Dictionnaire de théologie catholique/ABBÉS

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 11-15).

ABBÉS.

I. Notion. II. Autorité. III. Élection. IV. Bénédiction. V. Droits et privilèges. VI. Assistance aux conciles.

I. Notion.

Le mot abbé, abba, abbas, d’origine syriaque, signifie père et s’applique génériquement à toute paternité. Mais le sens propre et canonique de ce mot désigne exclusivement un religieux profès de l’ordre monacal, père ou supérieur effectif, au temporel et an spirituel, d’une abbaye et de ses dépendances.

Cette supériorité a divers degrés, et à chaque degré correspond canoniquement une diversité de juridiction. L’abbé peut être supérieur seulement de son monastère, et cette juridiction entraîne, vis-à-vis de l’évêque diocésain, la simple exemption passive ; ou bien, l’abbé a, de plus, une juridiction sur un territoire plus ou moins étendu, comprenant des églises paroissiales ou des chapelles et partant un clergé et des fidèles, et alors son exemption est dite active, même dans le cas, qui est le plus ordinaire, où le territoire de cette juridiction fait partie intégrante d’un diocèse déterminé. Que si — et c’est le troisième degré — le territoire de l’abbé ne fait partie d’aucun diocèse, l’abbaye est dite nullius et la juridiction de l’abbé est considérée comme une juridiction épiscopale. Les abbayes nul* lius, autrefois assez nombreuses, sont réduites aujourd’hui à une vingtaine, dont plusieurs dépendent de cardinaux ou d’évêques diocésains qui en sont les abbés commendataires. Nous citerons parmi ces abbayes nullius, celle du Mont-Cassin (Italie), fondée par saint Benoît lui-même, de Monte-Virgine (près d’Avellino), fondée par saint Guillaume de Verceil en 1189 ; cellesd’Altamura(Bari), de Sainte-Lucie-di-Melazzo (Messine ) ; celle deSanct-Martinsberg(Autriche), quiremonte à 997 ; celle de Saint-Maurice-d’Agaune (Valais), dont le titulaire est toujours évêque de Bethléhem ; celle d’Einsiedeln, fondée par saint Meinrad en 894 ; celle de Nonantula, fondée en 479, dont le titulaire est l’archevêque pro teuipore de Modène ; celle de Subiaco et celle de Farfa, dont le titulaire respectif est toujours cardinal de la sainte Église.

Sans cette distinction fondamentable entre les divers degrés de juridiction abbatiale, il est très difficile, sinon impossible, de se rendre compte des thèses des canonistes, et plus encore des décisions, en apparence contradictoires, des Congrégations romaines au sujet des abbés. On comprend très aisément, au contraire, que, étant donné cette graduation de juridiction, autre sera l’exemption d’une abbaye intralerriloriale, autre celle d’une abbaye extraterritoriale ; autres, partant, les privilèges de celle-ci et autres les privilèges de celle-là. Bien plus, l’abbé nullius n’a pas, à proprement parler, d’exemption : puisque sa juridiction est pleinement extraterritoriale, il n’a pas à être exempté, à être soustrait à une juridiction diocésaine qui, en fait et en droit, s’arrête aux limites mêmes du territoire abbatial. Lucidi, De visit. sacr. liminum, 1878, part. I, § 1, n. 26, 27, t. I, p. 53, où sont transcrites littéralement les conclusions canoniques de la célèbre Causa Parmensis Abbatiæ Fontisvivi, jugée par la S. C. du Concile, le 19 décembre 1801. Elles sont encore reproduites in una Nullius : Ferentilli du 1/ septembre 1814. Au con traire les abbés de la deuxième catégorie quridiction intraterritoriale) ne sont pas, au sens canonique du mol. des abbés mtllius, et ne peuvent par conséquent être considérés comme ordinaires, ni revendiquer les droits ou privilèges que les canons stipulent génériquement pour les ordinaires, S. C. du Concile, in una Guastallen., 19 juillet 1766.

