Dictionnaire de théologie catholique/APOLLONIUS DE TYANES

G. Bareille
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.2 : APOLINAIRE - AZZONIp. 6-8).

3. APOLLONIUS DE TYANES, philosophe pythagoricien du Ier siècle, voyageur curieux comme ses contemporains Dion Chrysostome et Euphrates, orateur populaire plus ou moins adonné à la magie, né à Tyanes en Cappadoce, et mort, vraisemblablement à Éphèse, après l’avènement de Nerva. Sa vie ne fut qu’une longue course à la poursuite de la sagesse dans tous les milieux philosophiques et religieux ; chemin faisant, il s’adressait aux foules, donnait des conseils de morale, recrutait des disciples et se mettait en relations avec les hommes politiques de son temps. On lui prête les œuvres suivantes publiées dans Opera Philastrati, édit. d’Olearius, Leipzig, 1709, p. 375 sq. : Lettres, Hymne à la Mémoire, Τελεταὶ ἢ περὶ Θυαιῶν, Πυθαγόρου δόξη, Περὶ μαντείας Ἀστέρων, Χρησμοί, etc. ; la plupart sont suspectes.

Ni Tacite ni Suéone ne parlent d’Apollonius : ce n’est qu’au iie siècle qu’il est question de lui. Maxime d’Égées raconte ce qu’il fit dans cette ville ; Mæragènes le traite de magicien : Lucien, de charlatan, d’ancêtre d’Alexandre, d’Abonotichos et de Pérégrinus : Apulée, d’imposteur ; Dion Cassius, de devin. Sa place dans ce Dictionnaire n’est légitimée que par le problème auquel donne lieu sa Vie écrite par l’Athénien Philostrate, Leipzig, 1709, in-fol., à la requête de Julia Domna, la femme de Septime Sévère. Philostrate, en effet, fait d’Apollonius un prodige, un héros, un thaumaturge, un dieu. Il nous le montre disciple, à Tarse, du Phénicien Eutydémus ; à Égées, du pythagoricien Euxène : traversant l’Arabie pour aller visiter les mages de Babylone ; s’attachant comme disciple le Ninivite Damis, qui devint son Sancho Pança ; pénétrant dans l’Inde, où il consulte les brahmanes et discute avec leur chef Iarchas ; retournant en Occident, passant par Ephèse, Troas, Pergame, Athènes, Corinthe, Sparte ; entrant à Rome, d’où le forcent à fuir quelques démêlés avec la police de Néron ; poussant, à travers la Gaule et l’Espagne, jusqu’aux colonnes d’Hercule ; abordant par mer à Syracuse, puis à Alexandrie ; remontant le Nil pour aller voir les gymnosophistes et leur chef Thespésion ; rencontrant Vespasien, à qui il prédit l’empire ; devenu l’ami et le conseiller de Titus ; arrêté, au contraire, par Domitien, et rentrant définitivement à Éphèse. Là, il annonce la mort du tyran, au moment même où celui-ci succombe, à Rome, sous le poignard de Stéphanus. Il descend aux enfers d’où il rapporte que la philosophie de Pythagore est la meilleure de toutes. Il disparait dans un temple, pendant qu’un chœur de jeunes filles lui chante : « Monte au ciel ! » Enfin, après sa mort, il apparaît à un sceptique pour lui prouver l’immortalité.

