Dictionnaire de théologie catholique/Bardesane

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 2.1 : BAADER - CAJETANp. 199-202).

BARDESANE (Bar-Daisan), philosophe, poète et chef d’école syrien. — I. Vie. II. Écrits. III. Doctrine.

I. Vie. — Bardesane est né à Édesse le 11 juillet 154. D’après Michel le Syrien, son père se nommait Nûḥamạ et sa mère Naḥširam. Ils n’étaient pas de race syrienne ; ils avaient quitté la Perse (ou plutôt la Parthie) la quinzième année de Šahrûq, fils de Narsé’, roi de Perse, l’an 455 des Grecs (144 de J.-C.). Ils étaient d’Arbelles dans l’Adiabène selon Théodore bar Khouni. Ils arrivèrent à Édesse sous le règne de Manou VIII (139-163, 167-179).

C’est dans cette ville, près du fleuve Daiṣan qui la traverse, que Naḥširam eut un fils l’an 465 des Grecs (154 de J.-C. ; Élie de Nisibe écrit 134, ce qui nous semble moins probable). Elle le nomma le fils du Daiṣan ou Bar-Daiṣan du nom du fleuve. L’origine étrangère de Bardesane est confirmée par Jules l’Africain, son contemporain, qui l’appelle le Parthe et par Porphyre qui l’appelle le Babylonien. Babylone était alors occupée par les Parthes, et ce furent des tribus nabatéennes qui, sous la protection des Parthes, fondèrent le petit royaume de l’Osrhoène avec Édesse pour capitale ; aussi les parents de Bardesane, Parthes ou Perses, furent bien accueillis à Édesse ; leur fils fut élevé à la cour avec Abgar, fils du roi Manou VIII, et reçut une brillante éducation.

Nous retrouvons les parents de Bardesane à Hiérapolis (Mabûg ou Membidj) où les avaient conduits sans doute les révolutions survenues à Édesse et où ils demeurèrent dans la maison du prêtre Anûdûzbar. Cette ville était adonnée au culte des idoles, Lucien, De Dea syra, et possédait un temple remarquable. Le prêtre adopta Bardesane, l’éleva et lui apprit les cantiques (les sciences) des païens. Ses parents eux-mêmes étaient prêtres païens. Nous pouvons croire que Bardesane apprit alors l’astrologie, indispensable aux prêtres à une époque et dans un pays, où les temples au soleil, à la lune, ou à quelques planètes se rencontraient dans chaque ville. L’esprit de Bardesane se complut dans ces spéculations, comme il le dit plus tard à ses disciples, et il put être ainsi conduit à un système cosmologique, ou, si l’on veut, de philosophie naturelle qui rappelait celui de Valentin ou plutôt des gnostiques astrologues.

À l’âge de vingt-cinq ans, c’est-à-dire en 179, Bardesane entendit par hasard à Édesse la parole de l’évêque Hystaspe, qui expliquait les Écritures au peuple. Il demanda à connaître les mystères des chrétiens, et l’évêque, apprenant son désir, en fit son disciple, l’instruisit, le baptisa et le fit diacre ou prêtre ; cela signifie sans doute qu’il fit partie du conseil de l’évêque ou des presbytres. — En cette année 179 commençait précisément à régner Abgar IX le Grand, fils de Manou VIII (179-216), l’ancien condisciple de Bardesane, aussi celui-ci reprit sa place à la cour, où Jules l’Africain le vit souvent ; il était l’un des plus adroits archers de l’Osrhoène et pouvait, en lançant des flèches, faire le portrait d’un homme, marquant tout le contour du corps et la place des yeux. Sa science, sa force, son adresse et sa situation à la cour le mirent en évidence à Edesse, il compta bientôt parmi ses disciples tous les grands de la ville. Il dut sans doute, dans sa ferveur de néophyte, chercher à adapter au christianisme une partie de ses connaissances antérieures et surtout la mythologie et l’astrologie chaldéennes, « ces sources de tout gnosticisme, » aussi Eusèbe put écrire qu’il ne se débarrassa jamais complètement de son ancienne erreur.

