Dictionnaire de théologie catholique/HOLBACH (Paul-Henri-Thierry, baron d')

C. Constantin
Letouzey et Ané (Tome 7.1 : HOBBES - IMMUNITÉSp. 18-22).

HOLBACH (Paul-Henri-Thiery, baron d’), encyclopédiste du xviiie siècle, né à Heidesheim dans le Palatinat, en 1723, mort le 21 janvier 1789 à Paris. — I. Vie et ouvrages. II. Le Système de la nature.

I. Vie et ouvrages. — Venu dès sa jeunesse à Paris, cet Allemand s’y plut, s’y fixa et s’y maria. Il y devint même bientôt un personnage du monde philosophique par son érudition (il avait une mémoire prodigieuse), par sa magnifique bibliothèque, par sa fortune qui était immense et dont il usait largement pour les autres, et par ses dîners : « premier maître d’hôtel de la philosophie » (Galiani) : il recevait à sa table les dimanche et jeudi de chaque semaine les penseurs du temps. Dans son hôtel, rue Royale à Paris, ou dans son château de Grandval (Puy-de-Dôme), vinrent en habitués d’Alembert, Condorcet, Buffon, Helvétius, Marmontel, Morellet, Saint-Lambert, Raynal, Mercier, Naigeon, Condillac, Grimm, son compatriote, le Napolitain Galiani, Diderot surtout et même un moment Rousseau, et défilèrent des étrangers de marque comme Hume, Shelburne, Priestley, Franklin. En ces réunions, comme en d’autres de l’époque, on agite les questions les plus élevées et les plus graves, mais avec une impiété, un libertinage, une grossièreté de propos, surtout de la part du maître de la maison, qui ne se rencontrent que là.