Cette Vie d’Apollonius n’est pas une histoire, malgré tant de personnages historiques mis en scène ; si la géographie y est méconnue, le merveilleux y abonde trop. Ce n’est même pas un roman d’édification, malgré les préceptes de morale dont elle est pleine. C’est une thèse à tendances manifestement apologétiques. Car Philostrate s’applique trop bien à décharger son héros <le l’accusation de magie. S’il le pare de vertus, s’il lui prête le don des miracles, c’est pour l’introduire dans le panthéon et autoriser un culte qui, dès lors, a son temple et ses adorateurs. Un tel essai de canonisation païenne s’explique par l’inspiration de Julia Domna et l’influence des idées qui dominaient à la cour des Sévères, dans le milieu des princesses syriennes, Julia Mresa et ses deux filles, Julia Soemis et Julia Mammea. Il fallait un personnage extraordinaire, ayant condensé toute la substance philosophique et religieuse du monde connu ; non un sorcier, un charlatan ou un mage vulgaire, mais un thaumaturge puisant sa force dans la théurgie, uniquement redevable de sa puissance miraculeuse à sa science, à ses vertus, à son commerce avec les dieux ; tout à la fois moraliste ascétique, réformateur populaire, hiérophante et dieu. Ce personnage fut Apollonius deïyanes, et Philostrate écrivit sa vie, et Alexandre Sévère l’introduisit dans son laraire impérial à côté d’Abraham, d’Orphée, de Jésus-Christ, et Caracalla lui dédia un temple, et plus tard Aurélien, pour honorer sa mémoire, respecta Tyanes. Au ive siècle, Ammien Marcellin se contente de croire que ce philosophe fut assisté d’un démon comme Socrate ou Numa ; Eunape, au contraire, aurait voulu que Philostrate intitulât sa vie : Desrente d’un dieu parmi les hommes. Vilse Sophist., proœm., Paris, 1819, t. xxxii, p. 151.

Philostrate ne fait pas la moindre allusion au christianisme ; et il est très étonnant que son héros, si curieux d’ordinaire, n’ait pas rencontré une fois ou une autre, soit à Éphèse, soit à Corinthe, soit à Rome, la religion nouvelle : ne serait-ce pas un parti pris ? En tout cas les relations entre la Vie d’Apollonius et les Evangiles et les Actes sonttrop nombreuses et trop étroite ? pour être un simple effet du hasard ; elles autorisent à croire que la Vie est un calque du Nouveau Testament et une sorte d’évangile païen, et qu’Apollonius est un rival du Christ, un christ païen. Mais rien no permet de conclure que ce fût une arme de guerre contre le christianisme, dans la pensée de Julia Domna et de Philostrate ; ni caricature ni parodie, mais plutôt une imitation avec surenchère, une simple tentative de concurrence religieuse tant hostilité déclarée, conformément à l’esprit d’éclectisme qui caractérisa la cour des Sévères. Jamblique et Porphyre, qui eurent la haine du christianisme, se gardèrent bien de recourir à l’œuvre de Philostrate, Ilié roclès n’eut pas leurs scrupules. Dégageant ce qu’il en croyait être la portée, il opposa Apollonius à Jésus-Christ et refusa aux chrétiens le droit de conclure, sur l’autorité des miracles, à la divinité de Jésus-Christ. Eusèbe de Césarée se chargea de répondre au in’/.a/.rfirn d’Hiéroclès. Il ne conteste pas les prodiges attribués à Apollonius ; plus sévère qu’Origène, qui n’avait vu en Apollonius qu’un philosophe dominé par la magie, Cont. Ccls., VI, 41, P. G., t. XI, col. 11137, il explique ses prétendus miracles comme de simples prestiges et conclut que le héros de Philostrate n’est ni un dieu, ni un philosophe. Cont. Hier., P. G., t. xxti, col. 796 sq. Arnobe, Adv. gent., i, 52, P. L., t. v, col. 790, et Lactance, Dit". inst., v, 3, P. L., t. vi, col. 557, pensent et parlent de même.