II. Autorité.

Les abbayes exemptes, quels que soient le degré et le titre canonique de cette exemption, sont sous la dépendance immédiate du pontife romain. Lorsque plusieurs abbayes ou monastères forment, par voie de filiation et parfois par conformité d’observances, ou même par convention spéciale, ou encore par simple groupement régional, une sorte d’obédience ou congrégation, le supérieur de l’abbaye mère prend le titre d’abbé des abbés : abbas abbalum, quelquefois d’archi-abbé.

Il serait superflu de suivre, à travers les vicissitudes séculaires du monacbisme, les variétés de juridiction de ces abbés des abbés dont la supériorité, en dehors de leur monastère respectif, était le plus souvent une supériorité de prééminence et d’honneur et non de juridiction proprement dite. Aussi bien, la pensée primitive de saint Benoît, le grand patriarche des moines en Occident, qui voulait faire de chaque monastère une famille distincte, de chaque moine un iils de cette famille à laquelle il se liait indissolublement, et du monacbisme une forme complètement épanouie de la vie chrétienne par les vœux, par la claustration et par Vopus divinum, le service divin, plus que par telles ou telles particularités d’observances et d’austérités, cette pensée, disons-nous, si élevée et si féconde, ne pouvait, sans quelque secousse, s’adapter à la centralisation corporative qui eut, dans la suite, les préférences des ordres mendiants et des clercs réguliers. Cf. le très remarquable travail de dom A. Gasquet, Essai historique sur la constitution monastique ; la traduction italienne a été imprimée à la Vaticane en 1896.

Il n’en est plus de même pour certaines familles monacales qui se rattachent au grand ordre bénédictin. Les cisterciens réformés de la Trappe sont, depuis le décret d’union du 8 mai 1892, sous le régime d’un abbé général qui a, avec son conseil ou dé/initoire, une juridiction pleine et entière sur les congrégations unifiées. Analecta ecclesiastica, t. i, p. 57.

A une date plus récente, les bénédictins noirs se sont confédérés, tout en conservant l’autonomie de leurs diverses congrégations, sous l’autorité d’un abbé-primat (Léon XIII, Summum semper, du 12 juillet 1893) dont les pouvoirs ont été spécifiquement déterminés par décret de la S. C.des Évoques et Réguliers (16 septembre 1893). Outre la préséance même sur l’archi-abbé, le primat, qui est toujours abbé de Saint-Anselme de Lomé, a le pouvoir de résoudre les doutes disciplinaires, de trancher les litiges entre les divers monastères, de faire, s’il y a lieu, la visite canonique des congrégations fédérées, de pourvoir à l’exacte observance de la discipline monacale, et, à cette fin, tous les abbés sont tenus d’envoyer au primat, chaque cinq ans, une relation canonique sur leur monastère respectif. Anal. ceci., t. i, p. 317, 395.

L’autorité de l’abbé sur son monastère est, comme celle de tous les prélats réguliers, directive, impérative, coërcitive et administrative, selon la teneur des règles ou constitutions de l’ordre. Les abbés nullius ont, de plus, l’autorité pastorale, comme les évéques, sur le territoire de leur abbaye.

III. Election.

Aux temps primitifs de l’institution bénédictine, l’abbé était, le plus souvent, élu par les moines de son abbaye. Le plus souvent, disons-nous, car le monachisme en Orient, et plus tard en Occident, fit, dans la vie administrative des monastères, une paît plus large à l’intervention épiscopale. L’érection d’un monastère n’était point canonique sans l’assentiment

préalable de l’évêque ; à l’évêque était réservé le droit d’élection, tout au moins de confirmation, de l’abbé et des principaux officiers du monastère. Thomassin, Vêtus et nova Eccl. discipl., Venise, 1773, part. I, l. III, c. xv, et passim.

