Dictionnaire de théologie catholique/JUSTIFICATION : Doctrine au Moyen Age II. Tradition dogmatique

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 351-358).

foi seule par opposition aux œuvres de la Loi. Ainsi saint Bruno : Fides sola justificat sine opère Legis, col. 41-42, et Denifle, p. 35-36 ; saint Thomas, In Rom., x, 13, ibid., p. 143 ; Gilbert de Saint-Amand, p. 31 et 32. Quand ils se réfèrent aux conditions subjectives de la justification, la foi est pour eux celle qui opère par la charité Ps. -Gilbert, dans Denifle, p. 41. La foi seule n’est admise que pour le cas des enfants Raoul de Laon, ibid., p. 37. Quant aux autres, ils doivent y ajouter les œuvres ; Glosulæ, p. 85 : Pueris sola fides suffîcil ; si autem uixerint, ornare debent fidem operibus, quia fuies sine operibus mortua est. Cf. Claude de Turin, ibid., p. 13 ; Hayinon, p. 20 ; Thietland, p. 27. Jusiitia. id est exsecutio bonorum operum per quam justitiam habetur salus seterna, précise saint Bruno, ibid., p. 34. et P. L., t. cliii, col. 23. On trouvera toutes ces explications réunies et harmonisées chez Hervé de BourgDieu, Expos, in Epist. ad Rom., i, 16-17, P. L., t. clxxxi, col. 608.

Est-il besoin d’ajouter, puisqu’elles sont subordonnées à la foi, qu’il s’agit d'œuvres surnaturelles ? Tout en reconnaissant que ces vieux exégètes de l'époque carolingienne se rattachent aux principes de saint Augustin en matière de grâce, F. Loofs a parlé à leur sujet de « crypto-semipélagianisme ». Leitfaden der Dogmengeschichte, p. 460-462. Ce reproche tombe devant des déclarations aussi précises et aussi équilibrées que celles de Walafrid Strabon, dont la glose fut le bréviaire de tout le Moyen Age : Justifieari hominem sine operibus legis. Non quin credens post per dilectionem debeat operari… ; sed sola flde sine operibus præcedentibus homo fit justus… et non meritis priorum operum ad justitiam fidei venitur… Bona opéra etiam unie fidem inania sunt. Doctrine que quelques mss. résument en cette formule : Sine operibus præcedentibus, non sequentibus, sine quibus inanis est fides, ut ait Jacobus. Denifle, p. 18, et P. L., t. cxiv, col. 481. Cf. In Jac, ii, 19-21, ibid., col. 674-675. Même précision, à la fin du xiie siècle, chez l’auteur anonyme des Quæstiones super epistolas Pauli, q. 246 : Justitiam per gratiam esse, quia non solum gratia venitur ad fidem, sed etiam post fidem gratia necessaria est, ut fides bonis operibus adimpleatur quorum adimpletio jusiitia dicitur. Denifle ; p. 71. Et l’on explique, au besoin, par l’analyse psychologique comment la foi peut devenir la source de la justice ou de la charité. Voir Ps. -Gilbert, ibid., p. 43 ; Qusesl. lxxxviii et i.xxxix, p. 74 ; Robert de Melun, p.80 ; Pierre deCorbeiI, p.92-93 ; glose anonyme sur P. Lombard, p. 96-37

Jusque dans l’inévitable dispersion de l’exégèse, les éléments constitutifs de la doctrine traditionnelle en matière de justification ne manquent pas de se retrouver.

Chez les scolastiques.

Il n’entrait point dans

l’esprit et les méthodes de l'École d'étudier la justification, ainsi que devait le faire la Réforme, comme le phénomène psychologique par lequel l'âme coupable a le sentiment de retrouver l’amitié de Dieu. C’est sous son aspect dogmatique, c’est-à-dire comme opération de Dieu en nous, que les théologiens l’ont toujours envisagée. A ce titre elle a sa place bien déterminée dans leur synthèse de l’ordre surnaturel.

1. Agents de la justification.

En toute rigueur, la justification étant, dans son acception la plus générale, motus ad justitiam, ce terme pourrait convenir.abstraclion faite de tout péché, au don initial de la grâce, per modum simplicis generationis qui est ex privatione ad jorinam. Mais la langue chrétienne l’applique d’ordinaire au rétablissement de l’amitié divine, secundum ralionem motus qui est de contrario in contrarium et secundum hoc juslificatio importât transmutationem quamdam de statu injustifiée ad slatum justitiæ prædiclæ. Cette analyse de saint Thomas, Sum. theol., I » IL*,

q. cxiii, a. 1, répond à la pensée de toute l'École.

De ce chef, la justification est corrélative à la rédemption. Le premier agent de l’une comme de l’autre est nécessairement Dieu. Car la justification a pour terme la grâce, et la grâce est une réalité intrinsèquement divine. Ibid.. q. cxii, a. 1. De même elle suppose la rémission du péché que Dieu seul peut accomplir. Ibid., q. cix. a. 7. Voir Grâce, t. vi, col. 16331634. C’est pourquoi la justification est une œuvre divine dont l’importance ne saurait se comparer qu'à la création. Ibid., q. cxiii, a. 9.

Néanmoins Dieu a voulu qu’elle nous fût acquise par les mérites du Rédempteur. Saint Anselme avait mis en évidence la nécessité d’une satisfaction poulie péché et la valeur surabondante à cet égard de la mort du Fils de Dieu. Un moment compromise par Abélard, cette base objective de notre salut avait été énergiquement défendue par saint Bernard, et Pierre Lombard avait fixé l’essentiel de la foi traditionnelle en maintenant que le Christ nous a mérité la grâce de notre réconciliation. /// Sent., dist. XVIII, P. L., t. cxcii, col. 792-795. Voir J. Rivière, Le dogme de la Rédemption. Essai d'é udes historiques, p. 346-351. Il ne restait plus à l'École qu'à recueillir paisiblement les résultats de la controverse. Ainsi le docteur angélique note-t-il, parmi les effets de la passion, non seulement que par elle nous fûmes liberati a potestate diaboli, mais liberati a peccato, a peena peccati et, d’un mot, Deo reconciliati. IIP, q. xlix, a. 1-4.

C’est pourquoi, lorsque les docteurs commencent à élaborer le schéma des causes de la justification, l'œuvre rédemptrice du Christ reçoit le rang de cause efficiente : per rcdenjptionem tanquam per causam unioersalem et eflicientem. Pierre de Tarentaise, dans Denifle, p. 149. D’une manière plus exacte et plus complète, Jean de la Rochelle précise qu’il s’agit là de la cause -secondaire, la première et la principale étant Dieu lui-même. Ostendil causam efficientem justificationis, que triplex est : principalis sive prima, scil. Deus, que notatur cum dicitur « quem proposuit Deus » ; med.a Christus, que notatur cum dicitur « propitiatorem » e/conj. ncla, cum dicitur « per fidem in sanguine ipsius », id est per fidem passionis ejus. Dans Denifle, p. 129.

