu’il a voulu librement cette existence qu’il la connaît. Si donc il est vrai de dire que la science naturelle de Dieu est cause des choses, il est faux que sa science libre, celle qui porte sur les futurs contingents, le soit. (Ad 8 art., quæst. xiv, p. 1-2.)

2° La science divine porte-t-elle sur les futurs contingents ? (Sum.theol., q. xiv, a. 13). — La prescience divine, la liberté humaine, la contingence des choses ont fait l’objet d’erreurs multiples, depuis celles des philosophes et des hérétiques mentionnés par saint Augus

lin (De civ. Dei, t. V, c. i, iv, ix ; De hæres., 35, 46, 70, elc) : Cicéron, Hardesane, Priscillien, les manichéens, les pélagiens, jusqu'à celles de Luther et de Calvin, en passant par celles d’Abélard et de Wiclefï. Pour résoudre la question, toujours actuelle, de leur accord, Molina étudie au préalable : 1° la nature, l'étendue et l’existence du libre arbitre ; 2° le concours divin et l’existence de la contingence (col. 2109).

Deux principes domineront toute cette étude : Etant donné l’existence de la prescience divine, de la providence et de la prédestination, il ne faudra accorder à la liberté que ce qui ne porte préjudice à aucune de ces réalités. — Il est non moins évident, de par la foi et l'Écriture, que la liberté humaine existe, sans que la prescience, la providence, la prédestination, la réprobation, la grâce, en entravent l’exercice. (Ad art 13, q. xiv, disp. I, p. 3.)

I. i.i liberté UVMA.ISE. - 1° Sa nature. — -Les lutlié.iens confondent liberté et spontanéité ; mais à c : c libertas a coactione qui convient même aux actes fies déments, des enfants et des animaux, il faut opposer la libertas a necessitate, faculté d’agir et de ne pas agir alors que toutes les conditions de l’action sont posées, ou de faire une chose alors qu’on pourrait faire le contraire. Pareille faculté suppose un choix, c’est pourquoi on l’appelle libre arbitre.

Le libre arbitre peut donc se définir voluntas in qua formaliter sit libertas explicata, prævio judicio rationis ; et l’agent libre se distingue de l’agent naturel en ce que celui-ci agit nécessairement, lorsque toutes les conditions requises pour l’action sont réalisées. (Q. xiv, a. 13, disp. II, p. 10-11)

Son domaine.

Pour la clarté de l’exposition,

il faut considérer ici les quatre états dans lesquels peut se trouver la nature humaine : l'état de nature pure, l'état d’innocence, l'état de péché, l'état de grâce.

En fait, l’homme n’a jamais été et ne sera jamais dans l'état de nature pure ; mais cela, seule la révélation nous l’apprend. Dans cet état, il serait doué déraison et de sensibilité ; c’est dire que lui seraient naturels les défauts qui résultent nécessairement de la constitution du corps : faim, soif, fatigue, maladies, mort ; et les mouvements sensibles qui sollicitent la volonté à rencontre de la raison.

Dieu a créé l’homme dans l'état d' « innocence ». L’ayant destiné à une fin surnaturelle et ayant voulu qu’il parvînt à cette fin per propria mérita eidem fini rongruentia, il lui a donné, non seulement des principes par lesquels il pourrait mériter la vie éternelle : les vertus surnaturelles, mais la justice originelle, soustrayant son corps à la fatigue, à la maladie, etc., et contenant ses puissances sensibles. Ainsi, l’homme pouvait suivre avec promptitude et facilité les commandements et mériter la vie éternelle.

Le péché d’Adam eut ce double effet, de dépouiller l’homme des dons surnaturels, et de priver les forces naturelles de la vigueur qu’elles tenaient de la justice originelle ; il a laissé ces forces dans l'état où elles eussent été si l’homme avait été créé in puris naturalibus, ainsi que l’enseigne saint Thomas, I a, ([. xcv, a. 1. Si donc on peut dire que le péché a blessé l’homme in naturalibus, c’est en considérant comme naturelles la justice originelle et la vigueur qui résultait de sa présence, quoique ce soient là des dons surnaturels. Par conséquent, non seulement le péché n’a pas détruit la liberté ; mais s’il l’a atténuée et inclinée selon l’expression du concile de Trente, m-ss. vi, c. i, Denz., n. 793, c’est par comparaison avec l'état « d’innocence », non avec l'état de nature pure.

La volonté reste libre, non seulement par rapport aux actes qui lui sont connaturels, mais encore par rapport aux actes surnaturels, qui supposent le secours de la grâce et sont accommodés à la fin surnaturelle.

Elle peut coopérer ou non avec le secours divin, ou même poser des actes qui lui sont opposés. Les actes surnaturels dépendent donc à la feis de la grâce et du concours de la volonté, comme le définit le concile de Trente, sess. vi, can. 4 sq., Denz., n° 814 sq. (Q. xiv, a. 13, disp. III, p. 15-19.)

Son pouvoir.

1. Dans l'état d’innocence, en

raison de la justice originelle, nos premiers parents pouvaient, avec le seul concours général de Dieu, éviter tout péché, même véniel, en accomplissant toute la loi naturelle ; c’est l’opinion commune des docteurs et celle de saint Thomas, I a -Il æ, q. cix, a. 2, 3, 4, 8, 10 ad 3um. Ils pouvaient de même, en raison des dons surnaturels de foi, d’espérance, de charité et de la grâce, opérer leur salut et mériter la vie éternelle, sans autres secours spéciaux, et avec le seul concours général de Dieu ; c’est encore l’opinion commune. Ils avaient donc la liberté la plus entière, soit pour écarter ce qui pouvait les détourner de leur fin naturelle ou surnaturelle, soit pour faire tout ce qui était nécessaire pour atteindre ces fins. (Q. xiv, a. 13, disp. IV, p. 19-20.)

2. Hors de l'état d’innocence, avec le seul concours général de Dieu, l’homme peut vouloir et faire des actes moraux accommodés à sa fin naturelle, qui soient vraiment bons et vertueux par rapport à cette fin, puisqu’il est bâti pour cela, avec son intelligence et sa liberté. (Q. xiv, a. 13, disp. V, p. 24.) Mais il est incapable de rien faire qui conduise à sa fin surnaturelle, sans un secours d’ordre surnaturel. Ceci est vrai, même de tout acte qui serait, de la part de la volonté ou de l’intelligence, une préparation lointaine à la grâce, et s’explique, contrairement à l’erreur de Pelage, par le fait que la nature est sans commune mesure avec la félicité éternelle et avec l’ordre surna turel. (Q. xiv, a. 13, disp. VI, p. 26-27).

Une fois posés ces principes, dont le premier est d’opinion commune chez les scolastiques, à l’exception de Grégoire de Rimini, de Capréolus et de quelques autres, et dont le second est un article de foi, on peut étudier la coopération du concours général de Dieu, de la grâce et de la liberté dans les principaux actes surnaturels.

a) L’acte de foi. — On peut le considérer d’abord dans sa substance, en tant qu’il est purement naturel. Il a toujours semblé à Molina, comme à Miranda, Cajétan, Scct, etc., que, de ce point de vue, l’acte de foi est à la portée de la volonté libre aidée du seul concours général de Dieu ; que, si l’on propose à quelqu’un des vérités en les lui expliquant, en lui démontrant qu’elles sont révélées et imposées à la foi, il peut, avec le seul concours général de Dieu, y adhérer par un acte purement naturel, insuffisant pour la justification. N’est-ce pas un fait d’expérience, et saint Thomas n’admet-t-il pas que l’hérétique errant sur un point de foi donne aux autres vérités révélées un assentiment purement naturel ? II a -II a q. v, a. 3. Mais pour n'être pas simpliciter necessahum, le secours.de la grâce intervient très souvent ici, en raison des difficultés de la foi naturelle. (Q. xiv, a. 13, disp. VII, p. 30-35.)

Quant à l’acte de foi nécessaire peur la justification, il suppose un secours particulier de grâce prévenante et excitante, s’adressant à l’intelligence et à la volonté. C’est la vocation interne à la foi. Ces grâces d’illumination et de motion sont suivies d’un acte libre de volonté commandant l’assentiment intellectuel, et de cet assentiment lui-même. On dit que, par ces deux actes, l’adulte arrive librement à la foi.

Vient enfin, de la part de Dieu, l’infusion dans l’intelligence d’un habitas fideisupernaturalis, par lequel le fidèle fera désormais à volonté l’acte de foi surnaturel, avec le seul concours général de Dieu. Cet Iwbitus

ainsi que les autres vertus surnaturelles, sont d’ailleurs puissamment aidés par des illuminations ou des motions particulières provenant des dons du Saint-Esprit, qui font produire des actes plus fervents et plus importants. On comprend, dès lors, pourquoi Vhabitus fldei supcrnaturalis est nécessaire : ce n’est ni pour faciliter l’adhésion de l’intelligence, comme l’ont dit Durand (In IIum, dist. XXVIII, q. i), et beaucoup d’autres, ni pour la rendre plus sûre et plus ferme, comme l’a voulu Soto (II. De natura et gratia, c. vin), mais parce qu’un secours surnaturel est nécessaire pour l’acte salutaire, et qu’il convient que celui qui a été amené à la foi, à l’aide de secours spéciaux, puisse désormais en multiplier facilement les actes, avec le seul concours naturel de Dieu. (Q. xiv, a. 13, disp. VIII, p. 35-39.)

On voit dans quelle mesure le commencement même de la foi et des autres actes relatifs à la justification vient de Dieu. Quoi que l’homme fasse avec ses seules forces naturelles, pour produire l’acte de foi quoad substantiam, pour désirer adhérer surnaturellement aux vérités révélées, pour demander le secours nécessaire ou se préparer à le recevoir, tout cela ne saurait lui mériter la grâce prévenante, qui est toute gratuite et obtenue par les seuls mérites de JésusChrist. Saint Augustin a eu raison de se rétracter, après avoir professé que Vinitium fidei dépend de la volonté libre aidée du seul concours général de Dieu (De preed. sancL, c. ni, et Retract., t. I, c. xxiii). Cependant, le rôle de la volonté n’est pas nul ; en conduisant ses créatures à leur fin surnaturelle, Dieu a laissé place à la liberté individuelle et à l’action de l'Église : il ne donne ordinairement la grâce prévenante et excitante qu'à ceux qui ont eu connaissance de la foi par la prédication : fides ex audilu ; et l’expérience prouve que les conversions dépendent beaucoup, d’une part du talent et de la valeur morale des ministres de l'Évangile, d’autre part des dispositions et de la bonne volonté des infidèles ou des pécheurs. (Q. xiv, a. 13, disp. IX, p. 39-43.)

Il est vrai, suivant l’adage connu : Facienti quod in se est Deas non denegat gratiam, que Dieu donne toujours, à celui qui emploie tous les moyens à sa portée pour adhérer aux vérités de la foi et renoncer au péché, les secours nécessaires pour la foi et la justification ; mais ce n’est pas que l’effort humain les mérite, c’est parce que le Christ en a ainsi décidé, d’accord avec le Père éternel. En vertu de cette convention, notre salut est toujours entre nos mains ; et de même que le concours général de Dieu est à notre disposition pour la production des actes naturels, de même un secours suffisant de grâce est à la disposition de nos forces naturelles pour la réalisation d’actes salutaires. Cette doctrine résulte de la volonté salvifique universelle de Dieu, affirmée par saint Paul, I Tim., ii, 4 ; et elle explique parfaitement le Dédit eis potestatem ftlios Dei fleri, de saint Jean, i, 12. Mais Dieu fait souvent davantage : non seulement il se tient à la porte de l'âme, mais il frappe, en excitant la volonté engourdie. ( Q. xiv, a. 13, disp. X, p. 43-45.) Si donc certains se convertissent et d’autres pas, cela ne provient pas précisément de ce que les premiers ont reçu la grâce prévenante et la vocation interne, et les autres non ; car la grâce, n’est pas seule en cause ici : le concile de Trente a défini que l’homme, appelé à la foi et prévenu par la grâce, reste libre de ne pas se convertir (sess. vi, c. v, can. 4). La foi dépend principalement des secours gratuits par lesquels le Père attire suavement l'âme vers le Christ, en sauvegardant sa liberté ; elle dépend en seconde ligne, minus præcipue, de la volonté de croire. Lorsque, par conséquent, le Père donne quelqu’un au Christ, c’est par des secours de grâce que, dans sa volonté éternelle, il décide

de lui octroyer, en prévoyant l’adhésion qui, avec eux, sera donnée librement au Christ ; mais s’il ne prévoyait pas la libre coopération de l’homme, sa volonté de conférer ces secours et leur octroi actuel n’auraient pas raison de don ; et malgré cette volonté et cet octroi, il est au pouvoir de l’homme de ne pas arriver au Christ. En d’autres termes, si quelqu’un est donne au Christ, cela ne dépend pas seulement de la quantité ou de la qualité des secours qu’il reçoit, mais encore de sa libre coopération. (Q. xiv, a. 13, disp. XII, p. 51-57.)

En quoi consiste cette coopération à l’acte surnaturel ? Elle n’est pas autre chose, elle n’a pas une autre raison formelle que l’acte lui-même. L’acte surnaturel, en tant qu’il émane de notre volonté libre, est coopération avec la grâce ; en tant qu’il émane de Dieu, il est coopération avec la volonté libre. Mais, en réalité, nul effet, nulle action ne relève du libre arbitre, qui ne relève en même temps et principalement de Dieu. Bien plus, l’effet total provient de Dieu et de notre volonté libre, comme des deux parties d’une cause intégrale unique. Ainsi en est-il, lorsque deux agents d’influence inégale meuvent un mobile, alors que l'énergie déployée par chacun n’y suffirait pas sans la coopération de l’autre : tout le mouvement provient de chacun des moteurs qui en sont causes partielles, mais avec la coopération de l’autre ; l’influence du moteur principal n’est pas autre chose que le mouvement considéré en tant qu’il émane de lui avec une force plus grande, l’influence du moteur secondaire n’est pas autre chose que le même mouvement considéré en tant qu’il émane de lui avec une force moindre. Voilà pourquoi, dire avec le concile de Trente que notre volonté consent librement à la motion divine ou coopère aux actes surnaturels, loin d’exclure le secours divin ou la coopération divine, le suppose. Telle est l’explication de la coopération simultanée à laquelle Molina veut qu’on se réfère toujours lorsque, dans la suite, il sera obligé, pour ne pas se répéter, à en parler avec moins de nuances. (Q. xiv, a. 13, disp. XII, p. 57-59.)

b) L’espérance. — Après ce qui a été dit de la foi, on admettra facilement que, lorsque l’intelligence adhère aux vérités révélées, notre volonté libre peut, avec le seul concours général de Dieu, espérer ce que Dieu nous a promis. Ce ne sera pas là un acte surnaturel, tel qu’il est exigé pour le salut, mais un acte purement naturel. Ce ne sera pas l’espérance chrétienne, mais la substance de l’acte d’espérance. (Q. xiv, a. 13, disp. XIII, p. 59-60.)

c) La charité. — Elle est comprise dans la contrition, déclare Molina ; inutile donc d’en traiter à part (ibid., p. 60).

d) L’acte de contrition et d’aUriiion. — Peut-il être posé, dans sa substance, par notre volonté libre aidée du seul concours général de Dieu ?

Deux opinions sont en présence. La plupart des scolastiques : saint Thomas, saint Bonaventure, Scot, Occam et son école, Victoria, Soto, Cajétan, etc., répondent affirmativement, bien que plusieurs exagèrent la portée de la douleur purement naturelle du péché, en la considérant comme une disposition suffisante pour l’infusion de la grâce, contrairement à la définition du concile de Trente (sess. vi, c. v et can. 3, Denz., n. 797 et 813).

Mais, à l'époque de Molina, « il ne manque pas d’auteurs » qui jugent cette opinion dangereuse et même proche de l’erreur. C’est qu’ils distinguent entre résolution efficace et résolution inefficace, et soulignent la difficulté de celle-là. Dans l'état de déchéance, disent-ils, l’homme ne peut rien faire de difficile sans un secours spécial de Dieu ; donc, quoique le concours général suffise pour la résolution

inefficace, un secours particulier est indispensable pour la résolution efficace. Pareille distinction se retrouve dans Barthélémy de Médina, à propos de la charité. (In /* m -/i®, q. ax, a. 3). Discutant le passage où saint Thomas enseigne que l’homme, avant le péché, n’avait pas besoin d’un secours particulier pour aimer Dieu par-dessus toutes choses, mais qu’il en a besoin dans l'état de déchéance : « il s’agit là, dit-il avec raison, d’un amour qui inclut l’observation de tous les commandements relatifs à la loi naturelle et à la fin naturelle, pendant la vie entière. » Puis, se croyant d’accord avec saint Thomas, il distingue deux actes d’amour naturel de Dieu : l’un, par lequel on veut lui plaire en tout et par-dessus tout, d’une volonté inefîlcace et faible, qu’il appelle velléité ; l’autre par lequel on le veut d’une volonté absolue et efficace, à laquelle est lié par conséquent l’accomplissement réel de tous les commandements. « Le premier, dit-il, ne suppose que le concours général de Dieu ; le second exige un concours spécial. » (Q. xiv, a. 13, disp. XIV, memb. 2, p. 63-66.)

Molina veut pousser plus loin cette analyse : il estime qu’il faut admettre, entre l’amour absolu et efficace de Dieu d’une part, et la velléité d’autre part, un amour absolu inefficace. En effet, l’amour efficace de Dieu n’est pas un acte simple ; son efficacité ne dépend pas seulement de la décision prise de servir Dieu, mais de l’observation actuelle des commandements. Elle exige deux conditions : que la volonté décidée à les observer ait reçu les forces suffisantes pour cela, et qu’elle en use librement. Or, l’homme déchu, même s’il est en état de grâce, n’a plus la force d’observer longtemps toute la loi, naturelle ou surnaturelle, sans un secours spécial de Dieu. Ce secours, qui se répartit sur la série de ses actes quotidiens, est très différent de celui par lequel il est justifié ; voilà pourquoi la persévérance dans le bien, même dans l’ordre purement naturel, dépend de la libre coopération de l’homme au secours « quotidien » de Dieu. Un seul et même acte d’amour absolu peut donc être efficace ou non, selon que l’exécution suivra ou fera défaut. Cette remarque permet d’interpréter dans le sens de l’opinion commune des scolastiques le passage de saint Thomas étudié par Médina ; elle permet aussi d’affirmer que, si dans l'état actuel l’homme ne peut plus avoir avec le seul concours général de Dieu, un amour naturel qui inclue l’accomplissement de toute la loi naturelle, comme il le pou ait avant le péché, il lui reste néanmoins possible, quoique plus difficile, de faire un acte absolu d’amour inclinant la volonté à observer toute la loi naturelle. (Q. xiv, a. 13, disp. XIV, memb. 3, p. 65-71.)

Quel amour la contrition inclut-elle ? Il est clair que le contrition naturelle ou même surnaturelle n’inclut ni n’exige l’amour efficace ; l’amour absolu suffit, qu’il doive ou non être efficace : quand le concile de Trente (sess. vi, can. 22) dit que le juste ne peut persévérer dans la justice sans un secours spécial de Dieu, il suppose une justification réelle, et donc une réelle contrition, indépendante de la persévérance. En définitive, Molina soutient que l’opinion des scolastiques anciens sur le pouvoir de la volonté dans l’acte de contrition est probable : 1. parce qu’en l’absence d’objets ou d’occasions de péché, il est facile à l’homme de se décider à éviter le péché à l’avenir, sa nature le portant à choisir de deux maux le moindre ; 2. parce que pareille décision est un acte purement naturel et propre à la volonté libre ; 3. parce

qu’il n’est pas moins difficile d’adhérer aux mystères

révélés que de décider d'éviter le péché à l’avenir ;

4. enfin, parce qu’il se rencontre souvent des hommes

qui se confessent avec la volonté d'éviter tous les péchés mortels sauf un et que cette résolution, en

raison de la restriction qu’elle inclut, ne peut évidemment être prise avec le secours particulier de Dieu. Mais il ne se prononce pas sur l’opinion contraire, adoptée communément dans les écoles de tous les pays, devant y revenir à propos des tentations. (Q. xiv, a. 13, disp. XIV, memb. 4, p. 7$1-$24.) Il s’attache seulement à montrer qu’elle ne s’impose pas du fait que le concile de Trente (sess. xiv, c. iv) a défini que l’attrition est un don de Dieu et un mouvement produit par l’Esprit-Saint. (Q. xiv, a. 13, disp. XIV, memb. 5, p. 71-79.)

La conclusion de tout cela est que : l.dans la production de tous les actes surnaturels nécessaires à la justification nous sommes libres, et que celle-ci dépend de nous ; 2. après la justification nous sommes libres de faire, à l’aide des vertus surnaturelles reçues et des autres secours divins, des actes qui nous mériteront une augmentation de grâce et de gloire, et nous pouvons librement, soit persévérer dans la justification, soit la perdre par le péché mortel. (Q. xiv, a. 13, disp. XV, p. 81-85.)

e) Pouvoir de la volonté libre par rapport ù l’accomplissement de la loi. — Le concile de Trente a défini (sess. vi, c. xi, can. 23) que personne, même en état de grâce et avec les secours qu’ont eus les saints, ne peut sans un privilège spécial, comme celui qu’eut Marie, éviter toute sa vie tout péché véniel. L’opinion commune admet cependant que l’homme peut éviter chaque péché véniel en particulier, puisqu’il n’y a péché que s’il y a liberté. (Q. xiv, a. 13, disp. XVI, p. 85-86.)

Quant à la loi qui oblige sub gravi, la foi enseigne que l’homme en état de grâce peut l’observer longtemps, et même toute sa vie, avec les secours quotidiens que Dieu est toujours prêt à lui donner (C. Trid., sess. vi, c. xi), mais qu’une longue persévérance dans l’accomplissement de toute la loi n’est pas possible sans un secours spécial de Dieu (ibid., c. xiii et can. 22). Il faut ajouter qu’un secours spécial peut devenir nécessaire en raison de la fréquence ou d’une notable difficulté de l’obligation. Les mêmes conclusions s’imposent a fortiori pour l’homme privé de la grâce habituelle. (Q. xiv, a. 13, disp. XVII, p. 87-91.)

La question du pouvoir de la volonté libre, aidée du seul concours général de Dieu, en face des tentations graves et des difficultés parfois considérables que présente l’accomplissement de la loi naturelle, est plus obscure et mérite examen. André de Vega (De justifications et gratin, q.xii, sq.) la résout par la négative : « dans l'état de nature déchue, dit-il, la volonté libre est incapable, avec le seul concours général de Dieu, de surmonter les tentations fortes et même de faire un acte moralement bon qui soit difficile, comme de 'aire profession religieuse, de donner une très large aumône ». Ce fut aussi, semble-t-il, l’opinion de Médina (In II iim -II iii, q. cix, a. 3) et peut-être de Grégoire de Kimini (In Z* iii, dist. I, q. iii, a. 2, ad3nm) ; niais à la connaissance de Molina, elle n’a pas d’autres partisans, quoique Vega la déclare commune et l’attribue a Pierre Lombard, saint Thomas, Durand, Scot. Biel. (Q. xiv, a. 13, disp. XIX, memb. 1, p. 93-9(1.)

Au contraire, saint Thomas, Cajétan, saint Anselme, Durand, Scot, Biel, sont au fond d’accord avec Soto {De natum et gratin, t. I, c. XXII, conclus. 2) et Kuard Tapper (art. De libéra nrbitrio, fol. 316), qui affirment expressément qu’il n’est aucune œuvre bonne pure

ment naturelle que l’homme ne puisse faire avec le seul concours général de Dieu. (Disp. cit., inenib. 2, p. 96 101.)

Après avoir développé les arguments allégués de

part et d’autre (disp. cit., inenib. 8, 1, 5, p. 101-109), Molina se refuse à conclure ; la seconde opinion lui

paraît probable et vers elle vont manifestement ses

préférences intimes ; il estime néanmoins qu’il faut provisoirement, pour des raisons d’opportunité, ne pas s'écarter de la première, « parce qu’elle est censée commune dans les écoles en diverses régions, et qu’il passe pour peu sûr d’affirmer que l’homme peut, sans secours spécial de Dieu, vaincre toute tentation, faire des actes bons naturels assez difficiles, ou faire quant à la substance, l’acte de contrition ou d’attrition qui sont des actes difficiles ». (Disp. cit., ræmb. 6, p. 109).

Un dernier problème se pose à propos du pouvoir de la volonté : comment ce pouvoir d'éviter chaque péché, mortel ou véniel, s’accorde-t-il avec son impuissance à les éviter tous ? Les docteurs répondent généralement que le malade ne peut faire tout ce que fait l’homme sain ; cette comparaison ne saurait plaire à Molina : le malade ne peut faire tout ce que fait l’homme sain, parce que l’action' épuise plus vite ses forces ; l’homme déchu ne peut faire tout ce que ferait l’homme dans l'état de nature intègre, non parce que l’action l'épuisé : elle fortifie au contraire sa vertu, mais parce que la nature humaine est si faible, le bien si difficile, les tentations si fortes, qu’il lui est impossible de ne pas succomber l’une ou l’autre fois, tout en pouvant éviter cette chute, s’il le voulait. La comparaison adéquate est celle que donne Aristote (De Cœlo, II, xii), pour expliquer l’impossibilité où nous sommes d’agir toujours bien, selon la raison : la difficulté de lancer un trait au but ne varie pas, mais il est d’autant plus difficile d’atteindre toujours le but que le nombre de jets est plus grand. (Q. xiv, a. 13, disp. XX, p. 113119.)

Ex’stence de la liberté.

Elle est un fait d’expérience, postulé du reste par l’existence du péché, et

confirmé par les témoignages de l'Évangile et des Pères, et par les décisions conciliaires. Molina la démontre longuement, à cause des négations de Luther, tout en soulignant la contradiction des luthériens qui se plaignent de ceux qui refusent d’embrasser leurs erreurs. (Q. xiv, a. 13, disp. XIX, p. 125-144.)

Sans aller jusqu'à nier la liberté, Guillaume d’Occam, Gabriel Biel et d’autres « nominaux » ont soutenu qu’elle n’existe plus au moment même de la volition ou de la nolition, parce qu’il serait contradictoire que la volonté ne veuille pas, à l’instant où elle veut. Erreur dangereuse ; car, si la liberté n’existe qu’avant ou après la volition ou la nolition, où est la liberté de l’acte créateur voulu de toute éternité, et où la malice de la décision contraire à la loi de Dieu ? Scot l’a bien vu (In /" m Sent., dist. XXXIX) : la volonté, à quelque moment qu’on la considère, est antérieure à son acte, comme toute cause l’est à son effet ; étant libre par nature, elle peut donc à tout instant vouloir ou ne pas vouloir. Quant à l’argument d’Occam, il repose sur une confusion entre sens composé et sens divisé : il est vrai que la volonté, au moment où elle veut une chose, ne peut pas en même temps ne pas la vouloir (sens composé) ; il n’est pas vrai que, pour cela, sa volition ne soit pas libre (sens divisé). (Q. xiv, a. 13, disp. XXIV, p. 144-147.)

II. LE concours DIVIN.

Il y a lieu de considérer séparément le concours général, par lequel Dieu concourt avec toutes les causes secondes, y compris la volonté libre, et le concours particulier, par lequel il aide la volonté dans l’accomplissement des œuvres surnaturelles, car ces deux genres de concours sont très différents et ne se rapportent pas de la même manière à notre volonté libre.

Le concours général de Dieu.

On l'étudiera

successivement dans son rapport avec les causes secondes quelles qu’elles soient, et dans son rapport avec la liberté d’agir dans l’ordre naturel.

1. Concours divin avec les causes secondes quelles qu’elles soient. — C’est l’un des points essentiels sur lesquels Molina a une théorie à lui. Pour bien comprendre la théorie de Molina sur ce point, il importe de la situer par rapport aux théories de Biel, de Durand et de saint Thomas d’Aquin.

Gabriel Biel (In IV » ™ Sent., dist. I, q. i, a. 1 et 3, dub. ii et iii), suivant en cela Pierre d’Ailly et certains théologiens auxquels fait allusion saint Thomas, (Sum.theol., I a, q. cv, a. 5 ; In Ilam Sent., dist. I, q.ix, a.4 ; Depo£., q.iii, a.7 ; Cont. Gent., . III, c.lxix), insiste à ce point sur la toute puissance divine, qu’il lui attribue proprement et entièrement tous les effets. Prenant à la lettre les textes de saint Paul, I Cor., xii, Qui operatur omnia inomnibus, et IlCor., iii, Nonquod sufficientes simus cogitare aliquid a nobis quasi ex nobis, sed sufficientia nostra ex Deo est, il affirme que le feu ne réchauffe pas et que le soleil n'éclaire pas, mais que Dieu réchauffe et éclaire en eux et en leur présence. La cause première est donc seule efficiente ; les autres ne sont que des causes sine quibus non, en ce sens que Dieu a décidé de ne produire qu’en leur présence les effets que nous leur attribuons.

A l’extrême opposé, Durand déclare (In IlamSent., dist. I, q. v), que les causes secondes agissent et produisent leurs effets, sans que Dieu y concoure autrement que par la conservation de leurs natures et des forces qu’il leur a données. Le feu réchauffe par sa propre vertu spécifique ; mais il ne peut le faire que parce que Dieu le conserve lui-même et lui conserve son pouvoir calorifique. L’action de la cause seconde sur l’effet est immédiate, celle de Dieu n’est que médiate.

De ces deux théories, la première, abandonnée du temps de Molina, est rejetée par lui comme contraire à l'évidence, et sotte, suivant l’expression de saint Thomas ; la seconde, jugée erronée par la plupart de ses contemporains, est qualifiée par lui de « peu sûre ». Saint Paul, Act., xvii, n’insinue-t-il pas que Dieu coopère immédiatement à tous nos actes, lorsqu’il dit in ipso movemur ; et si le concours divin est nécessaire pour la conservation des êtres, ne l’est-il pas a fortiori pour la production des effets ? Dire que Dieu ne coopère pas immédiatement à la production et à la conservation des effets, entraînerait d’ailleurs une grave dérogation à sa toute puissance, puisque Dieu ne pourrait plus supprimer les actions sans supprimer les substances. (Q. xiv, a. 13, disp. XXV, p. 147-152.)

Reste la solution plus nuancée de saint Thomas (I a, q. cv, a. 5), d’après laquelle Dieu coopère de deux façons avec les causes secondes : il leur donne et leur conserve le pouvoir d’agir, comme le disait Durand ; il les meut en outre, en appliquant pour ainsi dire leurs formes et leurs vertus à l’action, comme l’ouvrier utilise la hache pour couper. Dieu et la cause seconde sont deux agents coordonnés entre eux ; donc, comme il arrive toujours en pareil cas, le second agit par la vertu du premier, en ce sens qu’il est mû par lui à agir.

A cette doctrine, Molina voit une double difficulté : 1. il avoue ingénument ne comprendre guère ce que peut être, dans les causes secondes, le mouvement et l’application à l’action qui seraient le fait de Dieu. L’exemple de la hache est trompeur, dit-il, car il y a des instruments qui ont le « pouvoir intégral d’agir », comme la semence, ou qui sont ce pouvoir même, comme la chaleur du feu. Des instruments de ce genre n’ont nul besoin d'être mus et appliqués par des causes principales ; ils produisent leurs eifets par eux-mêmes ; 2. il estime que, d’après cette doctrine, Dieu ne concourt en réalité que de façon médiate aux actes et aux eifets des causes secondes, puisque le terme de son action conservatrice ou motrice est dans ces causes mêmes. 21 H

MOLINISME, LE CONCOURS DIVIN

2112

Molina.soutient au contraire que Dieu concourt immédiatement, immediatione suppositi, avec les causes secondes pour produire leurs actions et leurs effets. « De même, dit-il, que la cause seconde produit immédiatement son opération et réalise par elle son effet ; de même Dieu, par son concours général, influe immédiatement avec cette cause sur la même opération et produit par elle son effet. » C’est ce qu’on a appelé le concours simultané, par opposition à la prémotion.

Que ni l’influx de Dieu, ni celui de la cause seconde ne soient superflus, on le comprend, si l’on considère que Dieu agit comme une cause universelle et indifférente, déterminée par le concours particulier qui résulte de la nature ou du libre choix de la cause seconde. Ainsi le soleil et telle semence engendrent telle plante. Sans leur double influx, l’effet ne serait pas produit. Ces deux in flux par conséquent, n’existent pas en réalité l’un sans l’autre. Bien plus, il n’y a pas deux actions, mais une seule, par exemple la caléfaction, qui est dite concours général de Dieu, en tant qu’elle émane de Dieu, et concours particulier de la cause seconde, en tant qu’elle émane du feu.

Pour bien concevoir le concours général de Dieu, il faut le rattacher, comme à son principe immédiat, à la volonté divine éternelle. C’est d’elle que, sans entraîner aucun changement en Dieu, dérive toute l’action divine ad extra. Librement, Dieu a décidé que, sous son influence, des êtres divers seraient créés dans le temps et doués de forces variées pour agir ; mais voyant qu’ils ne pourraient absolument rien faire s’il n’influait avec eux sur leurs opérations et leurs effets, il a voulu suppléer à leur faiblesse, tout en respectant leur causalité propre. Il a donc décidé de toute éternité que son concours général serait à la disposition des causes secondes et que, chaque fois qu’elles s’exerceraient naturellement ou librement, il coopérerait avec elles comme si son concours était une loi naturelle.

De tout cela il résulte que, par rapport à l’effet produit, la cause première et la cause seconde sont causes partielles ou causes intégrales, selon le point de vue auquel on se place. Si l’on entend par cause intégrale, celle qui comprend tout ce qui est nécessaire pour produire l’effet, Dieu et les causes secondes forment une seule cause intégrale, composée de deux causes partielles. Ce n’est pas à dire cependant que chacune ne produise qu’une partie de l’effet : tout l’effet est de chacune, comme d’une cause partielle qui exige le concours simultané de l’autre. Ainsi, lorsque deux moteurs tirent un navire que chacun serait impuissant à mouvoir seul, chacun est cause partielle du mouvement tout entier. Si l’on entend, au contraire, par cause intégrale, celle qui est seule dans son degré, Dieu est cause intégrale, parce qu’il est seule cause universelle ; et les causes secondes peuvent être intégrales elles aussi chacune dans son degré.

Autre conséquence de ces explications : la subordinal ion, même essentielle, des causes selon leur degré d’universalité, n’entraîne pas nécessairement l’action « le la supérieure sur L’inférieure : il suffit, pour qu’elles dépendent l’une de l’autre dans la production de l’effet, qu’elles influent chacune immédiatement sur ce dernier. (Q. x’iv, a. 13, disp. XXVI, p. 152-158.)

2. Le concours divin avec la volonté libre dans la production des actes naturels. — Que l’action de la cause seconde soit immanente, comme celle de l’intelligence ou de la volonté, ou qu’elle soit transitive, comme celle du feu, le concours général de Dieu s’exerce de même : non in causant, mais cum causa. On oublie trop souvent de le remarquer, le concours

général pour la production des actes naturels est en cela bien différent du concours particulier pour la

production des actes surnaturels, puisque celui-ci est une motion in ipsam causam, pour rendre la volonté capable de faire des œuvres salutaires. (Q. xiv, a. 13, disp. XXIX, p. 171-172.)

Il faut donc rejeter, à propos du concours général, l’exemple parfois proposé, du précepteur qui saisit la main de l'élève et écrit avec la collaboration de ce dernier. L’influx de Dieu n’est pas antérieur dans le temps à celui de la volonté, parce qu’il ne s’exerce pas sur elle, mais avec elle immédiatement sur l’acte à produire ; il n’a sur elle qu’une antériorité de nature, en ce sens que, de l’existence de l’acte volontaire, on peut conclure à l’existence du concours divin. (Q. xiv, a. 13, disp. XXX, p. 175-178.)

On s’explique, dès lors, pourquoi la volonté est seule cause du péché, quoique l’acte mauvais soit tout entier de Dieu et tout entier de la volonté libre. La plupart des anciens théologiens croient résoudre la difficulté en disant que le péché, consistant formellement dans un défaut de conformité avec la loi, n’a qu’une cause déficiente, eten ajoutant que l’acte, en tant qu’il vient de Dieu, est toujours bon, puisqu’il tient de lui son être, tandis que son défaut de conformité à la règle, c’est-à-dire sa malice, vient de la liberté. Mais il faut expliquer pourquoi il n’est pas opposé à la loi éternelle, et donc pas mauvais en soi, que Dieu concoure immédiatement avec la cause seconde à l’acte peccamineux, alors qu’il serait mauvais en soi qu’il le prescrive ou y meuve.

Les théologiens de Salamanque, Soto (De natura et gratia, t. I, c. xvin) et Cano (De locis theologicis, c. iv, ad 8um) ; tirent argument de ce que Dieu coopère à la manière d’une cause naturelle et en quelque sorte nécessairement, pour conclure que les actes mauvais doivent lui être attribués quant à leur être naturel, non quant à leur malice. Mais Dieu n’a-t-il pas établi librement la loi de sa coopération ? La vérité est que le concours divin, ne s’exerçant pas sur la cause seconde et étant par lui-même indifférent, ne détermine pas l’action de cette cause, mais est déterminé par elle ad speciern actionis. Si les actes libres sont tels ou tels, et par conséquent bons ou mauvais, ils ne le doivent donc pas à Dieu, mais à la volonté libre. Nul ne rend responsable d’un crime l’artisan qui a fabriqué le glaive dont s’est servi le meurtrier. (Q. xiv, a. 13, disp. XXXII, p. 182-188.)

Ainsi, nos actes mauvais sont en dehors de la lin pour laquelle Dieu nous a donné la liberté et son concours général. Il ne les veut, ni comme auteur de la nature, ni comme législateur, puisqu’il les défend et cherche à en détourner ; il voudrait qu’ils ne soient pas, si nous le voulions nous-mêmes, mais il les permet en vue d’un plus grand bien : l’exercice normal de notre volonté libre. Quant à nos œuvres bonnes, il les veut d’abord d’une volonté conditionnelle, si nous Les voulons nous-mêmes librement : c’est ainsi qu’il veut le salut de tous les hommes ; mais prévoyant celles qui émaneront de notre volonté libre, il les approuve cl les veut d’une volonté absolue.

En résumé, la bonté naturelle, qui appartient à tout acte comme tel, doit être rapportée à l’auteur de la nature et à la cause première ; la moralité, être de raison, qui résulte d’un rapport de l’acte avec la loi divine, doit être rapportée à la volonté, comme à sa cause particulière et libre. (Q. xiv, a. 13, disp. XXXIII, p. 188-197.)

3. Source de la contingence des choses.

Scot la cherche uniquement dans la liberté divine (In /'"" , SV/iL, dist. II, q, n ; dist. VIII, q. v ; dist. XXXIX ; <i In /Juin, dist. I, q.m) : « Si l’action de Dieu était néces

saire, dit-il, tout arriverait nécessairement et il n’y aurait pas d’effet contingent. »

Cette théorie, Incompatible avec l’existence et

l’exercice de la liberté humaine, paraît reposer sur une fausse conception du concours divin, qui le fait s’exercer sur la cause seconde. Puisque ce concours agit avec la cause seconde, dit Molina, et qu’il suffît pour qu’un effet soit libre, qu’une partie de sa cause intégrale le soit, il faut admettre que, si le concours général de Dieu était nécessaire, il ne supprimerait pas pour cela la contingence des choses ; pas plus que la grâce prévenante ou coopérante, si elle était donnée nécessairement au lieu de l'être librement, ne supprimerait notre liberté. (Q. xiv, a. 13, disp. XXXV, p. 203-206.)

2° Le concours particulier de Dieu avec la volonté libre pour la production des actes surnaturels. — Outre le concours général, Dieu donne à l’homme des secours particuliers ou « quotidiens », qui tous peuvent être appelés des grâces, en ce sens qu’ils sont gratuits. Ce sont, par exemple, des prédications, des exhortations, des lectures, de pieuses inspirations de la part des anges, etc. Mais on réserve d’ordinaire le nom d’auxilia gratise à ceux qui donnent aux œuvres un caractère surnaturel, et qui se rapportent au salut en ce qu’ils disposent à la grâce sanctifiante et au mérite. C’est en ce sens qu’on les entend ici. (Q. xiv, a. 13, disp. XXXVI, p. 206-208.)

