Dictionnaire de théologie catholique/ÉGLISE VII. Conclusions théologiques concernant les relations entre l’Eglise et l’Etat

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 4.2 : DIEU - EMSERp. 471-478).

VII. Conclusions théologiques concernant les relations entre l'Église et l'État.

I. DROIT DE L’EGLISE A L’INDEPENDANCE ABSOLUE, DANS UNE SOCIETE CHRTEIENNE ? EN TOUT CE QUI CONCERNE SON AUTORITE PROPORE ET DEVOIR COTRRESPONDANT DE L’ETAT

Les principes précédemment établis nous autorisent à déduire les conclusions suivantes : 1° Ce droit de l’Eglise est une conséquence manifeste de l’institution divine de l’Eglise voulue par Jésus-Christ comme société parfaite, possédant en propre et dune manière indépendante toute l’autorité requise pour atteindre sa fin éminemment supérieure, qui est de continuer, jusqu'à la consommation

dessiècles, la mission de Jésus-Christ, en accomplissant tout ce qui est nécessaire ou utile pour diriger les âmes vers le salut éternel ;

2° Ce droit résulte aussi de la revendication constante, faite par l'Église au cours des siècles, comme nous l’avons particulièrement prouvé précédemment en ce qui concerne le mariage chrétien, d’après l’enseignement de l’encyclique Arcanum de Léon XIII du 10 février 1880.

> Les concessions parfois accordées par l'Église au pouvoir séculier, dans les matières relevant véritablement de son autorité, ne dérogent aucunementau droit du pouvoir ecclésiastique, qui reste dans toute son intégrité, malyr( ; cette condescendance qui a toujours eu pour but de mieux assurer la concorde entre les deux pouvoirs, en même temps que la paix et la liberté dans les sociétés chrétiennes. On a montré' particulièrement à l’art. Concii.es, t. iii, col. G44, que les empereurs d’Orient, en convoquant matériellement plusieurs conciles œcuméniques, n’accomplissaient en réalité aucun acte du pouvoir ecclésiastique, et que toute l’autorité de ces conciles provenait uniquement de la convocation formelle des papes, et de l’approbation qu’ils donnaient aux décisions conciliaires. On a également montré que les concordats, conclus entre l’Eglise et les pouvoirs séculiers, tout en engageant, par un contrat synallagmatique, la volonté de l'Église, relativement aux concessions pratiques qu’elle juge utile de faire aux pouvoirs séculiers, ne diminuent aucunement ses droits réels. Voir t. iii, col. 727 sq.

Le même principe doit être appliqué à quelques autres concessions faites aux princes temporels, comme le titre de légat apostolique du saint-siège, le droit de patronage sur les bénéfices ecclésiastiques, ou 1rs droits spéciaux accordés aux aumôneries royales ou princières. Cavagnis, Instituliones juris publiai ecclesiastici, 4e édit., Rome, 1907, p. 278 sq.

4° De toute cette doctrine, il est facile de comprendre quelle est la nature des immunités ecclésiastiques, dont jouissent de droit le souverain pontife, les évoques, les prêtres et tous les ministres de l'Église, ainsi que les objets consacrés au culte divin, ou affectés au service de l'Église, ou possédés par elle. Soustraits de droit à l’autorité du pouvoir temporel, ces personnes, ces objets ou ces biens doivent jouir d’une situation particulière auprès des pouvoirs séculiers. Bien que cetle situation particulière ne puisse exister, en fait, qu’avec la bienveillante acceplalion de ces mémos pouvoirs, ce n’est point cetle acceplalion qui crée le droit de l'Église. Ce droit, dans son principe sinon toujours dans sa détermination concrète et particulière, découle de l’indépendance absolue qui appartient en propre à l'Église, dans toutes les matières qui relèvent vraiment de son autorité. Voir IMMUNITÉS.

5° Ce droit de l'Église doit être intégralement respecté ; parles pouvoirs séculiers dans une société normalement constituée comme société chrétienne, ou -se donnant publiquement comme société chrétienne, — 1. Ce devoir résulte manifestement de ce que les hommes, réunis en société, sont aussi bien sous le pouvoir de Dieu que les individus considérés isolément : iXalura et ratio qux jubet vel singulos sancte retigioseque Deum colère, quodin ejùs potestate sumus, cl quod ab eo profecti ad eumdem weverti debemus, ea lege adslringil civilem communitatem. Homines enim communi socielale conjuncti nihilo sunt minus in Dei potestate quant singuli ; neque minorem quant singuli gratiam Deo socielas débet, quo auctore eoaluit, cujus nutu conservatur, cujus beneficio innumerabilem bonorum quibus af/luit copiant accepit. Encyclique Immortale Dei de Léon XIII du 1 er novembre 1885. D’où Léon XIII déduit, pour les sociétés temporelles et pour leurs chefs, le grave devoir de respecter la

religion chrétienne et de ne rien faire qui soit conlraiie à son intégrité : Sanctum igitur oporlel apud principes esse Dei nomen ; ponendunxque in prsecipuis illorum of/iciis religionem gratia complecli, benevolentia tueri, auctorilate nutuque leguni légère, nec quippiam insliluere aut decernere, quod sit ejus incolumitali conlrarium. Loc. cit. Dans ces devoirs envers la religion chrétienne, est évidemment compris le respect des droits sacrés que cetle religion assure à l'Église.