2. Nature de la justification.

Tout le monde convient que, pour la scolastique, la justification signifie un changement réel introduit dans l'âme du pécheur. A. Ritschl, op. cit., p. 106. Il n’est pas, en effet, de vérité plus intimement liée à la tradition médiévale. Mais une doctrine aussi centrale, et qui est, à vrai dire, le confluent de toute l’anthropologie surnaturelle, mettait en jeu des éléments tellement nombreux et divers qu’on peut s’attendre à ce qu’elle ne soit pas saisie du premier coup dans toute sa perfection. De fait, un développement s’y manifeste, dont la scolastique du xme siècle représente l’apogée.

a) Première scolastique. — La théologie des xie et xiie siècles reste dominée, dans son ensemble, par un augustinisme des plus rigides.

Un des points qui intéressent la, question présente, c’est que le péché originel y est encoie plus ou moins étroitement' confondu avec la concupiscence. Voir Péché originel, et J.-N. Espenberger, Die Elemente der Erbsiinde nach Augustin und der Frùhscholastik, Mayence, 1905, p. 85-154. D’où non seulement une sorte de tare congénitale qui emporte la dépréciation de la nature humaine et de ses œuvres natives, mais des conséquences sur l’idée même de la justification. Celle-ci ne consiste pas dans la rémission entière de la faute originelle, puisque la concupiscence subsiste toujours en nous, mais dans le fait que ce désordre ne nous soit plus imputé comme coupable.

Hugues de Saint-Victor, qui admet cette conception du péché originel, voir t. vii, col. 276-277, et que la

concupiscence reste un mal que te mariage a seulement pour Imt d’atténuer et d’excuser. De suer.. Il, xr, 7. P. L., I. ci. xxvi, col. 194, n’en étudie pas expressément le rapport avec la grâce de la régénération. Des théologiens de son école le complètent sur ce point, en expliquant que la concupiscence demeure, non tamen ail reatum quia in his qui renati suul non imputatur. Sam. sent., III. ii, ibid., col. 107. Cl. Quiest. in Epist. Pauli, q. 159, P. /… t. clxxv, col. 171-472 : Xon plenarie adhuc ablalus [velus homo), porro secundum reatum originalem ci lato non imputât us ; Robert Pullus, Sent., ii, 27. V. ].., t. clxxxvi, col. 755 : Reatus erg.) originis, licei non habeat undc diluiilnr, luibet unde exeusetur. Voir encore ibid., vi, 1, col., sii : ’, , s(i l : Post baptismam… habet utique (homn peccatum concupiscentiæ et motuum, sed non imputafur. VA l’on voit combien est encore déficient ce concept d’une justification censée compatible avec un reste aussi effectif de péché.

Dans ces conditions, ce n’est plus seulement avant la grâce de la régénération, mais encore après, que l’œuvre humaine est foncièrement imparfaite et inadéquate aux vouloirs divins sur nous. Le contact de saint Paul était bien fait pour développer le pessimisme qui découle des princ pes augustiniens.

Ainsi, par exemple, Hervé de Bourg-Dieu, pour qui cependant universus reatus særamento baptismalis est solutns, appuie-t-il, après l’apôtre, sur le poids de la concupiscence qui ne cesse de peser sur nous, alors même que nous lui refusons notre consentement : Fil ex atiqua porte bonum quia concupiscentiæ malee non consent itur, et ex atiqua porte remanet malum quia eoncupiseitur… Quod donge in nobis eompleatur (ut non concupisceremus) semper nos debemus agnoscere peccatores et in bono imperjecto. Com.in Epist. ad Rom., vn, P. L., t. ci.xxxi. col. 692-693. Aussi insiste-t-il ailleurs ut quidquid habet homo non sibi sed Deo adscribat. ibid., iii, col. 639.

Le pessimisme est beaucoup plus accentué chez l’auteur anonyme de ces Qusestiones in Epistolas Pauli que tout le Moyen Age lut sous le nom de Hugues de Saint-Victor.

Il admet que « Dieu nous défend ce que nous ne pouvons pas éviter » (savoir la concupiscence) « et nous ordonne ce que nous ne pouvons pas accomplir » (savoir l’aimer de tout notre cœur) : en un mol, que, depuis la chute, l’homme reste impolens non concapiseere vel Deam per/eete diligere. Aussi n’y a-t-il pour lui d’autre ressource que de recourir à la miséricorde divine : Quid enjo restât nisi ut homo amplius de se non pro sumeiis ad gratiam Confugiai et dicat : Domine respomie pro me. In Rom., q. 17 : 5, 1’. I… I. clxxv, eo). 471-17.">. Cf. in Gal., q. 47, col. 565. Heureusement nous avons pour suppléer a noire déficit la grâce du Rédempteur : Quod minait agimus ip$e supplet et pro nobis respondet. In Rom., q. 188, col. 17<S. C’est la foi (pu nous l’approprie et Dieu nous l’impute à justice : liens per gratiam suam dot komini /idem, quant item />er eumdem gratiam reputai pro illa perfectione, ac si justifia perfeetionem haberet. Ibid.. q. loi. col 159.

b) Scolasliq’M nu 1 1 / s.iie. Mais l’École n’a pas persévéré dans ces voies où la grâce de la justification tendait : i nous devenir de plus en plus extrinsèque. Elle a progressivement élimine la concupiscence du

concept de péché originel, VOÎr Arcrsnisii. I. i, col., 530-2531, el conçu des lors la grâce comme une

puissance effective de régénération.

De cette Ihéologie plus optimiste sailli Thomas

d’Aqnin est le meilleur représentant. Après l’avoir longtemps ignoré, les protestants oui parfois entrepris de s’en réclamer et luthérien strasbourgeois

du xviie siècle. I (, . Dnrsche, écrivit un volume sous

ce titre tendancieux : Thomas Aquinas eon)essor veritatis evangeliese, Francfort, 1656. La doctrine de la justification y figure naturellement en bonne place, sert. vin. dist. u. p. 495-518, bien que l’auteur, au lieu de citer des preuves directes, ne fasse guère que se référer au témoignage des théologiens nominalisles, p. 512. qui mettaient leurs opinions sous le patronage de saint Thomas.

En réalité, celui-ci conçoit la justification comme une transformation profonde de notre être : transmutatio qua aliquis transmutatui a statu injustitis ad statum justifia per remissionem peeeati. Sum. theol.. D IP, q. cxiii. a 1. l’n peu plus loin, ibid., a. (i, il dislingue dans cet acte quatre éléments logiques : seilieet gratias infusio. motus liberi arbitrii in Deum per /idem, et motus liberi arbitrii in peecatum, et remissio cul pas. Or cette quadruple distinction est un élément traditionnel, qui se rencontre déjà chez Pierre de Poitiers, Sentent., t. III, c. ii, P. 1.., t. c.cxi. col. 1044, et Guillaume d’Auxerre Vo.r R. Seeberg, Dogmengesehiehte. t. iii, p. 422.