1. Nature de ce concours.

On l’a vii, quand Dieu

touche et excite l'âme par la grâce prévenante, celle T ci reste libre de consentir ou non et donc de faire ou de ne pas faire l’acte de foi, d’espérance ou de contrition. Il est évident, par conséquent, que la grâce prévenante et la liberté sont deux parties d’une cause intégrale unique, et que ces actes salutaires dépendent de leur influx à chacune. Ils tiennent de la volonté libre leur substance, et de la grâce leur caractère surnaturel et salutaire ; ils peuvent être dits tout entiers de la volonté et tout entiers de la grâce prévenante ou de Dieu agissant par elle, et pourtant ils ne sont de chacune que comme d’une partie de leur cause intégrale.

Il va de soi, par conséquent, qu’on ne saurait confondre la grâce prévenante avec les actes auxquels elle porte la volonté.

Enfin, le libre arbitre et la grâce prévenante sont causes secondes des actes salutaires. Ils ne suffisent pas à leur production, car une cause seconde, même surnaturelle, ne peut agir que moyennant un concours simultané et immédiat de Dieu sur l’effet. L’acte salutaire émane donc tout entier, quoique diversement, de trois parties d’une cause intégrale unique : le concours général de Dieu, la volonté libre, la grâce prévenante. Celle-ci n’est d’ailleurs pas nécessaire absolument, en ce sens que Dieu aurait le pouvoir absolu, parce que cela n’implique pas contradiction, de compenser l’influx de la grâce prévenante par un influx immédiat et simultané, analogue à celui du concours général mais beaucoup plus puissant, qui rendrait les actes tels qu’ils seraient si la grâce prévenante les précédait. (Q. xiv, a. 13, disp. XXXVII, p. 208-210.)

Dominique de Soto (De natura et gratia, t. I, c. xvi) et André de Vega (In concil. Trid., t. VI, c. vi-xi) exigent, outre la grâce prévenante, un autre secours particulier, par lequel Dieu concourt immédiatement avec la volonté libre pour la mouvoir à l’acte salutaire. Ils font même dépendre de l’intensité de cette grâce « coadjuvante », le degré de ferveur de l’acte, parce que « mouvoir et être mû sont corrélatifs ». Molina a bien des raisons de ne pas partager leur opinion :. il ne voit pas la nécessité de cet autre secours particulier ; il proteste contre le nom qui lui est donné, puisque dans le langage des Pères et du concile de Trente (sess. vi, c. v et can. 4), la grâce prévenante devient coopérante par le fait que la volonté y con sent ; il affirme que l’intensité de l’acte ne dépend pas exclusivement du secours de Dieu, mais de l’influx de la volonté libre, puisqu'à des secours égaux correspondent des actes inégaux. (Conc. Trid., sess. vi, can. 7.)

Peut-être Soto et Vega ont-ils simplement pensé qu’il faut, pour les actes surnaturels, un concours d’une autre espèce que pour les actes purement naturels. Tel n’est pas l’avis de Molina : chaque fois qu'à côté d’une cause seconde naturelle il voit une cause seconde apte à produire un effet surnaturel, il attribue à celle-ci le caractère surnaturel de l’acte, et ne croit pas que l’influx immédiat de Dieu avec elle soit d’une autre espèce, que celui par lequel il concourt à l’action des causes naturelles pour produire des effets naturels. Ainsi, la volonté libre, une fois douée des habitus surnaturels de foi, d’espérance, etc. peut, avec le seul concours général de Dieu, produire des actes surnaturels de foi, d’espérance, etc. Ainsi encore, l’intelligence, quand elle est pénétrée de la lumière de gloire, peut, avec le seul concours général de Dieu, produire la vision béatifique. De même, la volonté libre aidée de la grâce prévenante peut, avec le seul concours général de Dieu, produire un effet surnaturel. (Q. xiv a. 13, disp. XXXIX, p. 222-226.)

De tout ceci ressortent clairement deux différences entre le concours général pour les actes naturels et le secours de la grâce prévenante pour les actes surnaturels : 1. Le concours général ne s’exerce pas sur le libre arbitre comme cause des actes naturels, mais avec le libre arbitre sur ces mêmes actes. — La grâce prévenante meut le libre arbitre et le rend capable de produire avec elle des actes surnaturels. 2. Par suite, le concours général ne précède, ni dans le temps, ni par nature, l’action du libre arbitre : les deux influx qui dépendent l’un de l’autre sont simultanés, unis pour produire l’effet unique. — La grâce prévenante, au contraire, précède d’ordinaire, dans le temps ou par nature. l’influx de la volonté libre et peut ne pas aboutir, lorsque la volonté se refuse à coopérer avec elle,

Mais la grâce prévenante a raison de grâce coopérante quand la volonté libre agit avec elle. A ce titre, son influx ne précède ni dans le temps, ni par nature celui de la volonté. Bien plus, ces deux influx sont simultanés avec le concours général et dépendent l’un de l’autre. Tous trois constituent la cause intégrale unique de l’acte surnaturel.

Les mêmes conclusions valent pour les habitus surnaturels de foi, d’espérance, de charité et pour les dons du Saint Esprit, qui ont raison de grâce prévenante et coopérante par rapport aux actes qui en émanent. (Q. xiv, a. 13, disp. XL, p. 239-241.)

Reste à se demander comment naissent les mouvements de la grâce prévenante et si nos facultés : intelligence et volonté, y concourent efficacement. Vega juge plus probable que leur unique cause efficiente est Dieu et que nos facultés les reçoivent passivement (In Concil. Trid., . VI, c. vin). Soto pense au contraire que ces mouvements sont produits simultanément avec Dieu par l’intelligence et la volonté (De natura et gratia, t. I, c. xvi). Molina ne doute pas que cette dernière opinion ne soit la vraie. L’illumination surnaturelle de l’intelligence ne consiste pas, selon lui, dans l’infusion de nouvelles « espèces », mais dans l’octroi d’un secours pour aider à comprendre autrement des pensées proposées ou suggérées par ailleurs. De même, la motion surnaturelle de la volonté n’est pas une impulsion nouvelle, mais un secours pour donner valeur surnaturelle à des mouvements consécutifs à la connaissance. Pensée et tendance étant des actions vitales, il faut bien qu’elles émanent en partie de l’intelligence et de la volonté.

Ainsi, par la grâce, Dieu ne remplace pas, mais 16

perfectionne la nature pour que ses actes soient salutaires. De là ce corollaire très important : pour discerner les mouvements de la grâce et les expliquer, il faut tenir compte de l’ordre que suivraient la nature ou les facultés si elles produisaient seules, dans leur substance, les actes salutaires.

2. Son rôle dans la justification.

Voici donc comment il faut décrire la série des grâces qui conduisent

à la justification.

La foi. — Tandis que l’homme, instruit par la prédication ou autrement des vérités révélées, y réfléchit, Dieu l’aide à les mieux comprendre ou élève sa pensée aux limites de la connaissance surnaturelle. Cet influx divin est un mouvement de grâce prévenante, une illumination ; et la connaissance ainsi rendue surnaturelle est une grâce prévenante de foi ex parte intellectus.

Quand l’homme considère combien les vérités ainsi connues sont dignes d’assentiment, un mouvement naît naturellement dans sa volonté, qui l’invite en quelque sorte à commander à l’intelligence l’assentiment. Dieu insère, pour ainsi dire, son secours dans ce mouvement, pour le rendre à la fois plus pressant et surnaturel. Cet influx divin est encore un secours de grâce prévenante ; et le mouvement ainsi devenu surnaturel est une grâce prévenante de foi ex parte voluntatis. Cette double grâce constitue la vocation à la foi. Elle laisse à l’homme la liberté de croire ou de ne pas croire. S’il veut croire, sa volonté aidée du mouvement de la grâce prévenante commande l’assentiment : et en même temps son intelligence, mue par ce commandement et aidée de l’illumination divine, produit l’acte surnaturel d’adhésion aux vérités révélées.

Enfin, l’homme bien disposé par ces actes surnaturels d’intelligence et de volonté reçoit V habitas fidci qui lui est infusé par Dieu seul, et grâce auquel il peut ensuite produire lui-même des actes surnaturels de foi. Cet habitus comprend deux parties, dont l’une réside dans la volonté pour mouvoir l’intelligence, l’autre dans l’intelligence pour produire les actes commandés par la volonté. La dernière seule est appelée proprement habitus fidsi supernaturalis.

L’espérance. — - Quand l’intelligence éclairée par la foi pense à l’excellence de la béatitude et à la bonté de Dieu, un mouvement spontané de la volonté la porte à aimer la béatitude, d’un amour de concupiscence, et à l’espérer de Dieu. Dieu s’ingère en quelque sorte dans ce mouvement, pour l’intensifier et le surnaturaliser. C’est la grâce prévenante, qui excite la volonté à espérer. Si, à l’aide de cette grâce, elle pose librement le premier acte surnaturel d’espérance, elle reçoit de Dieu {'habitus spei supernaturalis qui lui permettra de multiplier à son gré les actes semblables.

La contrition. — Lorsque, pourvu de la foi et de l’espérance, l’homme considère la perfection de Dieu et ses bienfaits, il est naturellement porté à l’aimer. Dans ce mouvement aussi, Dieu insère un secours de grâce qui l’excite et le rend surnaturel ; en tant qu’il vient de Dieu, ce mouvement s’appelle grâce prévenante de charité. Prévenue par eue, la volonté peut faire l’acte surnaturel de contrition qui est l’ultime disposition à la grâce sanctifiante.

Si la pensée du péché évoquait celle de la félicité perdue ou de la damnation méritée, elle engendrerait naturellement dans la volonté un mouvement de crainte de Dieu qui, lui aussi, serait ordinairement excité et surnaturalisé par un influx divin. La volonté pourrait alors, sous l’empire de cette crainte surnaturelle, faire un acte d’attrition qui, avec le sacrement de baptême ou de pénitence, suffirait pour obtenir la grâce de la justification. (Q. xiv, a. 13, disp. XI. VI, p. 253-25'J.)

La justification. Saint Thomas (MP, q. cxiii, a. 7, ad lum ; a. 8, ad 211m), Cajétan Médina, Soto, Cano pensent que l’ultime disposition de l’adulte à la grâce sanctifiante est produite par la grâce même, au moment où elle est infusée. Molina avoue n’avoir jamais compris comment la grâce sanctifiante peut concourirà un acte libre, qui est la dernière disposition requise pour cette grâce. C’est l’occasion pour lui de s’expliquer sur la nature de la justification, qui se définit : translatio ab statu lethalis culpæ in statum glorias et udoptionis filiorum Dei per Jesum Christum Salvatorem nostrum. Le mot juslificatio, remarque Molina, peut signifier, soit l’acte par lequel Dieu justifie l'âme : l’infusion de la charité et de la grâce habituelle, soit la transformation qui en résulte : l’expulsion du péché et le passage à l'état de justice. En ce sens, on dit que la grâce et la charité justifient et que Dieu justifie par elles, comme par leur cause formelle, quoiqu’il soit lui-même cause efficiente de leur infusion dans l'âme. Mais il importe de ne pas confondre la justification et les actes qui y disposent : celui qui coopère avec Dieu se dispose toujours à être justifié, il ne se justifie pas lui-même. (Q. xiv, a. 13, disp. XLV1, p. 259-273.)

La prescience de Dieu.

Molina a montré qu’il

y a de la contingence, tant dans les œuvres de la nature que dans celles de la grâce. Il revient maintenant au texte de saint Thomas pour discuter la source de cette contingence ; il pourra ensuite montrer comment Dieu connaît les futurs contingents et comment la prescience divine s’accorde, soit avec la liberté de notre volonté, soit avec la contingence des choses.

1. Racine de la contingence.

On l’a dit, contre

Scot, la contingence ne provient pas de la seule liberté de Dieu (cf. supra, col. 21 12). Quelle est donc sa source ? La réponse à cette question ne peut être simple, car il y a lieu de distinguer parmi les choses : 1° celles dont la production et la conservation dépendent à ce point de Dieu qu’aucun agent naturel ne peut les détruire, par ex. les anges, le ciel, l'âme humaine, la matière première ; 2° celles dont la conservation ne dépend pas de Dieu seul ; 3° celles qui se rapportent à l’ordre de la nature ; 4° celles qui se rapportent à l’ordre de la grâce.

La racine de la contingence de toutes les créatures est dans la seule liberté divine ; car, par rapport à Dieu, rien n’est nécessaire. — Mais le monde une fois établi, à supposer que Dieu ne fasse rien qui sorte du concours commun et de l’ordre naturel, la contingence disparaîtrait de tous les effets des causes secondes, si l’on supprimait la liberté dans les créatures. La racine éloignée de la contingence de ces effets est donc la volonté de Dieu, qui a créé libres les anges et les hommes, et doté les animaux de l’appétit sensible, sorte de vestige de liberté ; mais sa racine prochaine et immédiate est cette liberté même. — Enfin, pour les effets qui se rapportent à l’ordre de la grâce, la racine prochaine et immédiate de leur contingence est la volonté divine ou la volonté humaine, selon qu’ils émanent de la seule volonté de Dieu, comme par ex. l’incarnation, ou d’une volonté créée aidée d’un secours spécial de Dieu. (Q. xiv, a. 13, dis]). XI. VII, p. 27-1280.)

2. Comment Dieu connaît les futurs contingents.

a) Dans leur existence propre. — Saint Thomas admet que tous les êtres qui ont été, sont, ou seront présents dans le temps, sont présents à Dieu de toute éternité. et selon leur existence propre. I. 'éternité est une sorte de durée indivisible qui contient en son unité toute l'étendue de la durée, et qui correspond à la fois au temps tout entier et à chacune de ses parties, comme l'âme humaine est tout entière dans tout le corps et dans chacune de ses parties Telle est du moins

l’interprétation de Cajétan, de Capréolus, de Sylvestre de Ferrare, etc. Saint Thomas explique, par cette présence en Dieu selon leur existence, la connaissance divine des futurs contingents ; et la prescience s’accorde, croit-il, avec la contingence, parce que le futur, présent au regard divin, n’en est pas moins contingent par rapport à ses causes.

Mais, remarque Molina : 1° Dieu connaît des futurs contingents qui n’ont jamais été et ne seront jamais réalisés, qui n’existent donc pas non plus dans l'éternité ; 2° Il se connaît naturellement lui-même, et il connaît en lui tout ce qu’il contient éminemment ; donc, avant toute détermination de sa volonté, du fait de sa science naturelle, il sait ce que la volonté libre de chaque créature fera librement dans telles et telles circonstances, s’il la crée ; 3° Il ne reçoit pas des choses la connaissance qu’il en a ; leur existence, soit dans le temps, soit dans l'éternité, n’est donc pour rien dans sa connaissance certaine de ce qui sera et de ce qui ne sera pas ; 4° la providence et la prédestination supposent une prescience certaine, antérieure à l’existence de quoi que ce soit.

Pour toutes ces raisons, il faut admettre que Dieu ne connaît pas seulement avec certitude les futurs contingents, parce que les choses existent hors de leurs causes dans l'éternité, mais qu’avant d’avoir réalisé quoi que ce soit (avant, selon notre façon de parler), il connaît en lui-même tous les futurs que toutes les causes secondes réaliseraient, librement ou non, avec son concours, s’il établissait tel ordre de choses et de circonstances. Donc, par le fait même qu’il a décidé de créer le monde comme il l’a fait, il a su en lui-même et par son décret tout ce qui sera ou ne sera pas réalisé par les causes secondes.

D’autre part : 1° puisque la science que Dieu a des choses ne dépend en rien de leur existence, inutile de penser que les choses existent dans l'éternité avant de se succéder dans le temps, ce qui paraît difficilement conciliable avec la contingence et la liberté ; 2° puisque les futurs contingents ne sont dans l'éternité que par l'être qu’ils auront dans le temps, il faut avouer qu’ils sont contingents dans l'éternité, jusqu'à ce qu’ils soient réalisés dans le temps. L'éternité est au temps ce qu’est le centre à la circonférence ; mais la ligne du temps est inachevée, elle s’arrête au présent, et le rapport du centre avec la partie non tracée est contingent ; 3° si tous les futurs étaient présents à Dieu selon leur existence propre, il y aurait en lui en ce moment une infinité de choses réalisées, ce qui paraît absurde et contradictoire.

Ces remarques permettent d’affirmer que la présence de toutes choses en Dieu ne suffit ni à expliquer la certitude de la prescience des futurs contingents, ni à concilier la contingence avec la prescience. En définitive, la science que Dieu a des futurs contingents n’est pas une science de vision, aussi longtemps qu’ils n’existent pas réellement dans le temps, mais seulement une science de simple intelligence ; si on peut l’appeler science de vision, c’est parce qu’elle est éternelle et qu’il arrivera un moment où elle coexistera avec les futurs réalisés dans le temps. (Q. xiv, a. 13, disp. XL IX, p. 286-296.)

b) Par les idées. - Saint Bonaventure In Ium (dist. XXXIX, a. 2, q. ni) affirme que Dieu connaît avec certitude les futurs contingents par les idées de toutes choses qu’il a en lui ; opinion que Cajétan et d’autres prêtent aussi à saint Thomas. Scot, par contre, soutient que Dieu ne peut connaître dans les idées que des possibles, et que les futurs contingents ne lui sont connus avec certitude que dans la libre détermination de sa volonté ; théorie plus que dangereuse, qui supprime la liberté, et qu’un disciple de saint Thomas a attribuée à son maître.

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

Selon Molina, avant toute détermination de sa volonté. Dieu connaît par ses idées ou son essence toutes les natures contingentes, non seulement comme possibles mais encore comme futures, quoique cette dernière connaissance soit conditionnelle, liée qu’elle est à l’hypothèse de la création de tel ou tel ordre de choses et de causes, dans telles ou telles circonstances. Lorsque survient la détermination de sa volonté, sa connaissance des futurs devient absolue. Mais cette détermination volontaire n’est pas, comme pour Scot, celle par laquelle il inclinerait et déterminerait la volonté créée à agir dans tel ou tel sens, c’est celle par laquelle il décide de créer la volonté libre dans tel ou tel ordre de choses et de circonstances. La volonté créée agira librement ; mais Dieu la connaît si bien, qu’il sait avec certitude ce qu’elle fera dans les circonstances où il voit qu’elle se trouvera. En ce sens, les idées ou l’essence divine sont l’objet primaire dans lequel Dieu connaît avec certitude les futurs contingents. Il les connaît aussi secondairement dans leurs causes secondes. (Q. xiv, a. 13, disp. L, p. 297-304.)

3. Conciliation de la liberté et de la contingence avec la prescience. — La plupart des théologiens : Guillaume d’Auxerre, Gilbert de la Porrée, saint Bonaventure, Scot, Occam, etc., s’appuient sur ce fait que la réalisation des futurs contingents dépend de la volonté libre, pour affirmer que l’accord de la liberté et de la prescience provient de ce que la science divine se modèle, pour ainsi dire, sur les décisions futures de la volonté libre. Dieu, disent-ils, sait de science nécessaire ce qui arrivera nécessairement, et de science libre ce qui arrivera librement. Les propositions : « ce que Dieu prévoit se réalisera », « ce qui arrivera, Dieu l’a prévu comme il arrivera », sont nécessaires au sens composé, non au sens divisé ; comme la proposition : « ce qui courra sera nécessairement en mouvement ». Leurs deux termes sont nécessairement liés, mais la contingence de l’un entraîne celle de l’autre. La prescience divine s’accorde avec les futurs contingents parce que, quoique fasse la volonté libre, Dieu fera en sorte de n’avoir pas prévu autre chose.

Ces théologiens prétendent concilier de même la liberté avec la prédestination et la réprobation. Il est vrai, au sens composé, disent-ils, que « le prédestiné sera nécessairement sauvé » et que « le réprouvé sera nécessairement damné » ; mais malgré cela, au sens divisé, le prédestiné peut être damné et le réprouvé peut être sauvé, parce que si, comme ils sont libres de le faire, le prédestiné refusait de prendre les moyens nécessaires pour être sauvé et le réprouvé prenait les moyens nécessaires pour obtenir la vie éternelle, Dieu ferait en sorte que le premier n’ait pas été prédestiné ni le second réprouvé.

Pour justifier cette explication, les uns accordent à Dieu un pouvoir actuel sur le passé, même par rapport aux effets déjà réalisés dans le temps. D’autres, avec Occam, Biel, Antoine de C.ordoue et les « nominaux », placent ce pouvoir sur le passé dans l’acte éternel de Dieu, c’est-à-dire dans la science et la volonté divines, en tant qu’elles ont pour objet les futurs contingents comme objets connus, voulus ou permis : ce n’est pas, disent-ils, parce que Dieu prévoit ces futurs qu’ils arriveront ; mais c’est parce qu’ils seront librement réalisés par les créatures qu’il les prévoit. Saint Bonaventure et Scot, suivis par beaucoup d’autres, allèguent une idée toute différente et qui paraît plus probable : l’acte de libre volonté divine, disent-ils, et par conséquent la science libre de Dieu relativement aux futurs contingents, ne porte pas sur le passé ; elle se réalise dans le présent indivisible de l'éternité, lequel correspond tout entier à l’ensemble du temps, passé, présent et futur.

X.

67.

C’est ainsi que la science et la volonté immuables et éternelles de Dieu atteignent indifféremment tout ce qui se réalise librement dans le temps, à quelque moment que ce soit.

Solutions de désespoir, pense Molina, et qui répugnent à la perfection de la science divine, car elles lui enlèvent toute certitude en la faisant dépendre du cours incertain des événements. Il est vrai que le libre choix de la créature ne dépend pas de la prescience divine : il est vrai aussi que Dieu a prévu de toute éternité ce choix ; mais, s’il l’a prévu, ce n’est pas en raison de ce choix lui-même, tel qu’il se réalise dans le temps. La connaissance que Dieu a des futurs contingents est dès maintenant certaine et immuable, comme le dit saint Thomas. I a, q. xiv, a. 13, ad lum : elle ne provient donc pas de l’objet, qui reste contingent jusqu'à sa réalisation, mais de ce que son intelligence parfaite, connaissant à fond les causes secondes sait à quoi elles se décideront librement. (Q. xiv, a. 13, disp. LI, p. 30-1-31.').)

Conclusions. — 1. La triple science de Dieu. — Il y a donc, en Dieu, une science par laquelle il voit, dans son essence ce que feraient librement les causes secondes dans toutes les circonstances où elles pourraient être placées. Cette science n’est pas purement libre, comme celle qui suit la libre détermination de sa volonté ; elle n’est pas non plus purement naturelle, comme celle qui est coextensive à sa puissance ; il faut l’appeler mixte ou moyenne. Elle se rapproche en effet de la science naturelle, en ce qu’elle prévient l’acte libre de la volonté divine, et de la science libre, en ce qu’elle se rapporte à ce que ferait la volonté libre, si Dieu créait tel ou tel ordre de choses.

Cette affirmation, postulée par l’existence de la liberté, qui est de foi aussi bien que la prescience et la prédestination, peut paraître troublante, au premier abord. On l’admettra néanmoins, estime Molina, si on se rappelle le parfait accord et la cohésion des vérités suivantes : rien n’est au pouvoir des créatures, qui ne soit aussi au pouvoir de Dieu : Dieu, par sa toute-puissance, peut incliner le libre arbitre où il veut, sauf au péché ; tout ce que Dieu fera par l’intermédiaire d’une cause seconde, il peut le faire par lui seul, à moins qu’il ne soit impliqué dans l’effet qu’il émane d’une cause seconde ; Dieu peut permettre le péché, non le commander, y exciter OU y incliner ; qu’un être libre s’oriente de tel côté ou de tel autre, s’il est placé dans un certain ordre de choses et de circonstances, cela ne provient pas de ce que Dieu le prévoit, ni de ce qu’il le veut, mais de ce que cet être le veut lui-même librement.

Il suit manifestement de tout cela que la science par laquelle Dieu, avant de décider la création de cet être, prévoit ce qu’il ferait dans l’hypothèse où il serait placé dans tel ordre de choses, dépend de ce que ferait librement cet être ; tandis que la science par laquelle Dieu sait absolument ce que la créature libre fera en réalité, est toujours libre en Dieu et dépend de la détermination volontaire, par laquelle il a librement décidé de créer tel être libre dans tel ordre de choses.

2. Comment Dieu est cause des choses.

a) Par sa seule science purement naturelle, à laquelle vient se joindre son acte de volonté libre. Dieu est cause de tout ce qui dérive de lui immédiatement ou par l’intermédiaire des causes secondes nécessaires, agissant indépendamment de toute liberté créée.

b) Par sa science purement naturelle et par sa science moyenne, il est cause éloignée de tout ce qui émane ou dépend à un degré quelconque d’une volonté libre créée ; il est cause prochaine de ces mêmes choses par la détermination de sa volonté.

c) I.a science libre de Dieu n’est pas cause des choses, puisqu’elle suit la détermination de sa volonté.

3. Comment Dieu connaît les futurs contingents. — Quoique la science île Dieu ne soit en aucune façon tirée des choses, ce n’est pas parce que Dieti connaît un futur que celui-ci existera, c’est au contraire parce que ce futur sera produit que Dieu sait qu’il le sera. En effet :

a) Il connaît les futurs dont il est cause totale et immédiate, dans la détermination de sa volonté créatrice. — b) Il connaît ceux qui seront produits par les causes secondes nécessaires, dans la détermination de sa volonté décidant de créer ces causes. — c) Il connaît enfin ceux qui émaneront des causes secondes libres, dans la détermination de sa volonté de les créer telles et dans telles circonstances.

4. Accord de la liberté et de la prescience.

Puisque les futurs contingents ne dépendent pas de la prescience, mais inversement ; puisque les causes’secondes produisent leurs effets naturellement ou librement comme si la prescience n’existait pas, il est clair que celle-ci ne porte nul préjudice à la liberté et à la contingence des choses. Cette conclusion générale s’applique a l’ordre surnaturel comme à l’ordre naturel. Il en résulte que l’homme doit travailler à son salut, comme l’agriculteur à sa moisson, le malade à sa guérison et le soldat à sa victoire, sans s’inquiéter de la prescience divine. (Q. xiv, a. 13, disp. LU, p. 315-333.)

IL La volonté divine. — La volonté divine se réalise-t-elle toujours ? Pour répondre à cette question il y a lieu de distinguer en Dieu, avec saint Jean Damascène, De [ide orthod., t. II, c. xxix, la volonté absolue et la volonté conditionnelle.

1° Tout ce que Dieu veut de volonté absolue se réalise toujours. La volonté divine peut être absolue de deux manières, selon qu’elle porte sur un objet indépendant de toute liberté créée ; ou sur un bien qui en dépend ; car Dieu veut d’une volonté absolue tous les biens que nous produirons librement. Dans le premier cas, sa volonté se réalise sans qu’aucune créature puisse lui résister ; c’est proprement la volonté efficace. Dans le second cas aussi elle se réalise toujours, parce qu’elle suit la prescience, qui est infaillible.

2° Ce que Dieu veut d’une volonté conditionnelle ne se réalise pas toujours, parce que la réalisation de cette volonté dépend du libre jeu de l’activité créée. Ainsi, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, mais ils ne le sont pas tous ; il veut que l’on observe ses préceptes et ses conseils, mais tous ne sont pas observés. Néanmoins, le pécheur qui s'écarte de la volonté de Dieu n’y échappe pas par ailleurs, car la volonté absolue par laquelle Dieu veut punir ceux qu’il prévoit devoir mourir en état de péché se réalise toujours.

3° On peut se demander si Dieu ne veut pas de volonté absolue tout ce qui arrive, car il est cause de tout être, et il l’est par sa volonté. Il faut cependant apporter ici des distinctions Dieu ne veut pas absolument l’existence des actes peccamineux posés par la volonté créée : mais il a la volonté absolue de les permettre, et de concourir par son Influx général a leur production. Il ne les veut pas absolument, cela est de foi ; il veut absolument les permettre cl concourir, sinon ils ne seraient pas produits. (Q. xix, a. 6, disp. 11. p. 392-395.)

III. La providence, 1° Ce qu’elle est. - La

providence divine est l’idée de l’ordonnance des choses par rapport à leurs lins, telle que Dieu la commit et se propose de la réaliser, par lui-même ou par l’intermédiaire des causes secondes. Bile est un acte

de l’intelligence pratique, complété par un acte de volonté. (Q. xxii, a. 1. disp. I, p. 103-404.)

Pour qu’il y ait providence, il n’est pas nécessaire, contrairement à ce que pensait Cajétan, que les fins providentielles soient toujours atteintes. Malgré la simplicité du décret providentiel, on peut, en effet, y distinguer une intention absolue et une intention conditionnelle, une intention primaire et une intention secondaire. La providence dirige les anges et les hommes vers leur fin, en ce sens qu’elle veut réaliser un ordre de moyens par lequel ils atteindront cette lin, s’ils le veulent. Cette providence n’inclut pas une volonté absolue, mais conditionnelle ; voilà pourquoi l’ordre providentiel est souvent frustré.

Toutefois, si le péché est opposé aux fins providentielles, il rentre cependant dans le plan de la providence de le permettre, puisque la liberté est directement voulue par Dieu ; la providence peut même avoir l’intention secondaire d’utiliser le péché au profit du coupable ou de tiers, ou. d’en prendre pour ainsi dire occasion de manifester davantage sa bonté, sa puissance ou sa justice, par l’incarnation, la rédemption ou le châtiment.

Providence et prescience.

Pour être parfaite,

la providence implique la connaissance préalable de ce qui résultera des moyens établis par elle.

En raison de cette prescience, on dit que la providence de Dieu est infaillible, parce que ce qu’elle prévoit se réalise toujours. La prescience nfest cependant pas essentielle à la providence ; car autre chose est l’ordre des choses, des causes et des moyens établis par Dieu, autre chose la connaissance de ce que, étant donné cet ordre, les créatures feront librement. On comprend facilement, dès lors, que la providence n’est pas nécessairement liée aux événements, tandis qu’il y a lien nécessaire entre la prescience et eux : la providence étant ce qu’elle est, les effets pourraient être le contraire de ce qu’ils seront ; tandis que, s’ils devaient être différents, la prescience ne serait pas ce qu’elle est. (Q. xxii, a. 1, disp. II, p. 405-414.)

Son universalité.

 Bien que l’ordre providentiel ne soit pas toujours observé, tout est soumis à la

providence, car tout arrive par sa volonté ou sa permission. Elle atteint le péché, soit qu’elle l’empêche d'être commis, soit qu’elle coopère par le concours général à l’exercice de la volonté libre qui le commet, encore que l’acte peccamineux comme tel doive être attribué à sa cause particulière seule. Elle atteint les effets dits « fortuits », qui tous lui sont soumis, comme le dit saint Thomas (q. xxii, a. 2, ad lnm), encore que cette « soumission » puisse ne consister que dans une simple permission. Elle atteint les effets naturellement nécessaires, puisque Dieu est l’auteur de la nature.

A côté de cette providence générale, il y a d’ailleurs une providence spéciale : à elle se rapportent les secours qui orientent l’homme vers sa fin surnaturelle, et les grâces de choix dont Dieu entoure certains justes. (Q. xxii, a. 2, p. 414-416.)

Conciliation de la providence et de la liberté.


Cajétan se donne beaucoup de peine pour concilier la providence et la liberté. Il n’admet pas l’opinion commune d’après laquelle, si les elîets des causes secondes sont les uns contingents, les autres nécessaires par rapport à leurs causes, ils n’en sont pas moins tous inévitables, parce que tous se réaliseront selon les desseins éternels de la providence. « Dieu, dit-il, dépasse toutes les causes nécessaires ou contingentes, dont il possède éminemment en lui les effets ; voilà pourquoi tous les effets sont librement produits par lui, tout en étant nécessaires ou contingents par rapport à leurs causes. De même, sa providence n’entraîne pour les événements, ni qu’ils soient évitables, ni qu’ils soient inévitables ; elle dirige les uns et les autres d’une manière plus haute, qui échappe à notre intelligence. »

Ces explications sont, pour Molina, l’occasion de préciser ses propres idées sur la question. Il refuse d’abord absolument d’admettre que tous les événements aient été voulus par Dieu, d’une volonté efficace ou absolue ; que Dieu ait préparé et disposé les causes pour qu’ils se produisent comme ils le font : les abus de la liberté, les péchés, nous l’avons vii, ne sont ni voulus, ni préparés par Dieu, mais seulement permis pour des fins supérieures. Il nie que la providence implique la réalisation des fins pour lesquelles elle a disposé les moyens : la volonté salvifique universelle ne se réalise pas parfaitement, quoique Dieu pourvoie au salut de tous. Il dénonce, enfin, la confusion fréquente entre la certitude et le caractère inévitable des événements : un effet est dit inévitable par rapport à sa cause ; il est dit certain par rapport à l’intelligence ; de ce qu’un effet est prévu infailliblement par Dieu, on peut conclure qu’il arrivera, non qu’il sera produit inévitablement.

En somme, conclut-il, il n’est pas plus difficile de concilier la liberté et le caractère évitable des événements avec la providence, que de les concilier avec la prescience divine ; le problème est le même ; la solution aussi. Ce n’est pas parce que Dieu prévoit les effets contingents et y pourvoit qu’ils arriveront, mais c’est parce qu’ils seront librement produits qu’il les prévoit et y pourvoit. S’ils devaient être autres, comme ils le peuvent, Dieu aurait prévu le contraire et y aurait pourvu. (Q. xxii, a. 4, p. 41$1-$223.)

IV. La Prédestination et la réprobation. — Après une analyse générale, on étudiera successivement la cause de la prédestination (col. 2124) et celle de la réprobation (col. 2135).

I. ANALYSE aÉsÉRALE.

1° La prédestination. -1. Sa notion. — La prédestination rentre pour une

part dans le domaine général de la providence : elle est l’ordre ou l’ensemble des moyens par lesquels Dieu prévoit que la créature raisonnable doit être conduite à la vie éternelle, en se proposant de le réaliser. Elle est donc formellement en Dieu et par conséquent éternelle ; mais son exécution ou ses effets, comme la vocation, la justification, les miracles, etc., sont temporels et se réalisent dans les prédestinés ou dans d’autres créatures. (Q. xxiii, a. 1 et 2, disp. I, p. 424-427).

2..Son siège. — - La prédestination divine nécessite un acte d’intelligence, par lequel Dieu prévoit les moyens qui permettent au prédestiné d’atteindre la vie éternelle, et un acte de volonté, par lequel il choisit et décide de les lui donner ; tous les docteurs en conviennent. Ils se divisent quand il s’agit de dire si la prédestination signifie ces deux actes ou un seul et, dans le premier cas, lequel elle signifie principalement. Scot affirme que le mot prédestination signifie seulement l’acte de volonté (In / uni, dist. XL) et saint Ronaventure, qu’elle le signifie principalement (In 7um, dist. XL, a. l, q. h). Molina déclare au contraire qu’elle signifie à la fois les deux actes, parce que sa définition les implique l’un et l’autre ; et principalement l’acte d’intelligence, parce qu’elle tire son nom d’un acte d’intelligence (prœdestinare, præordinare) et qu’elle relève de la providence qui se rapporte principalement à l’intelligence.

Plusieurs estiment qu’avant cet acte d’intelligence et l’acte de volonté qui le complète, Dieu, par un acte de volonté absolue, a choisi ceux qu’il voulait sauver ; c’est ensuite seulement qu’il les aurait prédestinés, au sens où nous entendons ce mot, car on veut la fin avant de prévoir et de vouloir les moyens. Molina rejette sans hésitation cette élection antérieure à la prédestination : il a montré déjà que la prévision des moyens de salut pour chacun, dans l’hypothèse où

il sera placé dans tel ou tel ordre de choses, ne relève pas de la science libre, mais de la science moyenne qui précède tout acte de volonté libre ; il en conclut que l’ordre des moyens qui conduiront chaque prédestiné à sa fin n’est pas postérieur à l'élection qui, de la part de Dieu, est tout à fait libre. En réalité, Dieu a choisi les prédestinés par le fait même qu’il s’est complu dans les moyens et la fin qu’il prévoyait pour eux. Soutenir la nécessité d’un choix antérieur, c’est transporter en Dieu une imperfection de notre intelligence, pour laquelle le choix des moyens n’est possible qu’en vue d’une fin préalablement voulue.

D’autres afïirment que l’acte d’intelligence inclus dans la prédestination, n’est pas une vue ou un jugement, mais un ordre analogue à une loi ou à un précepte. Pareil ordre, déclare Molina, est parfaitement inutile : il suffît que l’intelligence connaisse les moyens, pour que la volonté choisisse entre eux et meuve à l’opération. (Q. xxiii, a. 1 et 2, disp. II, p. 427-431.) 3. Ses effets.

- Sont compris parmi les effets de la prédestination, d’abord la vie éternelle et tout ce qui touche à l’ordre de la grâce, puis en général tout ce qui contribue de quelque façon à la vie éternelle ou à son accroissement, par exemple le tempérament, la bonne éducation, les prières du prochain, la mort survenant à tel moment plutôt qu'à tel autre. Mais pour qu’une chose soit effet de la prédestination, deux conditions sont requises : 1. qu’elle vienne de Dieu ; 2. qu’elle se rapporte à la béatitude.

On voit par là que le péché ne peut être effet de la prédestination, mais que sa permission le peut, et qu’un bienfait de Dieu, tel que la grâce sanctifiante 7 peut n'être qu’un effet de providence, si celui qui la revoit n’arrive pas à la vie éternelle. (Q. xxiii, a. 1 et 2, disp. III, p. 431-432.)

La réprobation.

1. Notion. — La réprobation

est opposée directement, non à la prédestination, mais à l’approbation qui est un acte d’intelligence. On peut la définir : « Un jugement éternel par lequel Dieu juge la créature raisonnable indigne de la vie éternelle et digne du châtiment, accompagné du dessein de l’exclure pour toujours du royaume céleste et de la punir selon ses péchés ». A notre point de vue, l’approbation est postérieure à la prédestination, car la prédestination ne suppose pas que le prédestiné soit digne du salut, c’est au contraire par elle que Dieu décide de lui donner les moyens de devenir digne de la vie éternelle. Par le fait même qu’il le prédestine ainsi, Dieu prévoit absolument que le prédestiné sera digne du salut et il l’approuve comme tel, c’est-à-dire qu’il le juge éternellement digne de la vie éternelle, et pour cette raison se propose absolument de le récompenser. Il y a donc lieu de considérer en Dieu une double élection : 1. il nous a élus avant la création pour que nous sotjons saints, c’est la prédestination dans le Christ ; 2. il nous élit parce que nous sommes saints, c’est l’approbation qui sera exprimée au jour du jugement. A l’approbation est opposée la réprobation ; mais à la prédestination aucun acte n’est opposé parce que, si Dieu est cause du salut par les moyens qu’il donne pour y arriver, il n’est pas cause de la damnation qui relève de la seule volonté du pécheur.

2. Effets. - ("est d’abord l’exclusion actuelle du royaume céleste, effet commun à tous les réprouvés, puis les peines du sens, punition des péchés actuels ; mais les péchés pour lesquels on est réprouvé ne sont pas des effets « le la réprobation, parce qu’ils n’ont pas Dieu pour cause.

Il est vrai que le péché n’est produit et que le

pécheur ne s’endurcit qu’avec la permission de Dieu ;

mais ce tl’esl pas une raison pour affirmer, avec saint

Thomas (q. xxiii, a. 3) et Driedo (Concordia, c. 0, que

la réprobation inclut la volonté de permettre le péché et l’endurcissement, comme la prédestination inclut celle de donner la vie éternelle et les moyens pour y arriver ; la réprobation, on l’a vii, n’est pas opposée à la prédestination, mais à l’approbation, elle signifie un jugement excluant l’indigne de la récompense proposée, et il est évident qu’aucune indignité ne précède, chez l’homme en état de grâce, la permission du premier péché. La volonté éternelle de permettre les péchés qui entraîneront la réprobation ne fait donc pas partie de celle-ci, elle n’en est qu’une condition sine qua non. Peut-être saint Thomas n’a-t-il pas voulu dire autre chose.

La permission même du péché est-elle un effet de la réprobation ? Oui, en un sens, parce qu’elle fait partie d’un plan général de manifestation de la justice divine ; mais elle a d’autres fins, et plus importantes : le respect de la liberté créée, et la possibilité du mérite, comme le dit saint Thomas ; l’occasion fournie à l’incarnation et à la rédemption ; les luttes et les victoires des justes ; toutes choses où se manifestent magnifiquement la bonté, la puissance, la sagesse, la justice de Dieu. Sauf dans le sens indiqué plus haut, la permission du péché, l’endurcissement et la damnation sont donc tout simplement des elTets de la providence, et non de la réprobation : Dieu n’a créé personne pour la damnation ; il ne la veut que d’une volonté conséquente ; ce n’est pas pour elle qu’il permet le péché et l’endurcissement.