2. Les prétentions contraires, parfois émises par les princes temporels ou par leurs partisans, ont toujours été réprouvées par l'Église. Il nous suffira de rappeler la condamnation portée par Jean XXII contre cette proposition de Marcile de Padoue, que le temporel de l'Église est soumis à l’empereur, quod omnia temporalia Ecclesix subsunt imperalori, et ea potest accipere velul sua, Denzinger-Bannwart, Enclnridion, n. 495 ; la condamnation portée par Pie VI dans la bulle Aucloreni fidei du 28 août 1794 contre les propositions 4e et 5e du conciliabule de Pistoie, soumettant l'Église au pouvoir séculier en tout ce qui concerne l’ordre extérieur, n. 1504 sq. ; et la condamnation portée par Pie IX contre les propositions 19-35 et 41-54 du Syllabus, n. 1719 sq., 1741 sq.

Il n’en résulte d’ailleurs pour l'État aucune diminution de pouvoir. Il en résulte plutôt d’immenses avantages, comme nous le montrerons bientôt.

II. droit de l'église, dass use société chrétienne, au concours négatif et positif de l'état, et devoir CORRESPONDANT de L'ÉTAT. — Nous joignons, dans notre exposé, ces deux concours de l’Etat, parce que. bien que théoriquement assez divergents, ils sont en fait intimement unis l’un à l’autre. Le concours négatif, comportant strictement la simple omission de tout ce qui pourrait contrarier la direction des sujets catholiques vers leur fin surnaturelle, suppose, par le fait même, s’il est réalisé dans toute son intégrité, quelque assistance donnée à l’Eglise pour l’aider à accomplir sa mission. Le concours positif de l’Etat, comprenant l’accomplissement, d’ailleurs discret et prudent, des actes publics que l’Eglise juge nécessaires ou utiles pour la défense de ses intérêts, suppose préalablement, sous peine de n'être point sincère, l’existence du concours négatif. Nous démontrerons donc conjointement le droit de l'Église, dans une société chrétienne, à l’un et l’autre concours de la part de l'État.

1° Ce droit de l'Église résulte manifestement de deux vérités déjà démontrées. 1. La première de ces vérités est que toutes les actions humaines, celles qui appartiennent à la vie sociale aussi bien que celles qui appartiennent à la vie individuelle, sont nécessairement subordonnées à la fin surnaturelle, et qu’il appartient à la seule autorité ecclésiastique, exclusivement chargée de diriger à cette fin surnaturelle, d’indiquer comment toutes les actions humaines, celles qui concernent la vie publique aussi bien que celles qui concernent la vie individuelle, doivent y être ordonnées. C’est l’enseignement déjà cité de saint Thomas, De regimine principum, l. I, c. xv, communément reproduit par les théologiens postérieurs.

L'Église a donc le droit de déterminer obligatoirement ce que l'État doit éviter dans ses institutions et dans sa législation, pour ne point empêcher cetle direction obligatoire des sujets catholiques vers leur lin surnaturelle.

2. La deuxième vérité sur laquelle s’appuie ce droit de l'Église est que, selon l’enseignement de Léon XIII dans l’encyclique Imnwrlale Dei, l’homme vivant en société, n’ayant pas moins d’obligation vis-à-vis de Dieu que l’homme considéré dans sa vie individuelle, les sociétés temporelles ne doivent point se borner à

ne pas entraver la marche des individus vers leur fin dernière, mais elles doivent encore les y aider en favorisant la vraie religion, et conséquemment l'Église catholique, seule dépositaire de cette vraie religion. D’où Léon XIII conclut que les princes ou chefs d’Etat doivent tenir le nom de Dieu pour saint, et considérer comme un de leurs principaux devoirs, celui de favoriser la religion, de l’aider par leur bienveillante protection, de la couvrir de l’autorité tutélaire des lois et de ne rien statuer ou décréter qui soit contraire à son intégrité.

2° Ce droit de l'Église et le devoir correspondant de l'État furent toujours enseignés par la tradition chrétienne, si l’on excepte les trois premiers siècles où aucune société chrétienne ne pouvait encore exister, par suite des persécutions qui sévissaient sans interruption dans l’empire romain, et de l’absence d’organisation chrétienne en dehors de l’empire.

A la fin du IVe siècle, après que la société chrétienne se fut consolidée dans l’empire d’Orient et dans celui d’Occident, la notion chrétienne des devoirs du pouvoir séculier à l'égard de l'Église, commence à être appliquée par les empereurs chrétiens avec l’approbation de l'Église. M » r L. Duchesne, Histoire ancienne de l'Église, 3e édit., Paris, 1908, t. ii, p. 655 sq.

Dès cette époque, la tradition catholique affirme explicitement la prééminence du pouvoir ecclésiastique sur le pouvoir séculier ; prééminence de laquelle les Ihéologiens du moyen âge déduiront explicitement la subordination de l'État à l'Église, en tout ce qui relève de la fin surnaturelle, avec tous les devoirs qui en sont la conséquence.