Cependant la sincérité de son christianisme ne peut faire de doute, car il montra que la plupart des dogmes de Valentin n’étaient que des fables ; il fut un contradicteur résolu de Marcion et des autres hérétiques et il écrivit beaucoup en faveur des chrétiens persécutés. Un ami d’Antonin (Caracalla) voulut persuader à Bardesane d’abjurer le christianisme, mais il ne réussit pas et celui-ci fut presque mis au nombre des confesseurs de la foi, dit saint Épiphane, car il défendit la religion, répondit avec sagesse, et dit qu’il ne craignait pas la mort qu’il devrait toujours subir, quand bien même il obéirait à l’empereur. Ce fait concorde bien avec ce que Bardesane dit des chrétiens dans le Dialogue des lois des pays, p. 55.

D’après l’historien arménien Moïse de Khoren, Bardesane évangélisa l’Arménie, sans grand succès d’ailleurs ; « réfugié dans le fort d’Ani, il y lut l’histoire des temples où se trouvaient aussi relatées les actions des rois, il y ajouta les événements contemporains, mit le tout en syriaque, et son livre fut dans la suite traduit en grec. » Hist. arm., t. ii, p. 66. Mais si l’on se rappelle que Moïse de Khoren aime appuyer sa reconstruction de l’histoire ancienne de l’Arménie sur l’autorité d’hommes célèbres par ailleurs, auxquels il prête ainsi ses fictions, cf. Carrière, La légende d’Abgar dans l’histoire d’Arménie de Moïse de Khoren, Paris, 1895, p. 357-414, on aura lieu de craindre qu’il n’ait imaginé cette évangélisation de l’Arménie par Bardesane afin de pouvoir lui prêter la composition d’une histoire d’Arménie et de s’appuyer ensuite sur cette autorité. D’ailleurs un prétendu passage de Bardesane cité par Moïse dérive en réalité de l’histoire d’Agathange. Cf. Carrière, Les huit sanctuaires de l’Arménie païenne, Paris, 1899, p. 28-29. Le témoignage de Moïse est cependant confirmé : 1o  par les Philosophoumena qui appellent Bardesane (Ἀδρησιάνης) l’arménien et 2o  par deux autres historiens arméniens dont nous parlerons plus bas. Nous pouvons voir du moins dans les textes de Moïse de Khoren relatifs à Bardesane un hommage à l’orthodoxie, au zèle et à la renommée de ce dernier.

Enfin Bardesane mourut vraisemblablement à Édesse, à l’âge de soixante-huit ans (en 222). Il eut un fils nommé Harmonius. Voir Bardesanites. Michel lui attribue encore deux autres fils, nommés Abgarûn et Hasdû, dont on ne trouve pas de mention chez les autres auteurs.

Il nous reste à rendre compte d’une tradition divergente : d’après saint Épiphane, Bardesane fut d’abord un homme orthodoxe et composa beaucoup d’écrits tandis qu’il était encore sain d’esprit, mais il tomba plus tard dans l’hérésie des valentiniens. D’après Michel, Bardesane, d’abord païen, se convertit, devint diacre, écrivit contre les hérésies, puis adopta enfin l’enseignement de Valentin. L’évêque d’Édesse qui céda à Hystaspe le réprimanda et, comme il ne voulut pas obéir, l’anathématisa. D’après Théodore Bar Khouni, Bardesane, d’abord païen, se convertit, devint prêtre et voulut devenir évêque. Déçu dans son ambition, il s’attacha à la doctrine de Valentin, qu’il modifia légèrement afin de pouvoir donner son nom à une nouvelle hérésie. Ajoutons que, d’après Masoudi, Bardesane fut évêque d’Édesse.