Aucun événement important dans cette vie, sinon la publication de multiples ouvrages. On en trouve l’énumération au t. ii du Système de la nature, édition de 1821, et dans la Biographie universelle de Michaud, d’après le Dictionnaire de Barbier. Il y en a qui concernent la querelle à propos de la musique italienne et de la musique française ; d’autres sont des traductions d’ouvrages allemands de chimie et de sciences naturelles, sans parler des articles de même nature que d’Holbach donna à l’Encyclopédie ; plus de 30 enfin sont des ouvrages de philosophie sociale antireligieuse, tous écrits de 1766 à 1776. Ils ne lui sont pas attribués dès leur apparition. Ce qui les caractérise en effet, ce n’est l’originalité ni du but : comme les autres encyclopédistes, il veut établir une morale et une politique indépendantes de tout système religieux ; ni de la méthode : comme eux, il prétend ne partir que des faits et ne pas les dépasser et il ne tient pas parole, bien que parfois il avoue, à la façon d’un positiviste sincère, que les faits ne mènent pas loin ; ni des idées : il a vécu des idées d’autrui et, pour la mise en œuvre, il eut des collaborateurs dont il est difficile de fixer la part. Diderot, entre autres, relit ses manuscrits et lui fournit des développements. De Grandval où il passe l’automne, Diderot écrit que chaque jour il blanchit le linge du baron » et, ajoute J. Heinach, Diderot, p. 22. « d’Holbach, qui écrit en haut-allemand, se pique, quand Diderot a refait ses manuscrits, d’écrire comme Voltaire ». Ce qui est de d’Holbach en tous ces ouvrages, c’est l’étendue et la brutalité de la négation. Il s’attaque non seulement aux religions révélées, comme l’avaient fait les déistes anglais dont il traduit les ouvrages, mais au déisme de Voltaire et au théisme de Rousseau ; il est pleinement matérialiste et athée : il n’admet même pas comme Voltaire qu’il faut une religion pour le peuple ; il est athée d’une façon continue : il n’a pas, comme Diderot, des paroles ou des mouvements de croyance ; il l’est nettement : il n’use ni des réticences ni des détours des autres encyclopédistes. Mais il compose en un tel secret que ses amis eux-mêmes l’ignorent ; il ne signe pas ses écrits : ils paraissent anonymes ou comme ouvrages posthumes d’un contemporain, Boulanger, Fréret, Mirabaud ; il les publie à l’étranger, la plupart à Amsterdam, où Naigeon les porte. Ces ouvrages sont : 1o L’antiquité dévoilée, œuvre posthume de M. Boulanger, refaite sur le manuscrit original, in-4o et 3 in-12, Amsterdam, 1766 ; 2o Le christianisme dévoilé ou examen des principes et des effets de la religion chrétienne par feu M. Boulanger, in-12, Londres (Nancy), 1767, que La Harpe attribue à Daniclaville, qui est de d’Holbach et dont la préface, une Lettre de l’auteur à Monsieur****, fait déjà connaître toutes les vues religieuses et politiques de l’auteur. C’est « comme citoyen » qu’il prétend juger le christianisme et la religion en général, p. xxvii. Or non seulement « aux yeux du bon sens le christianisme ne paraîtra jamais qu’un tissu d’absurdités…, le produit informe de presque toutes les anciennes superstitions inventées par le despotisme oriental », mais il a créé dans ses adeptes « un esprit intolérant » qui leur a fait commettre « des horreurs » et il empêche les princes et les peuples… esclaves de la superstition et de ses prêtres…, de connaître leurs véritables intérêts les rend sourds à la raison et les détourne des grands objets qui devraient les occupés, » p. ii. « La morale enthousiaste, impraticable, contradictoire, incertaine que nous lisons… dans l’Évangile n’est propre qu’à dégrader l’esprit, qu’à rendre la vertu haïssable, qu’à former des esclaves abjects ou bien… des fanatiques turbulents ». p. xviii. Partout d’ailleurs « les préjugés religieux… ont corrompu la politique et la morale… C’est la religion qui fit éclore les despotes et les tyrans » et « sous des chefs corrompus par des notions religieuses, les nations n’eurent aucun motif pour pratiquer la vertu », p. viii. Les hommes n’écoutent enfin la religion, « de l’aveu même de ses ministres… que lorsqu’elle parle à l’unisson de leurs désirs », p. xi. Malgré cela, l’on prétend que « sans religion l’on ne peut avoir des mœurs » Quelle erreur ! « Il faut bien distinguer la morale religieuse de la morale politique : l’une fait des hommes inutiles ou même nuisibles…, l’autre doit avoir pour objet de former à la société des membres utiles, actifs, capables de la servir… », p. xviii. C’est au souverain à établir cette morale utile. « Ce n’est point le prêtre, c’est le souverain qui peut établir les mœurs dans un État » par un système bien compris de récompenses et de châtiments et surtout par l’organisation d’une éducation nationale qui « ne sème dans les cœurs de ses sujets que des passions utiles à la société », p. xiv. Un prince ferme et sage ne doit pas hésiter à prendre les fondations religieuses pour en créer « des établissements utiles à l’État, propres à faire germer les talents, à former la jeunesse, à récompenser les vertus, à soulager les peuples, à faire éclore les arts », p. xxvi. Radical en religion, d’Holbach n’en est en politique qu’au despotisme éclairé. « Ce sont des fanatiques, des prêtres et des ignorants qui font les révolutions. » Sur les idées