Il faut par suite, rejeter aussi l’opinion de ceux qui se représentent Dieu comme ayant décidé, pour ainsi dire, d’abord de créer tous les hommes et les anges, puis de donner la béatitude aux uns (les élus) et non aux autres (les réprouvés), enfin de fournir aux premiers les moyens de salut (prédestination) et de permettre aux autres le péché et l’endurcissement. La réprobation n’est pas cet acte arbitraire, antérieur à toute considération de mérite et de démérite : beaucoup d’hommes sont exclus de la vie éternelle et punis pour leurs péchés ; Dieu en a décidé ainsi, non dans le temps, mais dans l'éternité ; voilà en quel sens, il y a de sa part une réprobation éternelle. (Q. xxiii, a. 3, p. 433-439.)

II. CAUSE DE LA PRÉDESTINATION. —A CC sujet

on se posera les questions suivantes : 1. La prédestination a-t-elle une cause dans les prédestinés ? 2. Le Christ a-t-il été, par ses mérites, cause de notre prédestination ? (col. 2134).

1° La prédestination a-t-elle une cause dans les prédestinés ? — -Enelle-même, la prédestination n’a d’autre cause que la volonté divine ; niais on peut se demander pourquoi Dieu prédestine celui-ci plutôt que celui-là, et si le prédestiné est pour quelque chose dans les faveurs dont il est l’objet.

1. Réponses rejetées par Molina. --- Il faut évidemment écarter les erreurs de Luther qui nie la liberté et le mérite, de Pelage qui attribue au seul mérite de l’homme tout l’effet de la prédestination, et de saint Augustin qui croyait avant son épiscopat à la possibilité d’un acte de foi salutaire, sans la grâce. On se trouve alors en présence de plusieurs opinions chez les catholiques. (Q. xxiii, a. I et 5, disp. 1, niemb. 1 et 2, p. 439-442.)

Dans son opuscule sur la prédestination adressé au concile de Trente, le seul que Molina ait lii, Ainhroise Catharin soutient que Dieu, tout en donnant à tous les hommes les moyens de se sauver s’ils le veulent, en a choisi quelques uns, lesprédestinés, qu’il a aimes d’un amour de prédilection et auxquels, sans supprimer leur liberté, il a donné tant de grâces qu’il est presque impossible qu’ils ne soient pas sauvés. Cette opinion déplaît à Molina, parce qu’elle ne range pas au nombre des prédestinés tous ceux qui seront élus, et que ceux

qu’elle appelle prédestinés ne seront pas sûrement sauvés. (Ibid., memb. 3, p. 442-444.)

D’autres affirment que la raison de la prédestination est la prévision du bon usage de la liberté qui précède, au moins par nature, la première grâce justifiante. C’est, malgré des divergences parfois profondes, l’opinion commune d’Henri de Gand, de saint Bonaventure, d’Alexandre de Halès, de Gabriel Biel, de Javellus, de Thomas de Strasbourg, d’Albert Pighius, de Barthélémy Camerarius. Sans aller, avec Soto, jusqu'à la taxer de pélagianisme, Molina la juge fausse et peu sûre, si on la comprend en ce sens que Dieu réglerait éternellement la dispensation de ses dons sur la prévision de l’usage qu’en fera la volonté libre ; parce qu’alors celle-ci serait, en fait, la source de la prédestination. (Ibid., memb. 4, p. 446-453.)

La même raison suffit à faire rejeter l’opinion, signalée par saint Thomas, d’après laquelle les prédestinés le sont parce que Dieu prévoit qu’ils feront bon usage de la première grâce reçue. (Ibid., memb. 5, p. 453455.)

L’opinion de saint Thomas, la plus commune parmi les scolastiques, tient en deux propositions :

1. Bien n’empêche les effets particuliers de la prédestination de se commander les uns les autres comme causes finales ou méritoires. Nous disons, par exemple, que Dieu a préétabli qu’il donnerait à quelqu’un la gloire en raison de ses mérites (les dispositions de l’homme sont cause méritoire de la gloire), et qu’il lui donnerait la grâce pour qu’il méritât la gloire (la gloire est cause finale des mérites et de la grâce) ;

2. La prédestination, dans son effet intégral, n’a pas de cause dans le prédestiné, mais seulement en Dieu. De toute éternité, Dieu a élu et prédestiné les uns pour manifester sa bonté, et réprouvé les autres pour manifester sa miséricorde. Mais s’il prédestine ou réprouve précisément tels ou tels individus, il n’y a pas de raison à cela, sinon qu’il l’a librement voulu et qu’il est maître de ses dons.

Tout ceci, Molina l’admet, encore qu’il rejette plusieurs des explications qu’on a cherché à en donner. 1. Certains distinguent un double secours divin, l’un efficace, l’autre suffisant mais inefficace, en attribuant à la seule volonté divine ce caractère d’efficacité ou d’inefficacité. Dieu, disent-ils, a voulu prédestiner tels ou tels, parce qu’il a voulu leur donner des grâces efficaces de vocation et de persévérance, tandis qu’aux autres il a donné des grâces suffisantes, mais inefficaces. Que deviennent dans ce cas, se demande Molina la liberté et la responsabilité? (Ibid., memb. 6, p. 455-469.) 2. Plusieurs font précéder la prédestination et la réprobation de la prévision du péché, ou du moins du péché originel. Dieu, disent-ils, avec saint Augustin, voyant tout le genre humain infesté par le péché d’origine et voué en bloc à la perdition, a voulu de toute éternité donner à certains, par le Christ, des moyens efficaces de salut. Il l’a fait gratuitement, sans qu’il y ait à cela aucune raison de la part des hommes. Quant aux autres, il n’a pas voulu user à leur égard des mêmes bienfaits, mais les a laissés dans la masse de perdition et par suite a voulu les punir. Solution insuffisante, affirme Molina, car Dieu n’a pas seulement voulu le salut de tous dans l'état d’innocence ; il veut sauver, par le Christ, tous les hommes déchus.

2. Principes de solution.

La question du rapport nécessaire de la prescience et de la prédestination mérite d’ailleurs examen. Saint Thomas (III a, q. i, a. 3, ad 4° iii) affirme que la prédestination présuppose en Dieu la connaissance des futurs. Cette proposition, si on l’applique à tous les futurs et dans le sens d’une prescience absolue, non hypothétique, est évidemment fausse ; aussi Cajétan 1 entend-il seulement des futurs contin gents de l’ordre surnaturel. En réalité, avant la prédestination des hommes et du Christ comme homme, donc avant d’avoir décidé l’incarnation, Dieu a connu tous les futurs contingents, non comme absolus, mais comme hypothétiques : il a su, partie par sa science purement naturelle, partie par sa science moyenne, ce qui se produirait s’il voulait établir l’ordre de choses naturel et surnaturel qu’il a établi en fait, et ce qu’auraient fait librement, dans tous les ordres possibles, les anges et les hommes. Il faut donc se le représenter, avant tout acte de sa volonté libre, prévoyant que, sans le Christ, certains anges et tout le genre humain se perdraient, et qu’il pourrait donner à l’homme un Christ rédempteur. Alors, d’un même acte de volonté, il a choisi l’ordre de choses qui a été et sera réalisé, et qui comprend la nature, la grâce et l’union hypostatique.

Ce choix (electio) impliquait l’intention de créer les anges et les hommes dans l'état d’innocence pour que, par leur volonté aidée de la grâce, ils arrivassent à la béatitude ; l’intention aussi de leur donner à tous cette béatitude, s’ils n’y mettaient pas d’obstacle. Le choix de cet ordre de choses était donc prédestination, pour les anges que Dieu prévoyait devoir parvenir à la vie éternelle. Pour les autres anges et pour les hommes, il était seulement providence, jointe à la volonté de permettre le péché. Il devint réprobation pour les premiers, en raison de la prévision de leur chute, et de la volonté de les exclure du royaume céleste. Quant aux hommes, dont Dieu prévoyait la chute générale en raison du péché originel, ce même choix impliquait la volonté de leur donner un rédempteur et de leur procurer à tous les moyens de salut. A ce point de vue, cet acte unique de volonté divine fut à la fois élection et prédestination du Christ, et providence pour tous les hommes, jointe à la volonté de permettre le péché actuel. En raison de la prévision de salut, il fut aussi élection dans le Christ et par le Christ de tous ceux qui, par sa grâce et ses mérites, arriveraient à la vie éternelle. (Q. xxiii, a. 4 et 5, disp. I, memb. 8, p. 477-490.)

Dans quelle mesure l’effet intégral de la prédestination dépend-il de la volonté libre ? Laissons de côté les enfants qui meurent avant d’avoir l’usage de la raison : leur prédestination est liée uniquement à la réception de dons gratuits, c’est-à-dire du baptême. Les adultes, évidemment, ne sont pas prédestinés à cause de leurs mérites ; ils le sont néanmoins par leurs mérites. Leur salut dépend, en effet, de l’usage qu’ils font librement des dons de Dieu ; et le bon usage de leur volonté libre, qu’il s’agisse de la disposition à la foi, à l’espérance, à la charité et à la première grâce habituelle, ou des œuvres surnaturelles auxquelles sont promises une augmentation de grâce et la vie éternelle, ou encore de l’abstention du péché, de la résistance aux tentations, de la victoire sur les difficultés, dépend à la fois de deux causes libres : Dieu et la volonté, agissant chacune comme partie d’une cause intégrale unique. Si donc on considère le bon usage de la volonté libre en tant qu’oeuvre de Dieu, il est inclus dans l’effet intégral de la prédestination de l’adulte, comme une de ses parties. Si, au contraire, on le considère en tant qu'œuvre de la volonté libre, il est ce que Dieu exige pour coopérer au salut et ce qui rend l’homme digne de récompense éternelle par ses propres mérites, qui sont aussi des dons de Dieu.

De même donc que, dans l’envoi d’une flèche vers le but, il faut distinguer la flèche qui est envoyée, et le mouvement imprimé par le sagittaire qui la destine au but ; de même, dans la destination d’un adulte à la vie éternelle, il faut distinguer l’adulte doué de liberté et de responsabilité, et les moyens par lesquels Dieu 1 28

le destine et décide « le l’aidera atteindre librement la vie éternelle. Dans le bon usage de la liberté, qui mène au but, rien ne vient de Dieu qui ne vienne en même temps de la volonté créée, et réciproquement ; tout l’effet est de chacune de ces causes partielles qui en constituent ensemble la cause intégrale. Le bon usage de la liberté n’est etïet de la prédestination que par rapport à Dieu, en raison de la prédestination éternelle ; il dépend cependant de la volonté libre que l’effet intégral de la prédestination soit réalisé, et par suite qu’il soit un effet de la prédestination. (Q. xxui, a. 1 et 5, disp. I, memb. 9, p. 494-501.)

3. Conclusions de Molina sur la prédestination éternelle, ^a) Ce qu’elle est. — La prédestination d’une créature est n la raison (l’idée) de l’ordre et des moyens par lesquels Dieu a prévu, par sa science naturelle et sa science moyenne, que cette créature arriverait à la vie éternelle, jointe au dessein ou à la détermination de la volonté divine de la réaliser pour sa part ».

b) Source de sa certitude. — L’adulte ainsi prédestiné obtiendra certainement la vie étemelle, mais cette certitude résulte de la prescience divine, non des moyens ou des effets de la prédestination. En elle-même, la libre coopération du prédestiné avec les secours divins pour produire l’effet total de la prédestination est incertaine ; mais Dieu, de la hauteur de son intelligence et avant tout acte de sa volonté, connaît de façon certaine ce que fera librement cet homme placé dans telles conditions. L’acte de la volonté divine décidant de réaliser ces conditions, achève la prédestination.

On comprend, dès lors, qu’au sens divisé, l’adulte prédestiné puisse ne pas obtenir la vie éternelle, puisque ni la prédestination antécédente, ni les dons ou la coopération de Dieu ne l’empêchent d’agir librement, de manière à encourir la damnation, comme s’il n’avait pas été prédestiné ; mais on comprend aussi qu’au sens composé, il ne puisse pas ne pas être sauvé, parce que la prédestination et la perte de la vie éternelle sont incompatibles en fait, et que, si cet homme allait abuser de sa liberté pour perdre la vie éternelle, Dieu n’aurait pas prévu qu’il y arriverait par les moyens qu’il lui destinait, et n’aurait pas eu la volonté de le conduire par eux au salut.

On voit enfin comment la prédestination de quelqu’un s’accorde avec la liberté qu’il a de se sauver ou de se damner, puisque la certitude inhérente à la prédestination n’est autre que celle de la prescience divine, dont on a expliqué plus haut l’accord avec la liberté et la contingence.

De même, les enfants prédestinés seront sauvés s’ils naissent, sont baptisés et meurent avant d’avoir atteint l'âge de raison, lui soi, rien de tout cela n’est certain. Mais Dieu prévoit que cela arrivera par le jeu des causes naturelles ou libres ; de là la certitude du salut de ces enfants.

c) Cause de son effet intégral, l.a prédestination de l’adulte, considérée dans son effet Intégral, c’est-à-dire non seulement dans ses effets surnaturels, mais dans tout ce qui est moyen par rapport i la vie éternelle : vocation externe, temps et lieu de naissance, tempérament, etc., n’a pas de cause du côté du prédestiné ; elle est due uniquement à la volonté miséricordieuse de Dieu. Rien, en effet, dans le prédestiné, qui précède ce résultat intégral ; l’usage de la volonté libre, auquel on serait tenté de penser, est postérieur à une foule rie circonstances qui entrent dans L’effet intégral de la

prédestination ; bien plus, il en fait partie lui-même, Mien qui l’accompagne, car Dieu distribue ses grâces et ses secours où, quand et comme il le veut. Rien qui

le suive, car le bon usage de la volonlé libre n’est pas cause des décisions divines relatives à la création,

à l’octroi des dons naturels ou surnaturels, à la prédestination.

Cette conclusion reste vraie, si on entend par effets de la prédestination ceux qui se rapportent à l’ordre surnaturel : leur ensemble dépend de la seule volonté de Dieu. S’il avait une cause du côté du prédestiné, ce serait la prévision du bon usage de la liberté ; mais les secours de la grâce prévenante et excitante précèdent l’usage qui en sera fait, et l’importance des grâces ultérieures ne dépend nullement de leur emploi : on voit des justes finir par être damnés, et un larron être sauvé.

Tout cela n’empêche pas, d’ailleurs, la volonté libre d'être une partie de la cause libre de laquelle dépend une partie de l’effet total de la prédestination ; car, comme on l’a dit plus haut, si cette réalité est effet de la prédestination, elle ne l’est pas en tant qu’elle émane de la volonté créée, mais en tant qu’elle émane de Dieu par la prédestination éternelle.

A fortiori, la prédestination des enfants, considérée dans son effet intégral, n’a-t-elle pas de cause ou de raison de leur côté, mais seulement dans la volonté de Dieu.

Etant donné, en Dieu, l’idée de divers ordres possibles de choses, de secours et de circonstances, et la prévision de ce que feraient librement les créatures dans chacun d’eux, dans l’hypothèse où il voudrait le choisir : le choix, de la part de Dieu, de tel ordre de choses plutôt que de tel autre et la décision de le réaliser pour ce qui le concerne ; l'élection dans le Christ, pour la vie éternelle, de tels ou tels hommes ; la décision de leur donner par le Christ les moyens par lesquels il prévoit qu’ils parviendront librement à la vie éternelle ; tout cela n’a pas de cause, de raisen ou de condition, même de condition sine qua non, dans l’usage prévu de la liberté, de la part des prédestinés ou de tiers. Dieu n’a pas décidé de donner à tels hommes les moyens qu’il leur donne et par lesquels il les prédestine, parce cpi’il a prévu leur libre coopération ; il l’a fait parce qu’il lui a plu de le vouloir : pro suo beneplacito id ita volait.

d) Rôle de la prescience. Mais, tandis que cette volonté n’a pas de raison ou de condition de la part du prédestiné, la prescience en a une, ce que beaucoup ne remarquent pas. La réalisation effective de la prédestination de l’adulte dépend, non seulement de Dieu, mais de la coopération libre du prédestiné : et ce n’est pas parce que Dieu l’a prévu que le prédestiné donnera cette coopération, c’est au contraire parce qu’il la donnera que Dieu l’a prévu. Si, comme il le peut, le prédestiné faisait le contraire. Dieu aurait prévu le contraire.

Puisque la libre coopération de l’adulte est condition sine qua non de la prescience, il s’ensuit que tout ce qu’inclut sa prédestination prend le caractère de prédestination, ou garde seulement celui de providence, selon que cette coopération se produit eu non. On comprend dès lors que, la providence offrant à chacun des moyens au moins suffisants de salut, le soit de tous, prédestinés ou réprouvés, est entre leurs mains : s’ils font bon usage de leur liberté et arrivent au salut, Dieu l’a prévu et sa volonté de leur donner la vie éternelle est prédestination ; si au contraire, comme Judas, ils ne coopèrent pas avec les secours providentiels, Dieu a prévu qu’ils n’arriveront pas à la la vie éternelle et sa volonté de la leur donner n’est pas

prédestination. Ainsi le décret éternel de Dieu relativement à chaque individu, qu’il s’agisse des anges, d’Adam, de l’homme après la chute, est un décret rie providence ; mais la prescience du bon usage que certains feront de leur liberté aidée des secours providentiels en l’ait pour eux un décret de prédis filiation.

Ce n’est pas à dire pour cela que la prédestination dépende de l’individu, puisqu’elle consiste dans le choix fait par Dieu d’un ordre de choses dans lequel il prévoit que cet individu arrivera au salut. Là est précisément le point délicat, « l’abîme insondable des desseins de Dieu » : Dieu connaissait une infinité d’ordres providentiels dans lesquels les non prédestinés seraient librement arrivés à la vie éternelle, et donc auraient été prédestinés ; il connaissait de même une infinité d’ordres providentiels dans lesquels les prédestinés auraient librement perdu la béatitude et auraient été réprouvés ; et cependant il a choisi pour les uns et les autres l’ordre de providence, dans lequel il prévoyait que les uns seraient sauvés et les autres non. Il l’a fait par sa seule volonté et sans tenir compte de leurs actes, mais sans injustice, puisqu’il les a pourvus tous de moyens d’arriver à la vie éternelle.

Notons enfin que si, dans la science moyenne, antérieure à l’acte libre de la volonté divine, la certitude que le prédestiné parviendra à la vie éternelle est hypothétique, puisqu’elle est subordonnée à la volonté de Dieu d’accorder tels moyens et de telle manière ; dans sa science libre, au contraire, par laquelle après l’acte de sa volonté il prévoit simplement que le prédestiné parviendra à la vie éternelle, la certitude est absolue et sans hypothèse.

Pour ce qui regarde les enfants, il dépend de toutes les causes libres qui interviennent dans leur naissance, leur conservation, leur baptême, que l’ordre de providence qui les concerne et la volonté de Dieu de leur donner les moyens de salut aient raison de prédestination. (Q. xxiii.a. 4 et 5, oisp. I, memb. 11, p. 505-523 et 528.)

e) Accord de la prédestination avec la prescience. — La prédestination s’est-elle faite selon la prescience ? Non, en ce sens que Dieu aurait décidé de distribuer de telle ou telle manière ses secours ou de prédestiner tels ou tels en raison ou à cause de l’usage qu’il prévoyait devoir en être fait (cf. supra, memb. 4). Oui, en ce sens qu’il dépendait du libre usage que ferait l’adulte du secours divin qu’il parvienne ou non à la vie éternelle ; et de la prescience de cet usage que ces secours aient raison de prédestination ou seulement de providence. De ce deuxième sens, les Pères et les scolastiques n’ont guère parlé ; c’est de lui cependant (prescience moyenne) que dépend la légitime conciliation de la prescience, de la providence et de la prédestination avec notre volonté libre, et la légitime intelligence des textes scripturaires. Rom. viii, I Petr., i ; Il Petr., i, etc.

Dieu, d’ailleurs, tout en n'étant pas lié par l’emploi de la volonté libre et les autres circonstances qu’il prévoyait du côté de l’adulte, pouvait néanmoins en tenir compte, et il était convenable et parfaitement raisonnable qu’il le fît. (In en trouve bien des exemples dans la Bible. Les secours et les dons que Dieu accorde ainsi, dans le temps, à la suite de quelque bon usage de la liberté, les péchés qu’il, permet ou les autres peines qu’il inflige à la suite de quelque mauvais usage de la liberté, il a décidé de toute éternité de les accorder, de les permettre ou de les infliger en raison (propter) de ce bon ou ce mauvais usage qu’il prévoyait devoir exister, dans l’hypothèse où il voulait créer tel ou tel ordre de choses. Molina estime même très vraisemblable, pour la louange et l’honneur du Christ et de sa sainte mère, que non seulement Dieu a décrété de donner à leurs âmes des dons plus excellents, mais qu’il a prévu qu’elles useraient mieux que les autres de leur liberté, et que c’est la raison pour laquelle elles ont été choisies, de préférence à d’autres, pour une si grande dignité.

D’après ces explications, on comprend à la fois l'énorme différence et la ressemblance qui existent

entre la prédestination du Christ à être fils de Dieu par l’union hypostatique, et celle des autres hommes dans le Christ et par le Christ : elles diffèrent eu ce que, dans la prédestination du Christ en tant qu’homme à être en même temps fils de Dieu, il ne fut tenu aucun compte de l’usage prévu de sa liberté, puisque la nature humaine ne devait pas être conduite à l’union hypostatique par cet usage ; tandis, que dans la prédestination des adultes dans le Christ et par le Christ, il devait en être tenu compte, dans le sens expliqué plus haut, puisque les hommes ont été prédestinés à la vie éternelle pour y parvenir, s’ils le voulaient, par leur volonté soutenue par la grâce, les secours et les mérites du Christ. Elles se ressemblent en ce que, comme celle du Christ, la prédestination des autres hommes, quant à son effet intégral, fut purement gratuite, puisque les secours et tous les moyens surnaturels par lesquels Dieu les a prédestinés dérivent, comme de leur source, de la prédestination et des mérites du Christ. (Ibid., p. 523-528.)

f) Accord de la prédestination avec la liberté. En résumé. Dieu, avant tout acte libre de sa volonté, prévoyait à l’aide de sa science purement naturelle et de sa science moyenne, par la compréhension de son essence, tout ce qui était en son pouvoir, entre autres choses : les innombrables créatures raisonnables qu’il pouvait créer, ainsi que les innombrables ordres de choses, de secours et de circonstances dans lesquels il pouvait placer toutes ces créatures et celles qu’il a décidé de créer ; il prévoyait en outre ce qui, dans ces divers ordres de choses arriverait par la volonté de chaque créature raisonnable, dans l’hypothèse où il voudrait établir tel ou tel ordre de choses, avec tels ou tels secours de sa part et telles ou telles circonstances.

Par un acte unique et simple de sa volonté, il a établi tout l’ordre de choses et d'êtres qui se déroulerait depuis la création jusqu'à la fin des temps, avec les secours et les dons qu’il a décidé d’octroyer aux anges et aux hommes, de sorte que chacun fût libre de parvenir à la vie éternelle ou de s’en écarter.

Par cet acte de volonté divine et de choix d’un ordre de choses et de secours plutôt que d’un autre, les anges et les hommes que Dieu prévoyait devoir mourir en état de grâce ont été prédestinés : les autres ne l’ont pas été, quoique par ce même acte, Dieu ait suffisamment pour sa part pourvu à ce qu’ils arrivassent à la vie éternelle, et que même sa providence ait été plus large pour certains d’entre eux que pour beaucoup de prédestinés.

Si Dieu a choisi un ordre de choses, de circonstances et de secours dans lequel certains seulement ont été prédestinés ; si par conséquent il a voulu donner à ceux-ci des secours par lesquels il prévoyait qu’ils seraient sauvés, tandis qu’aux autres il n’a voulu donner que des secours par lesquels ils auraient pu se sauver, tout en prévoyant que par leur faute ou celle de nos premiers parents ils mourraient en état de péché, il n’y a à cela aucune cause ou raison du côté des prédestinés ou des non-prédestinés. Tout cela est dû à la libre volonté de Dieu et demeure incompréhensible pour nous. A ce point de vue, l'Écriture a raison de dire que Dieu a choisi ceux qu’il a voulu pour les prédestiner, et que les élus et les prédestinés l’ont été en quelque sorte par hasard.

Il n’en est pas moins vrai que, étant donné le choix éternel de tel ordre de choses plutôt que de tel autre, si les uns ont été prédestinés par ce choix et par la providence, tandis que les autres ne l’ont pas été, la raison ou la condition en fut que tous n’utiliseraient pas cet ordre de choses pour mourir en état de grâce et que Dieu, de la hauteur de son intelligence, a prévu que ceux-ci le feraient et ceux-là non.  ! 131

    1. MOLINISME##


MOLINISME, LA PRÉDESTINATION

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Si, par impossible, Dieu, en choisissant tel ordre de choses et de secours, n’avait pas eu la science moyenne par laquelle il pénétrait la détermination du libre arbitre créé et les réalités contingentes qui en dépendent, ce choix aurait eu raison de providence, mais non de prédestination, car l’incertitude inhérente à l’utilisation future du libre arbitre n’aurait pas été levée pour Dieu. Ce n’est donc pas au choix de l’ordre de choses et à la providence divine qu’il faut rapporter la prédestination et la certitude du salut du prédestiné, mais à la prescience seule.

On voit dès lors comment notre libre arbitre et celui des anges s’accordent avec la prédestination divine, comment chacun des anges a pu et chaque adulte peut encore parvenir ou non à la vie éternelle, comme si l'élection de l’ordre de choses que Dieu a choisi de toute éternité n’avait pas eu raison de prédestination. Sans la science moyenne, en effet, cette élection, qui est seulement providence, laisse l’attitude future du libre arbitre dans l’incertitude pour Dieu comme elle l’est en elle-même. D’autre part, la science que la prédestination ajoute à cette élection et à la providence n’enlève absolument rien à la liberté, puisque nous n’arrivons pas à la vie éternelle parce que Dieu l’a prévu, mais qu’inversement Dieu a prévu ce que nous ferions librement et aurait prévu le contraire si, comme nous le pouvons, nous le faisions. Sans doute, il est impossible que nous soyons prédestinés et ne parvenions pas à la vie éternelle, ou que Dieu prévoie notre coopération et que nous ne la donnions pas ; mais il n’en est pas moins vrai, que, si nous ne coopérions pas à notre salut, la prédestination et la prescience de ce salut n’auraient pas existé en Dieu. Donc, au sens composé, il est absolument nécessaire que le prédestiné arrive à la vie éternelle ; mais, au sens divisé, nous restons libres, et il est possible que le prédestiné ne soit pas sauvé, tout comme si la prédestination n’existait pas.

Molina ne se représente donc pas la prédestination comme un choix purement arbitraire par lequel Dieu, sans tenir aucun compte de la liberté de chacun et pour avoir l’occasion de manifester à la fois sa miséricorde et sa justice, aurait décidé de conduire les uns à la vie éternelle et de repousser les autres à cause des péchés dont il savait qu’ils se rendraient coupables, par le fait même qu’ils n'étaient pas prédestinés. Il se refuse à se représenter Dieu rusant en quelque sorte avec le libre arbitre de tous, pour réaliser son dessein, afin qu’en tous cas les prédestinés arrivent à la vie éternelle et les autres finissent par être damnés. Il ne pense pas que le bon usage du libre arbitre dépende de la seule prédestination et de ses effets, de sorte que le prédestiné et le réprouvé ne puissent s’orienter dans un autre sens, comme si le premier n'était pas prédestiné et si le second l'était. Tout cela lui paraît indigne de la majesté et de la bonté de Dieu, contraire à l’Ecriture et dangereux, sinon tout à lait erroné.

Il croit au contraire que Dieu, prévoyant tous les futurs, a choisi d’un seul coup, dans sa sagesse, sa bonté, sa miséricorde et sa justice, l’ordre de choses qui s’est déroulé depuis la création et se déroulera jusqu'à la fin des temps, comme s’il l’avait choisi par parties, selon les événements, sans avoir la prescience de ce que feraient les créatures libres. Il croit, en conséquence, que Dieu a décidé éternellement de créer el a créé en réalité les anges et les hommes dans l'état d’innocence, comme s’il n’avait rien prévu de la chute de certains anges et de nos premiers parents, Cela résulte des dons et secours avec Lesquels il les a créés et dont il les a pourvus pour qu’ils arrivassent facilement à la vie éternelle par leurs propres mérites, et s’accorde avec la vérité el la bonté divines

comme avec les témoignages explicites de l'Écriture.

Il ne pense pas que Dieu ait eu en vue dès l'éternité la perte des anges et des hommes, pour avoir quelqu’un à punir justement, ou qu’il s’en soit réjoui. La chute eut lieu en dehors de l’intention de Dieu et pour ainsi dire contre sa « velléité », car il avait en vue le contraire et l’attendait ; mais, parce qu’il voulait voir ses créatures acquérir la béatitude librement et-par leurs propres mérites, la providence devait permettre le péché et en tirer par sa sagesse, sa justice, sa bonté et sa miséricorde, de plus grands biens, en punissant éternellement les pécheurs pour faire éclater sa justice vindicative, et en faisant miséricorde à certains par son Fils, tout en sauvegardant la rigueur de sa justice.

Dieu donc, prévoyant de toute éternité la chute de quelques anges et du genre humain, dans l’hypothèse où il établirait les anges et les hommes dans l'état d’innocence, a choisi, avec l’ordre de choses antérieur à la chute, la réintégration du genre humain par l’avènement et les mérites du Christ, et tout l’ordre de choses qui suivrait jusqu'à la fin des temps, exactement comme s’il avait ignoré l’avenir et choisi la restauration du genre humain après la faute originelle.

Puisque, d’autre part, tous les péchés dérivent de la faute originelle comme de leur source, il faut ajouter qu’eux non plus ne se produisent par l’intention et la volonté de Dieu, mais arrivent plutôt contre sa « velléité ». Voilà pourquoi il est vrai que, pour sa part. Dieu veut le salut de tous sans exception et ne veut pas la mort du pécheur, mais plutôt qu’il se convertisse et vive. Le choix de l’ordre de choses qui se déroulera jusqu'à la fin des temps vise à la réalisation de cette volonté salvifique universelle.

Mais, dans cet ordre de choses, Dieu a laissé chacun des adultes maître de ses actes et de son sort, comme s’il n’avait pas la prescience de ce qu’ils feraient et deviendraient ; donc comme s’il n’y avait pas en lui de prédestination, mais seulement une providence décidée à pourvoir au salut des hommes après avoir pris connaissance de leurs œuvres.

En un mot : 1. Dieu a choisi librement l’ordre de choses et de secours, dans lequel il prévoyait que certains adultes ou enfants parviendraient à la vie|éternelle et les autres pas, plutôt que tel autre ordre de choses où les élus et les réprouvés eussent été différents ; il n’y eut ni cau-se ni raison à ce choix du côté des prédestinés. — -2. Mais si le choix de cet ordre de choses a eu raison de prédestination pour ceux-ci et non pour ceuxlà, la raison ou la condition en fut, du côté des adultes, que les uns coopéreraient librement, les autres non, et que Dieu l’a prévu par la hauteur de son intelligence. — - 3. Enfin, quoique Dieu n’ait pas été lié, dans son choix de tel ordre de choses, par l’usage qu’il prévoyait devoir être fait de la liberté, il a pu cependant en tenir compte en bien des cas ; il convenait même qu’il le fît, et il l’a l’ait en réalité, comme on l’a montré plus haut. (Q. xxiii, a. 1 et 5, disp. I, memb. 13, p. 539-545.)

4. Comment, à lu lumière de ces conclusions, il /mit expliquer certains textes des Pères et de l’Ecriture. — Deux choses, on l’a vu. sont nécessaires pour que L’adulte parvienne à la vie éternelle et soit prédestiné par Dieu : que Dieu ait décidé de lui donner les secours avec lesquels il a prévu que cet adulte coopérera ; qu’en fait celui-ci coopère librement de façon à mourir en état de grâce. La première condition dépend de Dieu, la seconde de l’homme,

Les Pères antérieurs à Pelage et à saint Augustin, considérant cette dernière, ont presque tous affirmé que la prédestination fut conforme à la prescience

de l’usage du libre arbitre, et se sont efforcés d’Interpréter en ce sens les Écritures. En présence de

l’hérésie pélagienne niant la nécessité de la grâce, saint Augustin a montré, d’après l'Écriture, que le commencement du salut vient de Dieu, par la grâce prévenante et excitante, et que les secours de la grâce sont donnés selon le bon plaisir de Dieu, non selon ce que vaut l’usage du libre arbitre. Mais il a cru devoir conclure de là que la prédestination éternelle relève de l'élection seule et du bon plaisir de Dieu, et qu’elle n’est pas selon les mérites et l’usage prévu de la liberté. Voilà pourquoi il a entendu le Vu.lt omnes homines salvos fieri, Tim. ii, non de tous les hommes, mais des prédestinés seuls. Doctrine troublante, qui a donné naissance, par réaction, au semi-pélagianisme, mais qui a été suivie cependant par saint Thomas et la plupart des scolastiques.

Les anciens Pères ont toujours admis sans controverse, tant l'Écriture l’affirme clairement, que nous sommes doués de libre arbitre ; que nul ne peut parvenir à la vie éternelle si la grâce ne lui est conférée par les mérites du Christ ; qu’aucun adulte ne peut être justifié, mériter la vie éternelle et y arriver par ses seules forces, sans le secours de la grâce surnaturelle ; qu’il y a en Dieu prescience de tous les futurs et prédestination des bons pour la vie éternelle par la grâce, les dons et les secours surnaturels ; enfin que tout cela ne supprime ni n’entrave le libre arbitre, mais s’accorde avec lui. Ils admettent de même tous que ce qui dépend de la créature libre n’arrive pas parce que Dieu l’a prévu, mais que Dieu l’a prévu parce que cela arrivera. Quant à la question de savoir si le commencement du salut, si le premier acte salutaire de foi, d’espérance, de contrition ou de charité émane de la seule volonté de l’adulte, ou s’il suppose la grâce prévenante ou excitante, elle ne fut discutée et tranchée qu'à l’occasion de l’hérésie pélagienne.

Malgré cet accord unanime, saint Augustin et les autres ont toujours jugé extrêmement difficile de trouver une explication pleinement satisfaisante de l’accord du libre arbitre avec la grâce, la prescience et la prédestination, qui fasse comprendre comment l’adulte opère ou non son salut et obtient ou non la vie éternelle selon sa propre volonté. On a bien réfuté les hérétiques qui ont voulu porter préjudice soit à la grâce, soit à la liberté, « mais je ne sais, déclare I jlina, si les explications données ont ouvert aux hérétiques la voie de retour à l’unité de l'Église, et mis fin autant qu’il l’eût fallu aux discussions qui sont nées parmi les catholiques il y a mille ans » (p. 547).

Les uns, considérant la coopération humaine, ont dit que la prédestination a été faite selon la prescience des actes libres et les mérites de chacun ; les autres, considérant les secours gratuits de Dieu, ont dit que la prédestination a été faite selon la volonté et le bon plai ir de Dieu. Ni les uns, ni les autres n’ont remarqué qu’autre chose est la prédestination selon la prescience (secundum præscienliam) en ce sens que Dieu aurait décidé de donner ses secours d’après la qualité des actes libres ou à cause d’elle ; autre chose la prédestination avec la prescience (non sine præscientia) en ce sens que Dieu a tenu compte de l’usage qu’il prévoyait devoir être fait de la liberté. Molina, lui, estime avoir posé quelques principes qui eussent peut-être été de nature à empêcher de naître les hérésies pélagienne et luthérienne, à mettre fin facilement au semi-pélagianisme, à apaiser les discussions entre catholiques.

Le principe fondamental est la manière dont Dieu influe par son concours général sur les actes libres, et par ses secours particuliers sur les actes surnaturels ; le second est l’explication du don de persévérance qui requiert, outre un secours spécial de Dieu, la libre coopération de l’homme, sans laquelle la volonté de donner ce secours n’aurait pas été volonté

de conférer le don de persévérance. Ces deux principes ont suffi pour concilier notre libre arbitre avec la grâce.

Un troisième principe, celui de la science intermédiaire ou moyenne (scienlia média) entre la science libre et la science purement naturelle, a mis en lumière l’accord du libre arbitre créé avec la prescience.

Le quatrième principe est que, si Dieu a voulu créer tel ordre de choses plutôt qu’un autre, il n’y eut à cela ni cause ni raison de la part des prédestinés ou des réprouvés ; mais que, si cet ordre a eu raison de prédestination pour les uns et non pour les autres, cela est dû à la prévision de l’usage que chacun ferait de sa liberté. Ce principe a permis de ramener la difficulté de concilier la liberté avec la prédestination à celle de la concilier avec la prescience, et de faire, à propos de la « prédestination selon la prescience », une distinction féconde. La prescience n’est pas cause de la prédestination, mais elle ne lui est pas étrangère.

Ainsi s'éclairent et s’harmonisent la plupart des textes patristiques qui paraissent se contredire. Ceux qui nient la prédestination selon la prescience doivent être entendus, autant que possible, dans le premier sens : ils veulent dire que les mérites indrviduels ne sont pas cause de la prédestination. C’est le cas des textes de saint Augustin et de ses disciples. Ceux au contraire qui affirment la prédestination selon la prescience doivent être entendus, autant que possible, au second sens : ils veulent dire que Dieu a prédestiné librement les hommes, en tenant compte du bon usage qu’ils feraient de leur liberté. C’est le cas des textes d’Origène, de saint Athanase, de saint Jean Chrysostome, de saint Ambroise, etc. sur Rom., ix.

Molina ne doute pas que cette opinion nouvelle sur l’accord du libre arbitre et de la prédestination (a nemine quem viderim, hucusque tradita) eût été approuvée unanimement par saint Augustin et les autres Pères, s’ils l’avaient connue. (Q. xxiii, art. 4 et 5, disp. I, memb. ult., p. 545-550.)

2° Le Christ a-t-il été, par ses mérites, cause de notre prédestination ? — 1. Le Christ n’a pas été cause de notre prédestination quant à son effet intégral. Il nous a mérité les dons surnaturels qui nous conduisent à la vie éternelle, non les dons purement naturels qui font partie, à titre d’adjuvants, de l’effet intégral de la prédestination : tempérament qui porte à la vertu, naissance en pays chrétien, etc. Ces dons résultent de la disposition de l’univers telle que Dieu l’a établie avant la chute, et sont indépendants de l’ordre de la grâce. Telle est l’opinion de Driedo, De redemptione et captivitate generis humani, t. ii, c. ii, p. 3, art. 4.

2. Néanmoins, certains effets naturels tirent leur origine des mérites du Christ : ce sont tous ceux qui sont obtenus par la prière, dont l’efficacité est due aux mérites du Christ. Ainsi, la fécondité de Rébecca, la naissance de Samuel et de Jean-Baptiste.

3. Le Christ n’a pas été cause de notre prédestina tion quant à son effet surnaturel intégral ; car il n’a pas été cause de l’incarnation, ni de ses mérites (cf. saint Augustin, De prtedestin. sanct., c. xv) qui sont au premier rang des effets surnaturels de notre prédestination.

4. Il a cependant été cause, non seulement de la première grâce justifiante et des secours surnaturels qui la suivent, mais encore de la foi et de toutes les dispositions surnaturelles qui préparent à la première grâce, ainsi que des miracles et de toutes les faveurs surnaturelles qui nous aident. C’est ainsi qu’il fut cause méritoire des prières de saint Etienne et de sainte Monique qui amenèrent la conversion de saint Paul et de saint Augustin.

Ici, Molina s’inscrit en faux contre Driedo (toc. cit.).

Ruard Tapper (t. i, art. >. De salis faciione, fol. 242) et Capreolus (/n //7° iii, dist. XVIII, q. i, ad lum)d’après lesquels le Christ aurait été cause méritoire de la

première grâce et des dons consécutifs, niais non de la foi et des dispositions qui la précèdent. Celles-ci seraient, d’après eux, des effets de la prédestination éternelle émanant du seul vouloir libre de Dieu, et la première grâce ne serait conférée qu'à ceux qui seraient ainsi prépares à recevoir l’application des mérites du Christ.

5. En définitive, il faut affirmer simplement que le Christ est cause de notre prédestination, parce qu’il est cause de ses mérites, de ses miracles et de tout ce qui en découle pour nous en vue de la vie éternelle, et qu’en lui se trouvent la fin et le modèle de notre salut. On sous-entend évidemment qu’il n’est pas cause de lui-même.