Nous croyons que Bardesane fut d’abord païen, car le paganisme était la religion dominante, et le premier roi chrétien d’Édesse, qui fut Abgar IX, ne se convertit vraisemblablement qu’après 201. Rubens Duval, Hist. d’Édesse, p. 48, 64-65. Il fut même valentinien, au moins par certains côtés de ses théories philosophiques, puis se convertit au christianisme dont il combattit les adversaires, mais ne parvint jamais à se débarrasser complètement de ses anciennes erreurs. Car : 1o  cette opinion, basée sur le témoignage d’Eusèbe, explique le caractère d’œuvre de transition que présente le Dialogue des lois des pays. Cet ouvrage enlève aux astres la plus grande partie des prérogatives que les païens leur attribuaient et que Bardesane lui-même, comme il nous l’apprend, p. 37, leur avait attribuées, mais il leur en accorde encore trop, et ces concessions devaient plus tard paraître excessives. 2o  Saint Éphrem semble être le premier adversaire des bardesanites, alors tout puissants à Édesse. Il ne nous apprend nulle part que Bardesane ait été anathématisé par un évêque d’Édesse ou qu’il ait voulu devenir évêque et soit tombé dans l’hérésie par ambition déçue. 3o  Saint Éphrem n’accuse pas Bardesane d’être devenu valentinien. 4o  Les récits tardifs de Théodore Bar Khouni, de Michel et des Arabes, ne cadrent aucunement avec le rôle joué par Bardesane à la cour d’Édesse, rôle qui est attesté par Jules l’Africain son contemporain, par Porphyre, qui faisait partie de la génération suivante, et même par saint Épiphane.

Il semble donc que l’on imagina et que l’on chercha à expliquer un retour de Bardesane à l’hérésie de Valentin pour trouver là l’origine de l’hérésie subséquente des bardesanites. Il est à craindre que cette assimilation des bardesanites aux valentiniens une fois admise, on n’ait attribué aux premiers quelques fictions des seconds, par exemple sur le nombre et la génération des mondes et sur la nature du corps du Sauveur. Théodore Bar Khouni, Michel et Théodoret, Epist., cxlv, P. G., t. lxxxiii, col. 1380.

II. Écrits. — I. en général. — Bardesane composa des dialogues et des ouvrages en langue et écriture syriaque ; les nombreux disciples que lui attirait son éloquence les traduisirent du syriaque en grec. Eusèbe, H. E., iv, 20, P. G., t. xx, col. 397, 400 ; S. Jérôme, De viris ill., 33, P. L., t. xxiii, col. 647. D’après saint Épiphane, il était versé dans la connaissance des langues grecque et syriaque, disputa avec Avida l’astronome au sujet du destin, et on lui attribuait beaucoup de traités au sujet de la vraie foi. Théodoret vit ses écrits sur le destin et contre l’hérésie de Marcion, ainsi que beaucoup d’autres. Hær. fab., i, 22, P. G., t. lxxxiii, col. 372. En somme, on trouve mentionnés : 1o  Des dialogues contre Marcion et sur divers sujets. 2o  Un très célèbre dialogue Sur le destin adressé à Antonin. Cet ouvrage est distinct du Dialogue des lois des pays dont nous parlerons plus loin ; il est adressé à l’empereur Caracalla (211-217) ou plutôt à Héliogabal (218-222), car ces deux empereurs sont désignés dans Eusèbe par le seul nom d’Antonin. H. E., vi, 21, P. G., t. xx, col. 573. D’ailleurs, le premier vint en Mésopotamie et fut tué entre Carrhes et Édesse ; le second avait été élevé à Émèse dans le temple du Soleil et devait s’intéresser à un ouvrage syrien sur le destin, c’est-à-dire sur l’influence du soleil et des planètes. Le nom commun Antonin, mis en tête du dialogue, prêta à ambiguïté et parut désigner Antonin le pieux ou Antonin Verus, aussi longtemps qu’on ne connut pas les dates exactes de la naissance et de la mort de Bardesane. 3o  Cent cinquante psaumes ou plutôt hymnes, à l’imitation du roi David. S. Éphrem, Opera syriaca, t. II, p. 553. Tous les habitants d’Édesse les chantèrent. Bardesane créa ainsi la poésie syriaque, il utilisa surtout le mètre pentasyllabique. Hahn, Bardesanes gnosticus, p. 32-37. Les ouvrages mentionnés jusqu’ici sont complètement perdus, hors quelques vers cités par saint Éphrem. Adv. hær., serm. lv, Opera, t. ii, p. 557, 558. 4o  Un ouvrage sur l’Inde d’après des renseignements que lui fournirent des ambassadeurs hindous envoyés à Héliogabal, dont quelques fragments, cités par Porphyre dans les traités Περὶ Στυγός ; (conservé par Stobée) et Περὶ ἀποχῆς ἐμψύχων, IV, 17, 18, ont été reproduits par Langlois, Fragmenta historicorum græcorum, Paris, 1870, t. v b, p. 68-72. 5o  Une histoire d’Arménie, à laquelle Moïse de Khoren, comme nous l’avons déjà dit, fit des emprunts. Hist. Arm., t. ii, c. lix, lxvi. Langlois a traduit ces chapitres, loc. cit., p. 63-67, ainsi que deux passages de Zénob de Glag et d’Ouktanés d’Édesse, historiens arméniens, qui attribuent à Bardesane une histoire d’Arménie et la rédaction d’un colloque entre Tiridate et Hratché. 6o  Des ouvrages d’astrologie auxquels saint Éphrem fait allusion et dont Georges, évêque des Arabes, a reproduit un fragment. Cf. Ryssel, Georgs des Araberbischofs Gedichte und Briefe, Leipzig, 1891, p. 48. Enfin, 6o  le Dialogue des lois des pays que nous allons étudier.

