Dictionnaire de théologie catholique/ABSTRAITE (Connaissance), INTUITIVE, COMPRÉHENSIVE

A. Chollet
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 146-147).

1. ABSTRAITE (Connaissance), INTUITIVE, COMPRÉHENSIVE.I. Nature. II Applications théologiques.

I. Nature. — La connaissance, suivant la doctrine scolastique, est la représentation vitale d’un objet dans un sujet connaissant ; elle se produit par le concours de l’objet et du sujet.

1° L’objet n’agit pas toujours immédiatement sur la faculté de connaissance. Parfois, il n’impressionne celle-ci que par le moyen d’un intermédiaire. L’action du connu sur la faculté est alors médiate et la connaissance est dite abstraite, parce qu’elle tire de l’intermédiaire la représentation de l’objet. Cet intermédiaire entre l’objet et la faculté est tantôt un autre objet, comme « les similitudes tirées de l’ordre sensible » qui, dans la connaissance prophétique, nous révèlent la nature des substances immatérielles ou celle de Dieu, S. Thomas, In Boet. de Trinitate, q. vi, a. 3 ; Sum. theol., IIa-IIæ, q. clxxiii, a. 1 ; tantôt une autre faculté, comme les facultés sensibles qui présentent à l’intelligence les objets corporels extérieurs ; tantôt une espèce ou représentation antérieure, comme il arrive dans le souvenir, où un objet absent est perçu dans une image antérieure conçue en sa présence et conservée par la mémoire. Cf. T. Pesch, Institutiones logicales, t. ii, n. 468, Fribourg-en-Brisgau, 1888.

2° La connaissance est intuitive quand l’objet lui-même s’impose directement ou immédiatement à la faculté, comme la couleur impressionne la vue. L’intuition comporte plusieurs degrés suivant que le contact entre l’objet et le sujet est plus ou moins intime, suivant qu’il se borne à une action extérieure du premier sur le second, ou qu’il va jusqu’à l’union de l’un avec l’autre. — 1, Il y a une demi-intuition dans laquelle l’objet impressionne la faculté, sans s’unir à elle et l’informer (voir l’article Forme) ; la faculté alors, excitée par l’objet, produit en son sein une image, une espèce dans laquelle et par laquelle elle perçoit l’objet ; c’est le mode de connaissance de la couleur par la vue. — 2. Il y a une intuition dans laquelle l’objet s’unit à la faculté et se confond pour ainsi dire avec elle dans l’acte même de la connaissance. Ici plus d’espèce intermédiaire, mais la présence même de l’objet qui, à la manière de l’espèce, informe la faculté. C’est par une intuition de cette nature, mais imparfaite, que l’âme humaine prend conscience d’elle-même. Saint Thomas dit qu’elle se connaît per præsentiam, c’est-à-dire qu’étant immédiatement et actuellement présente dans les actes ou images par lesquels elle se représente les objets extérieurs, la conscience la saisit, dans cet acte, en elle-même et sans en produire une image spéciale. Cette intuition de la conscience humaine porte sur l’existence du moi et non sur sa nature. C’est par une semblable intuition, mais plus parfaite, que l’ange se connaît lui-même. Saint Thomas affirme que l’ange se connaît per essentiam, parée que sa nature immatérielle étant actuellement et par elle-même intelligible, actue directement son intelligence et lui est immédiatement présente. L’ange se connaît donc sans le secours d’une espèce impresse ou expresse, mais par son essence. Cette intuition per essentiam lui révèle son existence et sa nature. Cf. S. Thomas, De veritate, q. vi, a. 8 ; q. x, a. 8 ; De mente, a. 8 ; Sum. theol., Ia, q. lxxxvii, a. 1 ; A. Chollet, Theologica lucis theoria, n. 22, Lille, 1893.

3o  Mais l’objet ainsi présent et uni au connaissant ne se révèle pas toujours entièrement à lui. Quand l’intuition épuise totalement l’objet, le saisit dans tout son être et s’unit à toute sa réalité, elle est compréhensive : ainsi l’ange se connaît tout entier ; entièrement intelligible en acte, il est totalement présent à la connaissance. Si l’intuition n’épuise pas l’objet, si elle n’en saisit qu’une partie, elle est alors simplement appréhensive ; ainsi l’âme humaine ne se saisit pas toute dans l’acte qui lui révèle son existence et son activité.

II. Applications théologiques.1o  Connaissance humaine. — L’homme a-t-il de Dieu une connaissance intuitive ou abstraite ? L’ontologisme et le panthéisme accordent à l’homme, dès cette vie, la connaissance intellectuelle intuitive de Dieu ; les hésychastes ont poussé l’erreur jusqu’à croire possible et réelle, en ce monde, l’intuition sensible de la divinité. Cf. A. Chollet, op. cit., n. 41. La saine théologie répond :

1. Qu’il est absolument impossible à nos sens, soit par leurs aptitudes naturelles, soit même surnaturellement, d’arriver à l’intuition de l’essence divine. Quant aux sens glorifiés, saint Thomas leur accorde de voir Dieu à la manière dont nos yeux voient la vie d’un être vivant, c’est-à-dire qu’à l’occasion de manifestations corporelles glorieuses qui frapperont nos sens, l’intelligence, grâce à l’accroissement de sa puissance et à l’éclat nouveau des corps glorieux, saisira en ceux-ci la présence divine. Sum. theol., Ia, q. xii, a. 3, ad 2um.