politiques de d’Holbach, voir Henry Michel, L’idée de l’État, in-8°, Paris, 1895, p. 15-17, et P. Janet, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, 3e édit., 1887, t. ii, p. 490-496 ; 3° La contagion sacrée ou histoire naturelle de la superstition, traduite de l’anglais (de Jean Trenchard), 2 in-4°, Londres, 1767 ; réimprimé en l’an V, in-8°, Paris, premier et unique ouvrage d’une Bibliothèque philosophique annoncée ; 4° Esprit du clergé ou le christianisme primitif vengé des entreprises et des excès des prêtres modernes, traduit de l’anglais (de Jean Trenchard et Thomas Gordon), 2 in-8°, Londres (Amsterdam), 1767 ; 5° De l’imposture sacerdotale ou recueil de pièces sur le clergé, traduit de l’anglais (de Davidson), in-12, Londres (Amsterdam), 1767 ; sept éditions parurent en 1768 ; 6° David ou l’histoire de l’homme selon le cœur de Dieu, traduit de l’anglais (de Peter Anneit), in-12, s. l. n. d. (Amsterdam), réimprimé en 1778 ; 7° Le militaire philosophe ou difficultés sur la… religion proposées au P. Malebranche par un ancien officier, in-12, Londres (Amsterdam), en collaboration avec Naigeon ; 8° Examen critique des prophéties qui servent de fondement à la religion chrétienne, traduit de l’anglais (de Collins), in-12, Londres (Amsterdam) ; 9° Lettres à Eugénie ou préservatif contre les préjugés, 2 in-8°, Londres (Amsterdam), faussement attribué à Fréret ; 10° Lettres philosophiques sur l’origine des préjugés du dogme de l’immortalité de l’âme… traduites de l’anglais (de Toland), in-12 et in-16, Londres (Amsterdam) ; 11° Les prêtres démasqués ou les intrigues du clergé chrétien, traduit de l’anglais et refait en grande partie, in-12 et in-18, Londres (Amsterdam) ; 12° Théologie portative ou dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, in-12, Londres (Amsterdam), publié sous le nom de l’abbé Bernier. En 1769 paraissent : 13° De la cruauté religieuse, traduit de l’anglais, in-8°, Londres ; 14° L’enfer détruit ou exemple raisonné du dogme de l’éternité des peines, traduit de l’anglais, in-12, Londres ; 15° L’intolérance convaincue de crime et de folie, traduit de l’anglais, in-12, Londres (Amsterdam) ; en 1770 : 16° L’esprit du judaïsme ou examen raisonné de la loi de Moïse et de son influence sur la religion chrétienne, traduit de l’anglais de Collins, in-12, Londres (Amsterdam) ; 17° Essai sur les préjugés ou de l’influence des opinions sur les mœurs et sur le bonheur des hommes, in-8°, Londres (Amsterdam), publié en 1797 au t. vi des Œuvres complètes de Dumarsais, comme étant de cet auteur ; 18° Examen critique de la vie et des ouvrages de saint Paul, traduit de l’anglais (de Pierre Anel) avec une dissertation sur saint Pierre par Boulanger, in-12, Londres (Amsterdam) ; 19° Histoire critique de Jésus-Christ on analyse raisonnée des Évangiles avec cette épigraphe : Ecce homo, in-12, (Amsterdam) ; 20° Système de la nature ou des lois du monde physique et moral, in-8°, Londres ; 21° Tableau des saints ou examen de l’esprit et des personnages que le christianisme propose pour modèles, 2 in-12, Londres (Amsterdam). La même année, 1770, Naigeon publiait un Recueil philosophique ou mélange de pièces sur la religion et la morale par différents auteurs, 2 in-12, Londres, où se trouvent de d’Holbach dans le t. i, Réflexions sur les craintes de la mort ; dans le t. ii, Problème important : La religion est-elle nécessaire à la morale et utile à la politique ? qu’il attribue à Mirabaud ; Dissertation sur l’immortalité de l’âme, traduite de l’anglais (Hume) ; Extrait d’un livre anglais de Tindal : Le christianisme aussi ancien que le monde. En 1772, d’Holbach publiait : 23° une traduction de l’Human nature de Hobbes, De la nature humaine ou exposition des facultés, des actions et des passions de l’âme… traduit de l’anglais de Hobbes, in-12, Londres (Amsterdam) ; 24° un abrégé du Système de la nature. Le bon sens ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, in-12, Londres (Amsterdam), souvent réimprimé sous le nom du curé Meslier. Puis vinrent : 25° La politique naturelle ou discours sur les vrais principes du gouvernement par un ancien magistrat, 2 in-8°, Londres, 1773 ; 26° Système social ou principes naturels de la morale et de la politique avec un examen de l’influence du gouvernement sur les mœurs, 2 in-8°, Londres (Amsterdam) et 3 in-12, Londres (Rouen), 1773 ; 27° Observations sur le traité des délits et des peines, in-8°, Amsterdam, 1776 ; 28° Principes de la législation universelle, 2 in-8°, Amsterdam, 1776 ; 29° Éléments de la politique, 6 in-8°, Londres, 1776 ; 30° L’éthocratie ou le gouvernement fondé sur la morale, in-8° (Amsterdam), 1776 ; 31° La morale universelle ou les devoirs de l’homme fondés sur la nature, in-4°, Amsterdam, 1776, plusieurs fois réimprimé. Barbier lui attribue aussi Les éléments de la morale universelle ou catéchisme de la nature, in-18, Paris, 1789, qui est un exposé sommaire de ses principales idées. D’Holbach collabora à l’Histoire philosophique et politique de Raynal, Dans la préface du Christianisme dévoilé, il affirmait que les livres ne sont pas faits pour le peuple ; cependant il a écrit quelques-uns de ses ouvrages d’un style très simple, comme des ouvrages de propagande, entre autres les Lettres à Eugénie, Le bon sens et La morale universelle.