Sans doute, saint Paul déclare que nous avons été prédestinés selon la volonté de Dieu (Ephes., i), et que la prédestination a été gratuite (Rom., in) ; mais cela n’empêche pas que Dieu nous ait prédestinés dans le Christ, par le Christ, en décidant de nous conférer gratuitement le fruit des mérites du Christ ; les dons surnaturels qui conduisent à la vie éternelle. (Q. xxiii, a. 4 et 5, disp. II, p. 551-557.)

/II. CAUSE /'/ : la RÊPRO RATION. — La réprobation a-t-elle une cause dans le réprouvé ? — Délicate question à laquelle saint Paul (Rom., ix) semble répondre nettement par la négative : Dieu a aimé et prédestiné Jacob, il a haï et réprouvé Esaii avant même qu’ils fussent nés, non d’après leurs œuvres, mais par son simple choix ; il fait miséricorde à qui il veut et endurcit qui il veut, comme le prouve l’exemple de Pharaon ; de la même masse de perdition, il tire, comme le potier de l’argile, des vases d’honneur ou des vases d’ignominie, pour faire connaître sa puissance ou sa miséricorde.

II semble donc que la réprobation dépende du seul bon vouloir divin, sans que la prévision des péchés y soit pour rien.

Principes de solution.

Cela ne paraît pas si

simple à Molina. Qu’est-ce en effet que la réprobation ? Si on la considère du point de vue humain, on peut y distinguer un triple acte de volonté divine : la volonté de permettre les péchés qui entraîneront la damnation ; la volonté d’endurcir le pécheur, c’est-àdire de ne pas lui accorder les secours à l’aide desquels il se relèverait ; la volonté de l’exclure du ciel et de l’envoyer en enfer à cause des péchés dans lesquels il mourra. Or, ces trois actes qui produisent en quelque sorte, dans le temps, une permission, un endurcissement et finalement la damnation, ont ceci de commun que tous trois supposent la prévision des péchés auxquels ils se rapportent.

La volonté de permettre les péchés suppose une prévision non simpliciter mais ex hypothesi, une prévision que l’adulte les commettra dans l’hypothèse OÙ Dieu ne l’en empêchera pas par des secours plus efficaces. Elle n’est d’ailleurs pas autre chose que la volonté de ne pas les empêcher, alors que Dieu prévoit que, s’il ne le fait pas, l’homme les commettra librement.

La volonté d’endurcir le pécheur suppose la prévision que le pécheur commettra en réalité les péchés que Dieu permet, et que, dans l’hypothèse où Dieu lui donnera ensuite certains secours à l’aide desquels il pourrait se relever et non certains autres dont il n’a pas besoin, il ne se relèvera pas. par sa faute. Elle n’est d’ailleurs pas autre chose que la volonté de ne p : is lui donnerd’autres secours, plus grands ou différents, a l’aide desquels Dieu prévoit qu’il se relèverait. Il arrive qne Dieu aille plus loin et a abandonne », comme on dit, le pécheur ; il le tait quand,

par punition, il diminue ses secours et permet de plus graves tentations ou occasions de péché, ce qui rend la conversion plus difficile. Mais en aucun cas cet « abandon > ne va jusqu'à ne pas laisser au pécheur la possibilité de la conversion.

La volonté d’exclure le pécheur du royaume céleste comme indigne et de l’envoyer au l’eu éternel suppose la prévision des péchés que commettra le réprouvé et de sa persévérance coupable jusqu'à la mort.

Ainsi, ces trois actes de volonté divine supposent comme racine la prévision des péchés qui seront librement commis par l’adulte.

Ils diffèrent cependant entre eux et dans leurs effets, en ce que la volonté de permettre le péché et cette permision elle-même peuvent émaner de la seule liberté divine, sans avoir un caractère pénal, tandis que la volonté d’endurcir le pécheur peut être une punition, et que la volonté de l’exclure du ciel et de l’envoyer en enfer est toujours un châtiment.

Os remarques permettent de répondre à la question posée.

2° Conclusions. 1. La réprobation a, dans le

réprouvé, une cause méritoire : l'état de péché dans lequel Dieu prévoit qu’il mourra. Il est vrai que la réprobation exige comme condition sine qua non la volonté divine de permettre le péché et d’endurcir le pécheur jusqu'à la mort ; mais on a vu qu’elle ne consiste pas dans ces deux actes : elle est seulement la volonté d’exclure tel pécheur de la vie éternelle, comme indigne, ou de l’envoyer au supplice éternel, si Dieu prévoit qu’il mourra dans le péché.

2. Si, comme le dit saint Thomas, la réprobation incluait la volonté de permettre le péché qui entraînera la damnation, et d’endurcir le pécheur jusqu'à la fin de sa vie, l’effet intégral de la réprobation n’aurait pas de cause dans le réprouvé. Il aurait cependant en lui une condition, car si le réprouvé ne mourait pas dans le péché, il n’aurait pas été au préalable réprouvé par Dieu.

3. Puisque la volonté divine, soit de permettre le péché d’Adam et les autres fautes des réprouvés, soit d’endurcir l’adulte jusqu'à la mort, dépend de la prescience que Dieu tient de sa science moyenne, il en résulte que cette permission, cet endurcissement et tous les effets de la réprobation divine n’ont d’autre certitude que celle de cette prescience, et que la difficulté de concilier la liberté humaine avec la réprobation éternelle de Dieu, ne diffère pas de celle de concilier la liberté avec la prescience ou avec la prédestination.

On comprend facilement, dès lors, étant donné la prescience, que le décret divin concernant l’ordre de choses et de secours qui se dérouleraient jusqu'à la lin des temps ail eu, par exemple par rapport à Judas, raison de providence, en tant qu’il fut une volonté de créer Judas pour la béatitude et de lui donner les moyens d’y arriver ; raison de permission du péché, en tant qu’il fut une volonté de ne pas lui donner d’autres secours que ceux malgré lequels il se perdrait ; raison d’endurcissement, en tant qu’il fut une volonté de le punir de sa trahison par une suppression de secours qu’il aurait obtenus sans cela et une permission des tentations plus graves, à la suite desquelles il ne se relèverait pas ; raison de réprobation enfin, en tant qu’il fut une Juste décision de l’exclure du royaume céleste et de le punir par des peines éternelles, à cause des péchés dans lesquels Dieu prévoyait qu’il mourrait. (Q. xxiii. a. I et ">. disp. IV. p. 561573.)

V. Compléments donnés par Mouna dans l' « Appendix » Concordiam ». - A peine la Concordia avait-elle paru, qu’elle fui attaquée par des adver

saires dont Molina déclare ignorer le nom. On se souvient que Bafiez était à leur tête. Ils prétendirent en tirer, par voie de conséquence, une dizaine de propositions tombant sous le coup de la défense d’enseigner portée antérieurement par le tribunal de l’Inquisition de Castille (voir col. 2099).

Aïoli na se défendit si bien, qu’après mùr examen, le sénat suprême déclara n’avoir pas de raison d’empêcher le livre de circuler. Comme ses réponses développaient et renforçaient utilement certaines de ses affirmations, et que, d’autre part, il craignait la diffusion sans contre-partie des critiques dont il avait été l’objet, Molina jugea bon de publier sa défense. Celleci constitue la première partie de VAppendix. La seconde est formée par de courtes répliques à 17 « remarques » contenues, dit.Molina, « dans un autre papier » dont l’auteur a isolé de leur contexte divers passages de la Concordia.

" partie. — Les accusations contre.Molina présentées à l’Inquisition se ramènent à trois objections qui se rapportent à l’objet de la providence, à la source de la prescience et à l’effet des secours divins.

1. Objet de la providence. - On a reproché à Molina d’avoir enseigné équivalemment les propositions suivantes : Deus non omnes aclus bonos morales providit in singulari, ner prædefinivit, ut fièrent hic et mine ; sed solnm providit Deus illos determinandos a libéra arbitrio créât urse, - Aliqua bona fiunt in tempore a nobis, misnon sunt provisa a Deo. - - Deus non providit, nec determinavit mimerum omnium rerum singularium, i>. g., boum et formicarum.

Il a insisté au contraire, explique-t-il, sur l’universalité de la providence, qui atteint en particulier tous les actes on les effets bons ou mauvais : mais il a distingué dans la providence le plan divin, ratio ordinis rerum in suos fines, qui la constitue en propre, et l’exécution de ce plan, qui se rapporte au gouvernement du monde et laisse place à l’action des causes secondes. Dieu veut le bien et dispose toutes choses pour qu’il soit réalisé ; il ne veut pas le mal qu’il prévoit et permet, et n’a pas préparé ses causes pour qu’elles le réalisent (p. 575-578).

2. Source de la prescience.

On a prétendu résumer la doctrine de la Concordia sur les sources de la prescience dans la formule suivante : Deus præscivit me locuturum, non quia pnedefininit ut ego loquerer ; sed quia ego eram locuturus, ideo præscivit me locuturum ; et on a reproché à l’auteur d’exclure la providence de tous les actes moraux ou libres.

Molina commence par rappeler la longue série d’autorités qu’il a alléguées dans son texte (q. xiv, a. 13, disp. LU, p. 325 sq.) en faveur de sa doctrine : les Pères sont unanimes, de saint Justin à saint Augustin, en passant par Origène, Jean Damascène, saint Jean Chrysostome, saint Jérôme, à enseigner que les futurs n’arriveront pas parce que Dieu le sait d’avance, mais inversement. Il en appelle ensuite à l’expérience que nous avons de notre liberté, à la puissance et à la sagesse de Dieu ; rejeter cette doctrine, c’est supprimer le péché, le mérite et renoncer à tout moyen de concilier la prescience divine et la contingence des choses. « Au reste, poursuit-il, la proposition citée n’exprime pas ma pensée : j’affirme qu’une prédéfinition ou une prédétermination libre de la volonté divine est nécessaire pour chacune des actions des causes secondes, non seulement surnaturelles, mais encore naturelles, et qu’elle est vraiment cause, d’une manière que j’expliquerai. »

L’acte de parler, pour reprendre l’exemple cité, peut être soit moralement bon ou indifférent, soit peccamineux, soit surnaturel et méritoire. Dans le premier cas, il rentre dans les fins pour lesquelles la volonté libre et les instruments du langage ont été établis ; Dieu l’a

prévu par sa science naturelle et médiate, et il a décidé dans son éternité de lui donner son concours général ; mais il laisse l’homme libre de ne pas le poser. Dans le second cas, Dieu coopère à l’acte comme cause universelle et a décidé de le permettre pour des fins excellentes ; mais il n’y a pas déterminé la volonté et n’a pas voulu qu’il soit posé : c’est l’homme qui, abusant de sa liberté et du concours général de Dieu, se détermine au péché. Dans le troisième cas, Dieu a décrété éternellement d’appeler et d’aider l’homme par des grâces prévenantes et coopérantes, tout er le laissant libre ; mais det oute éternité il lui a plu que l’homme coopère à ses grâces, il a prévu cette coopération et il l’a eue en vue, ainsi que l’effet total, par sa providence.

Du reste, quand on dit que Dieu a connu nos actions futures parce que nous les ferions librement, ce « parce que » (ideo, quia) ne dénote pas une cause, mais une condition sine qua non de la part de l’objet. Soutenir que Dieu connaît les futurs libres indépendamment de notre coopération serait affirmer avec les hérétiques qu’ils sont inévitables, à moins qu’on ne prétende avec Cajétan que, de la prescience et de la providence, découle quelque chose de supérieur à l'évitable et à l’inévitable. Donc, conclut Molina, je ne nie pas que Dieu soit cause de nos opérations, mais seulement qu’il en soit cause totale. La providence détermine-t-elle la volonté humaine à agir ? L’affirmer, s’il s’agit des actes mauvais, serait une hérésie. Pour les actes bons, si « déterminer » veut dire coopérer à leur détermination par divers secours, la providence les détermine ; mais si « déterminer » veut dire produire sans que la volonté se détermine elle-même librement, c’est une erreur condamnée par le concile de Trente (sess. vi, c. v et can. 4) (p. 578-592).

3. Efjets des secours divins. - Molina, a-t-on dit, soutient que, de deux hommes non justes qui reçoivent le même secours de Dieu, l’un se convertit, l’autre reste dans le péché ; que le secours appelé suffisant devient parfois efficace parce que l’homme coopère avec lui pour produire son effet, et par conséquent qu’il peut se faire que, deux hommes recevant la même grâce prévenante, l’un n’y coopère pas parce qu’il ne veut pas, tandis que l’autre y coopère, de sorte que sa coopération équivaut à une grâce.

Il y a, répond Molina, une grâce prévenante et une grâce coopérante. Sont-ce des grâces réellement distinctes ou est-ce une grâce unique qui a des effets réellement distincts ? La question est laissée libre par le Saint-Office de Castille ; mais le concile de Trente tient pratiquement pour l’unité (sess. vi, c. v et can. 4), ainsi que saint Thomas (I^II 16, q. xi, a. 2 et 3). D’ailleurs, les vertus surnaturelles de foi, d’espérance et de charité ne jouent-elles pas successivement le rôle de grâces prévenantes et de grâces adjuvantes ? En tous cas, la grâce prévenante, comme telle, quelle que soit son intensité, laisse libre le pécheur d’y consentir ou non ; l’un peut donc se convertir, tandis que l’autre, avec un secours égal ou même plus grand, ne se convertit pas (Conc. Trid., sess. vi, c. v et can. 4). L’efficacité de la grâce prévenante dépend donc bien du libre consentement de l’homme.

Est-ce à dire que notre coopération procure force et efficience à la grâce prévenante ? Nullement ; mais Dieu, qui ne veut pas nous sauver sans nous, a établi que la grâce prévenante ne produirait son effet de conversion que moyennant notre consentement. Celuici posé, la grâce n’est plus simplement prévenante, elle devient coopérante et procure la conversion. On le voit, la distinction en grâce efficace et grâce inefficace ne s’applique qu'à la grâce prévenante : la grâce telle qu’elle est nécessaire pour la conversion est toujours efficace (p. 592-599).

2 « Partie. — Réponses de Molina à quelques remarques.- - Klles se bornent à relever que son adversaire fait des citations tronquées, à maintenir les affirmations relevées par lui ou à les expliquer brièvement selon les distinctions déjà faites plus haut (p. 5996Oti). Nous ne nous y arrêterons pas davantage.

VI. Synthèse des théories de Molina. Après celle longue analyse, il ne sera pas inutile de synthétiser brièvement les théories de Molina. On le fera ici en soulignant leur opposition avec ce qu’il est convenu d’appeler le thomisme », afin de préparer le lecteur à l’intelligence des controverses dont l’histoire sera esquissée plus loin.

lui face des erreurs protestantes, Molina a voulu mettre en relief et préciser le rôle de la liberté dans la conduite de l’homme. Pour cela, il a posé en principe que tous les actes surnaturels relèvent de quelque manière du libre arbitre : puis, écartant au passage toute explication qui lui semblait minimiser ou même détruire l’influence de celui-ci, il a exposé ses vues personnelles sur le rapport de la liberté avec la grâce, la prescience, la providence, la prédestination et la réprobation.

Toute sa pensée gravite autour de ces deux pôles : le concours simultané et la science moyenne.

Le concours simultané.

Dans l’ordre naturel,

déclare Molina, le concours divin nécessaire pour la production d’une acte quelconque ne s’exerce pas sur le libre arbitre ; il fie consiste pas dans une impulsion préalable portant la volonté à agir (prémotion physique des thomistes). Il s’exerce au contraire, avec la volonté, sur les actes qui en émanent (concours simultané). Ainsi la volonté n’agit pas comme un instrument entre les mains de Dieu, cause principale, selon la conception des thomistes ; elle produit, par elle-même, une partie de l’effet réalisé avec le concours divin, de même qu’un homme tirant avec un autre sur un même câble contribue pour sa part à mouvoir la barque à laquelle ce câble est attaché. Dieu et la volonté ne sont pas deux causes totales dont la seconde serait subordonnée à la première ; mais deux causes partielles d’un effet total unique.

Dans l’ordre surnaturel, pense Molina, les choses ne se passent pas autrement. Sans doute, il faut ajouter ici, au concours général de Dieu, un influx spécial de grâce, qui élève au préalable et excite la volonté libre, pour la rendre capable de produire des actes surnaturels. Mais la volonté ainsi surnaturalisée n’a pas besoin, pour agir dans l’ordre surnaturel, d’une nouvelle motion divine, qui s’exerce sur elle et la détermine (prémotion ou prédétermination physique des thomistes) : pourvu que lesecours préalable se poursuive, elle réalise librement, avec la grâce et le concours général de Dieu, l’acte surnaturel, qui se trouve ainsi avoir trois causes partielles (concours simultané).

De là découlent deux conséquences importantes :

1. Il devient inutile d'établir, entre grâces prévenantes et grâces coopérantes ou adjuvantes, une distinction objective, comme le veulent les thomistes ; une seule et même grâce est prévenante, en tant qu’elle rend la volonté capable d’agir dans l’ordre surnaturel (in actu primo), et coopérante, en tant qu’avec la volonté elle pose l’acte surnaturel (in actu secundo).

2. Il n’y a pas lieu non plus, de maintenir, avec les thomistes, une distinction objective entre grâces Mi/lisantes et grâces efficaces : une seule et même grâce est suffisante ou efficace ; selon que la volonté libre lui donne OU non son assentiment. L’efficacité n’est donc pas un caractère Intrinsèque et spécifique :

il n’y a pas dt (/niées efficaces par elles-mêmes.

Ainsi, Molina veut faire la place plus large à la

liberté, dans les deux ordres naturel et surnaturel ; et, tout en maintenant la pleine transcendance du surnaturel par rapport à la créature, expliquer comment, Dieu voulant sauver tous les hommes, le salut de chacun est entre ses propres mains.

2° La science moyenne. - -Cette manière d’accorder la grâce et la liberté par la théorie du concours simultané n’allait pas sans soulever de grosses difficultés du côté de Dieu. Les thomistes expliquaient par la prémotion physique et les grâces efficaces la prescience divine, la providence, la prédestination et la réprobation. Le rejet de la prémotion physique et des grâces efficaces obligeait donc Molina à chercher un autre moyen de faire comprendre, comment Dieu connaît m/a.lLblement l’avenir et dirige à coup sûr ses créatures vers la fin qu’il leur a destinée. C’est ici qu’il fait appel à la science moyenne.

On distinguait en Dieu une double science : celle du possible et celle du réel. La première s’appelait scienlia naturalis, la seconde scientia libéra. Entre le possible et le réel, Molina distingue une troisième catégorie d’objets de connaissance : le futurible, qui serait réalisé si certaines conditions l'étaient. Il en fait l’objet d’une troisième science : la scientia média, que l’on ne peut refuser au Dieu omniscient. De cette « science moyenne », il n’est pas l’inventeur, encore qu’il lui ait donné son nom ; mais il a été le premier à voir le parti qu’on en pouvait tirer pour essayer d’apporter une nouvelle solution aux problèmes qui l’intéressaient.

Dieu, disaient les thomistes, réalise infailliblement dans le monde ses décrets éternels, par le moyen de prémotions physiques et de grâces efficaces par ellesmêmes ; il prévoit, dans ces mêmes décrets les actes libres de la créature. Molina explique la prescience infaillible de Dieu sans s’appuyer sur des décrets prédéterminants qu’il juge incompatibles avec la liberté, mais à l’aide seulement de la science moyenne et de la volonté divine. Sachant, par la science moyenne, ce que ferait chaque volonté libre dans toutes les circonstances où elle pourrait se trouver ; sachant d’autre part, par sa science libre, dans quelles circonstances chacune se trouvera placée en fait, de par le choix divin de tel ordre de choses déterminé, Dieu peut prévoir à coup sôr le succès des grâces qu’il destine à chacune. Sa prescience ne repose plus sur les décrets de sa volonté à lui, mais sur l'éminente compréhension qu’il a des volontés créées.

Ainsi s’expliquent encore par la science moyenne et la libre volonté de Dieu, la providence, la prédestination, la réprobation, et leur accord à toutes avec la liberté. En effet, lap rovidence n’est pas, selon Molina, un acte de volonté absolue, conduisant infailliblement les êtres vers la fin que Dieu leur destine : c’est un acte d’intelligence pratique : un plan, complété par un acte de volonté absolue portant sur l’ordre de choses à réaliser, et par un acte de volonté conditionnelle portant sur la conduite des êtres libres. L’infaillibilité de la providence ne résulte donc pas, d’après lui, d’un mouvement qu’elle imprimerait aux volontés, mais de la science moyenne.

La prédestination n’est pas, comme le voulaient les semi-pélagiens, consécutive à la prévision des mérites de l’homme ; elle n’est pas non plus due à ce que Dieu, axant toute prévision île ce que fera sa créai ure, décrète de lui donner des grâces efficaces par elles-mêmes, comme le veulent les thomistes ; elle consiste, d’après Molina. simplement en ce que, dans sa miséricorde, Dieu décide de donner à certains des grâces avec lesquelles il prévoit Infailliblement, par sa science moyenne, qu’ils collaboreront librement.

De même, la réprobation ne consiste pas dans le

refus de donner des grâces efficaces par elles-mêmes, mais dans un châtiment fondé sur la prévision du péché ; et en tant qu’elle implique, de la part de Dieu, la volonté de permettre le péché et de laisser le pécheur mourir dans l’impénitence, elle repose, elle aussi, sur la science moyenne.

Bref, tandis que les thomistes expliquent l’infaillibilité de la prescience, de la prédestination et de la réprobation par les décrets divins, Molina l’explique par la science moyenne ; et tandis que les thomistes font dépendre de la prédestination et de la réprobation la prescience divine, Molina, renversant les termes, fait dépendre de la prescience la prédestination et la réprobation. A ce prix, Molina estime avoir affranchi la volonté libre, qui s’exerce désormais sans entraves, sous le double influx divin, naturel et surnaturel. Selon ce qu’elle choisit, elle met en œuvre ou non le concours divin, elle reçoit ou non la grâce efficace, elle réalise ou non le plan providentiel, elle se sauve ou elle se damne, sans que cela entraîne aucun changement, ni dans la connaissance, ni dans la volonté, ni dans l’action de Dieu, puisque Dieu savait de toute éternité ce qu’elle ferait dans l’ordre de choses qu’il a choisi de réaliser.

De ce point de vue, l’effort de Molina pour sauver la liberté apparaît en même temps comme un efïort de simplification dans la conception de l’action divine. La raison de la diversité des effets : actes bons, actes mauvais ; grâce prévenante, grâce adjurante ; grâce suffisante, grâce efficace ; prédestination, réprobation, n’est plus cherchée en Dieu, mais dans le libre jeu de la volonté. Et du même coup, se trouvent singulièrement atténuées les difficultés que l’on tire communément du gouvernement divin du monde et des âmes, contre la bonté de Dieu.

Conclusion. — L’auteur de la Concordia, conscient de l’originalité de ses idées, croit avoir si bien « accordé » le libre arbitre avec la grâce, la prescience, la providence, la prédestination et la réprobation que, si son système avait été connu, les hérésies sur la grâce ne seraient pas nées, ou eussent été facilement étouffées. On reconnaîtra du moins qu’il a eu quelque mérite à explorer, par des chemins nouveaux, une des régions les plus mystérieuses de la théologie, et qu’il l’a fait dans un but apologétique, avec le souci constant de tenir compte de toutes les précisions dogmatiques apportées par le concile de Trente. Travail laborieux, où il eut plus souvent l’occasion de faire preuve de subtilité que de profondeur, et où il ne progressa que péniblement, avec force détours, comme si la crainte d’errer l’emportait à chaque pas sur la joie de la découverte. En pareille matière, il fallait, certes, de la prudence ; mais le système une fois arrêté dans la pensée, il importait d’en dessiner les lignes avec vigueur et décision. Molina écrivain manqua trop généralement de cette maîtrise qui se reconnaît à la précision de l’expression, à la clarté de la phrase, à la solidité de la charpente d’un ouvrage. Il s’en est aperçu lui-même et a cherché à suppléer à tout cela par des longueurs et des répétitions. Il n’a réussi qu'à rendre son livre presque illisible. De là, chez le lecteur, de faciles confusions, des obscurités, des erreurs d’interprétation, qui n’ont pas peu contribué à indisposer contre l’auteur et à alimenter les polémiques autour de son ouvrage.

III. L’ACCUEIL FAIT A LA « CONCORDIA » ; L'ÉDITION D’ANVERS


I. Comment fut accueillie la Concordia.
II. Modifications apportées par l’auteur dans l'édition d’Anvers (col. 2145).

I. Comment fut accueillie la Concordia.

Attitudes diverses.

Molina, lors de sa visite chez le grand Inquisiteur de Portugal, avait argué du désir qu’avaient beaucoup de personnes de voir paraître son livre. Étant donné l'état des questions et les dispositions des esprits, l’accueil qui serait fait à la Concordia ne pouvait être que très divers,

Outre que l’auteur touchait à une foule de questions et avait sur plusieurs des opinions très personnelles, l’accord n'était pas parfait ni dans l'école dominicaine, ni dans la Compagniede Jésus. Voilà pourquoi, dès l’origine, Molina rencontra des adversaires dans son ordre même ; ainsi, à Salamanque, le fantasque Henriquez, qui ne tarda pas d’ailleurs à se faire dominicain ; et, à Tolède, " Mariana, dont les préoccupations métaphysiques avaient, il est vrai, passé au second plan, depuis son départ du Collège.de Clermont à Paris (1574).

Il faut bien cependant que la Concordia n’ait pas été, dans l’ensemble, si mal accueillie qu’on l’a dit, puisque ses adversaires ne se contentèrent pas d’applaudir à sa prétendue chute.

L’opposition sourde de Banez. —

L'échec de Bafiez ne l’avait pas découragé. La Concordia avait pu paraître. Il restait un moyen de la faire soustraire de la circulation : l’Index. Le professeur de Salamanque dut être d’autant moins décidé à abandonner la lutte, qu’il avait pu reconnaître facilement dans la Concordia, parmi les passages qualifiés de « dangereux en matière de foi, pour ne rien dire de plus », et de « contraires aux définitions du concile de Trente », plusieurs textes de ses commentaires sur saint Thomas. Lettre de Molina à Aquaviva, 17 décembre 1594 dans R. de Scorraille, François Suarez, t. i, p. 371 :

Ce ne fut peut-être pas pure coïncidence si, au moment où l’Inquisition d’Espagne, répondant à une initiative de Sixte-Quint, entreprit de faire établir un catalogue des livres prohibés, elle confia ce travail aux universités d’Alcala et de Salamanque, et si elle chargea l’université d’Alcala de l’examen des livres anciens, tandis que Salamanque aurait à s’occuper des nouveaux. On s’en aperçut bien, le jour où deux membres de la commission d’examen de Salamanque, Banez et son ami Zuinel, général des mercédaires, voulurent faire figurer à l’Index la Concordia de Molina. Ils étaient si excités que le bénédictin Curiel, membre lui aussi de la commission, crut devoir faire part au grand Inquisiteur de leur état d’esprit, qui rendait manifestement impossible un examen sérieux.

Les discussions publiques de Valladolid. —

Sur ces entrefaites le conflit latent entre dominicains et jésuites éclata à Valladolid. La ville, capitale du royaume de Castille, était le siège des tribunaux de l’Inquisition. Les dominicains y avaient le collège Saint-Grégoire, dont Banez avait été régent de 1573 à 1577. Les jésuites y tenaient le collège Saint-Ambroise, dans lequel avait enseigné Suarez avant son départ pour Rome (1574-1580). Depuis le début de l’année scolaire 1582-1583, le recteur de Saint-Gré. goire, le P. Diego Nufio ne se faisait pas faute, en commentant la IIa-IIæ de saint Thomas.de pourfendre à tout propos, comme erronées et scandaleuses, certaines propositions de Molina. Les jésuites décidèrent de venger l’honneur de la Compagnie, et prirent occasion d’une promotion de maîtrise qui devait avoir lieu le 4 mars 1594 (le 5 seUm d’autres), pour défendre leur théologien. Le P. Antoine de Padilla, S. J., présidait 1' « acte solennel », auquel assistait l'élite des théologiens de Valladolid.

Sans mesure, le P. Nuno entra en lice, déclarant tout simplement hérétique cette proposition de Molina : « Avec la même grâce dispensée à plusieurs, l’un se convertit et l’autre pas, l’un triomphe de la tentation et l’autre y succombe. » Le défenseur s’efforça au contraire de prouver que la proposition n’avait rien d’hérétique ; et le P. Padilla vint à son secours par une distinction : « Molina, dit-il, a voulu parler 2143

    1. MOLINISME##


MOLINISME, PREMIÈRES OPPOSITIONS

des grâces prévenantes, non des grâces adjuvantes. »

Erreur, répliqua Xuno ; Molina parle expressément de la grâce adjuvante ; il nie d’ailleurs toute distinction profonde entre grâce adjuvante et grâce prévenante : pour lui, croire ou ne pas croire dépend uniquement de la volonté libre naturelle. Comme le dominicain poursuivait ses avantages et que, sur un ton triompha], il en appelait aux théologiens présents, le défenseur s'écria : Ktes-vous donc dépositaires des clefs de la sagesse ? » Ce fut un beau tapage ! L’apostrophe blessante souleva la désapprobation de l’assemblée et valut à son auteur un rappel à l’ordre.

L’attaque interrompue fut reprise, avec plus de mesure, par les P.P. Alvarez et Valleso, (). P., qui prétendirent démontrer : l’un, l’accord de Molina avec Pelage, l’autre, son désaccord avec le concile de Trente sur plus de trente points. La discussion se poursuivit, écrit Serry « non sans scandaliser les assistants ». Hist. congr. de aux., I. 1, c. xx, col. 1<>7. Le soir étant tombé, Xuno promit de soutenir publiquement, au mois de mai, des thèses contre Molina, et y invita dès lors les assistants.

Rentrés chez eux, les frères prêcheurs décidèrent de pousser l’affaire plus loin et de la déférer à l’Inquisition de Yalladolid ; ce qui fut fait quelques jours plus tard par les soins du P. Valleso.

Sur ces entrefaites, le prédicateur dominicain Alphonse de Avendano ne craignit pas de porter la discussion en chaire, le dimanche G mars, en commentant le texte O millier, magna est fides tua, et le lendemain en revendiquant pour son ordre, dans son panégyrique de saint Thomas, la clef de la sagesse. « Ainsi, remarque Morgott, Kirchenlexicon, 2' éd., t., iii, col. 903, une des questions théologiques les plus ardues était jetée sur la rue et confiée à l’incompétence de la foule, comme jadis, dans les controverses ariennes, la génération éternelle du Christ. » Les jésuites se plaignirent au roi et au nonce, et obtinrent le remplacement du prédicateur.

Le mois de mai approchant, ils voulurent faire interdire la réunion publique annoncée par Xuno. Les Inquisiteurs auxquels ils s'étaient adressés ne leur donnèrent qu’une demi-satisfaction : ils décrétèrent que les opinions de Molina ne pourraient plus être taxées d’hérésie jusqu'à ce que la cause portée devant ux eût été jugée ; mais ils autorisèrent les frères prêcheurs à les discuter publiquement, comme ils se le proposaient.

Sous la présidence de Xuno, la réunion se tint le 17 mai, au collège Saint-Georges. Le frère Ambroise de Santiago attaqua quatre propositions : 1. Avec un égal secours de la part de Dieu, l’un se convertit, l’autre pas, selon sa volonté libre. - 2. Parce que je coopérerai, Dieu le sait ; proposition qu’il faut entendre au sens propre et causal. 3. Le secours pour les œuvres surnaturelles est de même espèce que celui qui est donné pour les œuvres naturelles. 4. Le

bon usage de la volonté libre est cause de la réalité qui est l’effet intégral de la prédestination.

Le P. de Padilla prit la défense de Molina. La discussion fut chaude et finit dans le tumulte. Dominicains et jésuites en publièrent des comptes rendus contradictoires, et le soir même les jésuites déféraient à l’Inquisition le livre de Molina, demandant seule lent que les censeurs ne fussent pas choisis parmi les dominicains. Mais en même temps Molina prenait l’offensive et dénonçait à l’Inquisition les commentaires de Bafiez et celui de Zumel sur la 1 '. Lettre de Molina à Aquaviva, dans H. de Scorraille, François Saurez, t. i, p. 371 (19 déc. 1594).

4° Intervention de Home. Cependant l’agitation gagnait toute l’Espagne. Déjà après les premières discussions et les incartades du P. Avendanius, le

vicaire général de Yalladolid, Alphonse Mendoza, avait fait part de son inquiétude au nonce et à l’archevêque de Tolède, le cardinal Gaspard de Quiroga. Lettres dans l.ievin de Meyer. p. 168-169. Le 20 mai 1594, le cardinal de Castro et. le 14 juillet, l'évêque de Léon, Alphonse de Moscoso. envoyèrent à Clément VIII des plaintes contre les dominicains (Serry, col. 110-111). L'évêque de Léon suppliait le pape d’intervenir. Lettre dans L. de Meyer, p. 173.

Ce que désiraient les jésuites espagnols, Suarez l’explique dans une lettre du 14 juin à I-'rançois Tolet, S..1., récemment élevé au cardinalat : les dominicains, dit-il, veulent imposer comme étant de saint Thomas la prédétermination physique et d’autres opinions « mises en avant depuis quelques années par leurs maîtres et leurs cahiers de cours » : « ce qu’on désire ici, c’est que, par ordre de Sa Sainteté, ces doctrines soient examinées à Rome ». Le professeur de Salamanque ajoutait : « Leur animosité provient d’un certain sentiment de rivalité qu’il arrive même à des religieux de concevoir. » Dans R. de Scorraille, op. cit., t. i, p. 284-288.

Déjà l’Inquisition se sentait impuissante à réconcilier les deux ordres rivaux. Son président, le cardinal de Tolède, craignant que la controverse n’amenât un schisme, écrivit de son côté au pape pour lui exposer toute l’affaire. Le nonce, le roi lui-même firent des démarches semblables. C’est ainsi que Clément VIII fut amené à intervenir.

Il manda donc à son nonce de Madrid : 1. De signifier au cardinal de Tolède de suspendre la procédure qu’il aurait pu ouvrir et de laisser la décision au SaintSiège ; 2. d’ordonner en son nom aux supérieurs des deux ordres de consigner par écrit les raisons et fondements de leur opinion sur la grâce suffisante et efficace, et l'état de la question ; 3. de lui envoyer le dossier pour servir de base à son jugement. Dans la lettre par laquelle, le 15 août 15 !) 1. il fait connaître sa mission aux supérieurs des deux ordres (publiée dans L. de Meyer, p. 178-179), le nonce ajoute qu’il a reçu 'ordre, pour éviter le scandale, d’interdire sévèrement 'toute controverse sur les matières en litige, et les charge de faire exécuter cet ordre par leurs subordonnés, sous peine d’excommunication majeure.

En même temps. l’Inquisition d’Espagne, que, sur le désir manifesté par le roi, Clément VIII avait chargé d’agir avec le nonce, demanda à plusieurs universités, ainsi qu'à quelques évêques ou théologiens remarquables, leur jugement motivé sur les controverses entre dominicains et jésuites concernant la grâce.

Reaction contre lu défense de discuter.

- L’intervention du pape était de nature à satisfaire les jésuites ; elle ne provoqua rien moins que de l’indignation chez Bafiez et ses partisans. Us crièrent au scandale ! Était-il admissible qu’on imposai silence aussi bien aux tenants de l’opinion traditionnelle qu’aux novateurs, aussi bien aux disciples de saint Augustin et de saint Thomas qu’aux rénovateurs de l’erreur de Pelage ? Emportés par leur zèle, plusieurs dominicains passèrent outre à l’ordre du pape et continuèrent à discuter en public, surtout dans la province d’Aragon, moins agitée jusque-là. Les jésuites portèrent plainte contre eux.

D’autres prêcheurs cherchèrent à faire lever l’interdiction, l’n mémoire assez acerbe, présenté au roi par le P. de la Nu/a. le 22 août 1597. fut rejeté par Philippe 11 (publié dans Serry, Append. v, p. ; 17 sq.). I n autre, adressé aux Inquisiteurs, subit le même sort.

tu troisième enfin, rédigé par Bafiez et adouci par ses

Supérieurs, fut envoyé à Clément Y 1 1 1 en date du 28 octobre 1597 (publ. dans L. de Meyer, p. 805813). L’auteur n’y expose pas moins de six raisons pour lesquelles il prie le pape de mettre au plus tôt lin

aux débats, et, en attendant, d’expliquer ou de tempérer la loi du silence et de l’imposer également à tous les théologiens, pour le bien commun. Bellarmin, chargé par le pape d'étudier ce mémoire, releva ce qu’il pouvait contenir d’injurieux contre Clément ou contre les jésuites, et conclut à la suspense de l’interdiction, non seulement pour ceux qui prétendaient « posséder » mais encore pour les soi-disant « novateurs ». Texte dans L. de Meyer, p. 805-813.

Le pape suivit cet avis. Par bref du 26 février 1598, adressé à son nonce de Madrid, il concéda aux dominicains la faculté « de poursuivre librement, comme auparavant, leur enseignement et leurs discussions sur les secours de grâce et leur efficacité, conformément à la doctrine de saint Thomas », et aux jésuites, de même, la faculté de parler et de discuter sur ce sujet « en enseignant cependant toujours une doctrine saine et catholique ». Texte dans L. de Meyer, p. 193.

Les deux partis crièrent victoire I Mais les Inquisiteurs espagnols ayant précisé que l’autorisation ne valait pas pour les églises, et que dans les discusssions d'école il fallait s’abstenir de « qualifier », de « censurer o ou de « noter » l’opinion contraire, se virent reprocher vivement par Baiïez et ses partisans d’avoir traité également les deux ordres, alors que les expressions différentes employées par le pape marquaient évidemment une approbation de leur doctrine, et une condamnation discrète de celle des jésuites. L. de Meyer, p. 191-195.

Sur ces entrefaites, pendant que le nonce et le grand Inquisiteur rassemblaient des documents poulies envoyer à Rome, parut à Anvers, l'édition revue et augmentée de la Concordia.

IL L'édition d’Anvers (1595). - Indépendamment des attaques violentes qui se poursuivaient publiquement contre son livre, des notes avaient été adressées à Molina lui-même, dans un esprit souvent amical, pour soulever des difficultés ou poser des questions. C’est ce qui porta l’auteur à publier une édition « revue et augmentée » de son livre. Elle parut à Anvers, avec l’Imprimatur de Sylvestre Pardo, chanoine de la cathédrale, en date du 15 avril 1595.

On a beaucoup parlé, après Serry, des adoucissements que Molina y aurait apporté à sa doctrine. Pour permettre d’en juger, voici un relevé des changements, additions et modifications qu’on y remarque. Nous les reportons pour la pagination sur l'édition de Paris, 187(5, qui reproduit exactement celle d’Anvers.

Additions. — Q. xiv, a. 13, disp. II, du § Circa primum à la fin (p. 11-15). — Q. xiv, a. 13, disp. XIX, memb. (3, du § Forte mirabitur à la fin (p. 112-113) ; toute la disp. XXVII (p. 158-168) ; disp. XXXVII, le S Quando audis (p. 209) ; toute la disp. XXXVIII (p. 211-222) ; disp. XLVII, du $ Yerum objicies au g His ila constituas (p. 275-277) ; disp. XL IX, le § Scio Cornelium Jansenium (p. 290) ; disp. LU, du § Illud hoc loco au § Objiciet fortasse (p. 320-322) ; toute la disp. LUI (p. 334-379). — Q. xix, a. 6, disp. I, du S Ante quartam au § Quarto (p. 389-390) ; toute la disp III (p. 395-402). — Q. xxii, a. 1, disp. II, le S Postremo dicendum (p. 407). - Q. xxiii, a. 4 et 5, disp. I, memb. 6, le § Juxta hanc doctrinam (p. 461), le § Quando audis (p. 462-463), du S Xunc ad Augustini au § Ex his patet (p. 465-468), la phrase finale ; tout le memb. 7 (p. 469-477) ; l’appendice du memb. 8 (p. 490-494, placé à la fin du volume dans Ledit. d’Anvers, cet append. est ici inséré à sa place normale) ; tout le memb. 10 (p. 501-505) ; memb. 11, § Sit ergo nona, une phrase estque proinde… adnotavit (p. 524, L 3-5), et un passage : ac sane de nulla… in eadem conveniat (p. 524 in fin.) ; le memb. 12 tout entier (p. 528-539) ; toute la disp. III (p. 557-561).