L’élection, soit par le monastère, soit par l’évêque diocésain, soit aussi, en quelques abbayes, par nomination papale, avait la perpétuité canonique : semel abbas, semper abbas. L’élu n’était point seulement le supérieur, mais l’époux de son église abbatiale, comme l’évêque l’est de sa cathédrale ; et, à la mort de l’abbé, l’église tombait en viduité. C. Qui propter, De elect., et c. Ne pro defectu. Reiffenstuel, Jus canonicum universum, Paris, 1864, t. i, p. 335. Sans doute, même aujourd’hui pour les abbés nommés ad tempus, soit par le monastère, soit par le chapitre général, la dignité abbatiale persiste, au moins comme iln titre honorifique, après l’échéance de leur mandat temporaire ; toutefois, en raison même de l’instabilité de leur charge, le mariage mystique entre l’abbé et l’abbaye n’est plus qu’un souvenir des beautés de l’ordre monacal. Petra, Ùonment. ad constitua apostolicas, Venise, 1741, t. i, p. 308 sq.

Le mode d’élection, outre les prescriptions de droit commun (Co « c Trid., sess. XXIV, c. vi, De regul.) pour les électeurs et les éligibles, est fixé par les statuts particuliers de chaque congrégation.’C’est ainsi que présentement, dans la grande famille des cisterciens réformés, l’abbé de chaque monastère est élu, à la pluralité des suffrages, par les religieux profès in sacris de la communauté ; les abbés de l’abbaye mère, appelés aussi pères immédiats, sont élus conjointement par les religieux de leur monastère et par les supérieurs réunis des abbayes filles ; l’abbé général est élu par tous les abbés réunis.

IV. Bénédiction.

L’abbé, dûment élu ou nommé, doit être bénit. Cette bénédiction n’est point un sacrement — il est superflu de le dire — ni une consécration proprement dite, puisque le nouvel abbé ne reçoit pas l’onction du saint chrême, mais un sacramental dont le Pontifical romain donne les formules et fixe les cérémonies, De benedictione abbalis. Il n’est pas exact, comme l’affirment quelques canonistes (André, Dictionnaire de droit canonique, Paris, 1894, ^466* ?, §2, infine) qu’il n’y a point de temps fixé pour demander et recevoir cette bénédiction. Outre les anciens canons et les prescriptions réitérées du Saint-Siège, la bulle Coniinissi nobis du 9 mai 1725, préparée par de longs travaux d’une commission cardinalice et promulguée au célèbre concile romain, tenu sous Benoit XIII, Concil. rom. in basilica Lateran., anno jubilœi MDCCXXV, celebr., 2e édit. des Actes, p. 82, impose aux abbés, sous peine de suspense ab officio, de se faire bénir durant l’année qui suit leur élection, ou tout au moins de demander, à trois reprises, cette bénédiction à l’évêque du diocèse, Petra, Comment, ad constit. apostol., Venise, 1741, t. v, p. 162 ; De Angelis, Prælectiones juris canimici, l. I, tit. x, n. 3, Rome et Paris, 1877, t. i, p. 187 ; ou, si l’abbaye est nullius, à un évêque voisin. Toutefois, durant cette année de sursis, l’abbé non bénit peut, de plein droit, exercer tous les actes inhérents à la juridiction abbatiale.

La bénédiction, une fois reçue, ne peut plus être n’itérée soit pour les abbés qui ont la perpétuité de titre et sont toujours abbés du même monastère, soit pour ceux qui n’ont que la perpétuité de dignité et sont toujours abbés, mais tantôt d’un monastère et tantôt d’un autre.

Comme il arrivait assez fréquemment que l’évêque retardait indéfiniment la bénédiction demandée, ou ne s’y prêtait qu’à des conditions trop onéreuses, que parfois même il exigeait au préalable, de la part des abbés, des engagements contraires aux privilèges légitimes des abbayes, le Saint-Siège l’ut insensiblement amené tantôt à autoriser la bénédiction de l’abbé par trois autres abbés, tantôt à permettre de recourir ad libitum à un évêque autre que le diocésain, tantôt enfin, mais plus rarement, à se regarder comme abbé implicitement bénit par le Saint-Siège aussitôt après l’élection.