C’est notamment le langage de saint Grégoire de Xazianze et de saint Jean Chrysostome à la fin du IVe siècle. Saint Grégoire de Xazianze († 390) s’adressant, dans un discours public et en présence de son peuple, à un des hauts magistrats impériaux, déclare expressément que, selon la loi chrétienne, ceux-ci sont soumis à l’autorité de l'évêque. Car l'évêque possède aussi le commandement, et ce commandement est plus considérable et plus parfait, à moins que l’on ne dise que l’esprit doit céder à la chair et les choses célestes aux choses terrestres. Orat., xvii, 8, P. G., t. xxxv, col. 976. Saint Jean Chrysostome († 407) affirme de même que le pouvoir ecclésiastique l’emporte sur le pouvoir politique, autant que le ciel domine la terre et même beaucoup plus, In II Cor., homil. xv, i, P. G., I. i.xi, col. 507. ou autant que l'âme l’emporte sur le corps, col. 509.

Un peu plus tard, sain ! Augustin, au Y 1 ' livre de sa Cité de Dieu, écrit vers l’an 413, décrivant ce qui doit caractériser les empereurs chrétiens, insiste sur le zèle avec lequel ils doivent mettre leur puissance au service de Dieu pour aider le plus possible à propager son culte, c. xxiv, P. L., t. xlî. col. 171. Vers l’an417, écrivant au comte d’Afrique, Boniface, l'évêque d’IIippone loue la rigueur des lois impériales contre les donalistes, parce que ces lois ont aidé beaucoup d'égarés à revenir à l’unité de l'Église, en les défendant contre la séduction des hérétiques et en stimulant leur faiblesse. Epist., CLXXXV, 13 sq., P. L., t. xxxiii, col. 798 sq. A cette objection, que les apôtres n’ont point demandé aux rois de la terre d’instituer des lois contre les impies, le docteur africain répond que ceux qui parlent ainsi ne considèrent point la différence des temps. Car quel empereur croyait alors en Jésus-Christ et pouvait, par ses lois, aider la cause chrétienne, à ce moment où s’accomplissait îa prophétie du psalmiste : Les rois se sont levés et les princes se sont réunis contre le Seigneur et contre son Christ ? Ce n'était pas encore l’heure de la réalisation de cette autre parole du même psaume : Et maintenant rois, comprenez, juges de la terre, instruisez-vous. Servez le

Seigneur dans la crainte. Puis analysant le sens de cette dernière parole prophétisant le règne des princes chrétiens, saint Augustin montre que ceux-ci servent Dieu comme rois, seulement en interdisant et en punissant les désobéissances aux commandements de Dieu. Autre est le service de Dieu tel qu’il est pratiqué par chaque homme individuel, autre celui qui est pratiqué par le roi. Chaque homme individuel sert Dieu en vivant selon sa foi ; le roi sert Dieu en établissant, avec une convenable sévérité, des lois commandant ce qui est juste et interdisant ce qui est contraire à la justice. C’est ainsi qu'Ézéchias servit Dieu, en détruisant les bois sacrés et les temples des idoles et les hauts lieux qui avaient été établis contre le précepte divin. IV Reg., xviii, 4. Ainsi le servirent également Josias, IV Reg., xxiii, 4 sq. ; le roi des Ninivites, Jonas, iii, 6 sq. ; Darius, Dan., xiv, 21, 41, et Nabuchodonosor. Dan., ni, 96. Les rois servent donc le Seigneur en tant que rois, en accomplissant pour le servir ce que les rois seuls peuvent faire, col. SOI.

On remarquera que le principe fondamental sur lequel saint Augustin appuie les obligations des rois chrétiens vis-à-vis de l'Église est, en réalité, celui que développera plus tard saint Thomas, et celui qu’indique Léon XIII dans l’encyclique hnmortale Dei.

Dès le milieu du v siècle, cet enseignement est expressément formulé par les papes. En 447, le pape saint Léon († 461), écrivant à Turribius, évéque des Asturies, au sujet de l’erreur des priscillianistes, déclare que la sévérité des empereurs chrétiens contre les hérétiques est utile à l'Église : Profuit iliu ista districtio ccclesiasticse lenilati, qum elsi sacerdotali contenta jwlicio, cruentas refugil ultiones, severis tanien christianorum principum constitutionibus adjuvatur, dum ail spiritale nonnunquam recurrunt remedium qui timent corporale supplicium. Epist., xv, P. L., t. i.iv, col. 680. En 457, le même pape écrivant à l’empereur Léon de Constantinople au sujet des troubles suscités à Alexandrie par la secte d’Eutychès, pour lui demander de soutenir l’autorilé du concile de Cbalcédoine et de sévir contre la faction eutychienne, donne au prince chrétien ce grave avertissement : Cum enim clément iam tuani Dominas lanta sacramentisui illuminatione ditaverit, debes incunclanter advertere regiam potestatem tibi non adsolum mundi régime », sed maxime ad Ecclesise præsidium esse collalam ; ut ausus nefarios coruprimendo, et quæ bene sunt statnta defendas, et veram pæem his qnx sunt turbata restituas. Epist., ci.vi, 3, col. 1130.

Le même enseignement est donné par saint Grégoire le Grand († 601), à la fin du VIe et au commencement du viie siècle. Ce pape reprenant l’empereur Maurice, parce qu’il interdisait de recevoir dans les monastères ceux qui étaient liés par des engagements militaires, s’exprime ainsi : Ad hoc enim potes tas super omnes homines dominorum meorum pietati cselilus data est, Ut qui bona appetunt adjuveutur, ut cwlorum via largius paleat, ut terrestre regnum cœlesti regno famuletur. Et ecce aperla voce dicitur ut ei qui semel in lerrenamililia signatus fuerit, nisi, aut explela militia aut pro debililate corporis repulsus, Domino Jesu Christo militare non lierai. Epist., l. III, epist. LXV, P. L., t. lxxvii, col. 663.