La rémission du péché en constitue l’aspect négatif. Car, rendue plus attentive depuis saint Anselme au poids du péché », Cor Deus homo, i, 21, P. L., L ci. viii, col. 393-394, l’École s’habituait à n’en plus considérer seulement la peine, mais aussi la coulpe. Voir Péché. Dès lors, la remissio peeeati, qui autrefois signifiait surtout l’adoucissement de la peine, Richard de Saint-Victor. De pot. ligandi et solvendi, 24. P. L., t. exevi, col. 117(>, s’applique maintenant à l’effacement de la faute, qui doit faire disparait re le désordre constitutif du péché. Et comme celui-ci consiste essentiellement dans une macula inlerior. Alexandre de Halès. Sum. theol., FV », q. i.xx, m. 2. ou encore dans un detrimentum nitoris, S. Thomas. Sum. theol., L II », q. i.xxxvi, a. 1, la rémission du péché doit s’entendre d’un acte divin qui efface la tache contractée et rend à l’âme l’éclat surnaturel que lui procure le rayonnement divin. Voila pourquoi la justification est et doit être, de ce chef, une modification ontologique de notre état spirituel, comme le précise fort bien saint Thomas, ibid., q. cxiii, a. ti : Jastifieatio es quidam motus quo anima movetur a Deo a statu eulpain statum justiliiv. lui quoi le docteur angélique est l’écho fidèle de la théologie du temps. Vote.1. Gottscllick, Zeitsehri/t fur Kirchenæsiiiiiiile. t. xxiir, p. 203-211. et K. Ileim, Dos Wesen der Gnode bei Alexundcr Ilulesius. p. 52-58.

Mai :, la justification comporte aussi le rétablissement de notre dignité surnaturelle. Cet aspect positif est réalisé par l’infusion de la grâce, el la grâce est conçue connue une réalité qui crée ou restaure eu nous la ressemblance de Dieu. Voir Grâce, t. vi, col. 16-12-1615. Qu’il suffise de citer Alexandre de Halès, Sum. theol., lit’, q, i.xi, m. 2, a. 1 : Gratin qua aliquis dieitur esse i/ralus lien neiessurin ponit aliquid bonum in i/rulificato quo est grains Deo : itlud autem quo est gratus Deo est itlud quo est dei/ormis rel ussimilatus Deo. Voir Ileim, op. cit., p. 50-52. Habitas tnfBSUS, enseigne saint Honavenluie en pariant de la grâce par opposition au péché, eoneurrit ad hoe quod fiai morbi curalio et imaginis reformalio. In II Sent., dist. XXVIII, a. 1, ([. 1, édition de Quaracchi, p. 676. Pour saint Thomas également, la grâce de la jusliliealion rentre dans la catégorie de la gratta ijratum læiens. parce que, dit-il, fier hane homo justifieutur et iliijnus elJieitttr voeari Deo i/ralus. Sum. theol.. L 1 1’, q, exi, a. 1, ad l » 1°.

(. Essence de la justification. — Un seul point de

pure spéculation avait suscité quelques controverses

dans l’I'.colc. depuis que P. Lombard avait compris la grâce connue une action directe du Saint Esprit dans l’âme sans intermédiaire créé. Voir ci-dessus 211 ;

    1. JUSTIFICATION##


JUSTIFICATION, LE MOYEN AGE : TRADITION DOGMATIQTJ

2 ils

col. 210’.). Mais la majorité de l’École refusait de suivre te Maître des Sentences dans cette voie.

L’échelle des certitudes à cet égard est bien marquée par saint Bonaventure. II commence par établir quod graliu divina aliquid ponit circa gralificalum sive acceptation. La raison en est que la grâce, qui signifie une disposition bienveillante de la part de Dieu, doit répondre à une réalité et, comme cette réalité, quand il s’agit du pécheur, ne saurait être un changement en Dieu même, il s’ensuit qu’elle doit être un changement dans l’âme du justifié. Cum aliqais de novo incipit approburi vel aeceptari, et nulla cadit mutatio ex parte Dei acceptants vel approbantis, necesse est quad uliqua cadat mutatio ex parte aceeptati et approbati. Sed hoc non est quia aliquid ei aufertur : est ergo mutatio quia aliquod donuin sibi a Deo conjertur. In IV Sent., disl. XXYI, a. unie, q. i, p. 631.

Mais cette réalité est-elle aliquid creatum vel inerealum ? Le docteur séraphique connaît et respecte la diversité des opinions sur ce point : circa banc quæsttonem sapientes opinantur conlrarium sapienlibus. Il faut, d’après lui, tenir pour certain, au nom de la foi et de l’Écriture, que l’on ne peut plaire à Dieu sans le don de la grâce et que celle-ci vient du Saint-Esprit. Quant à la question de savoir s’il faut admettre en outre un don créé, elle relève de la libre discussion. Pour lui, il admet l’existence d’un don créé pour ne pas abaisser le rôle de Dieu : quoniam nec est possibile nec decens Deum esse jormam perfectivam alieujus creaturse. Et il ajoute ce renseignement précieux au point de vue historique, c’est que cette opinion est la plus commune dans son milieu : Doclores enim parisienses communiler hoc sentiunt et senscrunt ab antiquis diebus. Ibid., q. ii, p. 635.

Saint Thomas se rallie à la même conception. A la différence de l’amour humain, qui est provoqué par un objet préexistant, l’amour divin est créateur. Quamlibet Dei dilectionem sequitur aliquod bonum in creatura causatum quandoque, non tarnen dileetioni seternæ coxternum. Et ce « bien » ne peut être qu’une qualité, c’est-à-dire un principe permanent par lequel il est mû vers le bien surnaturel, comme il l’est vers le bien naturel par des formes inhérentes à son être. Crealuris autem naturalibus sic providel ut…etiam largiatur eis formas et virtutes quasdam qu.se sunt principia aetuum… Multo igitur mugis illis quos movet ad consequendum bonum supernaturede aiernum infundit aliquas formas seu qualilates supcrnaturales secundum quàs suaviter et prompte ab ipso moveantur ad bonum œternum consequendum. Où l’on voit que cette conception n’intéresse pas seulement la notion de la Providence divine, mais aussi celle de l’anthropologie surnaturelle. D’autant que cette qualité ne doit pas s’entendre seulement d’une vertu, mais d’une participatio divina naturse. Sum. theol., I » H*, q. ex, a. 1-3.

En vertu du même principe, il s’oppose nettement dans la suite à la conception de F. Lombard. Xullus actus perfecle producitur ab aliqua potentia activa nisi sil ei connaturalis per aliquam formam quæ sil principium actionis. S’il en est ainsi dans l’ordre naturel, l’ordre surnaturel ne saurait lui être inf rieur ; Unde maxime necesse est quod ad actum caritalis in nobis existât aliqua habilualis forma superaddita potentiæ nathrali, inclinons ipsam’ad caritatis actum. IIa-IIæ, q. xxiii, a. 2. Voir de même Qusest. disp., de caritale, a. 1.