II. le dialogue des lois des pays. — 1o  Citations de ce dialogue. — Ce petit ouvrage rédigé, sans doute en syriaque, par Philippe, disciple de Bardesane, est le plus ancien monument de la littérature syriaque, en dehors des traductions de la Bible. Eusèbe, Præp. ev., vi, 10, P. G., t. xxi, col. 464-476, cite de longs extraits de la traduction grecque de ce « dialogue de Bardesane avec ses disciples ». Il le distingue donc du dialogue sur le destin adressé à Antonin dont il a parlé dans son Histoire ecclésiastique. Diodore, évêque de Tarse, le réfuta, car il reproche avec raison à Bardesane de s’être arrêté à mi-chemin dans son argumentation contre le destin des planètes. Saint Épiphane l’a lii,car il mentionne l’un des principaux interlocuteurs, l’astronome Avida (Ἀϐειδά) ; il a surtout remarqué, comme Eusèbe et Diodore, l’argumentation contre le destin ; enfin le dernier compilateur des Recognitions, Césaire, frère de Grégoire de Nazianze, et Georges Hamartolos lui font des emprunts, sans doute par l’intermédiaire d’Eusèbe.

2o  Éditions. — Le texte syriaque du Dialogue des lois des pays, dont on ne connaissait que des extraits d’une traduction grecque, a été découvert par Cureton en 1815, dans le ms. du British Museum, add. 14658, du vie-viie siècle. Le même savant en a donné une édition, aujourd’hui épuisée, avec une traduction anglaise. Spicilegium syriacum, Londres, 1855. Nous l’avons réédité, Bardesane l’astrologue, le livre des lois des pays, Paris, 1899, et avons fait tirer à part l’introduction avec la traduction française. Nous avons ajouté les traductions du fragment astrologique et eschatologique cité par Georges, évêque des Arabes, et d’un texte inédit de Moïse Bar Cépha qui reflète assez exactement, croyons-nous, les idées cosmogoniques de Bardesane. Il existe encore une traduction française de ce dialogue publiée par Langlois, op. cit., p. 74-95, et une excellente traduction allemande due à Merx, Bardesanes von Edessa, Halle, 1863.