2. En cette vie, l’intelligence humaine ne connaît Dieu que d’une connaissance abstraite et analogique, tirée naturellement des choses sensibles, ou surnaturellement reçue des témoignages de la révélation. Notre esprit, ayant acquis tous ses concepts par l’abstraction des images sensibles, ne peut appliquer à l’idée naturelle ou surnaturelle de Dieu que ces mêmes concepts.

3. La connaissance extraordinaire et mystique de Dieu, que saint Thomas appelle connaissance prophétique, ne s’élève pas elle-même au-dessus de l’abstraction, soit que Dieu propose à nos facultés des objets miraculeux, soit qu’il dépose dans nos sens ou dans notre intelligence des images ou des concepts infus. Le Seigneur proportionne toujours sa révélation et son action au mécanisme habituel et normal de notre activité mentale. Or, dans cette vie, la condition de notre âme exige qu’elle connaisse per conversionem ad phantasmata et par le mode de l’abstraction (voir ce mot). Les idées infuses, aussitôt engendrées extraordinairement dans l’intellect, s’adaptent à la méthode ordinaire de l’esprit et celui-ci, qui les a reçues par voie exceptionnelle, ne continue à les posséder et à en percevoir les objets que conformément à sa condition présente, c’est-à-dire abstractivement. Cf. A. Chollet, op. cit., n. 289.

4. Dans la vision bienheureuse, l’âme humaine est appelée à l’état d’intuition pure ; non pas de semi-intuition où, en la présence immédiate de l’essence divine, elle en produirait en elle-même une représentation accidentelle, une espèce vitale. Elle jouit d’une intuition parfaite où, après l’avoir élevée par la lumière de gloire, la nature divine s’unit immédiatement à elle et sans le secours d’aucune espèce, la pénètre et la remplit de la réelle présence de son infinie intelligibilité. Cf. S. Thomas, IIIæ Suppl., q. xcii, a. 1. Cette intuition ne va jamais jusqu’à la compréhension totale et absolue, quoique la théologie appelle souvent les bienheureux du nom de comprehensores, Ils sont comprehensores, parce qu’ils possèdent la réalité divine, mais leur intuition ne saurait être compréhensive à cause de l’infinie disproportion entre l’essence divine et l’intelligence humaine. Cf. Hontheim, Institutiones theodiceæ, n. 748, Fribourg-en-Brisgau, 1893.

2o  Connaissance du Christ. — Le Christ, à cause de l’union en sa personne de la nature divine et de la nature humaine la plus parfaite, possède, outre la connaissance propre à la divinité, toutes tes connaissances qui peuvent élever l’homme à Dieu. Il a, du créateur, la connaissance analogique et abstraite que donne la vue de l’univers, ou la foi, et il pousse cette connaissance acquise jusqu’aux limites des forces de l’intellect agent (voir l’article Intellect suivant la doctrine scolastique) ; il a, de Dieu, la connaissance prophétique, suprême degré de la connaissance abstraite que donne la révélation mystique, et cette science infuse n’a pas en lui d’autres bornes que celles de la capacité de son intellect possible (voir le même article) ; enfin, il a, de l’essence divine, la vision intuitive propre aux âmes glorifiées, et cette vision, bien qu’elle ne soit pas compréhensive, est cependant supérieure à la vision dont jouissent les bienheureux. Cf. S. Thomas, Sum. theol., IIIa, q. ix-xii ; A. Chollet, op. cit., n. 139 sq.

3o  Connaissance divine. — Dieu seul se voit et se pénètre d’une manière adéquate et compréhensive. En lui, la connaissance est plus que l’union d’un connu et d’un connaissant ; elle en est la fusion, l’identification. Dieu infiniment intelligible est totalement présent et identique à Dieu infiniment intelligent, et cette identité absolue entre le connu et le connaissant est le type et l’idéal de toute connaissance finie, le terme vers lequel toute intelligence créée doit tendre dans son union avec l’objet, sans y pouvoir atteindre jamais. Dieu, en se connaissant, a l’intuition immédiate, non seulement de son être total, mais encore de tous les êtres participés qui peuvent émaner de sa puissance.

Kleutgen, Die Philosophie der Vorzeit, n. 377 sq., Inspruck, 1860-1863, traduit en français par le P. Sierp. sous le titre de La philosophie scolastique, Paris, 1868-1870 ; Franzelin, De Deo uno, th. xxxvi sq. : Signoriello, Lexicon peripateticum, v° Abstractive, Naples, 1872.

A. Chollet.