De cette controverse et des précisions qui en furent la conséquence il y a lieu tout d’abord de retenir le scrupule avec lequel les docteurs du Moyen Age avaient soin de maintenir la réalité ontologique de la grâce et, par conséquent, de la justification qui en est le point de départ. Elle montre aussi comment l’ÉCole utilisait les cadres aristotéliciens pour exprimer la théologie du surnaturel.

4. Conditions de la justification.

Quoiqu’elle soit un acte proprement divin, la justification n’en demande pas moins une certaine préparation de notre part, dont le même système allait permettre de faire plus rigoureusement la théorie.

a) Nécessité d’un, - préparation humaine. - — Du moment que la grâce est conçue comme une forme, ce que le sens chrétien avait toujours affirmé devient une nécessité scientifique. Car la forme ne saurait être reç-e que dans une matière préalablement bien disposée. Heim, op. cit., p. 69-70. Aussi Alexandre de Halos enseigne-t-il, Sum. theol., II 1, q. xevi, m. 1 : Deus secundum legem communem requirit aliquam pnvparationem et dispositionem ex parle noslra ad hoc quod infundat alicui gruliam. Et ceci est une loi de nature ; car toute infusion de forme réclame, non seulement, à titre éloigné, une possibililas in maleria ail suscipiendam formam, mais encore des dispositiones quæ disponunt materiam ad susceptionem illius formæ. Ibid., I ! l, q. xi, m. 6.

Saint Thomas recueille le même principe, en précisant bien que cette préparation même est l’œuvre de Dieu. Agenr infinitif virtutis non exigit materiam vel dispositionem materiæ quasi prsesuppositam ex alterius causæ actione ; sed tamen oportet quod secundum condilionem rei causandæ in ipsa re causet et materiam et dispositionem debitam ad formam. D’où suit une importante distinction : c’est que la grâce habituelle, étant seule une « forme », demande seule une préparation du côté du sujet, tandis que la grâce actuelle, qui n’est qu’un secours, est due à la seule initiative de Dieu. Sum. theol., I a Ilæ, q. cxii, a. 2.

Cette préparation comporte une action volontaire de notre libre arbitre ; car Dieu meut toujours les êtres suivant leur nature. Et ideo in eo qui habet usum liberi arbitrii non fit molio a Deo ad justiliam absque motu liberi arbitrii, sed ita infundit donum gratiie justificantis quod etiam simul cum hoc movet liberum arbitrium ad donum gratine acceptandum. S. Thomas, ibid., q. cxiii, a. 3. Le premier mouvement du libre arbitre est de se tourner vers Dieu par la foi ; mais, sous peine d’être stérile, la foi doit être informée par la charité. C’est pourquoi elle s’accompagne d’un cortège d’autres vertus : crainte de Dieu, humilité, charité pour le prochain, contrition pour les péchés commis, ibid., a. 4-5. En un mot, toute l’activité morale de l’homme est requise pour attirer en lui le don divin.

b) Videur de lu préparation humaine. — D’où surgit la grosse question de savoir quelle est la valeur de nos actes humains en regard de la justification. L’École a connu l’adage traditionnel : Facicnli quod in se est Deus non denegat gratiam, qu’Alexandre de Halès semble rapporter à Origène, Sum. theol., IIP, q. lxix, m. 1, a. 1, et a pris soin d’interpréter : ce qui l’amenait à préciser la relation de nos œuvres naturelles par rapport à la grâce.

On avait pu reprocher à Abélard d’enseigner quod liberum arbitrium per se sufficit ad aliquod bonum, Denzinger-Bannwart, n. 373, voir Abélarp, t. 1, col. 47, et saint Bernard trouvait en lui comme un relent de pélagianisme. Epist., cxcii, P. L., t. clxxxii, col. 358. Par réaction, Pierre Lombard avait inséré dans ses Sentences nombre de textes de saint Augustin sur l’impuissance du libre arbitre et la nécessité de la grâce prévenante. II Sent., dist. XXVI, P. L., t. exen, col. 709-714. Mais il s’agissait de concilier ce principe avec cet autre non moins certain que la première grâce comporte et appelle même une préparation. L’École a utilisé pour cela la distinction entre le mérite de condigno et de congrue Voir Mérite,

Il est évident que la justification ne saurait être l’objet d’un mérite de condigno, qui suppose la grâce ; mais elle peut être méritée de eongrao. Chez les pro 2119 JUSTIFICATION, LE MOYEN AGE : TRADITION DOGMATIQUE 2120

testants, on a souvent donné cette doctrine comme caractéristique de l’école franciscaine. R. Seeberg, op. cit., p. 415. De fait, Alexandre de Halès est formel là-dessus, Sum. theol., II a, q. xcvi, m. 1 : Noluit dure graliam nisi prseambulo merilo congrui per bonum usum naturee. Ce qu’il précise ailleurs en ces termes, III a, q. i.xix, m. 3, a. 3 : Non præcedit gratiam ut meritum seu meritoiïe… ; prævenit tamen actio illa gratiam ut disponens ad illam… Non præcedit ipsam sicat causa gratiæ sed sicut dispositio habiliians ad recipiendam graliam. Cꝟ. 111% q. lxi, m. 5, a. 3, et IV a, q. xvii, m. 5, a. 2. Voir Heim, op. cit., p. 71-74. Saint Bonaventure admet, lui aussi, le meritum congrui, comme étant aliqua dispositio congruitatis respectu cjus ad quod illa dispositio ordinatur, In II Sent., dist. XXVII, a. 2, q. 2, p. 6C5, et ne craint pas de l’appliquer aussitôt a la première grâce : Et sic peccator per bona opéra in génère facta extra carilatem meretur de congruo primam gratiam. Cf. ibicl., dist. XXIX, a. 2, m. 2, p. 703.

Mais on aurait tort d’imaginer, comme le font Seeberg, ibid., p. 415-416, et A. Harnack, Dogmengeschichte, t. iii, p. 643, une opposition de saint Thomas sur ce point. Le P. Stufler a pris soin de réunir, Zeitscliri/t fur kath. Théologie, 1923, p. 161-184, tous les textes où ce dicteur s’explique surla préparation loinlaine de la justification. Il résulte de cette enquête que saint Thomas admet l’adage Facienti quod in se est dès son Commentaire sur les Sentences, In II Sent. dist. XXVIII, q. i, a. 4, Opéra omnia, t. viii, p. 381, et qu’il le conserve encore dans la Somme théologique, I" II*, q. cxii, a. 3, en marquant bien qu’il s’agit d’un mérite de convenance : Yidetur enim congruum ut homini operanli secundum suam virtutem Deus recompenset secundum e.rcellentiam suse virtutis. Ibid., q. exiv, a. 3.

c) N iture des icwres préparatoires. - - Encore peut-on se demander s’il s’agit d’œuvres préparatoires purement naturelles. Ainsi l’entendent volontiers les historiens protestants, qui reprennent à ce sujet leurs accusations familières. Il ne s’agirait pas seulement d’un « erypto-semipélagianisme », mais d’un véritable « néo-pélagianisme ». Loofs, op. cit., p. 539-547. A. Harnack parle également de « semipélagianisme » à propos de P. Lombard, op. cit., p. 619, et laisse entendre dans la suite que le même reproche pèse à bon droit sur ses successeurs, ibid., p. 621-623 et 644, y compris Scot, bien entendu, mais encore saint Thomas, p. G50-054. D’autres ont rendu meilleure justice à la pensée médiévale et reconnu que tout le processus de la préparation à la grâce s’accomplit lui-même sous l’action d’une première grâce. Seeberg, op. cit., p. 404-405, 415-417, et Heim, p. 117122.