En France, la pratique invariable est, croyons-nous, que les abbés sont solennellement bénits par l’évêque diocésain, assisté de deux autres abbés. Le jour de la bénédiction abbatiale doit être, aux termes du Pontifical, un dimanche ou un jour de fête.

Il n’est pas exact non plus que « la bénédiction n’ajoute rien au caractère de l’abbé ». Sans doute, elle ne confère, vi sua, ni grâce sacramentelle, ni caractère sacré ; elle ne donne ni pouvoir d’ordre, ni pouvoir de juridiction. Toutefois elle est, comme tout sacramental (voir ce mot), le signe rituel, institué par l’Église, comme moyen impétratoire d’une grâce qui adapte l’élu à sa nouvelle dignité. Ce n’est pas la bénédiction qui fait l’abbé ; c’est elle qui est « l’ornement spirituel » de la dignité abbatiale, Rotarius, Theol. regitlarium, Bologne, 1722, l. II, c. il, punct. iv, n. 9, t. iii, p. 489 ; elle n’est pas de nécessité, mais elle est de suprême convenance « pour que l’abbé exerce son pouvoir d’ordre, de spiritualité et de prééminence pastorale sur ses sujets, par des actes comme sont ceux de bénir, de conférer les ordres mineurs, de porter la crosse pastorale, etc. ». Petra, loc. cit., ri. 5. Cette raison de convenance a une telle force que, d’après le célèbre canon d’Innocent III, Cum contingal : De œtate et qualit., l’abbé ne peut, s’il n’est bénit, conférer les ordres mineurs, ni donner la tonsure, à moins qu’un privilège pontifical ne l’ait dispensé de cette bénédiction. Thésaurus résolut. S. C. Conc, t. iii, p. 24 : Adnotat D. Sacretarii. De ces données sommaires, deux conclusions se dégagent que nous pouvons formuler ainsi : La bénédiction abbatiale, par son symbolisme liturgique comme par ses prières rituelles, non moins que par l’interprétation traditionnelle qui lui a été donnée, suppose la perpétuité de la charge abbatiale. Hodie, disait déjà en 1724 le secrétaire de la S. C. du Concile que nous citions tout à l’heure, fere nullus benedicitur, cum non sint perpetui sed temporales. Thésaurus, loc. cit., § Quia vero.

La bénédiction abbatiale est requise non pour les actes de juridiction régulière, mais pour l’exercice privilégié d’un pouvoir d’ordre, notamment pour la collation des ordres mineurs. On pourra, nous ne l’ignorons pas, citer à rencontre de ces déductions, non pas une, mais vingt décisions contraires : toutefois ces décisions, affirmant ou concédant un privilège, ne font que confirmer la règle même dont ces privilèges sont une dérogation. Un abbé temporaire et non bénit est un vrai supérieur, et les canonistes ne font aucune difficulté de lui reconnaître tous les privilèges de la dignité abbatiale ; cependant il n’est abbé, au sens monacal et liturgique de ce mot, que dans la mesure la plus restreinte.

V. Droits et privilèges.

Les abbés ont communément le privilège de célébrer in pontifwalibus aux grandes solennités et de donner, intra territorium aul monasterium, la plupart des bénédictions rituelles réservées aux évêques, sauf celles qui requièrent le saint chrome.