II. Le « Système de la nature ». — L’ouvrage de d’Holbach qui fit le plus de bruit en son temps est presque le seul dont on s’occupe aujourd’hui. Il parut à Londres (Amsterdam) en 1770, sous ce titre : Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral, par M. Mirabaud, secrétaire perpétuel, l’un des Quarante de l’Académie française, avec cette épigraphe : Naturæ rerum vis atque majestas in omnibus momentis fide caret, si quis modo partes ejus, ac non totam complectatur animo. Pline, Hist. natur., l. VII. Un avis de l’éditeur (Naigeon) s’efforçait de rendre vraisemblable cette attribution à Mirabaud, mort depuis 1760, et qualifiait ainsi l’ouvrage : « le plus hardi et le plus extraordinaire que l’esprit humain ait osé produire jusqu’à présent. » Le public ne se laissa pas prendre, mais personne ne soupçonna l’auteur, pas même ses amis. On parla de Lagrange, qui avait été précepteur chez lui, d’Helvétius et de Diderot. La postérité a été fixée par Grimm et Naigeon.

Le Système de la nature continue une série d’ouvrages, d’une part : Benoît de Maillet, Telliamed ou entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français, 1748 ; Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, 1758 ; Bonnet, Contemplation de la nature, 1764 ; Robinet, De la nature, 1766, livre bizarre qui eut grand succès en Allemagne, et d’autre part, l’Histoire naturelle de l’âme, 1741, et l’Homme-machine, 1748, de La Mettrie, mais il est plus important que tous dans l’histoire du matérialisme. Dans une préface très courte d’Holbach indique son dessein. Comme tous les encyclopédistes, il a un but utilitaire : fixer les lois du bonheur humain, et comme eux il ne voit qu’un moyen : s’adresser uniquement « à la raison et à l’expérience », et en substituer les données aux erreurs et aux préjugés toujours funestes qu’ont répandus les tyrans et les prêtres. « Le but de cet ouvrage est de ramener l’homme à la nature, de lui rendre la raison chère, de lui faire adorer la vertu, de dissiper les ombres qui lui cachent la seule voie propre à le conduire sûrement à la félicité qu’il désire. » En fait, d’Holbach ne s’en prend guère qu’aux prêtres et à la religion, et il est vrai de dire que, « si le matérialisme anglais, depuis Hobbes et Newton jusqu’à Hartley et Priestley, n’avait cessé de se concilier avec la foi religieuse et le déisme, il devint en France un instrument d’opposition contre les croyances catholiques. » Lange, Histoire du matérialisme.

Le Système de la nature se divise en deux parties. La première, d’après son titre, traite : De la nature et de ses lois, c. i-v : De l’homme, c. vi ; De l’âme et de ses facultés, c. vii-xii ; Du dogme de l’immortalité, c. xiii ; Du bonheur, c. xiv-xvii.

Comment l’homme doit-il se concevoir ? Uniquement comme une partie de ce grand tout matériel et physique qui renferme tous les êtres et qui est la nature. Elle est la seule réalité : rien en dehors : « L’homme est l’ouvrage de la nature ; il existe dans la nature ; il est soumis à ses lois ; il ne peut s’en affranchir ; il ne peut même par la pensée en sortir », c. i. Or la nature est uniquement matière et mouvement. « L’univers, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne nous offre partout que de la matière et du mouvement. » Ibid. Cela est vrai de l’ensemble, « chaîne immense et non interrompue de causes et d’effets », et de chaque être, « le tout qui résulte… des propriétés, des combinaisons, des mouvements ou façons d’agir qui le distinguent des autres êtres » ; de l’homme par conséquent. « On a abusé de la distinction de l’homme physique et de l’homme moral. L’homme est un être purement physique. » Ibid. Mais d’où viennent la matière et le mouvement ? « L’éduction du néant ou la création n’est qu’un mot. » Et « cette notion est plus obscure encore quand on attribue la création ou la formation de la matière à un être spirituel qui n’a aucune analogie, aucun point de contact avec elle », c. ii. La matière « a toujours existé » et « elle a dû se mouvoir de toute éternité, vu que le mouvement est une suite nécessaire de son existence, de son essence et de ses propriétés primitives… » Ibid. Qu’est la matière en elle-même ? D’Holbach admet des molécules élémentaires, mais il avoue que l’essence des éléments lui est inconnue ; nous n’en connaissons que quelques propriétés et « nous distinguons les différentes matières par les effets ou changements qu’elles produisent sur nos sens », c. iii. Quelle est l’origine des êtres ? Comme ses contemporains, d’après la loi de continuité formulée par Leibnitz, il a une vague intuition du transformisme. « C’est au mouvement seul que sont dues… toutes les modifications de la matière… Dans ce que les physiciens appellent les trois règnes, il se fait… une circulation continuelle des molécules de la matière… Depuis la pierre, … depuis l’huître engourdie jusqu’à l’homme… nous voyons une chaîne perpétuelle de combinaisons et de mouvements dont il résulte les êtres, qui ne diffèrent entre eux que par la variété de leurs matières élémentaires et des proportions de ces mêmes éléments. » Ibid. A côté des actions mécaniques, d’Holbach admet en effet dans les éléments premiers de la matière des affinités et des répulsions, sortes de qualités mentales, présidant à leur combinaison spontanée. Il se souvient même des cosmogonies anciennes et parle de « l’élément du feu, plus actif et plus mobile que l’élément de la terre, » etc. Ibid. Les vivants ont commencé par générations spontanées et sous l’influence de ces combinaisons. Ibid. et c. vi pour l’origine de l’homme. C’est un des points que réfute particulièrement Voltaire dans son article Dieu du Dictionnaire philosophique. Quant au mouvement, il est ou communiqué, imprime de l’extérieur et sensible pour nous, ou interne et caché, dépendant de l’énergie propre à un corps et que nous ne pouvons immédiatement saisir par les sens. « De ce genre sont les mouvements cachés que la fermentation fait subir aux molécules de la farine… par lesquels nous voyons une plante on un animal s’accroître… et que dans l’homme nous avons nommés ses facultés intellectuelles, ses passions, ses pensées, ses volontés », c. ii. Mais mouvements communiqués et mouvements internes sont tous soumis à la loi de la nécessité, c. iv. Il n’y a ni ordre, ni désordre, ni hasard : ce sont là des façons commodes d’envisager les choses et qui n’appartiennent qu’à notre entendement. Il n’y a pas davantage de miracles, c. v.