Ainsi Alexandre de Halès s’approprie ce mot de saint Augustin : Ipse ut velimus operatur incipiens qui volentibus cooperatur perficiens, qu’il commente de la sorte : Dicendum juxla auctoritates sanctorum quod liberi arbitrii conatus ad bonum otiosi sunt si a gratia non adjuvantur, nulli si a gratia non excilantur. Et parmi ces auctoritates, il se réclame, outre saint Augustin, de saint Anselme et de saint Bernard, à qui tes derniers mots sont empruntés. Sum. theol., III », q. lxix, m. 1, a. 2. Cf. S. Bernard, De gratia et libero arbitrio, xiii, 42, I’. I… t. clxxxii, col. 1021. Saint Bonaventure cite également le même texte, In II Seul., dist. XXVIH, a. 2, q. 1, p. 682, dont il adopte formellement la doctrine : Sine hac (gratia gratis data) concedendum est libcrum arbitrium nunquam sufficienter disponi nec posse se disponere ad gratiam gratum facienlem. Cf. In IV Sent., dist. XVII, pars i, a. 1, q. 2-3, et a. 2, q. 2-3, t. iv, p. 121-122 et 428-430. Voir également le petit irai lé De gratia et jusiifleatione hominis du franciscain Robert Grossetête, qui se I

résume en cette thèse : Nullum est bonum quod ipse (Deus) non velil esse, et ejus velle est jacerc ; non est igitur bonum quod ipse non facial…, sali’o tamen jure liberi arbitrii quod in homine creauit. Publié par Ed. Brown, Appendix ad fasciculum lerum expelendarum et fugiendarum, Londres, 1690, p. 282.

Dans ses écrits de jeunesse, saint Thomas d’Aquin ramenait volontiers cette grâce excitante, soit aux événements providentiels de la vie, soit au libre arbitre lui-même, qui est en nous un don de Dieu : Islam gratiam (gratis datam) ponere non videtur necessarium, nisi ipsa libertas arbitrii gratia dicatur, quæ procul dubio nobis a Deo est, vcl aliquie occasiones quæ quandoque dantur hominibus a Deo ad conversionem. In II Sent., dist. V, q. ii, a. 1, t. viii, p. 80. Cf. ibid., dist. XXVIII, q. i, a 4, p. 380-381 ; In I Sent. dist. XVII, q. a, a. 3, t. vii, p. 219 ; In IV Sent., dist. XVII, q. i, a. 1, sol. 4 et a. 2, sol. 2, t. x, p. 470172 ; De veritate, q. xxiv, a. 15, t. xv, p. 235.

-Mais, dans la suite, il précise que nos bons mouvements intérieurs procèdent d’un secours divin spécial. Quodl., i, a. 7, t. xv, p. 364, et In Rom., x, lect. iii, t. xx, p. 531. C’est cette doctrine qui est fixée dans la Somme théologique, I » -IIæ, q. cix, a. 6 : Ad hoc quod se præparet homo ad susceptionem (gratia’habitualis), … oportet præsupponi aliquod auxilium gratuitum Dei intrrius animam moventis sire inspirantis bonum propositum. Cf. ibid., a. 2-3 et q. exiv, a. 5. Sur son évolution à cet égard, voir Stufler, loc. cit., p. 161-184, qui ne craint pas de dire, p. 180, après Scheeben, Handbuch der kath. Dogmatik, Pribourg-en-B., 1878, t. il, p. 413, que le docteur angélique a commencé par se mouvoir « dans une ligne qui se rapproche notablement des erreurs semipélagiennes. ».Mais, au terme de sa pensée, la lumière s’est faite dans son esprit sur le caractère entièrement surnaturel des œuvres qui préparent le pécheur à sa justification, et c’est pourquoi F. Loofs lui fait la grâce de ne lui imputer qu’un « erypto-semipélagianisme. op. cit., p. 552. Ce qui est une manière embarrassée de reconnaître que saint Thomas est l’interprète correct et mesuré du catholicisme traditionnel. En quoi d’ailleurs on a pu voir qu’il est substantiellement d’accord avec toute la théologie de son temps. Voir les textes réunis dans Denifle, trad. Paquier, t. iii, p. 109-175, et Augtjsti NISMK, t. I, col. 2.~>.">.~).

Ici encore l’aristotélisme fournissait ses cadres aux docteurs chrétiens. Quand il veut préciser le rapport exact de nos œuvres à la première grâce, Alexandre de Halès parle de disposition, Sum. theol., IIP, q. lxix, m. 3, a. 3 : Prsevenit actio illa gratiam ut disponens ad illam. Ce qui s’entend au sens d’une disposition matérielle, comme de celui qui en se tournant vers le soleil se met en mesure de recevoir sa lumière. Ibid., m. 5, a. 3. Voir Heim, p. 115-116. Or saint Thomas, au moment où il accorde le plus à la nature, ne parle pas un autre langage : Sicut enim natura humana se habet in potentia materiali ad gratiam, ita actus virtutum naturaliùm se habent ut dispositiones materiales ad ipsam. In II Sent., disl. XXVIII, q. i, a. I. Aussi n’y a-t-il en définitive, entre nos dispositions et le don de la grâce, aucun rapport de nécessité, niais seulement un lien extrinsèque fondé sur l’immutabilité de la Providence divine. Sum. theol., Ia-IIæ, q. cxii, a. 3. Ce qui rentre encore dans le système aristotélicien : l’.tiam in rébus naturalibus dispositio materise non ex necessitute consequitur jonnam. nisi per virtutem agentis qui dtspbsitionem causal. Ibid., ad 3wn.

.’! " Chez les mastiques. - Au milieu d’un ensemble doctrinal aussi nettement caractérisé les mystiques feraient-ils exception ?