Pour prévenir ou pour corriger les abus des interprétations privées, le Saint-Siège a déterminé le mode et l’étendue de ce droit. Les décrets ad rem d’Alexandre VII (S. C. des Rites, 27 sept. 1659) et de Pie VII (S. C. des Rites, 27 août 1823, promulgué par la constitution Decet Romanos Pontifices du 4 juillet 1823, Bullar. rom. contin., t. vu b, p. 2337) sont insérés in extenso dans la plupart des canonistes et des rubricistes. Cf. Gasparri, Tract, can. desanct. euchar., n. 677, 678, où une simple erreur d’impression attribue cette constitution à Pie VIII.

Il est à remarquer que tous ces privilèges ne sont pas inhérents à la dignité abbatiale, Tamburini, De jure abbalum, disp. XXI, q. i, n.l ; Petra, op. cit., t. iii, p. 180, et que, partant, ils valent uniquement selon la teneur des diverses bulles qui les ont concédés, modifiés ou amplifiés.

Les abbés réguliers ont le droit de conférer à leurs sujets la tonsure et les quatre ordres mineurs. Le privilège de conférer le sous-diaconat et le diaconat a été accordé aux abbés de Citeaux. Le texte du concile de Trente est formel : Abbatibus ac aliis quibuscumque. quantumvis excmptis, non liceat in posterum, intra fines alicujus diœcesis consistentibus, etiamsi nidlius diœcesisvel exempti essedicantur, cviQUAM, qui regu-LAnis sudditus sibi non sit, tonsuram vel ordines minores con ferre… Sess. XXIII, De réf., c. x. Ce décret, d’une formule intentionnellement exclusive, réduit donc le pouvoir des abbés, quels qu’ils soient, même nullius au sens canonique du mot, à la collation de la tonsure et des ordres mineurs, et uniquement pour leurs sujets réguliers. Donc, ni les novices, ni les oblats, ni les donnés ne peuvent être promus par l’abbé, puisque, ne faisant pas profession, ils sont, dans une certaine mesure peut-être, ses sujets, mais non pas ses sujets réguliers. A plus forte raison ne peut-il conférer ces ordinations à des séculiers ou même à des réguliers d’un autre ordre, fussent-ils munis, en bonne et due forme, des lettres dimissoires de leur évêque ou de leur supérieur respectif. La décision de la S. C. du Concile in una Catanensi, du 13 novembre 1641, à laquelle Urbain VIII donna expressément force de loi générale et inviolable, coupe court à toute difficulté sur ce point. A leurs sujets, et seulement à leurs sujets réguliers en vertu de la profession, les abbés peuvent conférer la tonsure et les ordres mineurs.

Et s’ils les conféraient à d’autres ? Sur cette question, les théologiens et les canonistes se divisent : les uns — et c’est le plus grand nombre — estiment que ladite collation serait absolument invalide ; les autres soutiennent que l’abbé, ayant des sujets réguliers sous sa juridiction, ordonne validement, quoique illicitement, ceux qui ne sont pas des sujets. En effet, disent-ils, cet abbé a déjà le pouvoir d’ordonner ; il userait mal de ce pouvoir en l’exerçant au profit de qui n’est pas son sujet, mais cette conduite irrégulière ne détruirait pas ce pouvoir lui-même. Fagnan soutient avec ardeur cette opinion, et Honorante, Praxis secretar., êdit. de Rome, 1762, p. 135, l’expose avec une complaisance approbative. Devant l’autorité de ces grands canonistes, on ne peut se défendre d’une certaine hésitation, quoiqu’il soit fort malaisé, ce nous semble, de saisir le bien fondé de leurs arguments. Sans doute, l’abbé de juridiction effective a le pouvoir de conférer les ordres mineurs ; mais ce pouvoir ne lui vient pas de son office, il n’est qu’un privilège. C’est la volonté du Saint-Siège qui lui confère la capacité ministérielle pour cette ordination. Cette capacité n’existe donc plus, dès que l’abbé franchit la limite que le Saint-Siège a fixée. Or cette limite est incontestable et incontestée : le pouvoir accordé ne s’étend qu’aux sujets réguliers de l’abbé et pas à d’autres : ce qui revient à dire que toute autre collation est nulle de plein droit.