Modifications. — Q xxiii, a. 4 et 5, disp. I, memb. 6,

§ Ex his patet jusqu'à maxime cum quicumque (p. 468) ; memb. 11, § Sit ergo nona depuis id quod Cajetanus jusqu'à quos autem prsedeslinavit (p. 524).

Il ne sera pas sans intérêt, pour préciser la pensée de Molina, de souligner, dans ce qu’il a d’essentiel, le contenu de ces textes nouveaux.

La liberté humaine.

1. Sa nature. —  On avait

demandé à Molina pourquoi il avait dit que les actes des enfants et des déments, peuvent souvent être' libres, quoique non méritoires, et si des actes de ce genre peuvent exister aussi chez les adultes. — « La liberté, répond-il, n’entraîne pas nécessairement mérite ou démérite, parce qu’un acte, pour être libre, exige seulement une certaine connaissance du bien et du mal, tandis qu’il ne revêt un caractère moral que s’il y a discernement ou délibération suffisante. Voilà pourquoi il y a liberté sans moralité, même parfois chez les adultes » (p. 11-15).

2. Son pouvoir dans les tentations.

Beaucoup de lecteurs s'étaient étonnés de voir Molina refuser de se prononcer sur la question de la possibilité, pour la volonté, de ne pas succomber à toutes les tentations graves et de surmonter toutes les difficultés purement naturelles, avec le seul concours général de Dieu. < Je l’ai fait, répond Molina, par amour pour la paix : Dieu sait qu’une autre attitude ne convenait alors, ni pour moi, ni pour son service ; chacun pouvait d’ailleurs, d’après mon exposé, juger de la vérité et de mon opinion » ; puis il ajoute un argument nouveau, que lui a suggéré un savant, pour prouver qu'à chaque instant la volonté reste libre de ne pas consentir au mal (p. 112-113).

Le concours divin.

 1. Mode d’action du concours

général de Dieu. — Après la 1e édition de la Concordia, un auteur a voulu combiner la doctrine de Molina avec celle d’après laquelle le concours général est un influx de Dieu sur la cause : il a soutenu que, pour tout acte naturel qui n’est pas moralement mauvais, il y a un double concours général de Dieu : l’un sur l’agent pour l’appliquer à l’action, l’autre sur l’action elle-même et l’effet, quoique le premier de ces concours n’existe pas pour les actes moralement mauvais. Cette distinction, d’abord, ne saurait plaire à Molina. « Si, dit-il, nous pouvons sans prémotion divine faire des actes mauvais, pourquoi pas les bons, puisqu’un même acte peut être bon ou mauvais selon les circonstances ? « Puis, cette multiplication de concours immédiats lui semble porter préjudice à la liberté. Enfin, il voit toujours des difficultés irréfutables à l’admission d’une action de Dieu sur l’agent.

Il avait déclaré dans sa l rc édition que le feu réchauffe l’eau en restant immobile en lui-même, et qu’il ne comprenait pas par quelle motion Dieu l’appliquerait à agir. On lui a répondu que le feu produit la chaleur sans changer en lui-même, parce que l’influx de Dieu est toujours en lui et qu’il réchauffe sans cesse. Mais alors, cet influx n’est-il pas général ? et peut-on encore dire que Dieu applique le feu à chaque action en particulier comme le veut le contradicteur ?

Molina avait ajouté : « Si l’action divine sur l’agent est réelle, il faut admettre que Dieu produit dans le feu, chaque fois qu’il le meut, une qualité ; ce qui paraît improbable ». On lui a répondu que Dieu meut les causes comme l’artiste meut son pinceau et l’applique à peindre ; et l’on a ajouté que cet influx n’a pas nécessairement son terme dans la cause seconde, ou dans son opération, mais qu’il suffit qu’il l’ait dans l’effet. Cependant, si l’influx de Dieu est dans le feu comme dans son sujet, ne faut-il pas dire qu’il est une motion spécifiquement distincte de la caléfaction produite par le feu ?

Molina avait objecté que, si le feu avait besoin d’une motion préalable pour chauffer, il serait mû aussi 2 1 47

    1. MOLINISME##


MOLINISME. MODIFICATIONS ET PRÉCISIONS

21 18

souvent qu’il réchauffe d’objets. On lui a répondu que l’influx divin est une action unique, quoique virtuellement multiple. Réponse illusoire, car elle n’explique rien. De deux choses l’une : ou la prétendue motion du feu et la caléfaction sont une même action, ou ce sont des actions différentes ; dans le premier cas. comment peut-il se faire que la motion soit dans le feu et la caléfaction dans l’eau, et que la caléfaction soit multipliée d’après les objets dans lesquels elle est revue, tandis que la motion ne l’est pas ? Dans le second cas, ces actions diverses auront des termes divers et seront distinctes, non seulement par le nombre, mais par l’espèce.

Molina avait soutenu que, si le concours général de Dieu avec les causes secondes était un influx sur elles pour les mouvoir, les appliquer à l’action, les renforcer, cet influx serait quelque chose de créé, une cause seconde qui aurait besoin, elle aussi, du concours général de Dieu pour agir ; et ainsi de suite, à l’infini. On a répondu que l’influx divin n’est pas plus une cause seconde que l’action par laquelle agit l’agent, et qu’il n’exige pas plus un autre concours de Dieu que le secours surnaturel efficace qui, selon Molina, meut notre volonté quand il s’agit d’actes surnaturels. « Erreur, réplique Molina : la grâce prévenante jointe à la volonté, est une cause seconde, et quoique surnaturelle, elle a besoin du concours général de Dieu pour agir ; mais comme ce concours est influx sur l’effet, il n’en exige plus d’autre ».

L’adversaire de Molina n’admet pas, enfin, que Dieu et les causes secondes soient causes partielles ; il appelle chacune cause totale, et il considère comme telles aussi, l’intellect et l’espèce intelligible dans l’intellection, l’intellect et la lumière de gloire dans la vision béatilique, la grâce prévenante et la volonté libre dans les actes de foi, etc. Mais n’y a-t-il pas lieu de distinguer deux sortes de causes qui concourent au même effet ? Il y en a qui agissent sur l’effet par le même influx : ainsi, dans la caléfaction, le feu, sa forme substantielle, et la chaleur qui réside en lui : dans l’intellection, l’homme, l'âme et l’intelligence ; dans la peinture, l’artiste et son pinceau ; dans toutes les œuvres de l’artisan, l’homme et son instrument, quand il n’y a pas dans celui-ci un pouvoir spécial d’agir, mais seulement une aptitude à servir. Il y en a qui agissent sur l’effet chacune par un influx qui lui est propre : ainsi Dieu et la cause seconde, l’intelligence et l’espèce intelligible, l’intelligence et la lumière de gloire, la volonté libre et la grâce prévenante ; chacune de ces causes est totale dans son ordre, mais chacune est partielle, si' 'on considère la cause intégrale de l’effet. « dette façon de parler déplaît à certains parce qu’elle détruit les arguments sur lesquels ils s’appuient pour imaginer des prédéterminations (prsedefinitiones) aux actes surnaturels ou naturels, qui suppriment la liberté, et parce qu’elle met en merveilleuse lumière, dans beaucoup de questions très difficiles, la vérité qu’ils rejettent » (p. 158-108).

2. Mode d’action de la grâce prévenante. - « La grâce prévenante, avait dit Molina, est comme un instrument surnaturel agissant avec la volonté sur l’acte. Entendons-nous, poursuit-il, afin d'écarter une fausse interprétation : ce n’est pas un instrument qui aurait besoin d’une nouvelle motion de la part de Dieu pour coopérer avec la volonté et produire un effet surnaturel, à peu près comme les sacrements qui, selon une théorie très répandue, agissent à la Façon des causes naturelles ; ce n’esl pas une substance, mais un accident ; elle ne peut donc être cause principale, elle ne peut agir / ; / quod mais seulement ut quo ; voilà pour quoi on l’appelle instrument, mais c’est un instrument fin genre de ceux qui sont la vertu même de leur cause principale, comme la puissance communiquée à la

semence est la vertu par laquelle l’animal engendre, et la chaleur la vertu par laquelle le feu se communique » (p. 209).

3. Distinction intrinsèque des aetes naturels et des aeles surncdurels concernant un même objet. —- Un savant a écrit à Molina pour lui poser amicalement quelques questions. Il admet que des actes relatifs au même objet peuvent être naturels ou surnaturels, selon qu’ils sont faits ou non avec le secours de la grâce, et il en conclut avec raison qu’il doit y avoir, dans ces actes, quelque chose d’intrinsèque et d’essentiel qui les distingue spécifiquement. Ce quelque chose ne peut être, l’influx surnaturel de Dieu, puisque cet influx est in génère actionis, tandis que cette réalité intrinsèque est in génère qualilatis. La foi surnaturelle se distingue spécifiquement par la sununa certiludo illius conjunctu cum obscuritate, car l’union de la parfaite certitude avec l’obscurité ne saurait être naturelle, mais qu’en est-il de la charité '.' Enfin, si Dieu pouvait créer un être à qui la vision de l’essence divine fût naturelle, cet être ferait naturellement ce que les bienheureux font surnaturellement. » Non, répond Molina : ce qui caractérise l’acte de foi surnaturelle ne saurait être la certitude, qui est d’ordre négatif et subjectif ; c’est le fait qu’il est posé avec le concours de Dieu qui l'élève à l'état surnaturel. Gela est vrai d’ailleurs de tout acte surnaturel, qu’il soit de foi, d’espérance, de charité, etc. L’influx divin ne produit pas dans ces actes quelque chose de réellement et formellement distinct, qui en soit comme une partie, même métaphysique ; il n’y a pas en eux quelque chose de naturel et quelque chose de surnaturel : ils sont tout entiers surnaturels ; mais ils doivent à notre volonté d'être libres, et à Dieu d’rtre surnaturels. On voit donc que la différence essentielle entre le naturel et le surnaturel n’existe pas seulement dans les termes des actes, qui relèvent du genre qualité, mais encore dans les actes mêmes, qui sont du genre de l’action. » — Quant aux vertus (habitus), si elles sont naturelles, leur action n’entraîne pas ce changement dans l’acte ; mais, si elles sont surnaturelles, elles nous font produire des actes de nature et d’espèce supérieure à ceux que nous ferions naturellement : voilà pourquoi celui qui a la vertu infuse de charité, que Molina ne distingue d’ailleurs pas de la grâce (sanctifiante), aime Dieu autrement » que celui qui n’a que la vertu naturelle de charité. — Enfin, Molina ne nie pas qu’un acte d’une espèce donnée puisse être naturel ou surnaturel selon le sujet considéré ; il va même jusqu'à dire que faire un acte d’amour de Dieu en rapport avec notre fin surnaturelle est surnaturel pour notre volonté considérée en elle-même, nfais naturel pour notre volonté agissant sous l’influence de la vertu théologale de charité. Il ajoute cependant que. « si une même faculté pose à propos du même objet deux actes dont l’un soit naturel et l’autre surnaturel, ces deux actes sont spécifiquement distincts, non en raison de la manière dont ils sont produits, mais parce que le second est d’une nature et d’une essence supérieure ; et que l'éniinence de l’acte supérieur provient effleienter et radicaliter de l’influx de la cause supérieure qui aide la faculté à produire cet acte, surnaturel pour elle » (p. 21 1-222).

3° La prescience divine. 1. Racine (te la contin gence. Molina avail admis, comme source de contingence, un « vestige de liberté » que vraisemblablement les animaux possèdent dans certains de leurs mouvements, « On objectera peut-être, dit-il ici, que ce vestlge de liberté supposerait des connaissances que l’ani mal n’a pas : faculté de discerner, de comparer, de conclure, etc. Mais je ne place pas, avec Durand, la liberté dans l’intelligence plutôt que dans l’appélil ;

je ne croit pas non plus que la connaissance intervienne dans son exercice autant que d’autres le pensent. A mon sens, une simple connaissance de l’objet comme délectable et désirable suffit pour mouvoir, non seulement l’appétit des brutes, mais la volonté humaine ou angélique ; et, pour qu’il y ait liberté, il suffit que ce mouvement ne soit pas contraignant » (p. 275-277).

2. Source de la connaissance des futurs contingents. — L’addition que fait ici Molina est tout à fait accessoire : elle concerne l’interprétation d’un verset de la Sagesse, c. iv (p. 290).

3. Existence en Dieu de la connaissance des futurs contingents. — Molina, après avoir attribué à Dieu la science moyenne au sujet des choix futurs de la créature, la lui avait refusée pour lui-même, afin de sauvegarder sa liberté, et parce que l’intelligence divine ne dépasse pas l’essence et la volonté divines comme elle dépasse les essences et les volontés créées.

Il croit devoir remarquer ici que cette exclusion de science naturelle ou moyenne n’entraîne pas l’exclusion de la science libre : Dieu ne voit pas ses choix futurs avant la détermination de sa volonté ; il connaît néanmoins par sa science libre, qui suit l’acte de sa volonté, tout ce qu’il ferait en toute circonstance. Certains ont soutenu à propos des futurs contingents que, de toute éternité, l’une des alternatives est vraie et l’autre fausse, et que par suite Dieu connaît aussi bien ce qu’il voudra lui-même que ce que voudront les créatures. C’est une erreur : les futurs contingents ne peuvent être vrais ; et si Dieu connaît ceux qui dépendent de nous, ce n’est pas en eux-mêmes, mais dans l'éminente compréhension qu’il a de notre volonté (p. 320-322).

4. Origine de la certitude de la prescience divine : les « prédéfinilions ». — Certains ont opposé à la science moyenne une fin de non-recevoir, pour sauvegarder les prédéfinitions ou prédéterminations de Dieu. Molina, en un long appendice, qui est une des principales additions de l'édition d’Anvers, va examiner de près cette question, exposant la théorie de ses adversaires, la réfutant, montrant jusqu'à quel point les prédéfinitions doivent être admises, répondant enfin à certaines objections.

Ses adversaires prétendent que la certitude de ce qui arrivera et de ce qui n’arrivera pas dépend de la seule prédéfinition libre de la volonté divine. Ils n’admettent en conséquence, pour les futurs contingents comme pour les autres, qu’une science purement naturelle, qui précède l’acte de libre volonté divine, et une science purement libre, qui suit cet acte. Sachant, disent-ils, de science naturelle, tous les possibles réalisables par la volonté créée, Dieu, par le fait même qu’il a prédéfini ou décidé de toute éternité de coopérer de telle ou telle manière avec cette volonté dans le temps et de la mouvoir ou déterminer efficacement, connaît avec certitude ce qui arrivera, parce que la volonté, au sens composé, ne peut pas ne pas faire cet acte, et que l’efficacité du concours divin ne dépend pas d’elle. Ils veulent en conséquence que la prédestination, au sens où nous l’entendons, soit précédée de l'élection de certains à la béatitude et du rejet des autres, par une volonté absolue et efficace, avant toute prévision des mérites. Pour eux, la prédestination de l’adulte consiste dans la prédéfinition de la volonté de lui donner des secours efficaces ; et de là résulte la certitude de la science libre par laquelle Dieu connaît l’usage que chacun fera de sa volonté.

A cette explication, ils en ont ajouté d’autres après lecture du livre de Molina. « Dieu, disent-ils, connaît naturellement tout ce que réaliseront les volontés créées, par la compréhension de sa propre essence, dans laquelle toutes choses sont contenues de façon

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

bien plus excellente qu’elles ne sont en elles-mêmes. Son essence ou ses idées lui représentent tout ce qui sera librement réalisé, non seulement dans son être possible, mais dans son être futur. » Ou bien ils disent : « avant tout acte de sa volonté, Dieu comprend son essence, sa puissance et sa volonté ; il sait donc à quoi sa volonté se déterminera et connaît ainsi, non seulement les futurs contingents, mais les futurs conditionnels. » (Q. xiv, a. 13, disp. LUI, memb. l„p. 334343.)

Nous ne saurions suivre ici Molina dans la critique détaillée qu’il fait de ces théories. Elle aboutit en définitive aux trois arguments suivants : 1. Il n’y a mérite, comme il n’y a péché, que si la volonté, au moment où elle consent à l’acte, est libre de n’y pas consentir. Or, si Dieu a « prédéfini » tous les actes bons en ce sens qu’il a décidé d’y pousser et de les déterminer par un concours efficace par lui-même, la liberté disparaît. Cette opinion est donc dangereuse, pour ne pas dire fausse. — 2. Si la prédestination est précédée de l'élection de certains et du rejet d’autres par volonté efficace, et si la prédestination des adultes consiste dans la prédétermination de leur donner des secours efficaces, il s’ensuit que le prédestiné n’est plus libre de se détourner de la béatitude et de chacun des moyens qui y conduisent, que le non-prédestiné ne peut pas parvenir à la béatitude ni obtenir les biens qui sont nécessaires pour y arriver, que le prédestiné ne peut pas faire plus d’actes indifférents ou méritoires qu’il n’en fera ; enfin, on ne comprend plus comment Dieu veut le salut de tous les hommes, si ce salut ne dépend pas d’eux, et l’on ne voit plus comment sauvegarder la justice et la bonté de Dieu. — 3. Les secours divins en vue de la justification ne sont pas efficaces par eux-mêmes ; leur efficacité dépend du libre consentement de la volonté. A fortiori en est-il ainsi du concours divin aux actes naturels. Ainsi s'évanouissent les « prédéfinitions » dont on parlait et il faut chercher ailleurs la raison de la certitude de la prescience divine, à savoir, dans la certitude de la science moyenne, fondée sur l'éminente intelligence que Dieu a de la volonté créée. (Ibid., memb. 2, p. 344-359.)

Est-ce à dire qu’aucune « prédéfinition » ne soit nécessaire ? Molina ne le pense pas. Pour les créatures dont la contingence a sa racine prochaine dans la seule volonté de Dieu, c’est-à-dire celles qui sont produites immédiatement par lui ou par nécessité naturelle, il admet tout ce qui a été dit par ses adversaires. Bien plus, même dans les actions humaines, il fait une place aux « prédéfinitions ». Un acte indifférent ou moralement bon posé librement par Pierre suppose au préalable, de la part de Dieu, la volonté de créer le monde et de concourir avec toute une série de causes secondes jusqu'à la production de Pierre, la volonté de créer l'âme de Pierre et de l’unir à un corps, etc. Un acte surnaturel suppose en outre la « prédéfinition » de l’entourer de grâces prévenantes et coopérantes, etc. Pour les péchés, quoiqu’on ne puisse parler de « prédéfinitions » en ce sens que Dieu n’a pas eu en vue leur malice, ils exigent néanmoins les mêmes « prédéfinitions » que les actes indifférents, plus la volonté de permettre des fautes. Toutes ces « prédéfinitions » laissent intacte la liberté humaine ; et la prescience de ses décisions ne provient pas d’elles, mais de la science moyenne.

Cette science moyenne précède en Dieu tout acte de volonté et porte sur tous les futurs ou les possibles ; mais elle reste hypothétique ou conditionnelle, tant que la volonté divine n’intervient pas pour « prédéfinir » les effets. Loin d'être un obstacle à la providence, elle est une lumière qui l'éclairé. (Ibid., memb. 3, p. 359-368.)

X. — 68

Lu volonté divine.

1. Dieu veut Tuccomplissement de ses préceptes. — Uisgression pour répondre à

une objection tirée du sacrifice d’Abraham (p. 389390).

2. Dieu n’est pus cause même matérielle du péché. Deux objections fournissent occasion à Molina de s’expliquer sur ce point. Un acte est péché, parce qu’il est opposé à la loi de Dieu. Comme tel, il est le fait de la volonté qui abuse du concours divin. Ce concours est conforme à la loi de Dieu, la coopération de la volonté lui est opposée. De même donc que c’est la détermination libre de la volonté qui spécifie l’acte, c’est elle qui lui donne son caractère moral. On peut appliquer ici l’adage : bonum ex integru causa, malum vero ex particularibus efjectibus (p. 395-402).

La providence.

 Molina renforce sa réfutation

de Cajétan, d’après lequel la providence inclut l’obtention de la fin voulue par Dieu, par l’addition de quelques conséquences « absurdes » de cette doctrine : l'état d’innocence d’Adam, le salut du genre humain tout entier, etc., ne seraient pas d’ordre providentiel (p. 407).

La prédestination.

1. La grâce efficace. — Pour

défendre la grâce efficace par elle-même, on a voulu faire dire à Molina que la volonté libre donne force ou efficacité au secours de grâce, comme si un effet surnaturel pouvait être produit par une cause qui ne le serait pas. Telle n’est pas sa pensée : le consentement de la volonté à la grâce prévenante ne donne pas à celle-ci l’efficacité, mais réalise une condition sans laquelle ce secours ne sera pas efficace ; la volonté coopère avec la grâce, mais elle le fait par sa force naturelle, et si l’acte produit lui doit d'être libre, il doit à la grâce seule d'être surnaturel (p. 462-403).

2. La vraie doctrine de saint Thomas sur la prédestination.

Molina, on s’en souvient, a admis, avec saint Augustin et saint Thomas, que la prédestination n’a pas de cause ou même de condition sine qua non dans le prédestiné, mais qu’elle dépend de la seule volonté miséricordieuse de Dieu. Il a rejeté néanmoins les prédéfinitions et la grâce efficace par elle-même, que certains ont fait intervenir ici.

Beaucoup, cependant, pensent bien interpréter saint Thomas en soutenant que Dieu, avant toute prescience de l’usage de la liberté, et donc sans en tenir aucun compte, a choisi en particulier certains hommes auxquels il a voulu donner la béatitude, et en a exclu les autres, afin de faire éclater dans les premiers sa miséricorde et dans les seconds sa justice ; et qu’ensuite il a prédestiné ces élus en les pourvoyant des moyens de salut, tandis qu’il décidait de permettre aux autres le péché et de les y endurcir.

Est-ce là, se demande Molina, la pensée de saint Thomas ? Plusieurs textes portent à le croire, répondil, (par exemple, q. xxiii, a. 5, ad 3um) ; mais « il n’est pas douteux pour moi que son opinion sur la prédestination et la réprobation n'était pas aussi dure que celle des inventeurs des secours efficaces par euxmêmes, et des prédélinitions par un concours divin efficace par lui-même ». Saint-Thomas semble avoir eu en vue surtout, avec son maître saint Augustin, la parfaite liberté de la prédestination, et n’avoir pas remarqué l’utilité qu’il y aurait eu à ajouter : fuisse nihilominus prtedestinationem et reprobalionem nnn sine prtescieniia qualitaiis usas liberi arbitra, habilaque considérât ione illius… Cette formule, ils ne l’ont niée ni l’un, ni l’autre, et, si on les avait ( « insultés, ils ne l’auraient pas niée non plus (p. (65-468).

Molina conclut que l’opinion combattue par lui et que beaucoup trouvent trop dure et indigne de la bonté et de la clémence divines, n’est pas celle de saint Augustin et de saint Thomas, qui affirment l’universalité de la volonté salvilique. Si même ces doc leurs l’avaient favorisée, il ne faudrait pas, malgré le respect qui leur est dû, les suivre en cela. Ainsi exprimée, cette conclusion ne fait que répéter en la renforçant l’idée exprimée déjà dans la 1e édition de la Concordia (éd. de 1588, p. 431 ; édit. de 1595, p. 468).

3. L’action de Dieu sur notre volonté est-elle déterminante ? — Quelques arguments fournis à Molina pour l’affirmative l’invitent à étudier de près cette question. Il y répond par les remarques suivantes : les actes libres sont ainsi appelés par dénomination extrinsèque, la liberté n’est pas en eux mais dans la volonté qui les pose. Ni le concours naturel de Dieu, ni son concours surnaturel à la production d’un acte n’empêchent donc la liberté. Mais, comme, sans la grâce, l’acte libre serait d’ordre nat urel, on peut dire que l’action de la grâce détermine la volonté à l’acte surnaturel, non en ce sens qu’elle déterminerait le consentement, mais en ce sens que, par elle, l’acte est d’espèce surnaturelle. Ce n’est pas que Dieu ne puisse déterminer la volonté à agir ; mais régulièrement il la sollicite sans la contraindre. On a allégué en vain saint Thomas : il est d’accord avec nous pour rejeter les « prédéfinitions » nécessitantes (p. 469-477).

4. Les moments successifs de la prédestination. — Molina avait refusé d’admettre dans la prédestination avec Scot, Cajétan et Durand, plusieurs « moments » dans lesquels Dieu aurait prévu ou décidé successivement l’incarnation, la prédestination du Christ et des bienheureux, la réprobation des autres. On l’avait mal compris ; on avait cru qu’en raison de la simplicité de l’acte de volonté divine, il croyait impossible d’y faire une distinction de priorité et de postériorité qui soit fondée en réalité.

La vérité est qu’il n’avait pas parlé en général, mais rejeté ces « moments » dans trois cas : 1. quand deux ordres se compénètrent au point que ce qui arrivera dans l’un dépend de ce qui arrivera dans l’autre. C’est pourquoi il n’a pas admis, avec Cajétan, que Dieu connaît les futurs de l’ordre naturel avant ceux de l’ordre de la grâce, et ceux-ci avant ceux qui se rapportent à l’union hypostatique. — 2. Quand des fins sont voulues l’une avec l’autre ou en dépendance l’une de l’autre. C’est pourquoi il n’a pas admis avec Sent que Dieu a connu et voulu absolument l’incarnation, avant d’avoir voulu et connu la rédemption du genre humain par le Christ. — 3. Quand une fin n’est voulue et par suite connue qu’en dépendance de moyens. C’est pourquoi Dieu, n’ayant voulu la béatitude pour les hommes que comme une récompense à laquelle ils parviendraient par leurs propres mérites appuyés sur la grâce, n’a pas prévu et voulu absolument leur récompense avant d’avoir prévu et voulu pour eux les moyens d’y arriver.

Cette doctrine est compatible avec la volonté antécédente par laquelle Dieu a voulu le salut de tous les hommes qu’il a décidé de créer, car c’est là une volonté conditionnelle ; mais Dieu n’a voulu absolument Le salut de personne qu’en voulant absolument les moyens, et en prévoyant que la condition du salut serait réalisée. Il n’y a donc pas lieu d’admettre une élection au salut antérieure à la prédestination. A fortiori en est-il de même de la réprobation. I.a même doctrine permet aussi de dire que la prédestination du Christ est antérieure à celle des individus qui son ! prédestinés en lui (Appendice à q. xxiii, a. l et 5, ræmb. s. p. 490-494).

5. L’influence de lu prédestination sur lu volonté libre. Certains ont objecté à Molina que la grflee prévenante, qui est un effet de la prédestination,

concourt au bon USStge de la VOionté libre, non seulement en coopérant avec elle à son acte, mais en la

mouvant, ils en ont conclu que l’acte <iui nous dis

pose à la première grâce est lui-même un effet de la grâce prévenante, et donc de la prédestination. Cet argument, explique Molina, repose sur une équivoque f il y a motion et motion. Quand l’objet mû ne coopère avec le moteur que par la force qui lui est imprimée du dehors, toute l’action émane en réalité du moteur : ainsi la chaleur répandue par l’eau est un effet du feu qui la lui a communiquée. Mais quand l’objet mû agit, en outre, par sa force à lui, et ajoute à l’influx du moteur un influx qui lui est propre, il n’en est pas de même. Sans doute, toute l’action est un effet de l’agent principal ; mais, si on la considère précisément en tant qu’elle émane de la vertu propre de l’autre agent, il faut dire qu’elle est un effet de celui-ci ; surtout quand la coopération de ce dernier est nécessaire à l’action, comme c’est le cas ici. L’acte qui dispose à la première grâce n’est donc pas seulement un effet de la grâce prévenante, mais aussi de la volonté ; c’est pour cela d’ailleurs qu’il est libre, et que la grâce prévenante ne produit pas les mêmes effets chez tous ceux qui la reçoivent. (Ibid., memb. 10, p. 501-505).

6. Rapport de la prédestination et de la prescience de l’usage de la liberté. — Molina, interprétant Rom. vin, quos prsescivit et prædestinavit… avait expliqué que la prédestination de l’adulte a été faite secundum preescientiam. Les modifications qu’il apporte à son texte primitif résultent seulement d’un examen plus détaillé du texte de saint Paul, et d’un appel à divers commentateurs en faveur de l’interprétation proposée. La seule addition significative atténue le secundum prœscienliam par l’explication id est non sine prsescientia, expression déjà employée ailleurs par Molina (p. 524).

7. Rôle de la volonté libre dans la prédestination. — On a voulu faire dire à Molina que le bon usage de la volonté est cause de la prédestination ; non pas certes cause nécessaire et liant la volonté divine, mais cause convenable (causant congruentem), pour laquelle il a régulièrement prédestiné les uns et non les autres.

Molina s'étonne d’une pareille imputation, ui qui si souvent a montré : prsedestinalionem non esse propter bonum usum liberi arbitrii prævisum, ne ut conditionem quidem sine qua non, sed prosola libéra voluntate Dei qui sua bona distribua proul vult et quibus vult. Il explique en ce sens les passages de la Concordia qu’on lui oppose ; et ce lui est une nouvelle occasion de rompre des lances contre les partisans des prédéterminations efficaces. « Loin d'être cause, même conyruens, de la prédestination, dit-il, le bon usage de la liberté est un effet de la prédestination, parce qu’il émane principalement de la grâce ; mais cela n’empêche pas la volonté de concourir à cet effet » (q. xxiii, a. 4 et 5, disp. 1, memb. 12. p. 528-539).

8. Grandeur relative des grâces prévenantes.

Un savant a demandé à Molina quelle grâce doit en définitive être dite plus grande et meilleure : une grâce moindre qui sera efficace, ou une grâce plus importante qui sera inefficace ; par exemple, la grâce donnée à Lucifer ou celle donnée au dernier des anges prédestinés ?

La réponse est simple : la grâce donnée à Lucifer a été beaucoup plus grande que l’autre, et pour cette raison, il faut dire que Dieu a plus aimé Lucifer, d’une volonté antécédente ; mais, si l’on tient compte de l’ensemble des prévisions et des volontés divines, il faut dire qu’absolument parlant il a aimé davantage le dernier des anges (q. xxiii, a. 4 et 5. disp. III, p. 557-561).

Tels sont les enseignements que nous apporte l'édition de 1595. Ils contiennent des précisions utiles, ils n’ont guère apporté de modifications sensibles à la doctrine de Molina.

IV. LES CONGRÉGATIONS « DE AUXILIIS ».

On appelle ainsi diverses assemblées, congrégations, qui se tinrent à Rome, sur l’ordre de Clément VIII, pour examiner et discuter la Concordia de Molina. Il y en eut deux séries : les premières furent présidées par des cardinaux ; les autres par des papes. Leur histoire est racontée de façon assez différente, surtout en ce qui concerne l’explication des faits, par les jésuites et par les dominicains. Il ne saurait être question de la reprendre ici en détail ; d’autant qu’un exposé définitif ne sera possible qu’après la publication d’une foule de documents demeurés jusqu’ici inédits. On se contentera d’en retracer brièvement les grandes lignes, qui sont d’ailleurs bien connues.
I. Les congrégations présidées par des cardinaux.
II. Les congrégations présidées par le pape (col. 2159).

I. Les congrégations présidées par des cardinaux. —

Préparation.

L’idée de ces conférences devait sortir assez naturellement du fait que les deux ordres rivaux avaient à Rome des défenseurs, et du fait que le pape avait, évoqué devant lui leur querelle. Dès novembre 1596, les dominicains avaient envoyé à Rome l'élève préféré de Rafiez, le castillan Diego Alvarez (voir Alvarez, t. i, col. 926). Les jésuites y avaient l’italien Rellarmin, qui s'était illustré par ses cours de controverse au Collège romain et avait pris la succession de Tolet, au début de 1597, comme théologien de Clément VIII (voir art. Rellarmin, t. ii, col. 562 et 565).

Mais, pour le moment, la situation des dominicains à Rome paraissait assez favorable : le confesseur du pape, l’oratorien Raronius, avait pour eux d’activés sympathies ; et l’un des amis préférés du pape, le cardinal Ronelli, qui exerçait une influence considérable sur le monde romain, était membre de leur ordre (voir Dict. d’hist. et de géogr. ecclés., au mot Alexandrin). Ils voulurent en profiter.

On se souvient que la controverse s'était pour ainsi dire cristallisée autour d’un point central : la question de la grâce suffisante et de la grâce efficace, et que c'était précisément cette question que le pape avait évoquée devant lui. Sans attendre qu’il fût saisi des mémoires demandés en Espagne, Rafiez lui fit remettre par Alvarez, en juin 1597, un acte d’accusation contre la Concordia de Molina, en le pressant de soumettre le livre à une commission de censeurs. Clément VIII céda et nomma une commission d’examen, au début de novembre 1597. Elle comprenait huit membres et trois suppléants, parmi lesquels des franciscains, des carmes, des augustins, un servite, un bénédictin et un séculier, docteur en Sorbonne (voir la liste dans Schneemann, Controversian iii, p. 249).

2° Première période : la première commission (1598) ;

censure de la Concordia. — 1. Première session.

Les censeurs tinrent session du 2 janvier au 13 mars 1598, sous la présidence des cardinaux Madrucci et Arrigoni.

Ils firent d’abord la remarque que Molina reconnaît avoir imaginé une manière nouvelle de concilier la grâce et la liberté, et la considère comme si certaine qu’il n’hésite pas à affirmer que, si elle avait été donnée toujours, le luthéranisme et le pélagianisme ne seraient pas nés (ils avaient négligé le forte qui ôte à cette conclusion son caractère catégorique. Éd. d’Anvers, p. 387 ; réimpression de Paris, p. 548). Puis, ils examinèrent successivement les quatre principes sur lesquels l’auteur lui-même fait reposer sa doctrine (q. xxiii, a. 4 et 5, disp. I, memb. ult., p. 548549. Voir plus haut, col. 2133 sq.). Onze séances leur suffirent pour se convaincre que « la doctrine de Molina sur la grâce et la prédestination est expressément contraire à celle de saint Augustin et de saint Thomas » et « identique en plusieurs points à celle 2155 MOLINISME, CONGRÉGATIONS DE AUXILIIS, CLÉMENT VIII 2156

de Cassien et de Fauste, glorieusement vaincue par Augustin, Prosper, Fulgence et les docteurs catholiques ». Ils conclurente re catholica esse, ut liber qui inscribitur Concordia… compositus a Ludovico Molina, et ejusdem doctrina omnino prohibeatur, et ajoutèrent qu’ils pensaient de même des Commentaires de Molina sur la I" partie de la Somme, du moins « jusqu'à ce qu’ils eussent été expurgés, par des hommes désignés pour cela, des opinions nouvelles qui paraîtront s’opposer à la doctrine des vieux théologiens, surtout à celle de saint Thomas et des Pères ». Voir les conclusions détaillées dans Serrv, t. II, c. ii, col. 156-160.

Le texte de cette censure fut porté à Clément VIII par le secrétaire Georges Coronel, avec un rapport justificatif (publié dans Serry, append. vi, col. 51-62). Mais précisément, en ce mois de mars 1598, arrivèrent à Rome les mémoires attendus d’Espagne : trois gros recueils de documents émanant l’un des dominicains, le second des jésuites, le troisième des universités, des évêques et des théologiens consultés (en voir le détail dans L. de Meyer, p. 179-182, et dans Serrꝟ. t. I, c. xxii-xxiii, col. 118-127). On ne pouvait évidemment condamner la Concordia sans tenir compte des examens antérieurs dont elle avait été l’objet et de tout ce qui s'était dit ailleurs sur les questions controversées. Le pape donna donc à la commission nommée par lui l’ordre de réviser le jugement qu’elle avait émis un peu hâtivement, en utilisant les documents envoyés par le grand Inquisiteur d’Espagne, « pour voir si, après mûr examen, les principes de Molina et les propositions qui s’y rattachaient pouvaient échapper à la note d’erreur » (Serrꝟ. t. II, c. iii, col. 161) ; et il exigea de la part de chacun des censeurs un mémoire écrit.

2. Deuxième session.

Désormais, chaque vendredi jusqu’au 22 novembre 1598, la commission se réunit. Loin de la faire changer d’avis, la lecture des pièces venues d’Espagne la persuada que son jugement avait été au contraire très doux. Elle maintint donc sa censure. Voir le détail des jugements portés par chaque censeur, dans Serrꝟ. t. II, c. iii, col. 161-165.

On devine l’agitation causée en Espagne par les premières décisions de la commission pontificale. Déjà les amis de Banez annonçaient la condamnation solennelle de Molina. Les jésuites menacés n'épargnèrent rien pour écarter l’orage : lettres de Molina au pape pour qu’on ne le condamne pas sans l’avoir entendu (20 sept. 1598 et 1° janv. 1599 ; celle-ci publiée dans L. de Meyer, p. 209-210, et dans Serry, col. 168) ; envoi en renfort à Rome de procureurs chargés de le défendre : Christophe de los Cobos, Ferdinand Rastida, Salas ; contre-offensive contre Banez dont plusieurs propositions furent déférées à l’Inquisition ; intervention de grands personnages plaidant pour la paix : l’archiduc Albert, ancien grand Inquisiteur de Portugal qui avait approuvé la Concordia à son apparition ; l’impératrice Marie, sa mère, épouse de Maximilien II (lettre au pape, du 14 novembre 1598, dans L. de Meyer, p. 208-209, lettres à divers cardinaux et à l’ambassadeur d’Espagne à Rome) ; le roi Philippe III (lettres du 26 nov. 1598 au pape et au môme ambassadeur, ibid., p. 207-208) ; dérivatif cherché, enfin, par la suggestion d’un changement de procédure.

Cette dernière proposition fut favorablement accueillie par Clément VIII. Il accepta qu’on substituât à la procédure Juridique « les colloques amicaux, an lerme desquels on lui faisait entrevoir une réconciliation des adversaires, et il lui parut sage d’y laisser de côté la question spéciale des idées de Molina pour ne traiter que du principal point île divergence entre jésuites et dominicains : le fondement de la grâce

efficace. I) désigna comme arbitre le cardinal Madrucci, auquel il adjoignit bientôt deux cardinaux récemment promus : le dominicain Bernerius, évêque d’Ascoli, et le jésuite Rellarmin.

3° Deuxième période : les conférences entre jésuites et dominicains (1599-1600). — En faisaient partie, du côté des dominicains, le maître général de l’ordre : le P. Beccaria, le procureur général et les PP. Alvarez et Baphaël a Bipa ; du côté des jésuites, le supérieur général : le P. Claude de Aquaviva, et les PP..Michel Vasquez, Christophe Cobos et Pierre Arrubal.

1. Les deux premières séances eurent lieu le 22 et le 28 février 1599. Elles furent occupées par des discours des généraux d’ordre et des discussions sur l’objet même des conférences. Les dominicains déclaraient n’en vouloir qu'à Molina, mais ils ne pourraient s’entendre avec les jésuites que si ces derniers acceptaient en tous points la doctrine de saint Thomas. Les jésuites répliquaient qu’ils voulaient être fidèles à saint Thomas et ne défendaient pas la cause privée de Molina, mais qu’il s’agissait de savoir « si le secours de la grâce divine prédétermine physiquement ou moralement la volonté », ou encore « si le secours efficace est physique et prédétermine la volonté, de telle sorte que celle-ci n’ait plus le pouvoir de résister à la motion divine ». Beccaria présenta six propositions de Molina, demandant aux jésuites ce qu’ils en pensaient. Aquaviva répondit que des propositions de Banez étaient également suspectes et qu’il était prêt à parler de Molina quand les dominicains auraient parlé de Banez. On finit par décider que le cardinal Madrucci demanderait des ordres au pape. Serrv, col. 172-173 ; L. de Me ver, p. 211-217.

Clément VIII prit désormais la direction des conférences, en ce sens qu’il adjoignit à Madrucci deux autres cardinaux : Bernerius et Bellarmin, et tint avec eux des conseils où il faisait connaître ses volontés. C’est ainsi que, le 4 mai, il ordonna d'étudier les objections faites contre Molina dans VApologia fratrum prwdicatorum rédigée naguère par Banez, Pierre Herrera et Alvarez, et jointe au dossier envoyé par le grand Inquisiteur d’Espagne. Madrucci en tira huit questions, qu’il confia à Bernerius et à Bellarmin pour être transmises aux généraux des deux ordres. Il attendait leur réponse pour la prochaine séance. Voir le texte des questions dans Serry, col. 171.