D’après cela, il est aisé de conclure que l’homme est « un être matériel », mais organisé ou conformé de manière à sentir, à penser, à être modifié de certaines façons propres à lui seul, semblable en cela à tous les êtres de la nature et nullement « être privilégié », c. vi. L’âme ne se distingue pas du corps ; « elle est le corps lui-même considéré relativement à quelques-unes des fonctions dont la nature et son organisation particulière le rendent susceptible ». Ibid. Elle périt avec lui, entraînée par le mouvement de la nature qui détruit toutes les individualités pour en faire naître d’autres, c. xiii. Aux opérations dites de l’âme, d’Holbach, qui s’inspire de Locke comme tout son temps, donne pour point de départ unique la sensation, « secousse donnée à nos organes » et soumise au travail « de l’organe intérieur », le cerveau, à l’effet de comparer, de juger et d’imaginer. « Les noms de sensations, de perceptions, d’idées ne désignent que des changements produits dans l’organe intérieur à l’occasion des impressions que font sur les organes extérieurs les corps qui agissent sur eux… Les modifications successives de notre cerveau deviennent des causes elles-mêmes et produisent dans l’âme de nouvelles modifications que l’on nomme pensées, réflexions, mémoire, imagination, jugement, volontés, actions » et qui toutes ont la sensation pour base, c. viii. Et par voie de conséquence encore, il n’y a pas de liberté. Elle est « une impossibilité ». Pour être libre, il faudrait que l’homme, « partie subordonnée d’un grand tout, fût tout seul plus fort que la nature entière », et aussi, « qu’il n’eût plus de sensibilité physique », puisque notre volonté est nécessairement déterminée par la qualité bonne ou mauvaise… de l’objet ou du motif qui agit sur nos sens, c. xi. Enfin, c’est la différence des organismes qui fait la différence entre les hommes et « que les uns sont appelés bons et les autres méchants, vertueux et vicieux, savants et ignorants », c. ix.