3o  Analyse. — Le Dialogue des lois des pays n’est pas haché en courtes phrases comme certains dialogues de Socrate ; ici le maître n’a pas pour méthode d’arracher la vérité lambeau par lambeau à l’esprit de ses auditeurs, il provoque les questions et y répond : « Si donc, mon fils, tu as des idées sur la question que tu poses, développe-les-nous ; si elles nous plaisent, nous serons d’accord avec toi, si elles ne nous plaisent pas, nécessité nous sera de t’en montrer la cause… » p. 28. Les interruptions ne sont pour ainsi dire que des transitions qui servent à passer d’un sujet au suivant ou d’un sujet principal à ses subdivisions et aux objections. Il s’agit de déterminer la cause du mal et de montrer que « c’est avec justice que l’homme sera jugé au dernier jour », p. 43, sur le bien et le mal qu’il aura fait en ce monde. Le mal physique dépend des astres. « Dans tous les pays il y a des riches et des pauvres, des chefs et des sujets, des hommes sains et des malades, car cela arrive à chacun d’eux, suivant le destin et l’horoscope qui lui est échu. » p. 53. Mais : a) Dieu ne peut pas être responsable du mal, car s’il avait créé les hommes de manière à ce qu’ils ne puissent pas pécher, il en aurait fait de purs instruments qui n’auraient aussi aucun mérite à bien faire, tandis que « par la liberté il les a élevés au-dessus de beaucoup d’êtres et les a égalés aux anges », p. 30, il leur a d’ailleurs donné le pouvoir d’éviter le mal et de faire le bien. — b) Le mal moral ne provient pas de notre nature. Bardesane détermine ici le rôle de la nature et celui de la liberté : « Les hommes suivent la nature, comme les animaux, en ce qui touche leur corps, mais dans les choses de l’esprit ils font ce qu’ils veulent, car ils sont des êtres libres, maîtres d’eux-mêmes et images de Dieu… Nous ne nous rendons pas coupables ni ne nous justifions par ce qui ne dépend pas de nous et nous arrive naturellement. Mais quand nous faisons quelque chose avec libre arbitre, si c’est bien, nous nous innocentons et nous nous en glorifions, si c’est mal, nous nous condamnons et nous en portons la peine. » p. 36-37. — c) Le mal moral ne provient pas du destin, c’est-à-dire de l’action des planètes, car l’horoscope ou le destin et la planète qui est censée régir un climat n’ont aucune influence sur la liberté humaine, puisque des hommes nés sous le même horoscope dans différentes contrées ou nés dans le même climat, et qui devraient donc agir de la même manière, n’en ont pas moins des mœurs absolument différentes suivant les lois de leur pays. Cette dernière partie, la plus longue et la plus imagée, a donné son nom à tout le dialogue.

III. Doctrine. — 1o  D’après le dialogue des lois des pays complété par le texte de Moïse Bar Cépha. — Bardesane est chrétien ; il professe un seul Dieu tout-puissant, car tout ce qui existe a besoin de lui ; il créa les mondes, coordonna et subordonna les êtres ; il créa d’abord les éléments primitifs : le feu, le vent, l’eau, la lumière et l’obscurité, chacun d’eux avait une certaine liberté (des affinités ?), car aucun être n’en est complètement dépourvu, occupait une place déterminée et avait une certaine nature. L’obscurité était nuisible et tendait à monter du bas où elle était, pour se mélanger aux éléments purs qui appelèrent Dieu à leur secours. Celui-ci les secourut par son Verbe et constitua le monde actuel qui est un mélange de bien et de mal, car les natures ou les éléments primitifs avaient déjà commencé à se mélanger ; chacune d’elles garde ses propriétés, mais, par son mélange avec d’autres, elle perd de sa force. Dieu laisse opérer le mal, parce qu’il est patient ; plus tard, il constituera un nouveau monde dont tout mal sera banni. Ainsi le monde actuel aura une fin au bout de six mille ans. En attendant, le mal moral subsiste, mais il n’est pas l’œuvre d’une puissance effective, il est produit par la méchanceté et l’erreur. C’est l’œuvre du démon et d’une nature qui n’est pas saine. Dieu créa aussi les anges, doués du libre arbitre, dont une partie pécha avec les filles des hommes. Il créa l’homme qu’il égala aux anges par la liberté, il le forma d’une intelligence, d’une âme et d’un corps. Le corps dépend des planètes pour la vie et la mort, la fortune et l’infortune, la santé et les maladies. L’homme est libre, il peut faire le bien et éviter le mal, il est immortel et sera récompensé ou puni, selon ses œuvres. Il y aura un jugement au dernier jour pour tous les êtres.