2. Le 29 mars, les parties étant de nouveau présentes. Bellarmin présenta six contre-questions relatives à la doctrine de Banez (texte dans Serry col. 1 74175). Les dominicains exigèrent que les jésuites répondissent d’abord aux questions posées par Ma drucci ; les jésuites déclarèrent ne vouloir le faire que lorsque les dominicains auraient répondu aux questions de Bellarmin ; on se sépara sans avoir rien fait. Il fallut une nouvelle intervention de Clément VIII, mis au courant dans la réunion cardinalice du 15 avril, pour obtenir réponse aux questions de Madrucci (texte des deux réponses dans Serry, col. 175-176). Après deux autres réunions cardinalices, le 23 avril et le 6 mai, consacrées à l’examen de ces réponses et de la censure envoyée par les dominicains contre celle des jésuites (texte dans Serry, col. 177-178), une quatrième conférence générale fut fixée au 16 niai.

3. Jésuites et dominicains y tombèrent d’accord sur les sepl propositions suivantes : 1) l’iitenuir auxiliiun prseuenientis gralits effleacis, per quod Deus fæit ni komo converlatur et pic operetur. - 2) Hoc auxilium est donum Det particulare distinction a sufflclente. — 3) Est intrinsecum tam tnlellectui quam ooluntati, consistais in utriusque excilatione atque inspiralione, illuminalione intellectus, atque motione voluntatis. l) Est supernaturale et intérim tmmissum a bco. — 2157 MOLINISME, CONGRÉGATIONS DE AUXILIIS, CLÉME NT VIII 2158

5) Nec solum se tenel ex parte objecti, sed etiam ex parte potentise. — 6) Falemur hane motionem esse realem, et antecedentem applicationcm voluntatis, moventem et inclinantem voluntatem ad aliquem aetum détermination. — 7) Posilo auxilio prævenientis graliie eflicacis, infallibiliter homo converlitur (Serry, col. 178-179). La question se posait maintenant de savoir ce qu’il fallait entendre au juste par grâce efficace et pourquoi elle est infaillible. Les cardinaux décidèrent que les parties donneraient sur elle une réponse écrite, et la séance fut levée.

Ce ne furent plus, dès lors, de part et d’autre, que notes et mémoires, plaintes et accusations. Les dominicains prônaient la prédétermination physique, selon l’expression employée pour la première fois dans Y Apologia, et voulaient faire dire aux jésuites que l’efficacité de la grâce est en partie causée par la volonté (Serry, col. 179-180). Les jésuites parlaient d' « inspirations vitales » ou de « motions congrues » et fondaient l’efficacité de la grâce sur un décret divin consécutif à la prévision de ce que la volonté ferait avec son secours (Serry, col. 181), en sorte que auxilia grattas prævenientis esse efjieacia potissimum ex Deo et ex se ; minus vero præcipue, ex respeetu ad liberum arbitrium, quem gralia ut voluntati congrua comprehendit (Serry, col. 189). Madrucci compulsa avec patience tous ces documents. Les voir dans L. de Meyer, p. 214-240, et dans Serry, col. 175-191, et append., col. 63-86. Il rédigea par écrit ses jugements qui sont dans l’ensemble favorables aux dominicains (des extraits en ont été publiés par Serry, append., col. 8794). Il allait remettre ses conclusions au pape, lorsqu’il mourut le 20 avril 1600. Son labeur n’avait abouti qu'à mettre davantage en évidence l’irréductibilité des points de vue adoptés par les deux ordres.

4° Troisième période : Retour à la commission d’examen. Confirmation des censures contre Molina (27 avril 1600-20 mars 1602). — Les conférences avaient été une diversion. Leur échec ne pouvait que ramener au point où on en était auparavant. Les jésuites, après bien des instances, finirent par obtenir, sur l’ordre du pape, que le texte de la censure de Coronel leur fût communiqué. Us eurent beau jeu pour discuter l’interminable série des 89 propositions censurées et pour prouver que, parmi elles, il y en avait qui n'étaient pas de Molina, et d’autres qui étaient indubitablement vraies ou qui du moins étaient conformes à l’opinion commune des théologiens. Extraits dans L. de Meyer, p. 249-251.

Clément VIII exigea en conséquence une seconde révision de la censure, et à cette fin il adjoignit à la commission deux nouveaux censeurs : l’archevêque d’Armagh et Ofîridus de Offridio, évêque de Molfetta. Un nouveau texte fut rédigé, qui ramenait le nombre de propositions censurées à 49 puis à 42. L’archevêque d’Armagh ne le signa pas, car il ne voyait à reprendre que 30 propositions. Voir le texte de ces 42 et de ces 30 propositions dans Le Bachelet, Auclarium Bellarminianum, p. 173-177. La défense pourtant demeurait si active que, par ses libelles répandus partout à de multiples exemplaires, elle amena peu à peu la commission à réduire ses propositions à 20. Cette fois encore, la solution semblait imminente. Le pape, disait-on, avait été convaincu par le rapport qu’on lui avait soumis. Molina, sur son lit de mort, put entendre les rumeurs disant qu’il serait condamné comme hérétique et que son livre serait jeté au feu à Rome.

Les jésuites, on le conçoit, s’agitèrent : ils demandaient des juges ; on ne les avait pas assez entendus, disaient-ils ; ils étaient victimes de malentendus ou de préjugés. Un membre de la commission, le carme Jean-Antoine Bovius, présenta au pape une longue défense de Molina, disant que, dans la Concordia, il

n’y avait rien de contraire à la foi (L. de Meyer, p. 253). Achile Gagliardi s’interposa pour la paix ; ses propositions furent écartées par les dominicains (texte dans Serry, col. 202-203) ; par lettre du 20 août 1600, il proposa au pape de porter un jugement qui tînt le milieu entre les thèses opposées : « il supprime la prédétermination pour mieux sauvegarder le dogme de la liberté, et il attribue à l’efficacité divine plus que ne le font nos pères, selon la claire doctrine de saint Augustin et de saint Thomas » (texte dans Serry, col. 204-205). Mais les dominicains ne voulaient pas entendre parler de composition. Une autre tentative de conciliation, faite par François Arriva, O. M., se heurta à l’opposition de Thomas de Lemos. Les dominicains insistaient pour qu’on s’en tînt à la chose jugée.

Mais Clément VIII ordonna une troisième révision de la censure, sous la forme d’un examen des vingt propositions retenues par la commission. Ces propositions devaient être soumises aux dominicains et aux jésuites, qui formuleraient leur avis par écrit ; puis elles seraient discutées en présence des censeurs et de deux théologiens de chaque ordre ; enfin les censures, avec les plaidoyers pour et contre, seraient envoyées au pape. La congrégation, augmentée de deux nouveaux membres, les franciscains Jean de Rada et Jérôme Planter, se réunit le 25 janvier 1601 avec les cardinaux Bernier et Bellarmin, et se mit dès lors en devoir, selon sa mission, de « chercher avec soin sur quels points Molina est d’accord avec le pélagianisme et le semi-pélagianisme ». Les dominicains y étaient représentés par Alvarez et Thomas de Lemos ; les jésuites par Pierre Arrubal et Christophe de los Cobos que remplaça dans la suite Grégoire de Valentia.

Trente-sept séances se tinrent entre cette date et le 31 juillet de la même année. En vain, les jésuites demandèrent-ils d’autres censeurs ; en vain réclamèrent-ils, avant le jugement de Molina, une définition précise des hérésies qu’on lui reprochait. Une à une, les 20 propositions furent examinées et censurées de nouveau à la presque unanimité. Seuls, le général des ermites de saint Augustin, Jean-Baptiste Plumbinus, le régent du collège des carmes, Jeanvntoine Bovius, et parfois le procureur général des franciscains, Jean de Rada, prirent la défense, de Molina. Voir le détail des séances dans Serry, col. 212-255, et dans L. de Meyer, p. 257-314.

Le 6 août, les censeurs furent reçus par Clément VIII, qui discuta plus de deux heures avec Bovins sur la science moyenne et parut bien décidé à la condamner (Serry, col. 255). Puis, en octobre et novembre, de nouvelles réunions se tinrent pour la rédaction des décrets. Bovius et Plumbinus en avaient été écartés. On ajouta, à la fin de la censure, que plusieurs autres propositions de Molina auraient pu être vivement censurées aussi, mais qu’on les avait omises, parce qu’elles ne concernaient pas exclusivement la grâce et la prédestination ; et la signature définitive fut donnée le 29 novembre.

Il s’agissait maintenant d’obtenir la décision du pape. Les consulteurs le pressaient d’agir ; Philippe III réclamait une solution qui mît fin aux troubles dont l’Espagne était le théâtre. Mais tandis que Clément hésitait devant l’ampleur du dossier qu’on lui avait soumis, des plaintes lui parvenaient de la part des jésuites qui déclaraient n’avoir pas été entendus ; des démarches étaient faites en leur faveur par le duc Guillaume de Bavière et la duchesse Marie d’Autriche ; des adresses émanant de diverses universités lui étaient soumises, qui condamnaient la prémotion physique ou prenaient la défense de Molina, demandant tout au moins qu’on attendît, avant de prendre une décision, le jugement des théologiens du Nord, 2159 MOLINISME, CONGRÉGATIONS DE AUX1LJIS, CLÉMENT VIII 2160

auxquels leurs luttes contre l’hérésie donnaient une particulière compétence en ces matières difficiles. D’autre part, en dépit de tout, les doctrines de Molina étaient enseignées en Espagne ; et des jésuites allaient déjà jusqu'à mettre en doute, dans une thèse académique d’Alcala, l’autorité de droit divin de « ce pape qu’on appelle Clément VI II » (L. de Meyer, p. 334 ; Serry col. 837).

A lire les documents, on a l’impression que l’attitude des jésuites déplaisait souverainement au pape : mais que celui-ci, conscient de l’extrême gravité de la décision qu’il allait prendre, ne jugeait pas la question assez mûre pour être tranchée. Bellarmin avait suggéré l’idée de réunir un concile général. Une solution plus simple fut proposée par Grégoire de Valentia, le jésuite qui avait pris part aux congrégations antérieures : Qu’on reprenne ces réunions, mais en présence du pape, et pour s’expliquer devant lui sur les quatre points qui résument tout le débat. Lire cette adresse au pape dans L. de Meyer, p. 322. Clément VIII se rangea à cet avis et, le 3 février 1602, il fit connaître sa décision aux généraux des deux ordres. Ainsi s’ouvre la deuxième série des controverses De auxiliis : celle des congrégations présidées par les papes.

II. Deuxième série : Les congrégations présidées par les papes. — II y en eut 85, dont 68 sous Clément VIII et 17 sous Paul V.

1. Sous Clément VIII (1602-1605). I. Composition de l’assemblée. — Cette fois, la requête des jésuites fut entendue : la commission d’examen fut renouvelée et sensiblement augmentée. Elle comprenait à sa tête Clément VIII assisté des deux cardinaux Arrigoni et Borghèse, le futur Paul V. Treize au ires membres du Sacré-Collège vinrent peu à peu s’adjoindre à eux au cours des discussions. Les censeurs étaient au nombre de quatorze, parmi lesquels cinq évêques. Les deux généraux, Jérôme Xavières, O. P. et Claude Aquaviva étaient témoins. Les orateurs dominicains étaient, comme précédemment. Alvarez et Thomas de Lemos ; aux défenseurs de Molina, Grégoire de Valentia et Pierre Arrubal, furent adjoints Fernand Bastida et Jean de Salas.

Clément VIII se prépara aux séances par la prière et le jeûne. Il fit nu-pieds un pèlerinage aux sept églises de Borne pour implorer les lumières du Saint-Esprit. Puis, le 20 mars, s’ouvrit la première congrégation. Il ne saurait être question d’entrer ici dans le détail des discussions ; nous ne pouvons que renvoyer sur ce sujet à Serry et à L. de Meyer. Indiquons seulement la physionomie générale des réunions et les points qui y furent successivement discutés.

2. Physionomie générale des réunions.

Le pape présidait effectivement, en posant des questions précises sur lesquelles il donnait la parole, d’abord à l’orateur jésuite, défenseur de Molina, puis au dominicain son adversaire. Lui-même, d’ailleurs, intervenait parfois pour dire son sentiment, comme le jour où finit tragiquement la mission de Valentia, terrassé par une vive apostrophe de Clément (récit de cette scène dans Serry, col. 303). Il faisait alors sortir les généraux des deux ordres avec leurs orateurs, et le conseil proprement dit commençait. Quand celui-ci était fini, le pape fixait l’ordre du jour pour l’assemblée suivante. Bientôt cependant, les séances furent dédoublées, en raison sans doute de la prolixité des orateurs.

3. Objet des discussions. Clément avait Indiqué dès le 14 février deux questions qu’il (lésirajl voir étudier : 1. Qui, de saint Augustin ou de Molina, accorde le plus de pouvoir au libre arbitre ? 2. Lit on dans les livres de saint Augustin, ou est-il dans sa pensée, que Dieu a établi avec le Christ cette loi Infail lible que, toutes les fois que l’homme fera ce qu’il peut avec ses seules forces naturelles, il lui accordera la grâce ? Le 20 mars, il signala neuf propositions de Molina relatives à ces questions, pour qu’on les comparât à la doctrine d’Augustin. Il ordonna ensuite, le 6 octobre, de comparer quatorze autres propositions de Molina à la doctrine de Cassien.

A partir du 18 novembre, on examina : 1. si le concile de Trente, sess. xiv, c. iv, can. 5. s’oppose à ce que Molina dit de l’attrition et de la contrition ;

2. si les affirmations de Molina sur le pouvoir du libre arbitre et sur la loi se rapportent à la justification et s’il résulte de ce pouvoir une préparation immédiate et prochaine, ou éloignée, à la justification et à la grâce ;

3. si regarder le libre arbitre et la grâce comme deux causes partielles d’un même acte et dire que le libre arbitre considéré en lui-même, indépendamment de la grâce, n’a rien reçu de Dieu sinon la possibilité qu’il a reçue à l’origine, est conforme à la doctrine de saint Augustin, ou plutôt à celle de Pelage.

Clément VIII éprouva ensuite le besoin d’approfondir la pensée de Molina sur le rôle de la volonté et celui de Dieu dans les actes de foi, d’espérance et de charité (21 juillet 1603), de comparer ce qu’il dit de la vocation à la foi avec ce qu’en dit Augustin (30 novembre), de préciser la valeur des actes bons naturels antérieurs à la grâce prévenante (26 décembre), de résoudre la question de savoir si proposer d’aimer Dieu comme souverainement aimable et comme rédempteur, est le proposer comme un objet naturel, surnaturel ou indifférent, et comme un objet de foi (Il mai 1604).

C’est le 15 juillet 1604 seulement, que le pape parla de la science moyenne, à laquelle les jésuites avaient souvent fait appel. « Est-ce la pensée de saint Augustin, demanda-t-il, qu’avant le décret absolu de la volonté divine, il y a en Dieu une connaissance certaine et infaillible des contingents qui dépendent des causes libres, comme celle que Molina lui attribue par la science moyenne ? » Il devait être naturellement amené ensuite (3 novembre) à demander si. axant le décret absolu de prédestination, il y en a un autre conditionnel, et ce qu’en pensent saint Augustin et Molina.

4. Les positions prises à leur sujet. - « ) Pour tout ce qui concerne le pouvoir naturel de lu volonté libre, les jésuites s’attardèrent naturellement à défendre, autant que possible, l’accord de Molina avec saint Augustin, dont le pape avait fait pour ainsi dire la pierre de touche de l’orthodoxie. Ils se gardèrent cependant de vouloir faire leurs, en tous points, tes idées de Molina. Grégoire de Valentia déclara, dès le début, qu’il voulait défendre la doctrine de Molina non comme la plus probable en tout, mais seulement comme étrangère à toute erreur pélagienne ou semipélagiennne » (Serry, col. 331). Les dominicains, au contraire, cherchèrent à prouver l’accord de Molina avec Pelage. Les jugements portés par l’assemblée ries censeurs après chaque question se ressemblent tous : ils reviennent toujours à dire que la doctrine rie Molina est opposée à cette d’Augustin et qu’elle contient l’erreur des semi-pélagiens. Toujours aussi, quelques membres refusent de se ranger à l’opinion commune : c’est l'évêque ri’Aquiléc. Basile Pignctellus, le procureur des augustins et le régent des cannes, IMuinbinus, enfui Bovins, que nous connaissons déjà. Le dernier mot sur le sujet, celui qui résume la pensée des censeurs, lient en cette phrase

adoptée dans la 58 « congrégation, le 27 JulUlet 1604 : liesolvit eongregatio, in via Molinm prmponderart liberum arbitrium ; eum lumen seenndum sanction Auguatinam et veritatem catholicam prwpoaderti gratia, (Serry, col. no.)

b) Dans le débat sur la science moyenne qui occupa rois séances, les 27 oct., 9 nov. et 6 déc. 1604, le

P. Bastida, S. J., fit remarquer que chaque hérésie soulève dans l'Église de nouvelles questions, et que c’est pour cela, sans doute, que « l’antique vérité de la science moyenne » a été invoquée récemment, à l’occasion du calvinisme, pour concilier l’infaillibilité de la grâce avec la liberté. Il s’efforça ensuite de démontrer ces trois points : 1. Dieu connaît tous les futurs conditionnels. 2. Il en a une connaissance certaine et infaillible. 3. Cette connaissance certaine et infaillible est antérieure au décret absolu de la volonté divine.

Thomas de Lemos, au contraire, prit à cœur de détruire la science moyenne, « base de toute la doctrine de Molina ». Il exposa d’abord en quoi consiste cette science, puis entreprit de prouver, par un syllogisme, que saint Augustin l’a toujours combattue et réfutée : « Saint Augustin, dit-il, dans sa lutte contre les Pélagiens, n’attaque rien plus qu’une certaine prescience par laquelle Dieu connaîtrait le bien que fera la volonté libre laissée à ses seules forces naturelles, sans que Dieu lui donne ou lui accorde de le faire ; or, par science moyenne, Molina entend précisément une prescience de ce genre ; donc saint Augustin ne combat rien tant que la science movenne » (Serry, col. 419).

Ces plaidoyers et les discussions auxquelles ils donnèrent lieu amenèrent les censeurs à porter les jugements suivants : 1. Il n’y a pas en Dieu, avant le décret de sa volonté, une connaissance certaine et infaillible des futurs contingents dépendant des causes libres, telle que Molina la lui attribue par la science moyenne. Cette science n’est pas conforme à la doctrine de saint Augustin ; elle est plutôt opposée à celle qu’il a enseignée contre les pélagiens et les semi-pélagiens. Elle entraîne beaucoup d’inconvénients et d’absurdités contre la philosophie et l’ancienne théologie, et même contre les principes de la foi. Il importe donc au plus haut point qu’elle soit absolument détruite. 2. Il y a cependant une science certaine et infaillible par laquelle Dieu connaît les futurs contingents dépendant des causes libres, qui arriveront certainement si telles conditions sont données (Serry, col. 422 et 425).

c) La discussion sur la prédestination, qui se greffa sur la précédente, amena les censeurs à conclure, le 5 janvier 1605, que « la prédestination se fait par un décret unique et absolu de Dieu décidant de donner à ceux qu’il a choisis la gloire et les moyens de l’obtenir » ; que « telle est la doctrine de saint Augustin » ; etque » Molina s’en est écarté dans sa Concordia, en faisant consister la prédestination, non dans un décret absolu de Dieu, mais dans le choix d’un ordre de choses » (Serry, col. 430).

d) Sur la question du bon usage des secours divins, discutée à la 67e réunion, les censeurs déclarèrent, par jugement du 22 janvier 1605 : « Selon saint Augustin, le bon usage des secours divins provient de la grâce ; selon Molina, il provient de la seule liberté innée » (Serry, col. 434).

5. Intervention du cardinal du Perron et mort de Clément VIII. — -A cette dernière discussion, le 21 janvier, avait assisté un cardinal français dont l’influence était considérable. Le chapeau qu’avait reçu l’année précédente Jacques Davy du Perron, était la récompense des services qu’il avait rendus à l'Église, soit en travaillant à la conversion du roi Henri IV et en négociant sa réconciliation avec le Saint-Siège, soit en menant victorieusement contre l’hérésie calviniste, dans laquelle il était né, des controverses retentissantes. Il venait d’arriver en Italie, comme chargé des affaires de la France, avec mission d’intervenir

dans le débat sur la grâce. Il ne s’en fit pas faute, et son avis fut à coup sûr d’un grand poids aux yeux de Clément VIII qui avait en lui la plus entière confiance.

La querelle, que nous avons vu s'étendre et diviser, non seulement les ordres religieux mais les universités, avait pris jusqu'à un certain point un caractère politique. L’Espagne s'était prononcée pour les frères prêcheurs, qui depuis si longtemps faisaient sa gloire et qui lui avaient rendu tant de services dans le passé. La France, alors en lutte contre sa voisine, devait être assez naturellement portée à prendre contre elle le parti des jésuites. Mais ce n’est certes pas ce vain motif de réaction qui porta Henri IV et son représentant à intervenir. Ils faisaient face, eux, à l’hérésie qui avait déchiré le royaume : ils se rendaient compte qu’une décision favorable aux dominicains mettrait en joie calvinistes et luthériens de France et d’Allemagne, qui verraient là un argument en faveur de leurs propres doctrines et un affaiblissement pour leurs plus dangereux adversaires ; ils sentaient d’autre part le préjudice moral que portait au catholicisme, la lutte si âpre qui s’exaspérait de jour en jour. Voilà pourquoi Henri IV avait recommandé à son représentant de travailler à la réconciliation des parties, et pourquoi du Perron, sans suivre l’invitation de Bellarmin qui le pressait de s'élever contre la prédétermination physique, donna au pape le conseil de ne pas prendre parti dans la controverse sur la grâce. Voir art. Du Perron, t.iv, col. 1953.

Une congrégation devait avoir lieu le 12 février, sur la nature de la grâce efficace d’après saint Augustin. Selon le désir des dominicains, elle devait clore les discussions. Mais la séance ne put se tenir parce que le pape était malade. Quelques semaines plus tard, le 5 mars, Clément VIII expirait, sans avoir eu le temps de trancher le grand débat auquel il avait consacré tant de soins et de peines.

Quelle eût été sa décision ? Les dominicains assurent que, malgré l’intervention de du Perron, elle leur eût été favorable (Serry, col. 442-448). Les jésuites soutiennent qu’ils se trompent : l’exemplaire de le concordia que Clément utilisa, et que son neveu le cardinal Aldobrandini donna à leur bibliothèque de Rome, porte, disent-ils, plus de 80 notes marginales qui tendent, pour la plupart, à justifier l’auteur de l’accusation de pélagianisme et de semi-pélagianisme (L. de Meyer, p. 533-534). Quoi qu’il en soit, beaucoup de partisans de Molina virent, dans la mort prématurée de Clément VIII, une intervention providentielle : ne réalisait-elle pas une prophétie de Bellarmin, d’après laquelle ce pape ne trancherait jamais la controverse ; s’il le tentait, il rendrait l'âme avant d’avoir achevé de parler ?

2° Sous Paul Y (1605-1606). — 1. La réouverture des congrégations. — Dix ans de discussions passionnées avaient à ce point lassé la chrétienté, qu’avantde procéder à l'élection d’un nouveau pape, le collège cardinalice avait exigé, à l’unanimité, de chacun de ses membres, le serment de mettre fin rapidement aux controverses sur la grâce, s’il était élu. Alexandre Médicis ( Léon XI) étant mort dans le mois qui suivit son élévation à la papauté, les cardinaux choisirent pour lui succéder Camille Borghèse, l’ancien assistant de Clément VIII dans les congrégations antérieures (16 mai 1605).

Paul V se mit bientôt à l'œuvre, pressé d’ailleurs par les rois d’Espagne et de France. Bellarmin, fixé de nouveau à Borne, commença par proposer de définir vingt propositions qui tiendraient les fidèles également éloignés des erreurs de Pelage et de Calvin ; mais Thomas de Lemos, qui eut connaissance du projet le 4 juin 1605, s’empressa de dénoncer la « déficience »

ou 1' « équivoque » de ces propositions, qu’il trouvait toutes i trop captieuses. (Texte et réponse dans Serry, col. 479-484.) En réalité, les dominicains n’acceptaient guère l’idée d’une solution qui n’inclurait pas la condamnation de Molina : on le vit bien quand, au mois d’août, Lemos apporta à Paul V une série de trente propositions à condamner.

.Mais le pape ne voulut pas mettre fin aux débats sans avoir donné aux jésuites une satisfaction qu’ils réclamaient dépuis longtemps : il voulut faire discuter le mode d’efficacité de la grâce, et la prédétermination physique dénoncée par eux comme calviniste et luthérienne. Ainsi, sans cesser d'être accusés, les défenseurs de Molina prendront figure d’accusateurs.

Paul V ordonna donc de reprendre les congrégations le 14 septembre et, sur la demande des dominicains qui redoutaient l’influence de Bellarmin et de du Perron, il décida qu’elles se tiendraient en sa présence. Elles comprirent 14 cardinaux, 10 censeurs, dont 5 évêques, et 4 avocats : Lemos et Alvarez pour les dominicains, Bastida et Pères pour les jésuites. Neuf séances, du 12 octobre 1605 au 22 février 160(i, furent consacrées à discuter la question posée dans les termes suivants : An Deus sua efficaci gralia moveat hominis voluntatem ad actus liberos bonos, non solum interius suadendo, invitando, excilando, aut aliter moraliter attrahendo ; sed etiam vere et active proprie, salva tamen luimana libertate ? Et an talis efpcax gratia, connenienler ab aliquibus scholasticis physica prœdeterminatio dicatur ?

2. Le débat sur la prédétermination physique.

Le P. Bastida commença par donner ces définitions : le secours efficace est une grâce donnée par Dieu, non seulement pour que la volonté puisse agir, mais pour qu’elle agisse ; la prédétermination physique est un secours d’une nature telle, qu’il implique contradiction que la volonté le reçoive et que son consentement ne suive pas aussitôt ; la prédétermination morale est une motion par laquelle Dieu porte l’homme à produire librement un effet. Il s’efforça ensuite de démontrer que la prédétermination physique ainsi entendue est contraire à l'Écriture, à l’enseignement des conciles et à celui des Pères, en particulier de saint Augustin et de saint Thomas ; qu’elle détruit la liberté, rend illusoire la grâce suffisante, fait de Dieu la cause première du mal ; en un mot, qu’elle est voisine du déterminisme de Calvin. (Voir la série de ses discours dans L. de Meyer, p. 567-577, 580-594, 602-609, 615-622, 626-664, 669-671, 677-685, 69$1-$298.) Thomas de Lemos prit, sur chacun de ces points, le contre-pied de son adversaire.

Dès leur premier vote, les censeurs se prononcèrent pour la prédétermination physique telle qu’elle avait été définie dans la question posée, et en dépit des efforts de Bastida, quatre fois ils maintinrent leur décision. (Texte dans Serry, col. 522, 534, 538, 514, 550.) Mais, toujours le canne Antoine Bovius refusa de se rallier à l’avis de la majorité, persuadé qu’il était en face d’opinions plus ou moins probables, et qu’il n’y avait lieu, en ces matières, ni à définitions, ni à censures.

3. Les consultation* de Paul V. — Le dernier vote, avait eu lieu le 1° mars. Le pape, avant de conclure, voulut avoir l’avis motivé de chaque consulteur en particulier. Il leur posa quatre questions, auxquelles ils devaient répondre sans se concerter au préalable : l. Quelles propositions paraissent devoir être défi nies'.' 2. Lesquelles doivent être condamnées ? 3. En quoi ces dernières diffèrent-elles de la doctrine catholique ? 4. Dans la bulle de définition, faut-il faire mention <i<s livres dans lesquels se trouvent ces propositions et des ordres religieux qui les ont discutées

(Schneemann, Controv., p."280, n. 1). A l’exception de Bovins et de l'évêque d’Armagh, tous, y compris cette fois Plumbinus, furent d’avis qu’il fallait condamner les 42 « propositions de Molina ». Encore l'évêque d’Armagh admit-il la condamnation de 30 d’entre elles.

Les cardinaux, consultés le 8 mars, furent d’avis que le bien de l'Église demandait un jugement définitif de la part du Saint-Siège, écrit Serry, col. 551 ; seuls du Perron et Bellarmin firent exception. Il ne faut pas conclure de là que tous étaient partisans d’une condamnation. Une lettre adressée à Paul V par Pinelli, doyen du Sacré-Collège, témoigne de bien des hésitations et propose une manière plus douce de mettre fin à la controverse. Il rappelle que, sous Clément VIII, on a contesté que beaucoup des 42 propositions fussent de Molina, et que les censeurs ne se sont pas mis d’accord pour les juger et les qualifier ; il met en doute la compétence théologique de plusieurs de ces derniers ; bref, il est d’avis qu’en cette affaire si délicate, il fautVraindre les conséquences d’une décision maladroite.

Il propose à Paul V de consulter par lettre, en secret, les meilleurs théologiens de France, d’Espagne, d’Allemagne et de toutes les universités, sur ce qu’il y aurait de mieux à faire dans l’intérêt de l'Église ; puis de décider le plus vite possible, selon les lumières du Saint-Esprit. Il lui conseille de renvoyer, en attendant, tous les consulteurs ; défaire défense au dominicains, aux jésuites et aux autres religieux de traiter, de quelque manière que ce soit, des questions controversées ; d’interdire les œuvres de Molina, donec expurgentur, comme l’avaient souhaité déjà, sous Clément VIII, presque tous les cardinaux consulteurs. (Texte dans Schneemann, p. 284-286, en note.)

Pressenti sur ce dernier point, Aquaviva, général des jésuites, rejeta vivement cette mesure que les adversaires de la société ne manqueraient pas d’exploiter, en la présentant comme une condamnation de sa doctrine de la grâce. Il répéta, une fois de plus, qu’il se faisait fort de démontrer que la plupart des propositions dénoncées n’avaient pas été enseignées par Molina et que d’autres l’avaient été par beaucoup rie théologiens.

Du Perron fut mis à contribution, au mois de mai, par Paul V qui lui ouvrit, dans le plus grand secret, les archives du château Saint-Ange pour qu’il y étudiât, dans les actes du concile de Trente, les discussions sur la grâce. (Lettre de du Perron à Henri IV, Il juin 1606, dans L. de Meyer, p. 702.)

On sait que le pape consulta aussi l'évêque de Genève, saint François de Sales, grand convertisseur de calvinistes ; et que le saint lui conseilla de laisser pleine liberté aux deux opinions. Ce jugement, dont Pie IX lui fait gloire dans le bref qui le proclame docteur de l'Église (16 nov. 1877), emporta la décision auprès de Paul N'.

4. La décision pontificale. - - En la fête de saint Augustin, le 28 août 1607, le pape convoqua les cardinaux consulteurs au Quirinal, pour porter sur la controverse un jugement définitif. Nous avens, sur cette séance fameuse, les renseignements les plus sûrs, dans une note autographe de Paul V découverte par le P. Schneemann à la bibliothèque Borghèse. (Facsimilé dans Schneemann, Controv., après la p. 491 ; texte italien ibid., p. 287-291. F. Cavallera, Thésaurus doctrines catholiew, Paris. 1920. n. 920 et note, en reproduit l’essentiel.)

Des 8 cardinaux présents, un seul, le dominicain BerneriUS, d’AsCOli, déclara qu’il fallait condamner les 42 propositions de Molina. Deux autres, de Givry et Blanche ttus, penchaient pour t l’opinion des dominicains qui « accorde un plus grand pouvoir à Dieu «

mais estimèrent qu’une condamnation serait prématurée. Bellarmin et du Perron affirmèrent au contraire que la prédétermination physique était calviniste, sans cependant souhaiter qu’elle fût condamnée.

Paul V prit alors la parole : « Le concile de Trente a défini, dit-il, la nécessité, pour le libre arbitre, d’une motion divine. Ce qui fait difficulté, c’est de savoir si Dieu le meut physiquement ou moralement. Sans doute, il serait souhaitable que la controverse à ce sujet soit dirimée ; mais ce n’est pas nécessaire. En effet, l’opinion des frères prêcheurs est très éloignée du calvinisme, puisqu’ils disent que la grâce ne détruit pas la liberté mais la parfait, et qu’elle fait agir l’homme selon sa nature, c’est-à-dire librement ; d’autre part les jésuites se distinguent des pélagiens, en ce que ceux-ci ont affirmé que le point de départ du salut vient de nous, tandis que ceux-là pensent exactement le contraire. Puisqu’il n’est pas nécessaire d’en venir à une définition, l’affaire peut être différée jusqu'à ce que le temps porte conseil. Si quelqu’un enseigne des erreurs, le Saint-Office est là qui pourra s’y opposer. Que les censeurs et les orateurs rentrent donc chez eux, et gardent le secret sur ce qui s’est dit et fait. »

Tous les cardinaux s'étant ralliés à cette déclaration, le pape la communiqua aux généraux des deux ordres, ajoutant qu’il promulguerait en temps opportun la décision qu’on attendait de lui, mais qu’il punirait sévèrement quiconque noterait de censure l’une ou l’autre opinion. Il souhaitait qu’on s’abstînt désormais de paroles dures ou amères. Texte communiqué par Aquaviva à ses subordonnés, le 5 sept. 1607 ; dans Schneemann, p. 292-293, et Denzinger-Bannwart, Enchiridion, n. 1090.

Ainsi finit, en quelque sorte par un non-lieu, la longue instruction contre le molinisme, qui fut l'œuvre des congrégations De auxiliis.

5. La pseudo-bulle Gregis dominici.

Des thomistes ont prétendu après coup que Pie V n’avait

cédé qu'à des considérations d’ordre politique, mais que son intention était bien de condamner Molina, et qu’en réalité il l’avait fait. Ils ont même exhumé une bulle, Gregis dominici, prête à être publiée, où se trouverait exprimée la véritable pensée du pape. Cette fable fut reprise plus tard par les jansénistes. On la trouve exploitée encore dans l’Histoire générale du mouvement janséniste d’Augustin Gazier, Paris, 1922, t. i, p. 38 sq., qui reproduit en appendice, t. ii, p. 297-302, les 43 propositions dont nous avons parlé plus haut, sous le titre de « propositions erronées extraites du livre de Molina et condamnées par la bulle inédite de Paul V en 1607°.

En réalité, il s’agit là d’un projet présenté par l’un des censeurs, l’archevêque d’Armagh. Il n’est pas, du reste, le seul de son espèce : on peut lui opposer un projet analogue, préparé par un autre censeur, Bovius, mais favorable à Molina. Ce sont, l’un comme l’autre, des documents d’ordre privé, qui ne reçurent jamais d’approbation officielle et qui restent par conséquent sans valeur théologique ou disciplinaire.

On comprend dès lors pourquoi, le 8 janvier 1608, Paul V fit écrire en Espagne, par Thomas de Lemos, contre les « fables » qui déjà y circulaient : Certissimum est nihil a S. D. N. definitum esse. Immo post reserimtam sibi determinationem, eam etiamnum animo medilatur et tractai. Quapropter qui oppositum afjirmant aut divulgant, summæ impudentiæ rei sunt et injuriée quæ sanctitati sua ? et apostolicæ Sedi irrogedur. (F. de Lemos, Acta omnia congre gationum, col. 1362-1363.) Un demi-siècle plus tard, dans son décret contre les jansénistes, du 23 avril 1654, Innocent X déclarera de même : autographo sive exemplari præ diclæ assertse constitutionis Pauli V nullam omnino esse fidem adhibendam.

6. Derniers remous.

Paul V avait-il dit son dernier mot ? Il avait laissé entrevoir une intervention ultérieure. Était-il possible que l’enseignement du molinisme fût désormais libre ? S’il en était ainsi, c'était donc pour les jésuites un triomphe ? La joie que manifestèrent bruyamment les membres de la société montrait assez leur sentiment à cet égard. Pour naturelle qu’elle fût, elle n’en parut pas moins à leurs adversaires une provocation. Les controverses reprirent d’abord timidement, puis ouvertement. Dès 1610 deux ouvrages parurent même, l’un à Rome, l’autre à Anvers, dont les auteurs, Alvarez, O. P., De auxiliis gradée, et Lessius, S. J., De gratia effwaci, attaquaient vivement le système opposé à celui qu’ils adoptaient. De nouveau, les dominicains et la cour d’Espagne se mirent à faire pression sur Paul V pour obtenir de lui une décision formelle.

Peine perdue. Paul V se contenta de renforcer les mesures prises par lui pour ramener Ja paix : le 1 er décembre 1611, il publia la défense de faire imprimer quoi que ce soit sur la question de la grâce, fût-ce sous la forme d’un commentaire de saint Thomas, sans l’autorisation de l’Inquisition. Urbain VIII, par décrets du 22 mai 1625 et du l"août 1641, confirma cette prohibition en l’aggravant de menaces : privation du pouvoir d’enseigner ou de prêcher, excommunication, etc. Denzinger, p. 340, note. Innocent X la renouvela encore en 1654, par son décret cité plus haut.

Ces interventions réitérées, jointes aux efforts sincères des généraux des deux ordres, amenèrent peu à peu l’apaisement des esprits. Mais le feu couvait encore sous la cendre quand les jansénistes vinrent rallumer l’incendie.

V. L’ESSENCE ET LES DIVERSES MODALITÉS DU MOLINISME. — La levée de boucliers contre la Concordia de Molina et les controverses qui s’ensuivirent ne furent pas inutiles. En dépit de la passion qui s’y mêla trop souvent et des paroles regrettables qui furent prononcées de part et d’autre, le travail de réflexion et de discrimination suivait son cours. Bellarmin écrivait, le 27 juillet 1602, à son agent de Rome : « Les Pères de la Compagnie qui défendent Molina, ne soutiennent pas que toutes les assertions de Molina sont vraies, mais ils soutiennent qu’elles ne sont point pélagiennes. » X. Le Bachelet, Auctarium Bellarminianum, p. 26. Les jésuites euxmêmes firent donc deux parts dans l'œuvre de leur confrère espagnol, selon qu’il s’agissait ou non d’idées que l’ordre entier reconnaissait ou acceptait pour siennes. De là l’obligation, pour nous, de distinguer le molinisme de Molina et celui de la Compagnie de Jésus, ou plutôt de discerner, parmi toutes les idées des molinistes, celles qui sont essentielles au système et celles qui sont particulières à tels ou tels auteurs. Nous ne nous placerons pas, pour le faire, au point de vue métaphysique qui nous entraînerait à de trop longues discussions, mais au point de vue historique et pratique ; appelant essentiels les points sur lesquels tous les molinistes sont d’accord, et secondaires les autres.
I. L’essence du molinisme.
II. Les modalités du molinisme (col. 2167).

I. L’essence du molinisme.— Le problème central des discussions soulevées autour de la Concordia était celui de l’infaillibilité de la grâce efficace.

Cette infaillibilité a-t-elle son origine ab intrinseco ou ab extrinseco ; provient-elle de la nature intime de la grâce efficace, de la puissance interne que Dieu lui a donnée pour mouvoir les volontés selon ses décrets absolus, ou bien faut-il en chercher la source en dehors de la grâce, pour mettre mieux en évidence la place de

la liberté humaine ? Sur ce point, tous les théologiens de la Compagnie de Jésus sont d’accord avec Molina contre les thomistes, pour rejeter l’efficacité ab inlrinseco de la grâce et la prédétermination physique ad unum qu’elle suppose.

Tous sont d’accord aussi pour soutenir que la raison extrinsèque » de l’infaillibilité de la grâce efficace doit être cherchée dans la science moyenne, c’est-à-dire dans la connaissance que Dieu a des futurs contingents conditionnels.

Telle est l’essence du molinisme considéré dans son double aspect, négatif : rejet de la prédétermination physique et de la grâce efficace ab intrinseco, et positif : affirmation de l’existence en Dieu d’une science moyenne, et utilisation de cette science pour concilier l’infaillibilité de la grâce et le libre arbitre.

A cet enseignement fondamental, qui devint sa doctrine officielle, la Compagnie de Jésus resta fidèle, comme en font foi les décrets et ordonnances de ses généraux successifs : Aquaviva, 14 déc. 1613 ; Vitelleschi, 7 juin 1616 ; Piccolomini, 1651. Voir art. Jésuites, t. viii, col. 1026-1038. Mais ses théologiens demeurèrent libres d’avoir leur opinion sur les points secondaires, tels que le point d’insertion du concours divin, le point d’application de la science moyenne, le rôle de cette science dans la prédestination, le caractère de la prédéfinition des bonnes œuvres, la raison de l’efficacité de la grâce. On peut dire que tous apportèrent de sérieux amendements à ce qu’avait dit l’auteur de la Concordia sur le pouvoir du libre arbitre laissé à lui-même.