Écrivant encore à ee même empereur, pour lui demander de réprimer les menées ambitieuses de Jean le Jeûneur, se donnant comme patriarche œcuménique, saint Grégoire loue son auguste correspondant de ce qu’il comprend que l’on ne peut bien gouverner les choses terrestres, si l’on ne sait traiter les choses divines, et que la paix de l’Etat dépend de la paix de l’Eglise universelle, l. V, epist. xx, col. 744 sq. Il lui donne les mêmes éloges dans une autre circonstance, l. VI, epist. lxv, col. 819. De même dans une lettre à l'évê

que de Jérusalem il se réjouit de ce que, grâce au zèle de l’ortliodoxe empereur, la bouche des hérétiques est alors Fermée, l. XI, epist. xlvi, col. 1165. Enfin le pape, en appréciant ainsi le zèle de l’empereur, prend soin de le maintenir dans ses justes limites, en le louant de ce qu’il ne s’immisce point dans les causes ecclésiastiques, l. IV, epist. xxii, col. 680.

En Occident, à partir du VIe siècle, où les nouveaux royaumes chrétiens commencent à se fonder chez les Francs, en Espagne et un peu plus tard en Angleterre, l’on rencontre la même conception chrétienne des devoirs des rois et des princes. C’est ce que montre particulièrement l’histoire des conciles de cette époque, comme l’indiquent les nombreux faits déjà cités à l’art. Dimanche, t. iv, col. 1315 sq., 1336, de sanctions temporelles établies par le pouvoir civil, souvent sur la demande de l’autorité ecclésiastique, pour assurer l’observance de la loi de l'Église sur le repos dominical et l’assistance à la messe.

Comme représentant de la tradition chrétienne à cette époque, nous citerons particulièrement saint Isidore de Séville. Ce saint docteur affirme que les rois et les princes, bien qu’ils possèdent la plénitude du pouvoir, sont tenus, en vertu de la foi chrétienne qu’ils professent, de manifester cette foi dans leurs lois aussi bien que dans leur conduite privée. Ils doivent, par leur discipline salutaire, réaliser ce que la parole doctrinale du prêtre n’obtient pas suffisamment. Que les princes de ce siècle sachent d’ailleurs qu’ils doivent rendre compteà Dieu, propter Ecclesiam quam aChristo luendam suscipiunt. Sent., I. III, c. li, P. L., t. i.xxxiii, col. 723.

En même temps, l’enseignement des papes est non moins positif qu'à l'époque précédente. Cet enseignement se manifeste particulièrement dans les lettres des papes à Charles Martel, et surtout aux rois francs, Pépin et Charlemagne, qui sont souvent loués de leur dévouement dans la défense de l’Eglise ; dévouement qu’ils considèrent eux-mêmes comme un devoir découlant de leur foi chrétienne.

D’ailleurs, l’institution de l’empire chrétien d’Occident, avec la charge de défenseur universel de l'église, confiée à l’empereur choisi par le pape, est un fait attestant évidemment, à cette époque et aux siècles suivants, chez les papes comme chez les princes et dans les sociétés chrétiennes elles-mêmes, la pleine vitalité de la conception chrétienne du pouvoir civil, auxiliaire et défenseur de l’Eglise.

Si, en fait, cet empire n’a pas toujours répondu aux espérances de l’Eglise, s’il les a même parfois gravement déeues, il n’en est pas moins une attestation manifeste de la pensée chrétienne, qui présidait alors au gouvernement des sociétés temporelles, pour l’utilité de l'Église et le véritable bien des peuples, comme le constate Léon XIII dans l’encyclique Immortelle Dei, parlant, d’une manière générale, des temps où la sagesse ëvangélique dirigeait les peuples, cum sacerdolinni alque imperium concorclia et arnica officiorum vicissitude) auspicato conjungeret. Eoque modo co))iposila civitas fructus lulit omni opinione majores, quorum vigel et vigebit innumerabihbus rerum gestarum consignata monumenlis, quee nulla adversariorum arle corrumpi aut obscurari possunt.

Les auteurs ecclésiastiques des 1x4, x° et XIe siècles De font guère que reproduire renseignement de saint Augustin et de saint Isidore, et celui des papes précédemment cités, .lonas, évoque d’Orléans (-[ vers 842, dans son opuscule De institutione regia ad Pippinum regem, décrivant ce que doit être le ministère du roi, dit qu’il doit être tout d’abord defensor Ecclesiarum et servorum Dei, et, à l’appui de sa doctrine, il cite le passage de saint Isidore que nous avons déjà indiqué, c. iv, P. L., t. evi, col. 291 sq. Un peu plus loin, il

mentionne, dans le même sens, l’autorité de saint Augustin, c. xvii, col. 305.