2o  D’après les auteurs anciens. — Il est certain que les théories philosophiques de Bardesane étaient basées sur l’astrologie. Nous l’avons déjà vu d’après le Livre des lois des pays et Moïse Bar Cépha. Saint Éphrem écrivait aussi : « Bardesane ne lisait pas les prophètes, source de vérité, mais feuilletait constamment les livres (traitant) des signes du zodiaque. » Opera t. ii, p. 439. « La malédiction de N.-S. atteignit Bardesane ; ce que le fer de la vérité lui avait dévolu, N.-S. le lui donna à lui qui plaça sept Itié (planètes), prôna les signes du zodiaque, observa les horoscopes, enseigna les sept (planètes), rechercha les temps ; il reçut sept malédictions et les transmit à ses disciples. » Opera t. ii, p. 550. « Quand tu entendras les incantations, les signes du zodiaque, le blasphème et la funeste astrologie, c’est la voie de l’erreur et des voleurs…, pars et fuis loin de là. » Opera t. ii, p. 498. La biographie d’Éphrem rapporte aussi que ce saint combattit surtout l’astrologie de Bardesane. « Quand Mar Éphrem arriva à Édesse, il y trouva des hérésies de tout genre et surtout celle de l’impie Bardesane… ; il remarqua que tous les hommes aiment le chant, et ce bienheureux établit et constitua des religieuses contre les horoscopes et les mouvements des planètes : il leur apprit des hymnes, des chants et des répons ; il mit dans ces hymnes des paroles intelligentes et sages sur la nativité, le baptême, le jeûne, la vie du Messie, la résurrection, l’ascension. Un jour il se tourna vers le peuple et dit : Ne plaçons pas notre espérance dans les sept (planètes) que prôna Bardesane ; maudit celui qui dira comme il l’a dit que la pluie et la rosée en viennent, etc. » Opera t. iii, p. xxiii-lxiii. Plus tard Diodore, évêque de Tarse, reproche à Bardesane de soumettre les corps à l’action des planètes. Cf. Photius, Biblioth., cod. 223, P. G., t. ciii, col. 829, 876. Eusèbe l’appelle équivalemment « le prince des astrologues » : ἐπ’ἄϰρον τῆς χαλδαϊϰῆς ἐπιστήμης ἐληλαϰότος. Præp. ev., vi, 9, P. G., t. xxi, col. 464. Michel le Syrien va jusqu’à l’accuser d’avoir tiré l’horoscope de Notre-Seigneur : « Il dit que le Messie, fils de Dieu, naquit sous (la planète) Jupiter et qu’il fut crucifié à l’heure de Mars. »