II. Les modalités du molinisme. —-1° Les forces du libre arbitre. — Les forces naturelles accordées par Molina, dans l'état présent, à notre intelligence et à notre volonté, ont paru excessives à beaucoup.

Très peu de temps après la publication de la Concordia, au début de 1589, Bellarmin déclare à son général, Aquaviva, désapprouver les propositions suivantes de Molina qui avait été soumises à la censure :

Homo in statu peccati potest ex suis naturalibus sine airxilio gratis diligere Deuin super omnia dilectione naturali, et voluntate absoluta, sicqncd habeat absolutum propositum servandi omnia pra-cepta. Imo hoc propositum est siFpius in peccatore majusquam in homine justificato.

Hoc propositum absolutum potest esse in peccatore taie et adeo sullicicns, ut ad actum contritionis supernaturalis mhil lia de final.. nisi modus i Me supernaturalis et divinus, qui sit ab auxilio gratis.

K naturalibus ipsius liberi arbitrii possumus haherc actum contritionis quantum ad substantiam modo pnedicto, ut videlicet nihildeficiat ibi, nisi modus ille supernaturalis.

Si pelagiani ponerent in nobis actus naturales similes iis qnos habemus supernaturales, dummodo faterentur cos non esse sullicientc-s ad salutem, nihil de bec curaret Ecclesia.

Vers la même époque, il releva lui-même comme insoutenables les affirmations de Molina d’après lesquelles l’homme peut, sans secours spécial de Dieu : 1. faire un acte de foi naturel aux mystères en tant qu’ils sont révélés par Dieu ; puis un acte d’espérance et un acte de charité naturels, ou quoad substantiam actus ; et avoir un ferme propos absolu d’observer tous les commandements, suffisant pour l’attrition et la contrition quoad substantiam actus ; 2. se repentir de ses péchés, par les vertus de foi et d’espérance ; 3. probablement vaincre toute tentation, si grande qu’elle soit ; 4. obtenir, s’il fait ce qu’il peut, l’octroi de la grâce. X. le Bachelet, Auctarinm, p. 18-19.

De cet le position, le bienheureux ne se départit pas. Dans un écrit présenté à Clément VIII, en 1597, il disait : Ludovictu Molina in modo loquendi tic liberi arbitrii viribus nonnullis videtur excessisse, Auctu rium, doc. vi, p. 120, col. 1. Mis en présence des censures portées par les consulteurs romains en 1600, il en approuve cinq qui portaient sur le même objet. Op. cit., doc. xii, p. 177-178. Enfin, dans une note énumérant des propositions qu'à son avis on pourrait définir, il en propose plusieurs disant ce que l’homme ne peut pas faire avec les seules forces naturelles : il ne peut surmonter aucune vraie tentation de manière à la vaincre parfaitement ; il ne peut croire, aimer, se repentir comme il le faut pour que ces actes puissent être une disposition à la justification ; il ne peut faire en sorte que la grâce lui soit due, etc. Op. cit., doc. xiii, p. 179.

Sans entrer dans plus de détails, on peut dire que les sages précisions ou distinctions de Bellarmin en ces matières ont fait autorité auprès des molinistes.

2° Le concours dii’in. -- Les examinateurs de Molina ont relevé, comme digne de censure, la théorie d’après laquelle Dieu, par son concours général, n’influe pas sur les causes secondes en les portant à l’action, mais immédiatement sur leurs opérations. Bellarmin, dans son opuscule De novis contronersiis (1597 ou 1598), distingue deux controverses sur la coopération ce Dieu avec le libre arbitre. — 1. Dieu coopère-t-il en mouvant le libre arbitre ou bien en produisant le même effet que lui comme cause partielle ? La première opnion est celle des censeurs, la seconde celle de Molina. Bellarmin préfère la première, parce que c’est celle de saint Thomas et qu’il la trouve plus conforme à la philosophie ; il ne condamne pas cependant la seconde, qui fut celle de Tolet et de bien d’autres.

2. Si l’on admet que Dieu, coopérant avec le libre arbitre, le meut, une deuxième question surgit : le meut-il en le déterminant à l’action, ou le laisse-t-il se déterminer lui-même ? C’est l’objet d’une seconde controverse, « la principale de celles qui divisent dominicains et jésuites en Espagne ». Sur ce point, Bellarmin préfère la doctrine de Molina qu’il juge plus sûre. X. Le Bachelet, Auctarium, opusc. V, p. 107109. Il s’accorde donc avec tous les molinistes pour nier la prédétermination physique, mais s'écarte de plusieurs en ce qu’il admet une motion sur le libre arbitre.

La science moyenne.

Tous les théologiens

admettent que Dieu connaît les futurs libres conditionnels. Il les connaît, disent les thomistes, dans les décrets prédéterminants de sa volonté. Non, disent les molinistes ; puisque l’existence de ces futurs suppose l’intervention d’une volonté libre, il faut dire que Dieu en a ur.e science spéciale, intermédiaire entre sa science libre et sa science purement naturelle : la science moyenne. Mais les molinistes ne s’accordent plus quand il s’agit d’expliquer cette science.

1. Explication par la super-ccmpre’hension des causes — « Dieu, disait Molina. voit les futurs conditionnels dans les volontés créées : non seulement il connaît toutes les circonstances dans lesquelles celles-ci se trouveront et les motifs qui agiront sur elles, mais il les pénètre elles-mêmes si profondément qu’il voit clairement ce qu’elles feraient, en toute liberté, dans l’infinité des circonstances possibles. » (q. xxiii, a. 5). C’est la théorie qu’on a appelée de la super-compréhension des causes. Elle a été admise par Bellarmin, De novis controversiis (dans Le Bachelet, Auctarium, p. 106-107) ; De gratia, iv, 15 ; et plusieurs molinistes s’y rallient encore aujourd’hui, ainsi Kubn, Allgrmeine (iotteslehre, § 55, et A. d’Alès. Providence et libre arbitre. Paris, 1927, qui voit dans Veminentissima comprehensio « une pièce constitutive et Indispensable dans les descriptions de la science moyenne de Molina i. 1°. 99.

Entendue au sens passif, comme elle l’a été souvent, cette explication soulève, semhle-t-il, de graves

difficultés. Avant l’acte, la volonté libre est indéterminée. Comment la connaissance de cette volonté pourrait-elle y faire voir ce qui ne s’y trouve pas ? De deux choses l’une : ou la connaissance d’un effet contingent dans sa cause est simplement conjecturale, et alors elle est déficiente, ou, si elle est certaine, la liberté est menacée autant que par les décrets prédéterminants.

Mais, comme le dit justement le P. d’Alès, op. cit., p. 98-99, pour Molina, la science divine n’est pas tirée des choses ; elle n’a d’autre source que l’essence divine elle-même. Quand il parle de î'inscrutabilis eomprehensio cujusque liberi arbitrii crcati, « il s’agit de cette puissance idéalement créatrice, par laquelle l’intellect divin dessine en lui-même des mondes intelligibles » et les pénètre jusqu’au fond par son regard ; voilà pourquoi ses combinaisons sont infaillibles. C’est ce que disait aussi Bellarmin pour défendre Molina : Humanam voluntatem Deus videt, non per speciem ab Ma acceptant, sed per divine m suam tsseniiam. De novis controv., p. 107.

2. Explication par la connaissance des futurs dans leur vérité objective. — Molina avait exposé dans son édition de 1595. mais pour la rejeter, une autre explication (p. 322). Dans les futurs contingents, disait-on, l’une des deux alternatives est toujours vraie de toute éternité, de façon déterminée, et l’autre fausse ; la première est donc, de sa nature, connaissable comme future, et l’autre comme ne devant pas se produire. L’idée que Dieu connaît ainsi les actes futurs déterminés dans leur vérité objective ou formelle fut adoptée par Suarez, Opusc, II, De scientia Dei fulurorum contingentium, t. I, c. vin ; I. II, c.

De gratia,

prolog. n. Cf. L. Mahieu, François Suarez, Paris, 1921, p. 231-234. Un grand nombre de moîinistes s’y sont ralliés. Ruiz.De scientia Dei, dist. LXXV ; Mazella, De gratia, dist. III, a. 7, n. 668, etc.

3. Refus d’explication.

D’autres, après Kleutgen, Inslilutiones theologiæ, t. i, Ratisbonne, 1881, p. 321, n. 548, tout en maintenant la science moyenne, ont renoncé à l’expliquer. < La seule chose que nous puissions connaître… c’est que Dieu, dont l’essence est d’exister et dont l'être contient éminemment toutes les existences, atteint immédiatement, directement et en elles-mêmes, toutes les existences présentes, passées, futures, possibles, conditionnelles… Expliquer cette science, c’est œuvre de dilettantisme philosophique ; l’affirmer, c’est affaire de bon sens… » écrit le P. de Régnon, Banes et Molina, Paris, 1883, p. 114-115. Son sentiment est partagé par Cornoldi, Délia libertà humana, Rome, 1884, et par Baudier, Revue des sciences ecclésiastiques, 1887, p. 360. Perrone, De gratia, I" partie, c. iv, n. 329, déclare qu' 'il convient de renoncer totalement à un problème si obscur, dont aucun essai de solution n'échappe aux difficultés ».

La prédestination à la gloire.

Les thomistes,

pour lesquels la science moyenne n’existe pas, sont unanimes à affirmer que, non seulement la prédestination est tout à fait indépendante des mérites, mais que le décret divin qui choisit les prédestinés est antérieur à la prescience que Dieu a de leurs actes futurs.

Les moîinistes, d’accord pour enseigner la parfaite gratuité de la prédestination à la gloire, se sont divisés sur la place qu’occupe logiquement, par rapport à cette prédestination, la science moyenne.

1. Lessius avait admis déjà, dans ses thèses de Louvain contre Baïus, 1586, une prédestination à la vie éternelle post prsevisa mérita ut absolute futura. Distinguant, dans les propositions soumises par lui à la faculté, l'élection efficace et la prédestination, il avait défini celle-ci : præparatio gratiæ et omnium beneficiorum quibus Deus præscit hominem sahmndum.

Il avait ajouté, en conséquence : homines non sunt proprie prædestinati aut reprobati ante prævisum peccalum originale. L. de Meyer, Hist. contr., p. 14-15. C’est au fond l’idée que nous avons trouvée dans Molina. Lessius développa sa pensée, après les controverses De auxiliis, dans son 73e gratia efjicaci et son De prædestinatione et reprobalione, Anvers, 1610. Il écrit, ici, sect. ii, n. 6 : Electionem absolutam et immediatam ad gloriam non esse faclam ante prævisionem perseverantiæ seu finis in statu gratiæ, sicut nec absoluta reprobatio facta est ante prævisionem finis in statu peccati. Il fut suivi par des penseurs de l’importance de Vasquez, de Valencia, de Maldonat, de Stapleton, et par la plupart des moîinistes. Pour ces théologiens, on peut dire que l’ordre réel conditionne la grâce et la gloire : ils s’appuient sur ce que, dans le domaine des faits, si l’on se place au point de vue de l’homme, les actes méritoires sont chronologiquement antérieurs à l’obtention de la récompense.

2. Tel ne fut pas le point de vue de Bellarmin, de Suarez et de quelques autres : considérant, non pas l’ordre réel, mais l’ordre intentionel, remarquant que, pour Dieu, le choix et l’emploi des moyens suit logiquement la fixation de la fin, ils distinguèrent entre la prédestination à la gloire et la réprobation, et soutinrent que la première se fait ante prævisa mérita ut absolute futura, quoique post prævisa mérita conditionale futura.

Dans son enseignement de Louvain, Bellarmin avait enseigné la doctrine de la prédestination universelle à la gloire, gratuite et logiquement antérieure à la prévision des mérites : Deus antécédente voluntate gratis omnes homines et angelos prædestinuvit ad gloriam. Le Bachelet, Auctarium, p. 38-40. Dans un mémoire écrit probablement en 1599 sur l’affaire de Lessius, tout en défendant l’orthodoxie de son disciple, il déclare ne pas admettre son opinion. Il s’y oppose encore, et cette fois très vivement, dans un mémoire adressé au général de la Compagnie après la publication, en 1610, du De gratia efjicaci de Lessius. Il se rallie, dit-il, à la pensée de saint Augustin sur laquelle le doute n’est pas possible, et fait ressortir l’intérêt qu’il y a pour la Compagnie à s’y tenir pour demeurer d’accord avec les dominicains, les franciscains et les augustiniens. Op. cit., doc. XV, p. 186187. Sa pensée se trouve largement exposée dans le De gratia et libero arbitrioA. IL, c. ix-xv, où il soutient les thèses suivantes : Preedestinationis divins nulla ratio ex parle nostra assignari potest. — Prædestinationis nullam esse causam in nobis. Il s’est rencontré ici avec Suarez, De divina prædestinatione, I. I, c. viii, etc. Pour le doclor eximius, toute la prédestination est antérieure à la prévision du péché originel : elle est, dans son ensemble, un acte de volonté. L. Mahieu, François Suarez, p. 445-446. Cette prédestination ante prævisa mérita, qui rapprochait un peu les moîinistes des thomistes, a trouvé peu d’adeptes parmi eux : de Lugo, Ruiz, Ramircz, Antoine et quelques autres.

5° La prédéfinition des bonnes œuvres. — La prédéfinition est à peu près, aux bonnes œuvres, ce que la prédestination est à la gloire. Dieu veut que telse tels actes bons soient librement posés, et il octroie aux hommes les grâces par lesquelles ils y arriveront certainement. C’est ce qu’on appelle la prédéfinition des bonnes œuvres. Mais comment Dieu veut-il ces actes et ces grâces ? Est-ce d’une volonté indirecte, implicite, médiate ? La prédéfmition est alors virtuelle. Est-ce directement et immédiatement ? Elle est alors formelle.

1. Molina, p. 583, 587, n’admettait qu’une prédéfmition virtuelle. C’est aussi l’avis de Grégoire de Valencia, In Ium, dist. 1, q. xxii, § 3 ; q. xxiii, § 4 ; de 2 171

    1. MOLINISME##


MOLINISME, CONTROVERSES AU XVIie SIÈCLE

2172

Vasquez, In Ium, dist. I. XXXIX, c. x ; « list. XCIX, C. m et vu ; et de divers autres.

2. Bellarmin, par contre, soutient que « Dieu a voulu directement tout ce qui arrive, en dehors du péché ». Le Bachelet, Auctarium, p. 20. Suarez, Opusc. De concursu et effic. auxitio Dei, t. IX, c. xvii, édit. Vives, t. xi, p. 249 sq., admet aussi cette prédéfinition formelle. Il est suivi par Silvestre Maurus, Tanner, Viva, etc.

L’efficacité de la grâce actuelle.

l)*où provient

l’efficacité de la grâce ? l.es thomistes répondent : de ce que la grâce porte physiquement le libre arbitre à vouloir ou à consentir. Molina répond au contraire : de ce que le libre arbitre coopère avec la grâce suffisante. Nous avons vu les explications dont il a entouré cette affirmation.

Les censeurs de la Concordia, dès le principe, ont relevé comme pélagienne cette proposition : Divisiez auxilii ineflicaxet ineffieax, abe fléchi et arbilrii libertate pendet. Bellarmin, croyant y reconnaître l’opinion d’anciens scolastiques, tels que Henri de Gand, Thomas de Strasbourg, Biel, refuse de souscrire à cette condamnation ; il rejette cependant cette sorte de dépendance de la grâce par rapport au libre arbitre, avec autant de décision que la prédétermination physique, parce que, si la seconde supprime la grâce suffisante, l’autre supprime la grâce efficace. Bellarmin reprend en conséquence une opinion déjà enseignée à Louvain par Ruard Tapper, et qu’il appelle quasi média. « La grâce efficace, dit-il, détermine la volonté, non pas physiquement, mais moralement, en agissant sur elle par voie de persuasion, d’inspirations intérieures, de menace, etc. de telle sorte que Pelïet suive infailliblement, quoique non nécessairement. Quand Dieu veut qu’un homme se convertisse, il le sollicite de la façon qu’il sait lui convenir pour que l’appel ne soit pas rejeté : Ita ei loquitur, ut videt ei congruere, ut vocationem non respuat. i De nov. eontrov., dans Le Bachelet, Auctarium, doc. v, p. 103. Cf. De gratia et libero arbitrio, I. I, c. xii.

Suarez explique de la même manière l’efficacité de la grâce : pour lui aussi, est efficace la grâce qui est congrue : et le général Aquaviva fit de ce congruisme, la doctrine officielle de la Compagnie de Jésus. Son décret du Il décembre 1613 a été cité et sa portée a été établie à l’art. Jésuites, col. 1032-1035.

Billuart, De gratia, diss. V, a. 2, § 3, éd. Lequette, Arras, 1868, t. iii, p. 133-135, et beaucoup d’autres thomistes ont voulu voir dans le congruisme une mitigation du molinisme. Le P. de Régnon, S. J., Bancs et Molina, p. 154, parlant du congruisme, le qualifie de « système mitoyen, qui n’est, si j’ose dire, qu’un procédé de conciliation entre deux systèmes inconciliables ». Ils sont encouragés dans cette voie par Bellarmin, comme nous l’avons vu.

Molina, cependant, n’avait-il pas enseigné qu’en dernière analyse la cause de l’efficacité de la grâce est la miséricorde de Dieu qui octroie précisément, au libre arbitre, une grâce dont il a prévu, par sa science moyenne, qu’elle serait infailliblement efficace ? Ce qu’on a appelé parfois le « pur molinisme », par opposition au congruisme, n’a donc jamais été professé par Molina ; et l’on peut soutenir que le congruisme n’est en réalité qu’une modalité du molinisme. (Voir art. Congruisme.)

7° I.e pouvoir des habitas surnaturels, - - D’après Molina et Bellarmin, les vertus surnaturelles jouent dans l'âme le rôle de grâce actuelle : elles l’excitent et la meuvent â l’acte salutaire, de sorte que, chez qui les possède, la grâce actuelle devient superflue, poulies actes qui correspondent à ces vertus. Ce pouvoir n’est pas admis par beaucoup de molinistes. Le I'. Chr, Pesch, par exemple, dans ses Prselectiones dogmaticæ, t. v. De gratia, 4° éd., Fribourg-en-B.,

1916, ]>. 65-69, affirme la nécessité de la grâce actuelle pour n’importe quel acte salutaire.

On pourrait relever bien d’autres abandons partiels de Molina chez les théologiens molinistes. Signalons seulement ceux du P. Billot, S. J., qui, dans son De gratia Christi et libero hominis arbitrio, Rome, 1908, fait de la grâce actuelle excitante une motion incomplète, une sorte de vertu passagère, qui peut être rangée dans la catégorie de la qualité, comme le point peut l'être dans celle de la quantité. Les théologiens de la Compagnie jouissent d’une grande liberté d’opinions : le critérium de leur fidélité à la doctrine de leur ordre étant, en matière de grâce et de liberté, au dire du P. Pesch, le rejet de la prédétermination physique, Zeitschrift f. kalhol. Theol., 1909, p. 92.

VI. LA DÉFENSE DU MOLINISME DU XVIIe SIÈCLE A NOS JOURS.
I. Renaissance des controverses sur la science moyenne.
II. Les jansénistes contre les molinistes (col. 2172).
III. Multiples incidents qui s’en suivent (col. 2173).
IV. Les « Histoires des CongrégationsDe auxiliis » (col. 2176).
V. La bulle Unigenitus et ses suites (col. 21 77).

VI. L’anti-molinisme de Billuart (col. 2179).
VII. Les controverses récentes (col. 2179).

I. Renaissance des controverses sur la science moyenne.

La défense portée par Paul V en 1611 ne fut guère observée. Si elle arrêta, semble-t-il, la publication du De divinis prsemotionibus seu de effîcacia divinæ causalitatis de Gaspard Ram, dont la première partie parut à Huesca en 1611, elle n’empêcha pas Diego Alvarez de poursuivre la série de ses ouvrages. De l’archevêché de Trani, qu’il avait reçu le 19 mars 1616, l’adversaire de Molina livra successivement au public des Disputaliones theologicæ in jzm.jjs, s Thomse, Trani, 1617, Louvain, 1622 ; une Summa de auxiliis divinæ gratiæ, Trani, 1622, qui résumait son ouvrage de 1610 ; cinq livres de Responsiones ad objectiones, Trani et Louvain, 1622, où il défendait la grâce efficace ; enfin un De origine pelagianee hæresis et ejus progressu et damnatione per plures sS. pontifices, Trani, 1629, Douai, 1635.

De leur côté, les jésuites publièrent des Commentaires et discussions de Pierre Arrubal, Commentariorum ac disputationum in 7 am partem divi Thomir, Madrid, 1619, 1622, t. ii, Cologne, 1630 ; et le De per/ectionibus moribusque divinis de Lessius, Anvers, 1620. Mais ces ouvrages, modérés de ton, ne provoquèrent pas grand émoi.

C’est en 1630 que renaît brusquement la controverse, du fait de deux théologiens étrangers, aussi bien à l’ordre de saint Dominique qu'à la Compagnie de Jésus. Le carme Antoine de la Mère de Dieu, dans son Cursus théologiens de Salamanquc, et l’oratorien français Guillaume Gibieuf, dans son De libertate Dei et creaturæ, affirmèrent en même temps que la science moyenne avait été condamnée à Rome, sous Clément VIII et Paul V, par une trentaine de juges. Ils furent appuyés, en 1635, par les dominicains de Douai, éditeurs du De origine pelagianæ luvrcsis d’Alvarez. et en 1637 par Jean de Saint Thomas, qui, après avoir Invoqué le témoignage du canoniste Pefia et fait état du silence des jésuites, écrivit dans son Commentaire sur la Somme, I* pars. disp. XX, q. xiv, a. 6 : factum est et ita factum tenet. Les jésuites ripostèrent, Théophile Raynaud en tête ; et ce fut. selon l’expression de Serry, « une lutte aveugle », faute de pouvoir se reporter aux actes des congrégations (Serry. préface, p. iv-v).

II Les JANSÉNISTES CONTRE LE MOLINISME,

Il S’agissait là d’un point d’histoire : mais déjà, sur le fond même de la eontrov erse, le molinisme voyait surgir devant lui un nouvel adversaire, le jansénisme.

Jansénius († 1638), avait vécu à Louvain dans

l’atmosphère anti-moliniste entretenue par Janson, disciple de Baïus ; il s'était plongé avec son ami Duvergier de Hauranne dans l'étude de saint Augustin ; il avait approuvé diverses conclusions du synode de Dordrecht contre Arminius, d’après lequel la prédestination suit la prévision des mérites, la grâce suffisante est accordée à tous, et la grâce efficace n’est pas irrésistible. Art. Jansénisme, col. 319-322. Son Augustinus (1641) devait se ressentir de tout cela. Sans doute, l'évêqued’Ypres s’en prend en général aux « scolastiques », aux « clabaudeurs de l'École », comme il les appelle ailleurs, qui ont voulu, dit-il, concilier Aristote et saint Paul, la philosophie humaine et la révélation ; mais c’est aux « nouveaux théologiens » surtout qu’il en veut : à Molina, à Lessius, à Bellarmin, à Suarez, à Vasquez, qu’il attaque à chaque instant. Il leur reproche de s'être écartés de la tradition et de prétendre, au surplus, reproduire la pensée de saint Augustin ; de proclamer la volonté salvifique universelle ; de soutenir un impossible congruisme, alors que toute pensée bonne est nécessairement une grâce de Dieu qui imprègne la volonté et la fait agir ; de minimiser le rôle de la grâce, etc. Il consacre enfin un appendice spécial de son livre à un parallèle entre les erreurs des « Marseillais » et la doctrine de ces « théologiens modernes » ; et conclut qu’il n’y a aucune différence essentielle entre le molinisme et le semi-pélagianisme, en particulier au sujet de l’universalité de la grâce suffisante, de l’identité intrinsèque de la grâce suffisante et de la grâce efficace, de la prédestination post prævisa mérita.

Jansénius, il est vrai, n’admet pas la prémotion physique ; mais il déclare que les thomistes ont mieux saisi la pensée de saint Augustin que les molinistes et que, du moins, ils sont d’accord avec lui sur la puissance de la grâce. T. iii, t. VIII, c. n et ni.

Ses disciples qui, avec Arnauld, Saint-Cyran, Quesnel, Pascal, font profession de défendre la vérité catholique contre deux erreurs contraires : le protestantisme et le molinisme, se sont volontiers présentés aux thomistes comme des alliés contre un adversaire commun. On conçoit dès lors que des thomistes se soient rangés à leurs côtés, sans prendre garde que leurs formules captieuses impliquaient la négation de la liberté ; et que des molinistes aient voulu plus t-ard faire rejaillir sur tous leurs adversaires la condamnation des jansénistes. A la faveur de ces équivoques les incidents se multiplieront. Il suffira d’en signaler ici quelques-uns.

III. Multiples incidents qui s’ensuivent. — 1° A Louvain les thèses des jésuites contre V Augustinus. — Les premiers, les jésuites, tout en se défendant euxmêmes, attaquèrent V Augustinus, dans les six thèses qui furent soutenues à leur collège de Louvain, le 22 mars 1641. Ce fut le signal d’une polémique, au cours de laquelle Urbain VIII promulgua la bulle In eminenti (6 mars 1642) portant condamnation de l' Augustinus et des thèses des jésuites, en vertu de la défense de publier des écrits sur la grâce sans l’autorisation de l’Inquisition. Voir art. Jansénisme, col. 450-454.

2° A Toulouse, la querelle du P. Réginald, 0. P., et du P. Annat, S. J. — - Brusquement un libelle anonyme daté de Venise, 1607, fut mis en circulation contre les jésuites. Il était intitulé : Quæstionemtheologicain, historicam et juris pontificii. En réalité, il avait été imprimé à Toulouse en 1644, et l’auteur, le P. Béginald, O. P., l’avait antidaté pour échapper aux sanctions prévues par Paul V et Urbain VIII. Le P. Annat, S. J., professeur à Toulouse, répliqua dans sa Scientia média contra novos ejus impugnatores defensa, Toulouse, 1645. Censuré par la faculté de théologie de cette ville, il se justifia dans Solutio quæslionis theolo gicæ, historicæ et juris pontificii, quæ fuerit mens concilii Tridentini circa gratiam efjicacem et scientiam mediam, 1645 ; et ici encore, les écrits pour et contre se multiplièrent. Le Parlement de Toulouse fut mêlé à l’affaire et le procès fut arrêté par l’Assemblée du clergé. Gerberon, Hist. du jansénisme, t. i, p. 206-210.

3° A Paris, les PP. Sirmond et Dechamps, S. J., et Libert Fromond. — En même temps, le De libero arbitrio du P. Petau, Paris, 1643, et le Preedestinatus du P. Sirmond s’attiraient d’amères répliques de la part de Libert Fromond : Chrysippus seu de libero arbitrio epistola circularis ad philosophos peripateticos, in-8°, 1644 (anonyme), et de Martin de Barcos, neveu de Saint-Cyran : Censure d’un livre que le P. Sirmond a fait imprimer sur un vieil manuscrit et qu’il a intitulé : Prœdestinatus, in-8°, 1644. — Petau avait exhumé une censure de la faculté de Paris (27 juin 1560), le P. Etienne Dechamps, S. J., appuya sur elle les thèses sur le libre arbitre qu’il soutint au Collège de Clermont, à Paris, le 4 janvier 1644, et lui donna la plus large diffusion dans sa Defensio censurée sacrée jacultatis Parisiensis… seu dispulatio theologica de libero arbitrio, in-8°, Paris, 1645 (sous le pseudonyme d’Antoine Bichard) ; d’où une polémique avec Libert Fromond, l’un des éditeurs de l' Augustinus, qui, dans sa Theriaca adversus Dion. Petavii et Antoni Ricardi libros de libero arbitrio, Paris, 1648, affirma avoir vu « une bulle proscrivant 50 propositions de Molina et suffisant, si elle était publiée, pour dirimer toute la controverse en faveur de saint Augustin et de saint Thomas ».

4° A Rome, le mémoire janséniste de 1652 et la bulle Cum occasione (1653). — Quand les « cinq propositions » de Nicolas Cornet résumant V Augustinus eurent été dénoncées à Borne par l’Assemblée du clergé (mai 1650), les jansénistes cherchèrent plus que jamais à gagner les faveurs ou l’indulgence des thomistes, en s’attaquant ouvertement à Molina.

C’est alors que parurent des ouvrages comme ceux du docteur de Navarre, Noël de La Lane : De la grâce victorieuse de Jésus-Christ ; ou Molina et ses disciples convaincus de l’erreur des pélagiens et des semi-pélagiens, selon les actes de la congrégation De auxiliis, in-4°, Paris, 1651 ; ou de l’abbé de Bourzéis, Saint Augustin victorieux de Calvin et de Molina, in-4°, Paris, 1652. A en croire un mémoire présenté au pape en février 1652, par leurs délégués à la commission pontificale, les jansénistes ne combattaient que « la grâce suffisante, versatile et soumise au libre arbitre, telle que l’a défendue Molina » et ne se faisaient les défenseurs que de la grâce efficace. Les consulteurs dominicains et le P. Béginald lui-même se laissèrent prendre à ces déclarations, et s’efforcèrent d’empêcher la condamnation. Schneemann, p. 337-338.

La bulle Cum occasione, par laquelle, le 31 mai 1653, le pape qualifiait chacune des cinq propositions, n’arrêta pas la tentative de diversion. On reparlait sans cesse de soi-disant actes des congrégations De auxiliis relatés par François Pena, alors doyen de la Bote, ou par Thomas de Lemos, et du prétendu autographe de Paul V condamnant Molina. Innocent X déclara, par décret du 23 avril 1654, qu'à ces actes et à la soi-disant constitution de Paul V il ne fallait ajouter aucune foi, nullam omnino esse fldem adhibendam. Il défendait en conséquence de les alléguer et ordonnait d’observer, sur la question De auxiliis divinæ gratiie, les décrets de Paul V et d’Urbain VIII ses prédécesseurs. L. de Meyer, préface, p. lu. F. Cavallera, Thésaurus doctrinæ catholicse, Paris, 1920, n. 921. D’autre part, l’issue des conférences engagées à Comminges (1663) entre le P. Ferrier, S. J., et des jansénistes comme Arnauld, La Lane, Martin de Barcos, fit apparaître en vive lumière la distance qui séparait le jansé217 ;

    1. MOLINISME##


MOLINISME, CONTROVERSES AU XVII* SIÈCLE

2176

îiistne du thamisme. Art. Jansénisme, col. 511-514.

Les meilleurs défenseurs du molinisme à cette époque furent G. de Henao, dans sa Scientia média historiée propugnata, Lyon, 1055, et Salamuiiquc, 16(55, puis dans sa Scientia média theologice dejensa, I" partie, Lyon. 1674, II' partie, Lyon, 1676 ; etThyrse Gonzalez, Selectarum disp. 1, De sr.ip.nfia média, ., , Salamangi^, t<>80.

5° A Reims, l’ordonnance de Le Tellier (1697). — Dans l'énorme production littéraire qui touche au molinisme pendant le dernier quart du xviie siècle, il faut faire une place à part, en raison de son retentissement, à une ordonnance de l’archevêque de Reims, Charles-Maurice Le Tellier, le 15 juillet 1697.

Un jésuite de cette ville, Gabriel Thirioux, avait soutenu publiquement, le 5 décembre 1696, des thèses e î faveur de Molina. Texte dans Serry, App., col. 360.'564. Il avait affirmé que sa doctrine, qui explique par la science moyenne l’accord de la liberté humaine et de la grâce divine « est également éloignée des erreurs de Calvin et des autres sectaires de ce temps que de l’opinion des pélagiens », puis il avait conclu, sur un ton de triomphe, citant un obscur Maurolicus, que, combattue par tant d’adversaires de toute sorte, discutée avec tant de soin devant les papes, elle avait été trouvée, après tant d'épreuves, « plus pure que l’or au sortir du creuset ». Un autre jésuite avait montré, le 17 du même mois, devant le même public, l’accord de la doctrine de Molina avec saint Augustin. Ce fut l’occasion de l’Ordonnance en forme d’instruction, pour la faculté de théologie de Reims, que publia l’archevêque le 15 juillet. Texte traduit en latin dans Serry, Append., col. 319-348.

Le Tellier s'élève vivement contre l’argumentation qui consiste à conclure du silence de Paul V, « qui trouva à propos de surseoir au jugement qu’il avait projeté de rendre », que ce pape a approuvé absolument la Concordia de Molina ; il ne veut pas qu’on expose le Saint-Siège « aux calomnies des protestants qui l’accusent mal à propos d’avoir abandonné l’ancienne doctrine de saint Augustin sur la grâce, pour embrasser les nouvelles doctrines de Molina », et « qu’on donne de si grands éloges à une doctrine qui, dès son origine, a été regardée tout au moins comme suspecte ». Il condamne en conséquence, comme « fausse, téméraire, scandaleuse, captieuse et induisante en erreur », la proposition de Thirioux dont nous avons indiqué plus haut le sens. Sans vouloir taxer le molinisme de semipélagianisme, il s’efforce, dans toute son ordonnance, de détourner les maîtres de sa Faculté des « vaines inventions des théologiens », c’est-à-dire de Molina, de Lessius et de leurs adeptes, et il leur recommande de chercher la lumière sur les vérités de la foi, dans l’humble méditation de l'Écriture, l'étude attentive de la tradition et la pureté de la conscience.

Les molinistes répliquèrent par une remontrance intitulée : Monitio supplex lllustrissimo Remensium archiepiscopo facta, super décréta edito die 15 juin Ki ! >7, occasions duarum thesium theologiearum, in collegio societatis Jesu ejusdem urbis habitarum, diebits Set 7 deeembris 1606. L’archevêque riposta par nne requête au Parlement contre les jésuites. Bossuel présenta t’ordonnance au roi le 6 octobre ; et nous savons par sa correspondance qu’il l’approuvait. Journal des savants, 18 nov. 1697, p. 433-439 ; d’Avrigny, Mémoires chronologiques et dogmatiques, 17.'f'.>, t. iv, p. 91-103 ; Urbain et Lévesque, Correspondance de Bossuet, l. viii, p. 416 et 127. Les jésuites demandèrent grâce et en furent quittes pour faire amende honorable. Texte dans Serry, préf., p. i.

6° / Rouen, le$ PP. Noël Alexandre et Serry, O. P. et le l'. Daniel, s..1. - A Rouen, l’archevêque Jacques Nicolas Colbeii avait recommandé à son clergé, dans sa Ici Ire pastorale de 1696, 1a lecture de la Théologie du

P. Noël Alexandre, O. P. Ce fut le point de départ d’attaques contre la doctrine morale du dominicain, qui finirent par l’exil de leur auteur, le P. Bufïier, S. J. Voir art. Alexandre, col. 771. Le P. Gabriel Daniel, S. J., qui avait déjà pris à partie le dominicain dans ses Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe sur les Lettres au provincial, Cologne, 1694, adressa alors au P.Alexandre une série de dix lettres publiques, dont les cinq dernières concernaient la grâce. Sous la forme d’un parallèle entre la doctrine des jésuites et celle des dominicains, il combattait la grâce efficace par elle-même, comme supprimant la liberté et favorisant le jansé nisme ; les décrets prédéterminants, comme entraînant la nécessité et faisant de Dieu l’auteur du péché. Il défendait par contre la science moyenne, disant que saint Augustin l’avait approuvée. Lettres théologiques au R. P. Alexandre, où se fait le parallèle de la doctrine des thomistes avec celle des jésuites sur la morale et la grâce, Rouen, 1697.

Le P. Alexandre répondit par six lettres, dont les trois dernières se rapportent à la grâce. Il s’efforçait de démontrer que le molinisme s’accorde avec le semipélagianisme ; que la doctrine thomiste est approuvée par l'Église, tandis que celle des jésuites est nouvelle, dangereuse et condamnée par la faculté de Louvain ; que Molina a été condamné par les congrégations De auxiliis. Lettres d’un théologien aux RR. PP. jésuites pour servir de réponse aux lettres adressées au P. Alexandre, 1697.

Les deux lutteurs furent mandés par le chancelier de France, qui, après les avoir entendus séparément, leur imposa silence au nom du roi. De ce fait, la dernière lettre du P. Daniel resta sans réponse. Mais l’année suivante, le jésuite fit réimprimer à Lyon ses lettres et celles de son correspondant, avec une préface où il s’attribuait la victoire. Le P. Alexandre publia alors un Recueil de plusieurs pièces pour la défense de la morale et de la grâce de Jésus-Christ, Delft, 1698.

Quelques années plus tard, à l’occasion d’un livre intitulé : La véritable tradition de l'Église sur la prédestination et la grâce, paru à Liège en 1702, sous le pseudonyme de Louis Marais, un élève du P. Alexandre, le P. Hyacinthe Serry, O. P., déclara tout net que les plus violentes expressions de Marais étaient empruntées aux ouvrages des jésuites. Ce fut, poulie P. Daniel, l’occasion de défendre de nouveau la Compagnie et de s’expliquer sur la manière dont il faut entendre les textes des Pères. Lettres au P. Cloche, général des dominicains, et au P. Serrꝟ. 1705 et 1706 ; et Traité théologique touchant l’efficacité de la grâce, où Ton examine ce qui est de foy sur ce sujet et ce qui n’en est pas ; ce qui est de saint Augustin et ce qui n’en est pas, Paris, 1705.

IV. Les « Histoires des CONGRÉGATIONS Dr. AUXILIIS ». - I. 'argument que l’on tirait depuis longtemps, contre le molinisme, des mémoires inédits de Thomas de Lcmos et de Pcna, doyen de la Hôte, avait perdu beaucoup de son efficacité, depuis le décret d’Innocent X dont il a été parlé plus haut. col. 2174.

Il fut repris soudain, avec une force nouvelle, par la publication de VHistoria congregationum de auxiliis auctore Augustin » Le Blanc, S. 'Th. Doctore, Louvain, 1699. 1. 'auteur, le P. Hyacinthe Serry, O. P., axait lentement élaboré cette histoire à Home, en s’appuyant surtout sur les actes ou mémoires de Coronel, secrétaire de la Congrégation, de François Pefia et de Thomas de Lemos ; et l’on apprit plus tard que Quesnel n'était pas resté étranger à cette publication. !.. de Meyer, préf., p. m sq. ; Schneemann, p. 340-345. L’ouvrage, dédié à saint Augustin, s’ouvrait pal une gravure qui en résume l’esprit : Jésus disant à s( s disciples : Sine me nihil potestis facere Un bénédictin,

Théodore de Viaixiies, compléta l’offensive par un autre in-folio : Acta omnia congre gationum ac disputationam quæ, coram SS. Clémente VIII et Paulo V summis pontificibus, sunt celebratæ in causa et controversia Ma magna de auxiliis divinæ graiiæ, quas disputationes ego F. Thomas de Lemos eadem gratia adjutus sustinui contra plures ex societate, Louvain, 1707. La gravure de tête montre Paul V renvoyant les parties en disant Pax Dobis ; mais derrière lui on voit, toute préparée, la Bulla Pauli quinti contra Molinam, sous laquelle se lit la décision : reseratur ad tempus.

Les jésuites répondirent à la fois à cette double attaque, par un ouvrage publié à Anvers en 1705 : Historiée controversiarum de divinæ graiiæ. auxiliis sub summis pontificibus Sixto V, Clémente VIII et Paulo V, libri sex, quibus demonstrantur ac refelluntur errores et imposturæ innumeræ quæ in Hisloria Congregationum de auxiliis édita sub nomine Augustini le Blanc noiatæ sunt ; et re/utantur Acta omnia earumdem Congre gationum, quæ sub nomine Fr. Thomæ de Lemos prodierunt. Auctore Theodoro Eleutherio theologo. Le point de vue de l’auteur ressort, ici aussi, de la gravure initiale. On y voit rassemblé le concile de Trente, au-dessus duquel plane le Saint-Esprit, qui exerce son influence pro gratia et libero arbitrio ; des condamnations émanées de lui frappent, à droite et à gauche, Pelage et Calvin : Si quis dixeril hominem absque gratia posse justificari, anathema sit. — Si quis dixerit liberum arbitrium a Deo motum non posse dissenlire, a. s.