Renouvelant la tactique de Tertulllen, déjà les anciens protestants en appelaient à l’âme naturel

lement chrétienne » du Moyen.Age, lorsqu’elle ne s’exprime pas en discussions d'école mais s'épanche en sentiments pieux devant les grands problèmes de la vie et de la mort. Voir Chemnitz, Examen concilii Trid., pars I a, De justifie, Francfort, 1596, p. 144 : …Doctrinam nostram de justificatione habere testimonia omnium piorum qui omnibus temporibus fuerunt, idque non in declamatoriis rhetoricationibus, nec in oliosis dispulationibus. sed in seriis exercitationibus ptenitentiæ et ftdei. Cf. Loci theol., pars II 3, De justif., ci, Francfort, 1653, p. 227 : … quando conscientia sensu peccati et iræ Dei pressa quasi ad tribunal Dei rapta est. Des théologiens modernes entretiennent encore à cet égard la même confiance. Thomasius, op. cit., p. 432, et Harnack, op. cit., p. 346-347. Tandis, en effet, que la théorie exigeait pour le.salut les mérites et les œuvres de l’homme, la piété tendait à s’appuyer sur la seule miséricorde de Dieu. Mais un examen objectif des textes invoqués s’oppose au parti qu’en veulent tirer les protestants.

1. Saint Anselme.

Comme preuve de cette tendance, on aime citer la célèbre exhortation où saint Anselme invite le pécheur mourant à s’abriter derrière la mort du Christ. In hac » OLA morte totam ftduciam tuam constitue, in nulla alia re fuluciam habeas. Adm. morienti, P. L., t. ci.vin, col. 686.

Lui-même exprime pour son compte personnel, en termes des plus pathétiques, la terreur que lui causent ses péchés à la pensée du jugement, et il n’a plus d’espoir qu’en Jésus. Quid est enim Jésus nisi Salvator ? Ergo, Jesu, propter temetipsum esto mihi Jésus… Rogo, piissime, ne perdat me a iniquitus quod fecit tua omnipotens bonitas. Médit., ii, ibid., col. 725. Et encore, Médit., iv, col. 740 : Cum respicio ad mala opéra quaoperatus sum, si me judicare vis secundum quod merui. cerlus sum de perditione mea ; cum vero respicio ad mortem tuam quam pro redemptionc peccalorum passus es, non despero de misericordia tua. Mais il faut aussi tenir compte qu’Anselme ajoute aussitôt : Unum tantummodo est quod vis… ut de malis noslris pœniteamus et in quantum possumus emendare curemus. Cf. Merf17., iv, col.730, où il exhorte le pécheur aux œuvres réparatrices par cette assurance : Secundum eamdem justitiam qua persévérantes in meditia punit (Deus), resipiscentes a malis bonaque opéra jacientes œlernu mercede rémunérât.

C’est dire que les sentiments d’entier abandon au Christ dont débordent ces textes, ainsi que les Méditations ix-xi, ibid., col. 749-769, s’entendent sous le bénéfice de notre lo aie collaboration et qu’Anselme est bien toujours le même docteur qui demande pour bénéficier de l'œuvre rédemptrice qu’on se l’applique sicut oportet. Cur Deus homo, ii, 20, ibid., col. 429. 1 arce que cette application est toujours imparfaite, il y a lieu de ne pas compter sur ses propres mérites ; mais elle n’en est que plus nécessaire pour cela. Le mysticisme chez Anselme vient suppléer le déficit de notre œuvre morale, non supprimer celle-ci, et il ne s’en reprocherait pas l’insuffisance s’il ne la tenait pour indispensable. En quoi il associe très heureusement cette part de Dieu et de l’homme que l'Église ne voulut jamais séparer.

2. Saint Bernard.

Il en est de même chez le mystique par excellence du Moyen Age, savoir l’abbé de Clairvaux, dont l’autorité fut si grande en son temps et l’influence si considérable dans la suite.

Aucun docteur médiéval n’a été davantage exploité par les protestants. Luther invoquait déjà son patronage contre Cajétan, Acta augustana, 1518, dans Opéra latina var. argum., Erlangen, 1865, t. ii, p. 381-383. Jusque dans les temps modernes, ce ne sont pas seulement des théologiens, comme Thomasius, op. cit.. p. 135-137, qui le veulent inscrire au Catalogua te

iium verilatis, mais des historiens qui découvrent en lui des pensées parallèles à celles des réformateurs. Loofs, op. cit., p. 524-525, après Ritschl, op. cit., p. 112-115, et Theol. Studien und Kritiken, 1879, p. 317-331.

a) Nature de la justification. — Quelques textes de lui, qui semblent ramener la justification à la simple non-imputation des péchés, ont été discutés à l’art. Bernard (Saint), t. ii, col. 777-778. Il en résulte que saint Bernard ne conçoit pas la justification du pécheur sans la communication intime d’un don divin qui sanctifie et régénère son âme. Aux passages cités on ajoutera le beau parallèle qu’il établit entre l’action du premier et du second Adam, pour montrer que la justice de celui-ci a pu et dû devenir nôtre, plus encore que la faute de celui-là : Justum me dixerim, sed illius justitia… Quæ ergo mihi justifia fada est(l Cor., i, 30) mea non est ? Si mea trad.cta culpa, cur non et mea indulla justitia ? Tract, de err. Abœlardi, vi, 16, P. L., t. clxxxii, col. 1066.

Les endroits où Bernard paraît tenir un langage contraire s’expliquent par ces réminiscences bibliques dont son style est toujours rempli et aussi par la tournure mystique de son esprit, qui le porte à marquer, soit pour rappeler l’homme à l’humilité, soit pour rendre à Dieu ce qui lui est dû, que la grâce, loin d'être un produit de notre nature, lui est en somme étrangère tout en devenant sienne.

b) Conditions de la justification. — Cette même tendance se retrouve en ce qui concerne les conditions du salut.

A n’en pas douter, saint Bernard aime dire, avec saint Paul, que nous sommes justifiés gratuitement par la foi. In festo Annunt., serm. i, 3, t. clxxxiii, col. 384. II ajoute même une fois que c’est par la foi seule. In Cantica, serm. xxii, 8, col. 881. Et il ne semble pas moins catégorique pour exclure nos mérites : Non est quo gratia inlret ubi jam meritum occupavit… Nam, si quid de proprio inest, in quantum est gratiam cedere illi necesse est. Deest gratia' quidquid meritis députas. Ibid., serm. lxvii, 10, col. 1107. Mais l’orateur de continuer tout aussitôt par ces paroles qui donnent la clé de sa pensée et que les protestants oublient trop souvent de reproduire : Nolo meritum quod gratiam excludat. C’est dire que l’abbé de Clairvaux a ici en vue un mérite qui serait l'œuvre naturelle de l’homme. Mais condamner, avec saint Augustin et toute l'Église, le mérite qui exclut la grâce, n’est-ce pas déjà sousentendre qu’avec la grâce le mérite devient possible et nécessaire ?