Le caractère astrologique de la philosophie de Bardesane étant ainsi bien établi, nous pouvons partir de là pour expliquer des allusions moins transparentes. Saint Éphrem écrit : « Il regarda le soleil et la lune, il compara le soleil au père, il compara la lune à la mère, il imagina à pleine bouche des mâles et des femelles, des dieux et leur progéniture, et adressa à beaucoup (la formule) : Gloire à vous, maître (moraï) des dieux. » Opera, t. ii, p. 558. Le père et la mère sont le soleil et la lune comme Bar Hébræus, adonné lui-même à l’astrologie, l’exposa très clairement. Chron. eccles., édit. Abbeloos et Lamy, t. i, col. 48 ; Histoire des dynasties, édit. Pococke, Oxford, 1672, p. 125. « Il appelle le soleil le père, et la lune la mère de la vie ; » les dieux et déesses sont les signes du zodiaque appelés dieux par les astrologues, cf. Firmicus Maternus, Matheseos libri VIII, Leipzig, 1894, l. II, c. xxiii, xxviii, 3 ; l. iv, c. xxi, 2, et divisés en signes mâles et femelles. Ibid., l. II, c. i, 3 ; c. ii, 3-9. Enfin les maîtres (moraï) des dieux sont le soleil et la lune, ils ont reçu ce nom « parce que sous leur action, toutes les natures de la création grandissent, subsistent et sont conservées ». Die Kenntniss der Wahrheit, édit. Kayser, Leipzig, 1889, p. 208. Firmicus écrit : Masculini quidem signi dominus sol est, feminini vero luna. Ibid., l. II, c. ii, 3. C’était d’ailleurs une ancienne théorie égyptienne : Μητέρα τὴν Σελήνην τοῦ ϰόσμου ϰαλοῦσι… πληρουμένην ὑπὸ Ἡλίου ϰαὶ ϰυϊσκομένην. Plutarque, De Oside et Osiride, c. xliii, édit.} Didot, t. iii, p. 450. Nous savons en outre, que Bardesane connaissait « les livres des Égyptiens ». Lois des pays, p. 44.

C’est à tort que l’on rapprocha plus tard cette théorie astrologique de Bardesane d’une théorie philosophique de Valentin, Philosophoumena, VI, 50, P. G., t. xvi, col. 3278-3279, et qu’on lui attribua la conception d’un père et d’une mère de la vie distincts du soleil et de la lune (Michel le Syrien).

Il suit de là que saint Éphrem reprocha seulement à Bardesane d’avoir fait dépendre l’ornementation du paradis terrestre du soleil et de la lune (du père et de la mère) et non de Dieu immédiatement. Opera, t. ii, p. 558.

Nous ne savons pas de manière claire, d’après saint Éphrem, t. ii, p. 551, 553, et Michel, comment Bardesane rendait compte des détails de la création de l’homme. Pour lui, l’homme était créé à l’image de Dieu, Lois des pays, p. 31, et se composait d’une intelligence, d’une âme et d’un corps, ibid. p. 40 ; le corps était formé du mélange des éléments : feu, vent, eau, lumière et obscurité, ibid., p. 59-60 ; mais fit-il intervenir les planètes dans la formation de ce corps qu’elles devaient régir, imagina-t-il une première création de quatre substances : l’intellect, la force, la lumière et la science, desquelles devaient procéder les âmes des hommes ? Nous en sommes réduits aux conjectures.

Nous ne connaissons pas non plus la conception que Bardesane avait du Saint-Esprit. S. Éphrem, Serm., lv, t. ii, p. 527. Il semble lui avoir attribué un rôle dans la séparation de la terre et des eaux lors de la création, Gen., t. i, 2, et l’avoir assimilé à une jeune fille, ce qui est tout naturel de la part d’un Syrien pour lequel le mot esprit, rûḥo’, est féminin.

Il nous semble certain du moins que Bardesane n’admit pas au bénéfice de la résurrection le corps humain formé des éléments et soumis aux planètes, et qu’il dut par suite doter le Sauveur d’un corps différent du nôtre qui pût jouir de l’immortalité. D’après les Philosophoumena, VI, 35, P. G., t. vi, col. 3250, « Bardesane dit que le corps du Sauveur était spirituel, car le Saint-Esprit vint sur Marie : la sagesse, la puissance du Tout-Puissant et l’art créateur (vinrent) pour conformer ce que le Saint-Esprit avait donné à Marie. » Ce texte semble donc indiquer simplement que le corps du Sauveur fut formé en Marie de manière toute spéciale, pour qu’il ne fût pas corruptible comme le nôtre, mais on ne tarda pas à prêter à Bardesane l’opinion et la formule même de Valentin, d’après lequel le corps du Sauveur descendit du ciel et passa par Marie « comme l’eau passe à travers un tube ».