D’Holbach détermine ensuite les bases de la morale. La morale est pour lui la science du bonheur. Or le bonheur, pour être vrai, doit être conformer à la nature de l’homme, il faut donc se délivrer de la morale religieuse, qui comprime la nature et fait le malheur de l’homme, ainsi que de la société, c. xii et xvi. Il faut partir de la tendance de l’homme « à se conserver et à être heureux », c. ix et xv. Il y a cependant un choix à faire ; il faut chercher évidemment le bonheur le plus grand, et « le bonheur le plus grand est celui qui est le plus durable », c. ix ; enfin il doit être recherché dans l’accord avec le bonheur des autres. L’homme vit en société ; il a fait avec ses semblables, » soit formellement, soit tacitement, un pacte par lequel ils se sont engagés à se rendre des services et à ne point se nuire ». C’est la conséquence de l’inégalité inévitable des forces et des talents. Ibid. Son intérêt exige donc qu’il serve l’intérêt d’autrui. C’est en cela que consiste la vertu et c’est pour cela qu’elle est une des conditions du bonheur, « L’homme de bien est celui à qui des idées vraies ont montré son intérêt ou son bonheur dans une façon d’agir que les autres sont forcés d’aimer ou d’approuver pour leur propre intérêt… L’homme vertueux est celui qui communique le bonheur à des êtres nécessaires à sa conservation… à portée de lui procurer une existence heureuse », c. xv. Pas de vie intérieure donc ; pas d’autres vertus que les vertus sociales : justice, bienfaisance, philanthropie, et pas de sacrifices même. Cette solidarité est également la source des devoirs. « De la nécessité des rapports subsistants entre des êtres sensibles et réunis en société dans la vue de travailler par des efforts communs à leur félicité réciproque, naît la nécessité de leurs devoirs. » Conclusion. Elle est également la source du progrès social, c. xvi. Comment dès lors amener les hommes à cette vertu qui ne coûte aucun sacrifice ? En les y déterminant par un bon système d’éducation — comme tout son siècle d’Holbach croit à la puissance morale de l’instruction : l’homme éclairé est nécessairement bon — par un bon système de récompenses et de peines, par de bonnes lois, par le désir de l’immortalité développé dans les âmes et la crainte de la mort bannie des cœurs qustification du suicide). Vue originale : d’Holbach voudrait que la morale et la politique s’appuient sur la physiologie. « Aidés de l’expérience, si nous connaissions les éléments qui font la base du tempérament d’un homme ou du plus grand nombre des inividus dont un peuple est composé, nous saurions… les lois qui leur sont nécessaires, les institutions qui leur sont utiles. En un mot, la morale et la politique pourraient retirer du matérialisme des avantages que le dogme de la spiritualité ne leur fournira jamais », c. viii.

Dans le monde ainsi conçu Dieu est inutile, « une machine à compliquer les choses » — comme l’on disait à Grandval — et la religion, une source d’erreurs et de maux. Mais d’Holbach consacre encore à la question religieuse toute la seconde partie du Système de la nature. Il l’intitule : De la divinité ; des preuves de son existence, de ses attributs ; de la manière dont elle influe sur le bonheur des hommes. C’est « l’ignorance de la nature qui donna naissance aux dieux ». c. ii. C’est elle qui explique la mythologie et les idées confuses et contradictoires de la théologie, c. ii, iii. Mais il veut dissiper ce vain fantôme de Dieu, car « celui qui parviendrait à détruire cette notion fatale ou du moins à diminuer ses terribles influences serait à coup sûr l’ami du genre humain », c. iii. Il examine d’abord, après Hume, les preuves théologiques de l’existence de Dieu données par Clarke, c. iv, par Descartes, par Malebranche et par Newton, c. v, et il conclut : « L’univers est de lui-même ce qu’il est ; il existe nécessairement et de toute éternité. Quelque cachées que soient les voies de la nature, son existence est indubitable et sa façon d’agir nous est au moins bien plus connue que celle de l’être inconcevable… qu’on a distingué d’elle-même, que l’on a supposé nécessaire et existant par lui-même, tandis que jusqu’ici on n’a pu démontrer son existence, ni le définir, ni en dire rien de raisonnable. » Mais il ne s’en tient pas là et il s’attaque au panthéisme (de Spinoza), au déisme (de Voltaire) et au théisme (de Rousseau), c. vi, vii. Et il n’y a pas à déplorer le fantôme dissipé : « Les idées sur la divinité ne sont pas plus propres à procurer le bien-être, le contentement et la paix aux individus qu’aux sociétés », c. ix. Et plus loin : « La théologie et ses notions… sont les vraies sources des maux qui affligent la terre, des erreurs qui l’aveuglent… des vices qui la tourmentent, des gouvernements qui l’oppriment », c. x. Les chapitres les plus neufs de cette seconde partie sont ceux où d’Holbach démontre qu’il y a des athées, contre les théologiens « qui semblent souvent avoir douté… s’il y avait des gens qui pussent nier de bonne foi l’existence d’un Dieu », c. xi ; que l’athéisme peut se concilier avec la morale, c. xii, et enfin où il se pose la question : Tout un peuple peut-il être athée ? c. xiii. À son avis, « une société d’athées privée de toute religion, formée par une bonne éducation, invitée à la vertu par des récompenses…, dégagée d’illusions, de mensonges et de chimères, serait infiniment plus honnête et plus vertueuse que ces sociétés religieuses où tout conspire… à corrompre le cœur. » Il lui paraît impossible cependant « de jamais parvenir à faire oublier à tout un peuple ses opinions religieuses ». L’athéisme est une doctrine aristocratique, qu’il ne faut pas craindre toutefois de répandre : « la vérité ne nuit jamais qu’à ceux qui trompent les hommes ». C’est sans doute pourquoi il fit du Système de la nature l’abrégé populaire : Le bon sens, qui mettait l’athéisme « à la portée des femmes de chambre et des coiffeurs » (Grimm). Le chapitre final, intitulé : Abrégé du code de la nature, attribué par les uns à Diderot, par d’autres à Morelli, renferme d’abord un appel ardent de la Nature à l’homme, à qui elle parle comme une divinité protectrice ; puis une invocation non moins ardente à la Nature « souveraine de tous les êtres », et a à ses filles adorables, la « Vertu, la Raison, la » Vérité. » C’est une vraie religion que l’auteur semble appeler en l’honneur de ces divinités, avec son clergé : « l’apôtre de la nature ne prêtera point son organe à des chimères trompeuses… » et ses fidèles : « l’adorateur de la vérité ne composera point avec le mensonge… » Mais ce culte ne peut s’élever que sur les ruines totales de l’ancien : « Ce n’est qu’en extirpant jusqu’aux racines l’arbre empoisonné qui depuis tant de siècles obombre l’univers que les yeux… apercevant la lumière propre à les éclairer… » Comparer le projet d’un temple à la Nature, dans l’article de Diderot, Cabinet d’histoire naturelle, de l’Encyclopédie.