Les abbés peuvent-ils donner des dimissoires pour les ordinations ? A leurs sujets réguliers, oui, et pour toutes les ordinations, comme les autres supérieurs des ordres religieux. Mais si l’on pose la question pour des sujets non réguliers, l’abbé simplement exempt ne le peut pas ; l’abbé de juridiction intraterritoriale ne lé peut pas davantage, ce nous semble, puisqu’il n’est pas l’ordinaire ; mais l’abbé de juridiction extraterritoriale le peut de plein droit, quia, dit la Rote (Honorante, op. cit., p. 136), sunt ordinarii et dimeesani in sua abbatia. A Rome cependant, le vicariat n’admet les dimissoires des abbés ou de tous autres prélats même nitlliits à leurs sujets séculiers, que dans le cas où un privilège spécial, postérieur au concile de Trente, a été accordé à ces abbés ou à ces prélats et dûment enregistré au vicariat. Honorante, ibid.

VI. Assistance aux conciles.

Les abbés ont droit d’assistance et de vote aux conciles œcuméniques.

Ce n’est point ici le lieu de résumer, même sommairement, les interprétations théologiques et historiques du célèbre axiome : Concilia episcoporum esse. Il nous suffira d’ailleurs d’aller directement au cœur même de la question. Les évêques interviennent aux conciles en vertu non pas de leur pouvoir d’ordre, mais de leur pouvoir de juridiction. Tous ceux donc qui ont, dans l’Église, une juridiction épiscopale ou quasi épiscopale, participent aux prérogatives des évêques et ont un droit similaire à intervenir aux conciles. Un droit similaire, disons-nous, car aucun privilège, aucune coutume même millénaire, aucun droit acquis et incontesté’ne pourra jamais être totalement identifié avec celui des évêques, qui, de droit divin, sont établis pour gouverner l’Église de Dieu. Item sciendum est, lisons-nous dans Benoît XIV, De syn. diœc, l. XIII, c. il, n. 5, qui cite une des décisions directrices du concile de Constance, quod quando in conciliis generalibus soli episcopi habebant vocem definitivam, hoc fuit quia habebant adminislrationeni populi… Postea additi fuere abbales eadem de causa, et quia habebant adminislrationem subjectorum. Et Benoit XIV ajoute : Quamobrem iidem atque ob eamdem rationem, jurisdictionis scilicct, quant exercent in subditos, ordinum quoque regidarium superiores générales subscripserunt decrelis concilii Florentini et Tridentini. Ce principe fondamental est à la fois la raison canonique et l’explication historique de l’intervention des abbés aux conciles. Aucun abbé ne prit part aux six premiers conciles œcuméniques, précisément parce que les abbés, en Orient et plus tard en Occident, loin d’avoir une juridiction personnelle, étaient soumis à la juridiction épiscopale ; ils sont intervenus, pour la raison contraire, à tous les autres conciles, y compris celui du Vatican.

C’est ce même principe qui inspira les études et les conclusions de la commission directrice dudit concile, sur la question de ceux qui devaient être convoqués au concile. Elle prit précisément pour point de départ, pour critérium de triage, si nous pouvons ainsi parler, la juridiction et ses divers degrés. Il n’y eut donc aucune difficulté pour les vicaires apostoliques, puisqu’ils ont, par mandat pontifical, une vraie juridiction, mais bien pour les évêques de simple titre sans juridiction. L’application stricte du principe ci -dessus énoncé les eût exclus du concile, ce qui eût été une sorte d’injure à la dignité épiscopale. La commission, laissant intacte la question de droit, s’appuya pour ce motif sur la question de convenance et décida, à l’unanimité, qu’ii convenait de convoquer et d’admettre au concile les évêques titulaires.