En somme nous avons évité d’appliquer à Bardesane l’épithète de gnostique, parce qu’elle semble renfermer les théories du dualisme et de l’émanation qu’il n’a jamais professées. Si l’on veut cependant continuer à donner le nom général de gnostiques à tous les savants philosophes néo-chrétiens des premiers siècles qui cherchèrent à introduire dans le dogme chrétien toutes les philosophies et toutes les connaissances profanes, il serait à souhaiter qu’on particularisât cette épithète, comme l’a déjà fait l’auteur des Philosophoumena. Celui-ci en effet commence par exposer les théories des philosophes païens (l. I) et des astrologues (l. IV), puis il rattache chaque gnostique à la source d’où découlent ses erreurs ; c’est ainsi qu’il rattache Basilide à Aristote, VII, 14-22, P. G., t. xvi, col. 3295-3322, Marcion à Empédocle, VII, 31, col. 3334, Noétos à Héraclite, IX, 7, col. 3370, etc. Dans ce cas, sans hésitation aucune, puisque les théories connues et caractéristiques de Bardesane dérivent de l’astrologie, nous en ferions un gnostique (philosophe) astrologue.

Sources pour l’histoire de Bardesane : Jules l’Africain, Κίστοι, dans Veterum mathem. opera, Paris, 1693, p. 275 ; Porphyre, De abstinentia, iv, 17, et De styge (cité par Stobée, Eclogæ phys. et eth.), Eusèbe, H. E., iv, 30, P. G., t. ciii, col. 401-404 ; Præp. ev., vi, 9-10, P. G., t. xxi, col. 464-476 ; Diodore de Tarse, cité par Photius, Bibliotheca, cod. 223, P. G., t. ciii, col. 829, 870 ; S. Épiphane, Hær., P. G., t. ciii, col. 989-993 ; S. Éphrem, Adversus hæreses sermones, dans Opera syro-latina, Rome, 1740, t. ii ; Carmina nisibena, édit. Bickell, Leipzig, 1806, p. 173, 175-178, 186-188, 200 ; S. Ephrœmi… opera selecta, édit. Overbeck, Oxford) 1865 ; S. Jérôme, De viris illust., 33 ; Adv. Jov., ii, 14, P. L., t. xxiii, col. 647-649, 304 ; Sozomène, H. E., iii, 16, P. G., t. lxvii, col. 1089 ; Théodoret, Hær. fab., l. II, P. G., t. lxxxiii, col. 372 ; La chronique d’Édesse, édit. Hallier, dans Texte und Untersuchungen, Leipzig, 1892, t. ix, fasc. 1er  ; Georges, évêque des Arabes, et Moïse Bar Cépha, dans Nau, Lois des pays, p. 58-62 ; Théodore Bar Khouni, dans les Inscriptions mandaïtes des coupes de Khouabir, par Pognon, Paris, 1899, p. 169, 177-179 ; Michel le Syrien, Chronique, édit. Chabot, Paris, 1900, t. i, fasc. 2, p. 110. La plupart des sources anciennes sont citées dans Hilgenfeld, Bardesanes der letzte Gnostiker, Leipzig, 1864, et dans Harnack, Geschichte der altchristlichen Litteratur bis Eusebius, Leipzig, 1893, t. i, p. 184-191. Les textes de saint Éphrem et les sources découvertes récemment seront publiées et traduites dans la Patrologie syriaque de Mgr  Graffin, t. ii.

Aux auteurs déjà cités ajoutons A. Hahn, Bardesanes gnosticus, syrorum primus hymnologus, Leipzig, 1819 ; Kühner, Bardesanis gnostici numina astralia, Heidelberg, 1833 ; Lipsius, Die apocryphen Apostelgeschichten und Apostellegenden, Brunswig, 1883-1890, t. i, p. 297-308, 319-345, 527 ; t. iii, p. 425 ; Rubens Duval, Anciennes littératures chrétiennes. La littérature syriaque, Paris, 1899, p. 241-248. On peut lire sur l’astrologie le livre IV des Philosophoumena, P. G., t. xvi, ou plutôt Julii Firmici Materni matheseos libri VIII, Leipzig, 1894.

F. Nau.