La question soulevée par Hiéroclès, après la réponse d’Eusèbe, dut paraître tranchée. Apollonius ne fut plus regardé comme un rival dangereux. Saint Jérôme note avec complaisance le soin qu’il prit de s’instruire partout et de se rendre meilleur, en progressant toujours. Epist., lui, ad Paulin., P. L., t. xxii, col. 511. Sidoine Apollinaire écrivit même sa vie, vantant son avidité de savoir, son mépris de l’argent, sa frugalité, son austérité. Episl., VIII, 3, P. L., t. lviii, col. 591. Il ne fut plus question d’Apollonius jusqu’à la Renaissance. Aide Manuce publia alors l’œuvre de Philostrate avec la ré-’ponse d’Eusèbe ; mais, aux yeux de Pic de la Mirandole, de Jean Bodin, de Baronius, Apollonius resta un magicien. Au xviie siècle, Huet écrit dans sa Démonstration évangélique : « Philostrate paraît avant tout s’être donné pour lâche de rabaisser la foi et la doctrine chrétiennes, déjà en pleine voie de progrès, en leur opposant ce vain simulacre de toute science et sainteté et vertu mirifique. Il frappa donc cette image à l’effigie du Christ et fit rentrer presque tous les éléments de l’histoire de Jésus-Christ dans celle d’Apollonius afin que les païens n’eussent rien à envier aux chrétiens. » Au xviiie siècle, les déistes reprennent à leur compte la tentative d’Hiéroclès, avec cette différence qu’ils repoussent toute espèce de miracle. Au xix e, alors que Buhle, Jacobs, Néander en Allemagne, Watson en Angleterre, nient toute relation intentionnelle entre l’œuvre de Philostrate et le christianisme, Baur croit que Philostrate a voulu accommoder le christianisme à la religion païenne. D’un côté, Jean Réville, La religion à Borne sous les Sévères, p. 228, soutient que l’auteur de la Vie d’Apollonius n’a nullement cherché à poser son héros en rival du Christ ; mais, d’un autre côté, Smith et Wace, dans leur Dictionnaire, font ressortir avec raison combien il fut fortement influencé par les idées et l’histoire du christianisme. Albert Réville, Revue des Deux Mondes, 1 er octobre 1805, remarque que, s’il ne parle jamais du christianisme, il y pense toujours ; que son silence est inexplicable au commencement du iip siècle et que, par suite, il est voulu ; que son œuvre n’est ni indifférente, ni hostile, mais simplement jalouse. Aube, La polémique païenne à la fin rfw ir sircle, Paris, I878, p. 512, accentue la remarque d’Albert Réville, écarte toute pensée de polémique et juge l’œuvre de Philostrate comme un manifeste de syncrétisme religieux, connu.’une tentative de rapprochement et de fusion entre le christianisme et le paganisme épuré.

Ce que l’on peu ! du moins retenir (h— la Vie d’Apollonius, c’est qu’elle est sortie d’un milieu préoccupé de questions religieuses, mais étranger en apparence a tout esprit de polémique contre le christianisme ; qu’elle est une œuvre de défense, de propagande et de restauration païenne ; qu’elle rappelle trop l’histoire évangélique et apostolique pour n’y voir qu’une rencontre forfuile ou une réminiscence involontaire ; que, des lors, l’idée d’un parallèle cherché et voulu entre Apollonius et Jésus Christ semble devoir s’imposer ; ef que la haine ou la jalousie, si elles n’ont pas été les inspiratrices formelles d’une telle œuvre, l’ouï exploitée dans la suite.

(L. Dupln) soui le pseudonyme da m. da Clairée, ffl dfvpoUone (lr 1 V antiquité, Pari. 1802 ; et traduction de la Vie d’Apoli Parla, 1864 ; Banr, Apollonius von Tyana, Tubingoe, 1882 ; Jowet, Dictionary o grec <"<<t rai, , nu biography ; Smith el Wæe, Dictionary o chrUlian biography ; J. Révûle, La religion h I le » Sévères, Paria, 1888 ; a. Réville, L » Christ palan au nf siècle, dana la Hevue de » 1>< iux Mondes, V octobre 1K)-V, Aube, Histoire des persécutions, l." polémique i tf siècle, Paria, 1878, p.’iTii sq. ; Allard, Histoire des persécutions pendant lu première moitié du nf siècle, ’! édit, Paris, 1894, p. Tu, et La persécution de Dioctétien, Paria, 1890, 1. 1, p.’210.

G. Bareille.