Sedulius Scotus (f vers 850), dans son traité De rectorîbus christianis et convenientibus regulis quibus est respublica rite gubernanda, insiste sur le dévouement que le roi doit avoir pour la cause et les privilèges de la sainte Eglise. Le roi se montre un fidèle serviteur de Dieu, seulement quand il s’ell’orce de disposer convenablement tout ce qui concerne l’honneur et la gloire de la sainte Eglise, et quand il est lui-même le bouclier du peuple de Dieu, pour le défendre, si c’est nécessaire, contre toutes les adversités, c. xix, P. L., t. ciii, col. 328 ; c. xi, col. 309 ; c. iv, col. 298 ; c. i, col. 293.

Hincmar, archevêque de Reims († 882), dans son écrit De régis persona et regio minislerio adCarolwm Calvum regem, appuie, principalement sur l’autorité de saint Augustin (Epist., ci.xxxv, 13 sq., P. L., t. xxxiii, col. 801 ; t. xem, col. 323 sq., 331), son affirmation des devoirs des rois envers Jésus-Christ et envers son Église, c. XVI sq.. P. L., t. cxxv, col. 841 sq.

Au siècle suivant, Réginon de Prum (f915), dans sa collection de décrets canoniques, cite beaucoup de textes supposant l’intervention du pouvoir civil en faveur de l’Eglise, notamment un décret du IVe concile de Tolède, demandant que ceux que l’admonition sacerdotale n’amène point à la pratique de la justice, soient corrigés de leur perversité par le pouvoir royal. De ecclesiaslicis disciplinis et religione christiana, l. II, c. ccxcv, P. L., t. cxxxii, col. 341. Un peu plus tard, Burchard de Worms († 1025) rappelle les textes précédemment cités de saint Isidore, indiquant les devoirs chrétiens des rois, I. XV, c. xxxviii sq., P. L., t. cxi., col. 905 sq.

C’est aussi la doctrine exprimée par saint Grégoire VII († 1085), dans beaucoup de lettres écrites aux rois ou princes de l’Europe chrétienne. Dans une lettre écrite, en 1071, à Guillaume roi d’Angleterre, il exhorte ce souverain à aimer l'Église comme il le doit et à la défendre en toutes choses. Regist., I. I, epist. i.xx, P. L., t. cxi. viii, col. 344 sq. Ecrivant la même année au roi de France Philippe I er, saint Grégoire loue la piété et le dévouement avec lesquels ses prédécesseurs sur le trône de France avaient jusque-là aide l'Église et contribué à son extension, et il demande au roi actuel d’imiter ces généreux exemples, virtutem illoriuu summopere te imitari et justiliam Dei lotis viribus exequendo ecclesias quantum potest restaurare et defendere, exhortamur, I. I, epist. lxxv, col. 3't8.

A la même époque, s’adressant à Henri, roi des Romains, le pape lui rappelle que, pour faire un bon exercice du pouvoir royal, il doit soumettre son autorité à celle de Jésus-Christ roi des rois, ad restaurationem defensionemque ecclesiarum suarum, l. II, epist. xxx, col. 385. L’année suivante écrivant à ce même souverain, saint Grégoire VII affirme l’obligation qui incombe à tous les princes et à tous les peuples qui reconnaissent et adorent Jésus-Christ, de recevoir et d’observer dévotement la foi chrétienne. Plus un souverain est élevé en dignité, plus il doit être dévoué a Jésus-Christ. Grégoire avertit donc paternellement le roi des Romains de l’obligation où il est de reconnaître l’autorité de Jésus-Christ sur lui, de ne pas empêcher la liberté de celle Église que Jésus-Christ a choisie pour épouse et à laquelle il s’est unie par une Céleste union, niais plutôt de fournir, avec un constant dévouement, le secours de ses forces pour l’accroissement le [dus considérable de cette même Eglise, l. III,

epist. x, col. il sq. I.e me enseignement est exprimé

dans deux lettres de Grégoire a Hérimann, évéque de Met/, I. IV, epist. il, col. 454 sq. ; l. VIII, epist. xxi. col. 594 sq.

A la fin du xr siècle et dans la première moitié du xii', la tradition chrétienne est particulièrement repré

sentée par saint Anselme, archevêque de Cantorbéry († 1109), saint Bernard († 1153) et Gratien († 1158).

Saint Anselme, écrivant au comte Humbert, en même temps qu’il rappelle que les princes sont chargés par Dieu de défendre l’Eglise, insiste sur cette vérité capitale, que l'Église n’a pas été donnée aux princes in ksereditariam dominationem, sed in hæredilariam reverenliam et in tuitionem. Il demande que les princes aiment l'Église comme leur mère et qu’ils l’honorent comme l'épouse et l’amie de Dieu. Epist., l. III, epist. î.xv, 7*. L., t. eux, col. 103. Le saint docteur exprime le même enseignement dans une lettre à Baudouin, roi de Jérusalem, l. IV, epist. ix, col. 206.

Saint Bernard († 1153), dans deux lettres au roi de France Louis le Gros, insiste sur le respect que les rois doivent avoir envers l’autorité ecclésiastique. Epis ! ., xlv, P. L., t. clxxxii, col. 150 sq. ; cclxxi, col. 380 sq. Dans une lettre au pape Eugène III, il affirme expressément le devoir de soumission du pouvoir civil envers l'Église, par la célèbre comparaison des deux glaives, qui sont tous deux en la posession de Pierre et de ses successeurs : Pétri uterque est, alter suo nutii, alter sua manu quoties necesse est evaginandus. Epist., CCLVt, col. 464. Doctrine exprimée d’une manière encore plus nette dans son ouvrage De consideratione : Uterque ergo Ecclesise et spiritualis scilicet gladius et materialïs ; sed is quideni pro Ecclesia, ille vero et ab Ecclesia exserendus ; illesacerdotis, is militismanu, sed sane ad nutum sacerdotis et jussum imperatoris, l. IV, c. iii, n. 7, col. 776.