Pour les abbés nullius, il n’y eut pas la moindre objection, toujours en raison de leur juridiction ordinaire et quasi épiscopale. Par contre, les abbés simplement exempts, ainsi que les abbés de juridiction intraterritoriale, furent écartés : ni ceux-ci ni ceux-là n’ont, dans le diocèse de leur monastère, la juridiction ordinaire. Pour les congrégations monacales qui vivent sous la forme corporative, les abbés généraux seuls fuient admis, à l’exclusion des abbés des monastères particuliers, à moins, comme il est dit ci-dessus, que ces abbés ne fussent vraiment nullius. Il est à remarquer toutefois que l’admission des abbés généraux comme des supérieurs généraux des ordres religieux (et non pas ceux des instituts ou congrégations, qui furent formellement exclus) constitue un privilège plus qu’un droit. Us ont juridiction sur leurs sujets, mais ils n’en ont aucune sur le peuple des fidèles. Aussi voyons-nous que l’ordre de préséance, basé sur ce principe de la juridiction ordinaire, donne le pas aux abbés nullius, comme tels, sur tous les abbés généraux, y compris l’abbé général de leur ordre. Cecconi, Sloria del concilio Vaticano, l. II, c. i, a. 1, n. 2 ; traduit par Bonhomme et Duvillard, Histoire du concile du Vatican, Paris, 1887, t. i, p. 123, donne in extenso le décret de la commission directrice, et à la p. 207 du t. ae l’ordre des préséances.

Les abbés de juridiction extraterritoriale ont droit et devoir d’assister aux synodes provinciaux. Aux termes du concile de Trente, sess. XXIV, De réf., c. ii, obligation leur est faite, comme aux évêques qui ne sont pas suffragants, de choisir un métropolitain voisin dont la convocation synodale aura pour eux force de loi. Benoît XIV, De synodo diœc, , l. XIII, c. viii, n. 13. 14.

Le droit des abbés est établi : 1° par le fait, puisque nous voyons les abbés toujours convoqués et toujours siégeants, en Italie, en France, en Amérique, etc. (Collectio Lacensis, Fribourg-en-Brisgau, 1869-1890, passini), à tous ces conciles ; 2° par la similitude de la juridiction abbatiale et de la juridiction épiscopale, comme il a été dit ci-dessus. Le devoir des abbés, outre la raison de juridiction qui les oblige à s’occuper avec les évêques et comme les évêques des intérêts spirituels de leurs fidèles, résulte encore indubitablement du serment abbatial. A genoux devant le pontife qui va le bénir, la main sur les saints Évangiles, l’abbé jure d’accomplir de toute son âme les devoirs de sa charge, notamment son devoir d’assistance au synode : Vocalus ad synodum, veniam, nisi præpeditus fuero canonica præpediti 071e. Pontif. Rom., De bened. abbatis.

Les abbés susdits ont, aux synodes, droit de vote décisif, et, partant, leur signature doit être apposée, après celle des évêques, au bas des décrets synodaux. Aussi, au concile romain de Benoît XIII, que l’on pourrait donner comme le modèle de tous les synodes provinciaux, les actes et décrets portent la signature des abbés ou de leurs procureurs attitrés : Ego, D. Lcandcr de Porzia, Abbas S. Patdi extra mœnia, subsc. — Ego Jo. Bapt. Piarl, Abbas S. Salvatoris de Domno-Apro in Lothar. — Ego Justus Fontaninus, Abbas S. Mariée Scxtensis in Prov. Aquileiensi, etc.

Il n’en est pas de même pour les abbés simplement exempts, ni pour les abbés de juridiction intraterritoriale. Ils n’assistent aux synodes, provinciaux ou diocésains, ainsi que les autres supérieurs réguliers, qu’en vertu d’un privilège facultatif ou, au plus, d’un droit coutumier, et ils n’ont que vote consultatif, à moins qu’ils ne soient procureurs attitrés d’un évêque de la province.