Ce livre était « un vrai code de l’athéisme ». Il produisit un scandale énorme en France et à l’étranger. Galiani, Correspondance, t. i, p. 142, comparaît l’auteur à Terray, qui venait de faire banqueroute. « Il est, disait-il, un vrai abbé Terray de la métaphysique. » Goethe, alors étudiant à Strasbourg, raconte, dans Wahreit und Dichtung, quelle répulsion éprouva son milieu. Le 18 août 1770, le Parlement de Paris, sur réquisitoire de l’avocat général Séguier, condamnait au feu le Système de la nature et six autres ouvrages dont la Contagion sacrée et le Christianisme dévoilé. Séguier, dont le réquisitoire se trouve à la fin du t. ii du Système de la nature, édit de 1771, insiste surtout sur cet ouvrage. Diderot, soupçonné plus que tout autre de l’avoir écrit, jugea bon de quitter Paris un moment. Les philosophes eux-mêmes furent choqués de ces négations radicales. J.-J. Rousseau prêtait à son Wolmar, dans la Nouvelle Héloïse, les idées du Système de la nature et s’élevait contre elles ; Voltaire, qui tenait à son déisme et à sa théorie de l’ordre dans le monde, consacre la section iv de son art. Dieu, dieux, dans le Dictionnaire philosophique, à réfuter le Système de la nature ; il y revient encore à l’art. Style et plusieurs fois dans sa Correspondance. Tout occupé qu’il fût de la Pologne, Frédéric II crut devoir intervenir et composa un Examen critique du Système de la nature, Œuvres complètes, 1805, t. ix, et il s’en souvient dans son épître bien connue à d’Alembert, 1773. A ces réfutations, il faut ajouter : Lettres philosophiques contre le Système de la nature, dans le Portefeuille hebdomadaire de Bruxelles, 1770, par l’abbé J.-F. Rive ; Examen du matérialisme ou réfutation du Système de la nature, par Bergier, 2 in-12, Paris, 1771 ; Pensées diverses contre le système du matérialisme à l’occasion du Système de la nature, par Dubois de Rochefort, in-12, Paris, 1771 ; Principes contre l’incrédulité à l’occasion du Système de la nature, par Camuset, 1771 ; Lettres aux auteurs du Militaire philosophe et du Système de la nature, par l’abbé Max-Antoine Regnaud, curé de Vaux, diocèse d’Auxerre, 2 in-12, 1769-1772 ; Préjugés des anciens et des nouveaux philosophes sur l’âme humaine, par Demesle, in-12, Paris, 1775 ; Défense de la religion, de la morale, de la vertu, de la politique et de la société, par Ch.-L. Richard, qui avait déjà réfuté le De la nature de Robinet, in-8°, 1775 ; Livre des erreurs… ou les hommes rappelés au principe universel de la science par un phil… inc… (Saint-Martin), in-8°, Édimbourg (Lyon), 1775 ; Observations sur un ouvrage intitulé le Système de la nature, par Nouël de Busonnière, in-8°, 1776 ; et ces ouvrages de Duvoisin : L’autorité des livres du Nouveau Testament, contre les incrédules, in-12, Paris, 1775 ; L’autorité de Moïse établie et défendue contre les incrédules, in-12, Paris, 1778 ; Essai polémique sur la religion naturelle, in-12, Paris, 1781. En 1771, le P. Paulian publiait : Le véritable système de la nature, 2 in-12. A l’étranger parurent d’autres réfutations : Observations sur le système de la nature, par G.-F. Castillon (Salvemini di Castiglione), in-8°, Berlin, 1771, et Réflexions philosophiques sur le Système de la nature, par M. Holland, 2 in-8°, Neuchâtel, 1772.