Gratien inséra dans sa collection canonique plusieurs décrets attribués, légitimement ou non, à des papes antécédents, et qui exprimaient manifestement la soumission due à l'Église par les empereurs, notamment un décret attribué à un pape Jean, dont on ne peut établir l’origine précise. Decreti prima pars, dist. XCVI, c. ii, P. L., t. clxxxvii, col. 459.

L’enseignement du pape Innocent III, au commencement du xine siècle, est très formel, particulièrement dans deux lettres insérées dans les Décréta/es de Grégoire IX. La première lettre, adressée à l’empereur de Constantinople, déclare expressément que le pouvoir spirituel confié au pape l’emporte sur l’autorité temporelle de l’empereur, autant que l'âme l’emporte sur le corps. Au firmament de son Eglise, Dieu a mis deux grands luminaires, qui sont l’autorité pontificale et le pouvoir royal. L’autorité spirituelle qui préside au jour ou aux choses spirituelles, est supérieure à l’autorité qui préside aux choses temporelles, autant que le soleil est supérieur à la lune. Décrétâtes Gregorii IX, l. II, tit. vi, c. 5. Une telle supériorité implique manifestement quelque droit de commandement de la part de l’autorité spirituelle, et le devoir de la soumission du côté des princes temporels.

La deuxième lettre, adressée aux évêques de France, affirme explicitement le droit du pape de porter jugement sur les péchés commis par quelque fidèle que ce soit, même par les rois, l. II, tit. i, c. 13 ; c’est-à-dire, selon l’interprétation des canonisles, autant que le requiert l’utilité publique des fidèles, surtout en matière gravement scandaleuse dans la vie publique des princes ou souverains. B. Jungmann, Dissertationes selectse in historiam ecclesiaslicam, Batisbonne, 1885, t. v, p. 379. Un tel droit de juger suppose manifestement aussi chez le souverain pontife un droit universel de commandement.

Toute cette conception chrétienne des devoirs des princes temporels envers l'Église, si expressément et si constamment enseignée par la tradition chrétienne, est solidement appuyée, par saint Thomas, sur l'économie du plan divin dans l’institution de l'Église et dans l'établissement de la société temporelle. Selon ce plan divin, c’est à l'Église seule qu’il appartient de diriger à

la fin surnaturelle, en communiquant abondamment aux fidèles tous les moyens de salut que Jésus-Christ lui a confiés. D’autre part, le plan divin exigeant que, dans la vie publique ou sociale de tous les sujets, aussi bien que dans la vie privée de chaque individu, rien n’aille à rencontre de la fin surnaturelle, et même que tout la favorise, autant qu’il est possible, c’est une conséquence très rigoureuse, que le pouvoir séculier doit s’employer à réaliser le plan divin, en commandant ce qui conduit effectivement à la fin surnaturelle, et en éloignant, autant qu’il est possible, tout ce qui est contraire à cette même fin ; et c’est une conséquence non moins rigoureuse que l’autorité ecclésiastique doit guider les rois dans une fonction qui relève ainsi indirectement de la fin surnaturelle. De regimine principum, 1. 1, c. xv.

C’est la même doctrine que le saint docteur enseigne dans sa Somme théologique, quand il affirme que le pouvoir séculier est soumis au pouvoir spirituel, comme le corps est soumis à l'âme, et que par conséquent il n’y a point jugement usurpé quand l’autorité ecclésiastique s’occupe des choses temporelles, seulement en ce qui lui est véritablement soumis, II a IL, q. i.x, a. 6, ad 3um.

Nous ne rapporterons point en détail l’enseignement des théologiens subséquents, depuis saint Thomas jusqu’au xie siècle, parce qu’il n’est guère qu’une reproduction de l’enseignement des souverains pontifes et de saint Thomas, et parce que toute la vie publique de ces trois siècles est une preuve manifeste que cette doctrine est alors constamment appliquée aux sociétés chrétiennes, malgré beaucoup de faules individuelles et d’empiétements accidentels sur les droits de l’r.glise. D’ailleurs, cet enseignement devra être exposé quand on fera connaître l’autorité possédée par le pape sur les sociétés du moyen Age. Voir Pape.