Saint Bernard s’en explique formellement dans un sermon voisin, où sont équilibrées en ingénieuses antithèses les doubles données de ce problème : Sujficit ad meritum scirc quod non suffeiant mérita. Sed, ut ad meritum satis est de meritis non præsumere, sic carere meritis satis ad judicium est… Mérita proinde habere cures ; habita, data noveris… Perniciosa paupertas penuria meritorum ; præsumptio autem spiritus, fallaces divitise. Félix Ecclesia, cui nec meritum sine prœsumptione, nec præsumptio absque meritis deest. In Cantica, serm., lxviii, 6, col. 1111. Cf. De gratia et lib. arbitrio, xiii, 43. et xiv, 49-51, t. clxxxii, col. 1024 et 1028-1030. L'évidence de ces textes finit par s’imposer aux plus impartiaux des protestants eux-mêmes, qui reconnaissent que, pour saint Bernard, la grâce appelle le mérite, loin de l’empêcher. Deutsch, art. Bernhard, dans Realencyclopàdie, t. ii, p. 635. Il n’est pas jusqu'à Ritschl, op. cit., p. 111, qui ne soit obligé d’admettre que les principes fondamentaux de saint Bernard sont parfaitement catholiques.

Aussi l’abbé de Clairvaux réclame-t-il pour le salut la foi au rédempteur, mais une foi qui se développe en charité. Ni.m nec Spiritus datur nisi credentibu*….

ncr /ides valet si non operetur ex dilectione. Epist., i.vn, 9, ibid., col. 217. C’est-à-dire que la loi comporte tes œuvres, sous peine d’être morte. Tract, de moribus et offlcio tpise., iv, 1 i. ibid., col. 619. Cf. in tempore rrectionis, serin, ii, 1-3, t. CLXxxiii, col, 283-284 : Pidei vitam opéra aUestantw… Fidei vilain… in charitatf conslituitqui fldem perdilet lionem perbibuit operari. Voir encore De diversis, senn. xlv, 5, col. 668-669 ; /// cantica, serm. xxiv, 7-8, col. 897-899 ; senn. xi.vm, 7. col. 1015 ;.serin, i.i. 1-1. col. 1025-1027. Ailleurs le ne me docteur a des avertissements sévères et pathétiques à l’adresse des chrétiens qui abusent de la confiance en Dieu sous prétexte de leur baptême : Vereor ne dore mm (fiduciam) incipiant in occasionem carnis, bkmdientes sibi plus quam oporteat sine operibns de baptismo et credulitate. In Ase. Domini, serm. i, 2, col. 300.

ïl reste d’ailleurs que nos œuvres sont toujours insuffisantes et qu’il y a lieu de nous confier à la miséricorde divine plus qu’à nos propres mérites. Meum proinde meritum miseratio Domini. In canlica, senn. i.xi..">. col. 1073. Cf. In via. Nat. Domini, senn. ii, 4, et senn. v, 5, col. 92, 108 ; In Ps.xc, serm. i, 1 : ix. L-5 ; XV, 54 xvi, 1. col. 187. 216-218, 2-16 et 217..Mais il n’en est pas moins vrai que ceux-ci sont possibles et nécessaires moyennant la grâce divine. On les voit réclamés dans ce sens jusque dans le célèbre passage dont se prévalait Luther, In Annunl.. serm. i, 1-2. col. 383 : Necesse est primo cmnium credere quod remissionem peccalorum haàere non jinssis nisi per indulgentiam Dei : deinde quod nihil prorsus liabac queas operis boni, nisi et bac dederil ipse ; pvstremo quod aeternam vitam nullis potes operibus promereri nisi gratis libi detur et illa… Neque enim talia sunt bominum mérita ut propterea vHa seierna debeatur ex jure… Nam, ut taceam quint mérita omniu dt, na Dei SUnl…, qui// sunt mérita omnia ad lantum gloriam ? Cf. De diversis. senn. xxvi, 1 : Qu.idqv.id in aliis minus bubemus, (restât) de ea (bumilitate) sup/dere, col. 610.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que, moraliste e( mystique, saint Bernard éprouve le 1 esoin de souligi < r plus souvent et en termes plus vifs que les purs spéculatifs les limites de l’œuvre humaine, en la ramenant à sa source divine et accentuant son insuffisance notoire. Ce que ces derniers énonçaient en quelques lignes didactiques prend chaleur et vie sur ses lèvres d’orateur. Mais les principes sont de part et d’autre les mêmes : savoir la double obligation indissoluble d’une bonne volonté sincère et d’une non moins sincère humilité. C’est sur eux que tout le christianisme est bâti eL les docteurs du.Moyen Age en ont respecté l’harmonie, tout en portant de préférence leur attention sur l’un ou l’autre de ses aspects.

Il n’est pas jusqu’à l’École elle même où le mysticisme ne trouve marquée sa place légitime. Car non seulement le mérite y est toujours rapporte- à la grâce, mais on en souligne l’inévitable déficit. Tel est le sens évident de la doctrine classique, si souvent mal comprise, aux tenues de laquelle notre justification

demeure toujours incertaine ici-bas. Humus de Saint Yiclor n’admet, a cet égard, qu’une suinta queedam

priesiun) Ho, De suer., I. [I, pars m. 2. P. /… i. < i xxvi,

col. 555, et tout de même saint Bernard, In Septuag*,

serin, i. 12, P. L., t. CJ xxxiii, col. 1 63.’tous le-, grands

scolastiques sont d’accord sur ce point : pour les réfié renees. voir art. GBACE, t. VI, col. 1617-1618. C’est

dire que la doctrine catholique des ouvres n’a lien

d’incompatible, ni en thé >ie ni en pratique, avec cette

défiance de soi et ces.sentiments d’humilité dont les

tiques se QrenI toujours les échos.

. Mystiques postérieurs. Sur (cite littérature

mmenee et mal connue il nous faut au Rioill ! fier

i ( oup d’oeil.

n) Prétentions protestantes. Depuis que Luther s’est réclamé de la Théologie germanique, éditée par ses soins en 1516, il lut longtemps à la mode de chercher parmi le-, mystiques du bas Moyen Age les ancêtres, sinon les inspirateurs, île la Réforme.

Spi ncr recommandait fort aux polémistes < !. son temps l’élude de cette cujas nuthoribus

Megalànder noster Lulherus majore ex parle faclus est. theol., 1. I. c. n. a. l. n. 19, Francfort, L709, p. 270. Tailler lui inspirait une particulière confiance, Theol. Iicdenl.cn. t. i, c. i, sect. 67, Halle. L702, p. 313314. Cꝟ. 1. III. p. 71 I et 828 ; I. IV, p. 67. Le fait, la Théologie germanique jouit de nombreuses éditions et traductions qui attestent son immense popularité. Voir Theologia deulsch, édit. Fr. Pfeiffier, Stuttgart, 1855, p. x-xviii. Et l’on parlait volontiers encore, au milieu du XIX’siècle, de réformateurs avant la Réforme >. Ainsi C. Ullmann, Re/ormatoren vor det Reformation, Hambourg, 1841-1842, où. avec les théo-Iogi < us a tournure mystique tels que Jean de Goch et Wcsscl. sont exploités les mystiques proprement dits, les uns et li —, autres spécialement pour leur opposition au « pélagianisme catholique et leurs appels à la loi qui justifie. Vue générale dans A. Harnack. op. cit., t. 1 1 1. 1 1. I’< 1 -4 "> I.

b) Discussion. Ces prétentions sont aujourd’hui n connues sans fondement.