En France, les lettres d’indiction, pour les synodes célébrés depuis un demi-siècle, ont quelques variantes dans la formule de convocation. Les unes font mention expresse des évêques seulement et englobent tous les autres ayants droit sous un même terme générique : necnon ecclesiasticis personis quæ de jure vel consueludine interesse debent (Parisiense, 1849 ; Avenioncnse, 1849 ; Albiense et Aquense, 1850) ; d’autres, à notre humble avis moins heureuses, mettent sur le même pied évêques, doyens et chapitres, abbés et couvents (Turonense, 1819). La formule irréprochable est la suivante : Reverendissvmis fralribus episcopis, necnon venerabilibus abbalibus, capilulis, aliisque noninr provinciee qui dejurcvelconsuetudine concilio provinciali intéresse debent (Rhemense, 1849 ; Lugdun., 1850 ; Burdigalen., le I er, 1850 ; Senonense, 1850), qui, par la différence des deux qualificatifs) /iVirr<v/</ ; N.sij>iiN, Venerabilibus) comme parla préposition necnon, fait des évêques, connue il convient, une catégorie à part, et suit en même temps l’ordre traditionnel de préséance. Cf. Collectio Lacemis, tout le t. iv° qui reproduit les Acla et décrétâtes synodes de France de 1849 à 1869, avec un Appendix sur le prétendu concile national de 1811.

Les abbés nullius qui ont droit d’assistance et de vote décisif aux synodes ont-ils aussi le droit de convoquer eux-mêmes un synode diocésain (ou mieux abbatial), et partant de faire élire des examinateurs prosynodaux pour les concours canoniques aux bénéfices paroissiaux de leur territoire ?

Logiquement la réponse devrait être affirmative, puisque la similitude de juridiction et d’obligations pastorales entraîne une certaine parité de droits : en fait, ce droit spécial n’est reconnu aux abbés et à tous prélats inférieurs à l’évêque que dans le cas où l’abbé, outre sa juridiction pleinement extraterritoriale, peut établir que lui-même ou ses prédécesseurs ont déjà effectivement convoqué des synodes. Benoit XIV, De synoclo, 1. ii, c. xi, n. 5. Cette réserve, confirmée et imposée par de nombreuses décisions de la S. C. du Concile, s’explique fort bien, malgré son apparente incohérence. La juridiction abbatiale est, en somme, une juridiction privilégiée. Le Saint-Siège confirme volontiers les droits acquis : mais il n’entend aucunement identifier la juridiction épiscopale et la juridiction abbatiale.

Benoit XIV, Instilutiones ecclesiastiæ Prato, 1884, instit. XXXIV, et surtout De synode diœcesana, même édition, particulièrement les 1. III et XIII ; Thomassin, Vêtus et nova Eccl. disciplina, avec l’addition de César-Marie Sguanin sur les Bénéfices eccl., Venise, 1773, plus particulièrement le 1. 1° de la P* partie ; Thumas-François Rotarius, Theologia moralis regularium, Bologne, 1722 (le IIP vol. est intégralement consacré aux prélats et aux prélatures) ; Pallottini Salvator, Collectio omnium conclusionum etresolutionum S. C. Concilit, Home, 1867-1892. Le I" volume, p. 1-65, donne les conclusions de la S. G. sur les pouvoirs, privilèges, obligations, etc., des abbés. Ces conclusions toutefois ne sauraient complètement remplacer l’exposé intégral des Causes, tel qu’on le trouve dans le Thésaurus de la même Congrégation. A)ialecta juris pontificii (de M Br L. Chaillot), Sur la bénédiction, les insignes, les privilèges, etc., t. il, vi, vii, viii, xviii, xxiii, xxvi, passim ; Philippe De Angelis, Prxlectiones juris canonici ad methodum Decretalium Gregorii IX exactx, Borne et Paris, 1877, 1. I, tit. x ; Ange Lucidi, De visitatione sacrorum limin., loc. cit.

Pie de Langogne.