Depuis le xvie siècle jusqu'à la fin du xviiie, en face des erreurs des protestants, assujétissant le plus souvent toutes les matières religieuses à l’autorité souveraine de l'État, en face aussi des abus de pouvoir commis par les rois sous l’influence des erreurs régaliennes, les théologiens catholiques maintiennent, avec l’indépendance qui appartient de droit à l'Église, la conception chrétienne des devoirs des princes envers elle. Nous citerons particulièrement : Dominique Soto, ht I VSent., l. IV, dist. XXV, q. ii, a. 1, concl. 5, Douai, 1613. p. 6Il sq. ; Azpicuelta (Navarrus), Releclio capitisNovit., de /minus, n. 97, Opéra, Home, 1590, l. ni, p. 169 ; Bellarmin, De romano ponti/ice, I. V, c. visq.j Controv., Lyon, 1601, 1. 1, col. 795 ; De laicis, c. xviisq., col. 1303 sq. ; Molina, De justifia et jure, tr. II, disp. XXIX, n. 23 sq., Mayence, 1614, t. i, col. 145 sq. ; Suarez, Defensio fidei cathohese, l. III, c. xxii sq. ; Mauctère ( ; 1622), De monarchia seculari christiana, part. III, l. II, c. il sq. ; l. III, c. n sq., Paris, 1622, t. II, col. 1082 sq., 1160 sq. ; Sylvius, Controv., l. IV, q. iii, a. 2, Opéra, Anvers, 1698, p. 341 sq. ; Anæl. Beiffenstuel († 1703), Jus canonicum univers um, l. V, tit. viii, n. 139 sq., Borne, 1834, t. v, p. 184 sq.

En même temps, l'Église continue à affirmer, sur ce poinl, sa doctrine constante, soit par son enseignement, soit par ses actes. Le concile de Trente désirant non seulement rétablir la discipline ecclésiastique, mais encore la maintenir à l’abri de toute atteinte future, adresse une grave » admonition à tous les princes séculiers sur leurs devoirs envers l'Église. Il exprime la confiance, que ceux que Dieu a voulus comme protecteurs de la foi chrétienne et de la sainte Église, non seulement accorderont à l'Église la restitution de ce qui lui est dû, mais qu’ils rappelleront encore tous leurs sujets au respect du au clergé, aux curés et aux supérieurs ecclésiastiques. Ils ne permettront point que leurs ministres ou magistrats inférieurs violent,

par quelque sentiment de cupidité ou pour quelque considération que ce soit, les immunités de l’Eglise et des personnes ecclésiastiques, établies par la volonté de Dieu et par les lois canoniques ; enfin ces ministres, conjointement avec leurs souverains, pratiqueront l’obéissance rigoureusement requise envers les constitutions des souverains pontifes et des conciles. Le concile avertit donc l’empereur, les rois, les républiques, les princes et tous ceux qui possèdent quelque dignité, que plus ils détiennent de ricbesses temporelles et plus ils sont puissants, plus aussi ils doivent vénérer tout ce qui est de droit ecclésiastique et qui est, comme tel, placé sous la protection de Dieu. Ils ne doivent point permettre que ce droit soit violé par leurs barons, seigneurs, magistrats ou ministres ; mais ils doivent sévir rigoureusement contre ceux qui empêchent la liberté, les immunités ou la juridiction de l'Église. Ils doivent eux-mêmes être un bon exemple, sous le triple rapport de la piété, de la religion et de la protection des églises, selon les exemples de leurs prédécesseurs, princes excellents et très religieux, qui, par leur autorité et leur munificence, ont accru les biens de leurs églises, en même temps qu’ils les ont défendus contre des tentatives injustes. Sess. XXV, De reform., c. xx. Après le concile de Trente, c’est encore cette doctrine que l'Église, autant qu’il dépend d’elle, s’efforce de faire observer par les chefs des sociétés temporelles, comme le montre sa pratique constante.

Au xixe siècle, en prépence des libertés modernes presque universellement établies, et de l’apostasie sociale de la plupart des gouvernements, dissimulée le plus souvent sous le voile de la neutralité officielle, l'Église maintient encore la doctrine traditionnelle, soit en répudiant ces libertés du moins comme principe universel de gouvernement, comme l’ont fait Grégoire XVI dans l’encyclique Mirari vos du 15 août 1832, Pie IX dans l’encyclique Quanta cura du 8 décembre 1864, et dans la condamnation des propositions 77e et 79e du Syllabus, et Léon XIII dans l’encyclique Libertas du 20 juin 1888, soit en rappelant officiellement la doctrine catholique, contre laquelle rien ne peut prescrire, et qui doit, selon la parole de Léon XIII dans l’encyclique Inimortale Dei, servir de fondement à la constitution chrétienne des Etats.

Dans cette encyclique, Léon XIII rappelle aux souverains et aux sociétés, qu’en vertu de leur absolue dépendance de Dieu, dans la vie sociale aussi bien que dans la vie individuelle, ils sont tenus de respecter le saint nom de Dieu, d’entourer la religion de leur bienveillance et de la défendre assidûment, de la couvrir de l’autorité tutélaire des lois, et de ne rien établir ou décréter qui soit contraire à son intégrité.

En même temps, les théologiens catholiques s’attachaient à prouver l’enseignement catholique contre l’erreur du libéralisme, en développant les arguments de saint Augustin et de saint Thomas que nous avons précédemment rapportés, arguments appuyés principalement sur le souverain droit de Dieu, maître absolu des sociétés aussi bien que des individus. A ces arguments, l’on joignait une apologie de la doctrine catholique qui peut se résumer dans les deux assertions suivantes :

a) Il n’y a, en ceci, aucune diminution des droits naturels de l’r.tat, puisque la soumission lui est demandée seulement en ce qui appartient au moins indirectement à l’autorité de l'Église, et que l’Etat est reconnu souverain dans sa propre sphère, en dehors de l’orienlation nécessaire vers la fin surnaturelle qui est toujours soumis.' à la suprême direction de l’r.glise. Ce langage est en parfait accord avec l’encyclique Tmmortale Dei, qui enseigne expressément que chacune des deux puissances est souveraine dans sa propre sphère : l’traquc est in suo génère maxima :

liabct ulraque certos quibus conlineatur lerminos, eosque sua cujusque natura causaque proxima cU’finitos ; unde aliquis velut orbis circumscribitur, in quo sua cujusque actio jure proprio versetur.