Ces réfutations n’empêchèrent pas le Système de la nature d’être lu. Il fut réimprimé en 1770, en 1771 avec le Réquisitoire de Séguier ; en 1774, avec ce même Réquisitoire et le Vrai sens du Système de la nature, publié sous le nom d’Helvétius, mais attribué par B. de Roquefort à Diderot ; en 1775 et 1776 ; en 1789 avec le Réquisitoire et une Réponse de l’auteur ; en l’an III (1795), 3 in-18. En 1820, à Paris, parurent deux nouvelles éditions, avec des notes et des corrections de Diderot, 2 in-8° ; l’une (de B. de Roquefort) donne une série de pièces ajoutées pour servir à l’histoire du Système de la nature et autres ouvrages d’Helvétius. Le Système de la nature fut traduit en allemand, en 1783, par Schreiter ; en 1841, par Biedermann, et, en 1871, par Allhufen ; et en espagnol, en 1822, par F. A. F***. Büchner le cite souvent dans Matière et force, mais l’influence de d’Holbach se fit plus sentir dans le domaine religieux que dans le strict domaine philosophique. Il fournit aux déchristianisateurs de l’an II, aux hébertistes, aux promoteurs du culte de la Raison et aux alliées de la Révolution, en grande partie du moins, leurs idées, leurs arguments et leurs formules.

Divers ouvrages du baron d’Holbach ont été réprouvés par la S. C. de l’Index ou le Saint-Office. Le Saint-Office condamnait, le jeudi 9 novembre 1770, le Système de la nature ou des lois du monde physique ou du monde moral, publié sous le pseudonyme de Mirabaud. Le militaire philosophe, ou difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche, fut mis à l’Index, le 27 novembre 1771 ; Le bon sens, ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, y était aussi inscrit, avec le Système social, ou principes naturels de la morale et de la politique avec un examen de l’influence du gouvernement sur les mœurs, le 18 août 1775 ; L’histoire critique de Jésus-Christ ou analyse raisonnée des Évangiles, fut frappée par l’Index, le 16 février 1778, et par le Saint-Office, le 8 août 1782 ; La contagion sacrée ou histoire naturelle de la superstition, par décret du 17 décembre 1821 ; Le christianisme dévoilé, ou examen des principes et des effets de la religion chrétienne, le 26 janvier 1823 ; La morale universelle, ou les devoirs de l’homme fondés sur la nature, le 4 juillet 1837. Cf. H. Reusch, Der Index der verbotenen Bücher, Bonn. 1885, t. ii, p. 912-913.

Les Correspondances et les Mémoires du temps, principalement Grimm, Correspondance littéraire ; Diderot, Correspondance avec Mlle Volland ; Galiani, Voltaire, Correspondance ; Morellet, Marmontel, Mémoires ; Damiron, Étude sur la philosophie de d’Holbach, in-8°, 1851 ; Avezac-Lavigne. Diderot et la Société du baron d’Holbach, in-8°, 1875 ; Allgemeine deutsche Biographie ; les historiens de la littérature française et des idées au xviiie siècle, Villemain, Barni, Hersof ; les historiens de la philosophie, entre autres, Lange, Geschichte des Materialismus, 2e édit., 1908 ; trad. franç, par B. Pommerol, Paris, 1910, t. i, p. 374-408 ; les historiens de Diderot : Ducros, Diderot, l’homme et l’écrivain, in-12, Paris, 1894 ; J. Reinach, Diderot, in-12, Paris, 1894 ; A. Collignon, Diderot. Sa vie, ses ouvrages, sa correspondance, in-12, Paris, 1895 ; Karl Rosenkrantz, Diderot’s Leben und Werke, Leipzig, 1866, t. ii, p. 50-56, 78-90 ; Hettner, Litteraturgeschichte des achtzehnten Jahrhunderts, t. ii, Geschichte der französischen Literatur, Braunschweig, 1881 ; Morley, Diderot and the encyclopedists, 2 in-12, Londres, 1897, t. ii, c. vi.

C. Constantin.