Non pas que li mysticisme n’ait parfois pris au coins du Moyen Age uni’tournure désordonnée, oit l’union à Dieu tendait à supprimer l’action morale de l’homme, où l’assurance du salut inspirée par la foi au Rédempteur se développait en antinomisme et parfois en véritable immoralité. Dciizinger-Baimwart, n. 472-473 et 171). Voir Béghabds, t. u. col. 531-534 ; Fjbèbes ne 1 11 : 1 : 1 esprit, t. vi. col. 800-809. Parmi les propositions de maître Eckart condamnées par Jean XXII. quelques-unes manifestent à l’égard des œuvres humaines une indifférence plus quc suspecte. Benzinger-Bamrwart, n. 504-506, 514-519. Voir Eckaht, t. vi. col. 2062 2079, et P. Pourrai. La spiritualité chrétienne, I. ri, Le Moyen Age, Paris, 1921, p. 339-378. Mais l’Église ne saurait être tenue pour responsable de déviations qu’elle a condamnées, ni la mystique médiévale de tendances contre lesquelles dans son ( nseinble elle a réagi.

Seules les préventions invétérées de la Réforme contre la piété catholique expliquent qu’on ait voulu tain état des formules d’humilité qui parsèment, par exemple, les colloques de saint François d’Assise ou les sermons de saint Antoine de Padoue, que saint Bonaveiilurc ait paru exceptionnel pour les élans d’amour et de confiance au Christ Sauveur qui s’affirment dans ses écrits mystiques.

Chez Tauler comme chez saint Bernard. A. Ritschl reconnaît, « Pcit., p. 120-121, « l’originalité du catholicisme latin, savoir l’appréciation des bonnes œuvres comme mérites et la neutralisation de ces mêmes œuvres par la considération de la grâce, i et il ajoute avec raison que ce dernier sentiment n’est possible que chez Ceux-là seulement qui se sont acquis des mérites Le premier tort de Spener, à son sens, est de considérer comme une exception cet abandon à la grâce qui est une des directions normales de la pensée catholique. I u second i n découle, celui d’assimiler ce mysticisme

a la justification luthérienne qui en est profondément différente. Car Luther exclut tout mérite, tandis que’I aider, comme les autres ascètes et mystiques du Moyen Age, quand il suggère de renoncer a la valeur de uns mérites, s’adresse a des chrétiens avancés eu sainteté (t par là-même précisément chargés de mérites. » Il Suffit de ces observations pour annuler le dossier repris encore une fois par Alph. Yict. Muller,

J.ullier und l’aulcr. Heine. 1918, p. (i.’i K8.

  • 26

L’existence de prétendus « réformateurs avant la

Réforme » est due à la même illusion d’optique. Fr. Pfeifïcr, op. cit., p. xxiii, déclare expressément, contre l’ilmann, op. cit., t. ii, p. 251-256, que « la Tlicologie germanique n’a rien de protestant. > Et il en faut dire autant desautresmystiqu.es. Aucun d’entre eux, pas même Wesscl, constate mélancoliquement Thomasius, op. cit.. p. -139, n’a saisi la doctrine de la justification dans sa pleine pureté. Pour l’ilmann luimême, op. cit., t. i, p. 90, « la doctrine de la justification par la foi ne se présente pas encore chez Goch comme le point central qui domine tout, ainsi qu’elle le sera chez les Réformateurs. » Et Ritschl, op. cit., p. 132, a beau jeu de lui opposer que les extraits qu’il en donne, t. i. p. 77-79, parlent de la grâce comme de l’amour de Dieu infusé en nos âmes et devenant le principe de nos œuvres saintes, c’est-à-dire qu’ils reflètent la pure doctrine catholique de la sanctification.

Chez Wessel également, « on rencontre la même double direction que chez tous les théologiens pratiques du Moyen Age, savoir que la justification rend les mérites possibles et qu’on doit en faire abstraction pour s’abandonner à la grâce de Dieu. » A. Ritschl, op. cit., p. 129-130. Et l’auteur de faire plus loin, p. 132-133, la même démonstration pour Savonarole, WicJef et Jean Hus, dont les protestants se sont tant de fois réclamés. Quoi qu’il en soit des hardiesses de leur pensée sur d’autres points, leur doctrine de la justification ne sort pas de la ligne catholique. Voir dans le même sens Loofs, op. cit., p. 636 et 658.

r) Pessimisme des mystiques. — Il n’est pas douteux cependant que les mystiques en général étaient portés à déprécier l'œuvre de l’homme au profit de la grâce de Dieu. Quelques-uns ne semblent pas, à cet égard, avoir échappé à toute exagération.

Témoin libertin de Casale. qui parle ainsi de luimême : « Le Seigneur l’a relevé de ses chutes presque malgré lui. Il ne pouvait rien de lui-même, le péché lui commandait en maître. Aussi ne songe-t-il pas à s’attribuer le mérite du peu de bien que Dieu lui a permis de faire : tout l’honneur en revient au divin Maître, qui aime à manifester sa toute-puissance et sa miséricorde inlassable en faisant coopérer à sa gloire même les plus méchants. » Autobiographie spirituelle. analysée dans P. Callacy, Étude sur Ubcrtin de Casale, Louvain. 1911, p. 14. Sur quoi le biographe de remarquer : « libertin suit en tout point la théorie de l’impuissance pratique de l’esprit humain en face de la chair et du péché qui l’habite exposée par saint Paul, Rom., vii, 20 sq. »

On trouverait sans doute bien d’autres passages de ce genre et ce mysticisme, plus ou moins associé aux théories augustiniennes de la concupiscence, atteste l’existence d’un courant pessimiste qui n’a jamais cessé dans l'Église et qui a pu entraîner parfois quelques écoles ou quelques individus à de véritables excès. Mais il serait non moins excessif de transformer en doctrines arrêtées ce qui n'était que de simples tendances, et ces poussées extrêmes ne doivent pas, au demeurant, donner le change sur les perspectives de l’ensemble. Ces tableaux poussés au noir de la misère humaine ont leur contre-partie dans ce que d’autres mystiques moins sombres, et souveut les mêmes, nous « lisent de la noblesse et de la puissance d’une âme régénérée par le Christ.

Au Moyen Age comme auparavant, et chez les mystiques non moins que chez les théologiens, il reste vrai que « l’appel à la grâce et le renoncement au mérite s’associent dans l'Église catholique avec le souci d’une conduite correcte. > Et loin de présenter un caractère exceptionnel, cette association constitue, « dans un certain sens, un des traits perpétuels et caractéristiques du catholicisme romain. » A. Ritschl, op. cit.,

p. 135. Pour la preuve, voir le dossier liturgique réuni dans Denifle, trad. Paquier. t. ii, p. 327-303, avec les commentaires extraits des auteurs du Moyen Age qui en font déjà ressortir la valeur.