Dans une nouvelle édition de son Historia, donnée à Anvers en 1709, Le Blanc, signant cette fois de son vrai nom Jacques-Hyacinthe Serry, docteur de Sor bonne et premier théologien de l’Académie de Padoue, ajouta, outre des compléments divers disséminés dans le texte, un Liber quintus, superiorum librorum apologeticus, adversus Theodori Eleutherii eodem de argumento pseudo-historiam. Le P. Eleutherius sortit lui aussi de son anonymat, dans ses Historiæ controversiarum ab objectionibus R. P. Hyacinthi Serry vindicatæ libri très, Anvers, 1715, qu’il signa Livinus de Meyer. Les deux ouvrages furent réédités à Venise, en 1742.

Pendant tout l’intervalle qui s'était écoulé depuis leur apparition, une foule de livres avait paru sur l’histoire des congrégations De auxiliis, présentée soit du point de vue dominicain, soit du point de vue jésuite, sans ajouter rien d’important à ce qu’avaient écrit Serry et de Meyer. Seuls, les actes authentiques des Congrégations eussent pu jeter la pleine lumière sur une foule de points contestés ; mais le SaintSiège s’opposait obstinément, comme il le fait encore, à leur publication. De cette abondante littérature, il y a lieu de signaler les ouvrages de Billuart, en particulier son Thomisme triomphant, s. 1. n. d-, et son Apologie du thomiste triomphant, où il justifie aussi, par occasion, l’Histoire des Congrégations De auxiliis du P. Serry « contre les chicanes de ses adversaires », Liège, 1731.

V. La bulle « Unigenitus » et ses suites (8 sept. 1713). — L’offensive de Serry contre le molinisme sur le terrain de l’histoire des Congrégations De auxiliis ne rallia pas seulement les thomistes. Comme il est facile de le comprendre, ce « coup de massue sur l’hydre molinienne », selon l’expression de Du Vaucel écrivant à Quesnel, le 13 sept. 1698, réjouit au plus haut point les jansénistes. Lettre citée, par L. de Meyer, préf., p. v. Quesnel recommanda chaudement l' Hisloria de Le Blanc, ibid., p. viii-x ; et un janséniste de marque, Arnauld lui-même semble-t-il, s’empressa d’en donner au public un résumé en français. Ibid., p. xviii. Les dominicains apprécièrent cet

appui. Aussi, quand fut promulguée la bulle Unigenitus condamnant comme hérétiques une série de propositions de Quesnel renouvelées de Jansénius, 8 sept. 1713, les jansénistes eux-mêmes cherchèrent-ils, pour se sauver, à lier leur sort au thomisme, en soutenant que la doctrine condamnée était celle de saint Augustin et de saint Thomas.

Les molinistes savaient, par les perquisitions opérées en Belgique, que Quesnel était intervenu indirectement dans la rédaction de V Historia de Serry. L. de Meyer, avec une exagération manifeste, avait osé écrire : « sous le nom d’Augustin Le Blanc, VHistoria de auxiilis a deux auteurs, Geminos auctores habet », op. cit., p. xi : il n’avait même pas hésité à prononcer le mot de complot ou de conjuration. On voit comment certains furent amenés à unir, dans une même réprobation, le thomisme et le jansénisme.

Il fallut deux interventions de Benoît XIII pour dissiper ces confusions. Par bref du 6 novembre 1724, il invita les dominicains à « mépriser les calomnies » répandues contre leurs opinions sur la grâce efficace par elle-même, ab intrinseco, et sur la prédestination gratuite à la gloire sans aucune prévision des mérites : Magno igitur animo contemnite, dilecti filii, calumnias intentas sententiis vestris de gratia, præsertim per se et ab intrinseco efficaci ac de gratuita prædestinalione ad gloriam sine ulla prævisione meritorum, quas laudabiliter hactenus docuistis, et quas ab sanctis doctoribus Augustino et Thoma se hausisse et verbo Dei summorumque pontificum et conciliorum decrelis et Patrum diclis, consonas esse schola vestra commendabili studio gloriatur. Trois ans plus tard, dans la constitution Pretiosus, 26 mai 1727, il défendit de nouveau, sous menace despeines canoniques, toutes attaques méprisantes « contre la doctrine de saint Thomas et son excellente école », en particulier contre sa doctrine de la grâce, comme si elle s’accordait avec les erreurs de Jansénius et de Quesnel condamnées par le Saint-Siège, erreurs a quibus S. Thomas et vera schola thomistica quam longissime abest et abjuit.

Ces éloges, à leur tour, devaient être mal interprétés : on en abusa contre le molinisme. Clément XII fut ainsi amené, le 2 octobre 1733, en confirmant les décrets de Clément XI et de Benoît XIII, à ajouter qu’ils n’entendaient nuire en rien aux écoles catholiques qui expliquaient autrement l’efficacité de la grâce : Mentem tamen eorum prædecessorum nostrorum compertam habentes, nolumus aut per nostras aut per ipsorum laudes thomisticæ scholæ delatas, quas iterato nostro judicio comprobamus et conftrmamus, quicquam esse detractum cœteris catholicis scholis, diversa ab eadem in explicanda divinæ gratiæ efficacia sentientibus, quorum etiam erga S. Sedem præclara sunt mérita. Puis, il renouvela les décisions de Paul V, et défendit de taxer de censures ces diverses écoles, jusqu'à ce que le Saint-Siège eût jugé bon de définir quelque chose ou de se prononcer entre elles. Du Plessis d’Argentré, Colleclio judiciorum, t. m b, p. 589 sq. ; F. Cavallera, Thésaurus, n. 922.

Benoît XIV, écrivant quinze ans plus tard, 1748, à 1 Inquisiteur d’Espagne, exposa dans les termes les p us clairs ce qui fut toujours l’attitude du SaintSiège depuis la fin des Congrégations De auxiliis : « Vous savez, lui dit-il, que dans les fameuses questions de la prédestination et de la grâce, et de la manière de concilier la liberté humaine a ec la toutepuissance de Dieu, il y a plusieurs opinions dans les écoles. On présente les thomistes comme des destructeurs de la liberté humaine et des sectateurs, non seulement de Jansénius mais de Calvin ; mais comme ils répondent parfaitement aux objections qu’on leur fait et que leur opinion n’a jamais été réprouvée par le Siège apostolique, les thomistes s’y tiennent inipu

nément, et il n’est permis à aucun supérieur ecclésiastique, dans l'état de choses actuel, de les en détourner. Les sectateurs de Molina et de Suarez sont proscrits par leurs adversaires, comme s’ils étaient semi-pélagiens ; jusqu’ici les pontifes romains n’ont pas porté de jugement sur ce système de Molina, et par suite ils continuent et peuvent continuer de le soutenir. » F. Cavallera, op. cit., n. 923.

VI. L’anti-molinisme de Billuart. — Pendant les discussions soulevées autour de la bulle Unigenilus, un polémiste vigoureux autant que vigilant s'était révélé du côté des dominicains, dans la personne de Billuart, alternativement professeur à Douai et à Revin. Il avait publié successivement : Le thomisme vengé de sa prétendue condamnation par la Constitution Unigenitus, Bruxelles, 1720 ; Examen critique des Réflexions sur le bref de notre S. Père le Pape Benoît XIII du 6 novembre 1724, adressé aux dominicains ; Le ttiomisme triomphant par le bref Demissas preces de Benoit XIII ou justification de l’Examen critique… ; Apologie du thomisme triomphant contre les neuf lettres anonymes qui ont paru depuis peu, Liège, 1731. Il avait défendu les P. Massoulié et Contenson, O. P., censurés par la faculté de théologie de Douai ; soutenu, contre le chanoine de Cambrai Stievenard, que Fénelon avait confondu à tort les thomistes et les jansénistes ; combattu V Histoire du Baïanisme du P. Duchesne, S. J.. Voir les titres de ces écrits à l’art. Billuart. Il se montra l’adversaire le plus redoutable du molinisme, dans sa Summa S. Thomæ, 19 vol. in-8°, Li ge, 1746-1751, et sa Summa Summæ S. Thomæ, 6 vol., Liège, 1754, qui eurent chacune quatre éditions avant 1789.

Les jésuites ne purent opposer à Billuart un adversaire à sa taille. Jusqu’au milieu du siècle, leurs hommes les plus remarquables, les Hardouin († 1729) et les Petau († 1752) s’occupèrent surtout de théologie positive ; puis ce fut la lutte pour l’existence même de l’Ordre, et sa chute progressive. Sterzinger avait publié à Inspruck, en 1728, Scienlia média plene conciliata cum doctrina S. Thomas Aquinatis. Les théologiens de Wurzbourg maintiennent encore avec honneur les positions molinistes, dans leur Theoloqia dogmatica polemica, scholastica et moralis, Wurzbourg, 17661771 ; mais déjà la Compagnie a été supprimée au Portugal et en France. Clément XIV l’abolit en 1773, et quelques années plus tard la Révolution interrompt brutalement toute discussion d'écoles.

VIL Les controverses récentes sur le molinisme. — 1° Billuart « redivivu » et G. Schneemunn. — Le mouvement de retour à la scolastique, qui se dessina vers le milieu du xixe siècle, et alla s’aceentuant de plus en plus, ne pouvait manquer de réveiller les anciennes controverses. De multiples réimpressions de Billuart, entreprises à Florence, à Paris, à Home, à Lyon, à Arras, mettaient à la portée de tous les étudiants en théologie l’argumentation historicophilosophique d’un « thomiste de la vieille école » contre le molinisme. L’auteur, qui était présenté dans l'édition de Mgr Lequette comme ayant hérité à la fois des doctrines et de l’esprit du Docteur angélique (t. i, p. vi), disait expressément que la science moyenne préparait la voie au semi-pélagianisme et que Paul V l’avait condamnée, quoiqu’il ait suspendu momentanément la publication solennelle de la sentence. L’affirmation porta bientôt son fruit. On entendit parler de nouveau de la « grûcc versatile » de Molina et on put lire, un peu partout, des critiques

plus ou moins réfléchies du molinisme.

Survint la promulgation par Léon XIII, le l août 1879, de l’encyclique fêterai Patris sur la restauration dans toutes les écoles catholiques de la philosophie chrétienne d’après saint Thomas. Quoique les

jésuites se soient toujours réclamés du Docteur angélique et qu’ils n’aient pas peu contribué à le remettre en honneur, on laissait entendre, çà et là, que l’encyclique était dirigée contre eux.

Le P. Schneemann, S. J., dans deux brochures en langue allemande, prit la défense de la Compagnie, puis il publia en latin une histoire des controverses De auxiliis qui eut un grand retentissement. Controversiarum de divinæ gratiæ liberique arbitrii concordia initia et progressus enarravit Gerardus Schneemann, in-8°, Fribourg-en-Br., 1881. Dans sa partie historique, l’auteur fait le procès de Serry, en s’appuyant surtout sur un manuscrit inédit du P. Poussines († 1686) dont l’autographe est conservé à Toulouse. Il apporte au débat des documents nouveaux desquels il ressort, à l'évidence, que Paul V n’a pas voulu condamner le molinisme. Voir plus haut, col. 2164. Dans sa partie doctrinale, il entreprend de montrer que les théologiens de la Compagnie sont d’accord avec saint Thomas et l’ancienne école thomiste, et même avec saint Augustin, mieux que Banez et ses partisans. Schneemann rencontra dans le P. Dummermuth, O. P., son principal adversaire : S. Thomas et doctrina prœmolionis physicæ, Paris, 1886. Il fut défendu par V. Frins, S. J., S. Thomæ Aquinatis doctrina de coopération Dei cum omni naiura creata, Paris, 1893 ; De San, De Deo uno, Louvain, 1894 ; S. Schifnni, Traclatus de gratia divina, Fribourg, 1901, etc.

Th. de Régnon et H. Gayraud. — D’une plume alerte, le P. Théodore de Régnon, S. J., dans Banez et Molina, in-12, Paris, 1883, engagea la lutte en France. Utilisant largement le P. Schneemann, opposant comme lui Molina à Banez et non à saint Thomas, il le dépasse en ce qu’il déclare que le congruisme, imposé par Aquaviva et suivi par obéissance pendant deux siècles, peut désormais être abandonné pour un franc retour à Molina. Puis, devant le silence du Tribunal suprême, il fait appel au « sens des fidèles » pour juger de la valeur des systèmes, et invite les thomistes à convenir que, partout ailleurs que dans l’enceinte de leurs écoles : dans la chaire, au confessionnal, dans leur oratoire, ils sont « avec le peuple chrétien tout entier, d’humbles molinistes ». P. 163. Le P. de Régnon, après Bunes et Molina, avait publié dans les Études religieuses, t. xliii, Paris. 1888, p. 371-392, un article intitulé : Travaux contemporains sur la question du libre arbitre. Il fut pris à partie dans la revue la Science catholique de Lyon, par le P. Gayraud, O. P., qui y publiait plusieurs chapitres de son Thomisme et molinisme, 1889. Il répondit, dans la même revue, par l’article Banncsianisme et molinisme, qui lui attira une Réplique au R. P. de Régnon, Cette polémique donna naissance à deux volumes : Bannési(tnisme et molinisme, du Pf de Régnon, Paris, 1890 ; et Providence et libre arbitre selon saint Thomas d’Aquin, du P. Gayraud, 1892. L’avantage resta au moliniste, en ce sens que son adversaire, a après une nouvelle étude et plus indépendante » de saint Thomas, abandonna la prédétermination physique pour n’admettre plus que la prémotion. Voir art. Gayraud.

3° L’interprétation de l’encyclique.Iviikm Patris. - Léon XIII insistait de plus en plus sur le retour à saint Thomas. La Compagnie de.lesus, dans sa xxiii » Congrégation générale, tenue en 1883, axait adhéré officiellement aux directions données par l’encyclique JSterni Patris, et déclaré une fois de plus que saint Thomas doit être regardé comme son « docteur propre » ; mais elle avait invité professeurs et étudiants à se référer, pour l’interprétation de saint Thomas, aux « excellents docteurs de la Compagnie, loués et approuvés dans l'Église. Voir art.. JÉSUITES, col. 1038. Le pape précisa, par le bref Gravissime nos

adressé au général des jésuites, le 30 décembre 1892, que si les grands écrivains de l’Ordre sont « une gloire de famille qu’il faut maintenir et respecter », l’attachement à leurs écrits ne devait pas devenir un obstacle à l’unité de doctrine, qui devait résulter de l’acceptation de saint Thomas comme docteur commun et propre. N'était-ce pas là une invitation discrète à abandonner le molinisme ? Les thomistes étaient fort portés à le croire. « On ne peut, écrit le P. Mandonnet, O. P., dans Le décret d’Innocent XI contre le probabilisme, p. 68, simultanément être moliniste et être très préoccupé de se conformer aux indications doctrinales fournies de temps à autre par l’autorité ecclésiastique compétente. » Les jésuites démontrèrent par de bons arguments qu’il n’en était rien. Ibid., col. 1039.

4° Le P. N. del Prado et les molinisles d’aujourd’hui. — Ils trouvèrent dans le P. N. del Prado, O. P., leur plus vigourenx adversaire. Le professeur de Fribourg consacra tout un volume de son traité, De gratia et libero arbitrio, à l'étude et à la critique de Molina : Pars tertia, Concordia liberi arbitrii cum divina motione juxta doctrinam Molinse, in-8°, Fribourg, Suisse, 1907. On y lit en exergue ces mots de l’encyclique JEtemi Palris : Doctrinam Thomæ Aquinatis studeant magistri in discipulorum animos insinuare, ejusque præ cœteris soliditalem atque excellentiam in perspicuo ponant. L’argumentation est simple : l’accord que Molina prétend établir entre la motion divine et la liberté repose sur quatre principes : le concours simultané, l’influx spécial de Dieu, la science moyenne, la prédestination ayant sa raison dans le prédestiné lui-même. Aucun de ces principes n’est conforme à la doctrine de saint Thomas ; aucun n’est raisonnablement soutenable. Leur ensemble ne conduit qu'à un accord illusoire fondé sur des absurdités, à une position instable entre le pélagianisme et le calvinisme, sans parler du libéralisme. Bellarmin et Suarez ont bien essayé de rendre le système viable ; mais leur congruisme se ramène logiquement au pur molinisme. Quant au bannésianisme, ce n’est qu’une « comédie » inventée par le « chœur des molinistes ». Pas de milieu entre Molina et saint Thomas, entre la science moyenne et la prémotion physique. Il faut choisir. « La prémotion physique est la véritable voie de la philosophie chrétienne, par laquelle nos bonnes œuvres libres sont ramenées à Dieu comme à leur première cause efficiente. C’est la voie de saint Thomas et de saint Augustin. » La science moyenne, elle, est renouvelée d’Origène, des pélagiens, des ariens, d’Ambroise Catharin.

Telle est, dans ses lignes essentielles, la thèse développée par le P. del Prado. Son livre, que le P. R. Garrigou-Lagrange appelle « le meilleur traité thomiste de la grâce paru depuis les grands commentaires du xvp et du xviie siècle », Dieu, son existence et sa nature, 2 8 éd., Paris, 1915, p. 419, n., exprime bien dans l’ensemble, la position des thomistes d’aujourd’hui. Il est, semble-t-il, la somme et l’arsenal où la plupart puisent à la fois leur connaissance du molinisme et leurs arguments contre lui.

Les molinistes, au contraire : Chr. Pesch, Frins, J. Muncunill, J. Van der Mersch, L. Lercher, J. Hontheim, A. Sanda, A. d’Alès, etc., persistent à considérer leur système comme présentant après tout, selon l’expression de Joseph de Maistre, De l'Église gallicane, 1. 1, t. I, c. ix, « le plus heureux effort qui ait été fait pour accorder ensemble, suivant les forces de notre faible intelligence », la liberté humaine et la souveraineté divine. Eux aussi font profession de fidélité à saint Thomas d’Aquin. Certes, ils ne soutiennent pas que leur doctrine ait été enseignée par le docteur angélique ; mais ils affirment que le « thomisme »

DICT. DE THÉOL. CATHOL,

de leurs adversaires ne l’a pas été davantage. Ce « thomisme », disent-ils avec Suarez, n’est en réalité qu’un bannézianisme ; et ils estiment que la réponse moliniste au problème de l’accord de la grâce et de la liberté, cadre mieux avec l’ensemble de la pensée de l’ange de l'École, que la réponse de ceux qu’ils appellent les « néo-thomistes ». Ils ne prétendent pas pour cela imposer leur doctrine ou y rallier leurs adversaires par voie de persuasion ; ils entendent seulement rester libres de l’enseigner, sans se voir objecter une soi-disant réponse de saint Thomas à une question qu’il ne s’est pas posée.

L’appel à l’autorité étant ainsi écarté, les molinistes défendent pied à pied la valeur philosophique et théologique de leur système. On lui cherche des antécédents ; ils l’acceptent volontiers, mais nient qu’on puisse les trouver chez les hérétiques comme tels. On veut les mettre en contradiction avec eux-mêmes, on veut tirer de telles de leurs expressions des conclusions évidemment fausses ou dangereuses pour la foi ; ils expliquent qu’on les a mal compris. On veut les acculer à l’absurde ; ils esquivent le coup et prennent l’offensive : l’absurde n’est nulle part dans la réalité ; s’il ne faut pas introduire le contradiction en Dieu, il ne faut pas l’introduire non plus dans son œuvre ; la science moyenne sauvegarde la toute-puissance divine ; qu’on prenne garde, avec la prédétermination physique, de supprimer la liberté humaine.

Cette attitude, les molinistes l’ont gardée, jusque dans les controverses les plus récentes, qu’il nous reste à signaler rapidement.

5°. R. Garrigou-Lagrange et A. d’Alès. — Le P. A. d’Alès, S. J., est le plus ardent défenseur du molinisme en France, à l’heure actuelle. Depuis plus de dix ans, il ne manque pas une occasion de rompre des lances en sa faveur.

Dans son gros ouvrage sur Dieu, son existence, sa nature, Paris, 1915, le P. Garrigou-Lagrange, professeur au Collège angélique à Rome, avait été amené à plusieurs reprises à établir un parallèle entre le thomisme et le molinisme, à propos de la prescience et de la providence, de la motion divine, de la liberté humaine et de la causalité divine universelle, de la grâce suffisante. Ce fut l’occasion d’un échange de vues qui se poursuivit dans les Recherches de science religieuse en 1917 : le P. d’Alès écrivit : Science divine et décrets divins : le P. Garrigou : Une nouvelle mise en valeur de la science moyenne, article qui parut en brochure avec des développements, Rome, 1917 ; le P. d’Alès, Autour de Molina.

L’article Providence, paru dans le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, sous la signature du P. d’Alès, fut le signal d’une seconde polémique avec le P. Garrigou-Lagrange. Elle se déroula d’abord en trois articles de la Revue thomiste, en 1924 ; le P. d’Alès publia ensuite Prédéterminisme physique dans les Recherches de science religieuse, 1925 ; puis la controverse passa à la Revue de philosophie, où le P. Garrigou donna successivement : Prédétermination non nécessitante ; Détermination et motion intrinsèque, 1926 ; Dieu déterminant ou déterminé, pas de milieu, 1927 ; et le P. d’Alès : Prédétermination nécessitante ; Détermination et motion, 1926 ; Question de mots et question de principe : Dieu déterminant ou déterminé, 1927.

Sur ces entrefaites, le P. Synave, O. P., intervint dans le débat, en publiant dans la Revue thomiste, 1927, une note intitulée : Prédétermination non nécessitante et prédétermination nécessitante. Le P. d’Alès répondit par une Lettre au R. P. Synave, qui fut discutée par le destinataire dans la même revue : Saint Thomas d’Aquin et la prédétermination non nécessitante. La discussion rebondit avec le dilemne : Dieu déterminant ou déterminé, du P. Garrigou-Lagrange dans

X.

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la Revue thomiste, 1928, où l’auteur soutient que la science moyenne compromet les preuves thomistes de l’existence de Dieu. Le P. d’Alès a réuni tous ses articles en un volume intitulé : Providence et libre arbitre, Paris, 1927 ; il y a ajouté sa réponse au P. Synave, p. 302-304. Les titres qu’on vient de lire indiquent assez l’objet des discussions.

6°. J. Stulfer, R. Schultes et R. Martin. — Une controverse analogue se déroula principalement en pays de langue allemande. Le signal en fut donné, en 1920, par une étude du P. J. Stufler, S. J., publiée dans la Zeitschrift fur katholische Théologie, d’Inspruck, et intitulée : Num S. Thomas prsedeterminationem phgsicam docuerit ? L’auteur y soutient que saint Thomas enseigne la motion divine au bien universel, mais n’admet pas la théorie de la prédétermination physique. Il a trouvé aussitôt des contradicteurs. Le P. Reg. Schultes, O. P., le D' A. Michelitzch et dom Grégoire van Holtum, O. S. B. lui ont donné la réplique, le premier dans la Theologische Revue de Munster, 1921, le second dans le Literarischer Anzeiger de Graz, 1921, le troisième dans le Divus Thomas de Fribourg, Suisse, 1922.

Le P. Stufler a défendu sa thèse dans un nouvel article de la Zeitschrift fur katholische Théologie, 1922 : Der hl. Thomas und die Prûdeterminationslehre ; puis dans un volume intitulé : Divi Thomæ Aquinatis doctrina de Deo opérante, in-8°, Inspruck, 1923. Il avait donné, dans l’intervalle, dans la Zeitschrift fur kath. Théologie, 1922 : Ist Johannes von Neapel ein Zeuge fur die pramotio physica ? et conclu que Jean de Naples n’a pas défendu non plus la prémotion physique. La réponse du P. Schultes a paru dans Divus Thomas, 1923 : Johannes von Neapel, Thomas von Aquin und P. Stufler liber die præmotio physica ; et la réplique du P. Stufler dans Zeitschrift fur katholische Théologie, 1923 : Zur Kontroverse ùber die præmotio physica. A une nouvelle réponse du Divus Thomas, 1 924 : Die Lehre des hl. Thomas ùber die Einwirkung Gotles auf die Geschôpfe, le P. Stufler réplique de même dans la Zeitschrift, 1925 : Das Wirken Gottes in den Geschôp/en narh dem hl. Thomas. Tout dernièrement encore, il fut pris à partie par B. Dôrholt : Der hl. Thomas und P. Stufler, dans Divus Thomas, 1928.

Mais le P. Stufler rencontra aussi des contradicteurs en France. Le P. d’Alès, S. J., ayant critiqué son ouvrage* dans un article des Ephemerides theologicæ Louanienses, 1925 : L’opération de Dieu dans la créature, il répondit dans la même revue, 1926, par une note intitulée : Qusestiones controversée circa doctrinam D. Thomæ de operatione Dei in creaturis.

Dès la fin de 1924, le P. R. Martin, O. P., avait commencé à publier dans la Revue thomiste un plaidoyer Pour saint Themas et les thomistes et contre le R. P. Stufler, S. J., qui parut en un fascicule à Saint-Maximin, en 1926. Il s’attira une réponse dans la Zeitschrift fur kath. Theol., 1926 : R. P. Martin, O. P. und seine Verleidigung des hl. Thomas und der Thomisten. La controverse se clôt par Un dernier mol pour saint Thomas et les thomistes et contre le R. P. Jean Stufler, S. J., publié par le P. Martin dans la Revue thomiste, 1928.

Ces discussions, selon le titre donné par le P. Stufler à son premier article, ont porté surtout sur la question historique : Saint Thomas a-t-il enseigné la prédétermination physique ? Le docte jésuite n’a cherché d’abord qu’a renforcer par sa réponse négative, la thèse traditionnelle de la Compagnie a laquelle il appartient. Il a été amené cependant à étudier sous son aspect positif la pensée de saint Thomas. Sur ce

point, il a émis des viii s qui lui sont propres et dont

le caractère assez fantaisiste a amené les interventions du 1'. d’Alès et de H. Doiholt.

Conclusions. — En somme, la question du molinisme considérée dans son ensemble comporte plusieurs problèmes bien distincts : la doctrine de Molina et des molinistes est-elle compatible avec la foi ? Estelle compatible avec l’enseignement de saint Thomas et les directions des papes ? Est-elle philosophiquement et théologiquement soutenable ? Ces questions se compliquent naturellement, dans la discussion, de questions subsidiaires assez intimement liées aux précédentes, concernant le thomisme qui s’est posé en adversaire du molinisme ; et les rivalités entre ordres religieux ne contribuent certes pas à donner aux discussions toute la sérénité nécessaire.

1° Que la doctrine de Molina et des molinistes soit compatible avec la foi, cela résulte du fait qu’ayant été dénoncée, combattue, étudiée, discutée pendant de longues années, comme aucune autre doctrine ne l’a jamais été, elle n’a pas été condamnée. Encore que bien des affirmations de Molina aient paru outrées aux molinistes eux-mêmes, et aient été abandonnées par eux, elles ont paru susceptibles d’interprétation orthodoxe ; et les papes ont à plusieurs reprises défendu de taxer le molinisme d’hérésie. Son enseignement demeure libre, dans l'Église, et il y a lieu de croire qu’il le demeurera car, comme l'écrivait Joseph de Maistre, De l'Église gallicane, t. i, t. I, c. ix : « Tout système publiquement enseigné dans l'Église catholique pendant trois siècles, sans avoir été condamné, ne peut être supposé condamnable. » r**

2° Malgré les efforts déployés de part et d’autre pour pénétrer la pensée de saint Thomas, il ne semble évidemment démontré, ni qu’il a été adversaire de la prédétermination physique, ni qu’il en a été partisan. Le molinisme demeure donc compatible, jusqu'à plus ample informé, avec l’enseignement du « docteur commun » de l'Église, qui est en même temps le « docteur propre » de la Compagnie de Jésus. C’est ce qui ressort, disons officiellement, des décisions des papes qui tous, depuis Paul V jusqu'à Pie XI, ont reconnu qu’on peut être « fidèle disciple de saint Thomas », tout en suivant « chacun le sentiment qui lui paraît le plus vraisemblable, dans les matières où les avis ne sont pas unanimes parmi les auteurs du meilleur renom dans les écoles catholiques ». Pie XI, encyclique Studiorum ducem, 29 juin 1923.

3° Au point de vue philosophico-théologique, le molinisme s’est révélé soutenable, et il est toujours soutenu par de bons esprits. Il ne renferme pas l’absurdité radicale dont on lui fait parfois grief, et qui consisterait à introduire une passivité dans l’Acte pur, en rendant Dieu dépendant de la créature. Tout au plus pourrait-on lui objecter un anthropomorphisme inconscient, qui modèle les pensées, les vouloirs, les activités de Dieu sur le patron un peu court de notre humanité.

D’ailleurs, il ne lève pas non plus toute difficulté et ne se révèle pas vrai. Le mystère demeure, en Dieu et dans l'œuvre de Dieu. Les problèmes relatifs à l’accord de la grâce et de la liberté prennent des aspects divers, selon qu’on les envisage du côté de Dieu ou du côté de la créature. Le premier point de vue plaît davantage aux métaphysiciens ; le second a facilement la faveur des psychologues. Mais quelle que soit la solution que ces points de vue permettent d’entrevoir, elle est et restera toujours déficiente par quelque côté. La solution moliniste a, pour des raisons diverses, les préférences de plusieurs. N’eûtelle d’autre effet que de maintenir ses adversaires dans un relativisme souverainement s : i<^e en pareille matière, elle ne serait pas entièrement inutile.

Btbliographte. — I. Doctrine. — 1° Sources, — Molinn, Concordla llbert arbitra cum grattée don ts, dtvina prsesctentta, prautdentla, prtedestinatione et reprobatlone ad nonnullos primæ partis divi Thomæ articulos, Lisbonne, 1588. — Appendix ad Concordiam liberi arbitrii, Lisbonne, 1589. — Liberi arbitrii cum gratiæ donis… concordia, altera sui parte auctior, Anvers, 1595 ; et les autres éditions de ces écrits citées à l’art. Molina.

Il faut consulter aussi les œuvres de Lessius, de Bellarmin, de Suarez pour replacer dans leur cadre les idées de Molina, et faire le départ de ce qui est essentiel et de ce qui est accessoire dans le molinisme de la Compagnie de Jésus. De Lessius, on ne négligera pas la Responsio ad antapologiam ven. facultatis S. Theologiæ universitatis Lonaniensis, écrite à Louvain le 17 octobre 1588, et non mentionnée à l’article Lessius. Cette importante réponse, adressée au nonce Frangipani, a été publiée par le P. Schneemann, Controversiarum de divines gratiæ liberique arbitrii concordia, p. 369-462. — Pour Bellarmin, on se rappellera que, depuis l’article publié sur lui, a paru, par les soins de son auteur, l'Auctarium Bellarminianum, Paris, 1913, qui contient des documents de première valeur pour la connaissance du molinisme, et Bellarmin avant son cardinalat, Paris, 1911.

Exposé et discussion.

Tous les traités de philosophie ou de théologie parlant de la science divine, du concours divin, de la grâce ou de la prédestination, exposent la réponse moliniste à ces questions, pour la défendre ou la critiquer. On en trouvera une longue série en consultant les tables de Hurter, Nomenclator litterarius. Nous en indiquons seulement quelques-uns, choisis parmi les plus récents.

1. Molinistes. — Card. Franzelin, De Deo uno secundum naturam, Rome, 1870 ; Chr. Pesch, S. J., Prælectiones dogmaticæ, t. ii, De Deo uno secundum naturam, de Deo trino, secundum personas, 4e et 5e éd., Fribourg-en-B., 1925 ; t. v, De gratia, 4e éd., 1916, in-8o ; L. Lercher, S. J., Institutiones theologiæ dogmaticæ, 2 vol., Inspruck, 1924 ; J. Muncunill, S. J., Traclatus de Deo uno et trino, in-8o, Barcelone, 1918 ; Tractatus de gratia Christi, in-8°, Barcelone, 1927 ; J. Van der Meersch, De Deo uno et trino, in-8o, 2e édit., Bruges, 1928, avec une abondante bibliographie ; J. Hontheim, S. J., Theodicea, sive theologia naturalis, Fribourg-en-B., 1926 ; A. Sanda, Synopsis theologiæ dogmaticiæ specialis, t. i, Fribourg-en-B., 1916.

2. Thomistes. — Fr Diekamp, Kalholische Dogmatik nach den Grundsdtzen des hl. Thomas, t. ii, 2e édit., Munster, 1921 ; A. Wagner, Doctrina de gratia sufficienii, in-8°, Graz, 1911 ; E. Hugon, O. P., Tractatus dogmatici, t. i, De Deo uno et trino, 5e éd., in-4o, Paris, 1927 ; t. ii, De peccato originali et de gratia, 5e éd., in-4o, Paris, 1927.

Voir aussi les art. Molinismus du Kirchenlexicon et de la Realencyklopädie et la bibliographie qui les suit ; et Jos. Schwane, Hist. des dogmes, trad. A. Degert, t. vi, p. 5869, 293-308.

II. Histoire.

Origines.

Luis G. Alonso Getino, O. P., Vida g procesos del maestro Fr. Luis de Léon, Salamanque, 1907 ; V. D. Carro, O. P., De Pedro de Solo a Domingo Banez, dans la Ciencia tomista, 1928 ; W. Hentrich, S. J., Gregor von Valencia und der Molinismus, Inspnick, 1898 ; Ger. Schneemann, S. J. Controversiarum de divinæ gratiæ liberique arbitrii concordia initia et progressus, Fribourgen-B., 1881.

Controverses De auxiliis.

1. Sources. — Il existe des Actes manuscrits de ces congrégations dans plusieurs bibliothèques de Rome, à l’Angélique, Fondo antico, t. 866 à 873, ceux de Grégoire Nunes Coronel, augustin, l’un des deux secrétaires des congrégations ; à la Casanate, outre les précédents. R. I. 15 et suiv., ceux de Thomas de Lemos, O. P. ms. 2447 et 2448 ; a la Civilta cattolica, ceux du doyen de la Rote, François Pena, qui se trouvent aussi à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, ms. 260; au Vatican, bibl. Barbrrini, lat. 962 à 966, d’autres Actes des congrégations. Il est difficile de savoir au juste ce que valent ces documents, Innocent X ayant déclaré qu’aux actes attribués à Lemos, Pena et autres docteurs de ces congrégations, nullam omnino fidem adhibendam esse. Le P. Serry les a largement utilisés dans son Histoire citée ci-dessous. Seuls, ceux de Lemos ont été publiés, Louvain, 1702 : Acta omnia congregationum ac dispututionum quæ coram SS. Clemente VIII et Paulo V sunt celebratæ, in causa et controversiis de auxiliis gratiæ divinæ ; encore ne sait-on s’ils sont bien de lui et si l’imprimé est conforme au manuscrit.

Beaucoup d’autres documents se rapportant aux mêmes controverses : mémoires, plaidoyers, etc., existent à Paris ; Bibliothèque Sainte-Geneviève, et surtout à Rome : Bibliothèques du Vatican, Angélique, Victor-Emmanuel. Une indication plus détaillée en a été donnée par R. P. de Scorraille, François Suarez, appendices ii et iii, t. ii, p. 486493. Ceux qui émanent de Bellarmin ont été publiés par X. Le Bachelet, Auciarium Bellarminianum, Supplément aux œuvres de Bellarmin, Paris, 1913.

2. Quelques anciennes histoires ont pratiquement valeur de sources, à cause du grand nombre de pièces qu’elles reproduisent. L’utilisation, c’est-à-dire la mise en valeur et l’interprétation des faits et des paroles, varient du reste beaucoup, selon que les écrivains sont jésuites ou dominicains.

La plus ancienne, celle dont se servent peut-être trop exclusivement les historiens qui appartiennent à la Compagnie de Jésus, est restée manuscrite : c’est l’Hisloria controversiarum quæ inter quosdam e sacro prœdicalorum ordine et societatem Jesu agitatæ sunt ab anno 1548 ad 1612, sex libris explicata a Patre Possino ex eadem societate. L’autographe du P. Poussines († 1686) est conservé à Toulouse, mais il s’en trouve des copies à Paris, Bibl. nat., fonds lat. 9757 ; Bruxelles, Bibl. royale, F. 523, etc. Cette histoire fut approuvée par le général en 1659, mais non publiée, à cause de la défense portée par le Saint-Office pour tout ouvrage se rapportant à la controverse De auxiliis.

Viennent ensuite les volumes publiés par Gabriel de Henao, S. J., Scientia media historice propugnata, Lyon, 1655, Salamanque, 1665 ; Augustin Le Blanc (J. H. Serry, O. P.), Historiæ congregationum de auxiliis divinæ gratiæ sub summis pontificibus Clemente VIII et Paulo V, libri IV, Louvain, 1700 ; Théodore Eleutherius (Lievin de Meyer, S.J.), Historiæ controversiarum de divinæ gratiæ auxiliis… libri VI, Anvers, 1705. C’est le volume auquel nous renvoyons sous le nom de L. de Meyer. — Jacques Hyacinthe Serry, O. P., Hisloria Congregationum de auxiliis divinæ gratiæ… cui accedit liber quintus apologeticus contra Theod. Eleuiherium pseudo-historicum, Anvers, 1709, édition citée au cours de cet article ; Lievin de Meyer, S. J., Historice controversiarum de divinæ gratiæ auxiliis… ab objectionibus R. P. Hyacinthi Serry vindicatæ libri tres, Bruxelles, 1715. Des documents nouveaux, d’importance d’ailleurs très inégale, ont été utilisés par le P. Gérard Schneemann, S. J., Controversiarum de divinæ gratiæ, liberique arbitrii concordia initia et progressus, Fribourg-en-B., 1881 ; par le P. N. Del Prado, O. P., De gratia et libero arbitrio. Pars tertia. Concordia liberi arbitrii cum divina motione juxta doctrinam Molinæ ; Fribourg-en-Suisse, 1907, Appendice ; par le P. Raoul de Scorraille, François Suarez, Paris, 1912, t. i, l. III : Suarez et les controverses De auxiliis.

3. L’histoire de ces controverses a été écrite aussi, plus ou moins longuement et à des points de vue divers, par Thomas de Lemos, O. P., Panoplia gratiæ, Liège (Béziers), 1676 ; Ripalda, S. J., De ente supernaturali, éd. Vives, 1871, t. iv, p. 204-238 ; Arnauld et Quesnel, Tradition de l’Église ; Billuart, Le thomisme triomphant, 1725, Apologie du thomisme triomphant, Liège, 1731, Summa S. Thomæ, Arras, 1867, t. i, p. 209 sq. ; Tournely, Epilome reproduit dans la Theologia Wirceburgensis : De gratia, Paris, 1853, t. iv, p. 424-430. On la trouve résumée dans d’autres traités de la grâce, v. g. Montagne, De gratia, dans Migne, Cursus theologicus, t. x, col. 283-307 ; Mazella, Woodstock, 1878, Append., p. 496-502 ; Chr. Pesch, S. J., Prælectiones dogmatiræ, t. v, De gratia, 4e éd., Fribourg-en-B., 1916, p. 346-363 ; dans les historiens des dogmes ou de l’Église, ainsi Continuation de l’Histoire ecclésiastique de Fleury, par le carme Alex, de S.-Jean, Augsbourg, 1772, p. li-liv; Ranke, Die römischen Päpste in den vier letzten lahrhunderten, Leipzig, 1874 ; Hergenrother, Handbuch der allg. Kirchengeschichle, Fribourg, 1877 ; Jos. Schwane, Histoire des dogmes, trad. A. Degert, t. vi, Paris, 1904, p. 318-322 ; Mourret, Histoire de l’Église, Paris, t. v ; dans des articles des grandes encyclopédies religieuses : Kirchenlexicon, Fribourg, 1884, 2e éd., t. iii, art. Congregatio de auxiliis, de Morgott, col. 897-920 ; Realencyklopädie, Leipzig, 1903, 3e éd., t. iii, art. Molina und der Molinismus de Pelt, p. 256-260. On consultera aussi avec profit Ant. Astrain, Historia de la Compania de Jesus de la Asistencia de España, Madrid, 1913 ; et J. Brucker, La Compagnie de Jésus. Esquisse de son institut et de son histoire (1521-1773), Paris, 1919.

4. Sur là défense du molinisme du xviie siècle à nos jours, il n’y a pas d’ouvrage d’ensemble. On trouvera des indications dans ce dictionnaire, aux noms propres que nous avons cités et à l’art. Jansénisme ; dans C.de Henao, Scientia media historiæ propugnata, Lyon, 1655 ; Salamanque 1665 ; dans Mabille, Controverses sur le libre arbitre au XVIe et au XVIIe siècles, Paris, 1880 ; dans les thèses de Jean Laporte sur La doctrine de la grâce chez Arnauld, et sur Saint-Cyran, 2 vol. in-8°, Paris, 1922 ; ou mieux dans le grand ouvrage du même auteur : Les doctrines de Port-Royal.

E. Vansteenberghe.