b) De cette soumission à l’autorité et à la direction spirituelle de l'Église, l'État recueille de très grands avantages pour toute la société dont il a la charge temporelle. Avantages pour l'État lui-même, dont l’autorité revêt ainsi un caractère sacré, tandis qu’en dehors de toute influence des doctrines religieuses, l’autorité sociale, apparaissant uniquement comme l’expressioji de la volonté du peuple, n’a qu’un fondement fragile et sans consistance. Avantages aussi pour l’ensemble des citoyens, parce que, sous l’inlluence des doctrines religieuses, l’obéissance, loin d’avilir l’homme, l’ennoblit en le soumettant à la volonté de Dieu lui-même, qui gouverne par les hommes. En même temps, l’autorité est contenuedans de justes limites, puisque, loin d'être elle-même la source de tout droit, elle ne doit point, selon l’ordre divin, s'écarter de la justice ni excéder ses attributions. D’ailleurs, dans une telle société, la charité mutuelle, la bonté et la libéralité sont d’application facile et constante. Avantages enfin pour la société familiale, parce que, sous l’influence des doctrines religieuses, l’unité et l’indissolubilité du lien conjugal sont maintenues d’une manière stable, les droits et les devoirs des époux sont réglés en toute justice et équité, l’honneur dû à la femme est sauvegardé, l’autorité du mari prend exemple sur l’autorité même de Dieu, le pouvoir paternel est tempéré par les égards dus à l'épouse et aux enfants, et pleine satisfaction est donnée aux divers besoins des enfants. Tous ces avantages sont puissamment mis en relief par Léon XIII dans l’encyclique Diuturnum du 29 juin 1881, et dans l’encyclique Inimortale Dei.

Bouix, Tractaius de papa, part. IV, sect. I sq., Paris, 1870, t. iii, p. 7 sq. ; Liberatore, L’Eglise et l'État dans leurs rapports mutuels, traduit de l’italien, Paris, 1877, p. 87 sq., Mazzella, De religioneet Ecclesia, disp. III, a. 10, Rome, 1896, p. 459 sq. ; Zigtiara, l’ropsedeulica in sacrum theologiam. 2° édit., Rome, 18b'5, p. 415 sq. ; Summa philosophica, 6e édit. Lyon, 1884, t. iii, p. 295 sq., 307 sq., 329 sq. ; de Groot, op. Cit., p. 395 sq. ; Gavagnis, Institutiones juris publiai ecclesiastici, 4e édit., Rome, 1906, t. i, p. 320 sq., 352 sq. ; Schiffini, Dispututiones philosophiæ moralis, Turin, 1891, t. ii, p. 652 sq. ; Ferretti, Institutiones philosopliix moralis, Rome, 1896, t. III, p. 412 sq. ; Castelein, Institutiones philosophiez moralis et socialis, Bruxelles, 1899, p. 532 sq. ; Cathrein, Philosophia moralis, 6e édit., Fribourg-en-Brisgau, 1907, p. 554 sq. ; Billot, Tractaius de Ecclesia Christi, Prato, 1910, t. ii, p. 96-121.

/II. DROITS DE L'Éi, USE ET DEVOIRS CORRESPONDANTS hE t.' ÉTAT DANS UNE SOCIÉTÉ DIVISEE AU POIM' HE

vue RELIGIEUX, et concédant de fait, comme droit politique, les libertés modernes, principalement la liberté de conscience et des cultes.

1° Dans cette situation, malgré l’opposition des sociétés temporelles et celle de leurs chefs, les droits de l'Église restent strictement ce que Jésus-Christ les a établis, car leur existence ne dépend aucunement de la reconnaissance ou de l’approbation des hommes. Toutefois, dans la revendication de ces droits, l’on sera contraint, si l’on veut être effectivement écouté de ceux qui détiennent le pouvoir, de s’appuyer, non sur les titres divins dont ils refusent de tenir compte, mais sur les droits des sujets catholiques à ne pas être molestés dans leurs croyances ou dans leurs pratiques religieuses, et à s’associer, en toute liberté, pour le plein exercice de leur religion. Il n’y a, en ceci, aucune abdication des principes catholiques, mais uniquement argumentation ad hominem, pour obtenir plus efficacement ce à quoi l’on a strictement droit. Il n’y a non plus aucune participation illégitime à une concession illicite des libertés modernes, à supposer que, de fait, il v eût vraiment concession illicite dans unecircon

stance donnée. Car on no donne nécessairement aucune approbation à cette situation de fait, que l’on ne peut d’ailleurs aucunement modifier ; on veut seulement en faire usage pour obtenir la concession de droits incontestables, auxquels on ne peut pratiquement donner aucun autre appui vraiment effectif. Cette coopération simplement matérielle, et d’ailleurs autorisée par de graves raisons, est donc permise. C’est, en réalité, sur ce terrain que se font pratiquement aujourd’hui la plupart des revendications catholiques, dans les débats parlementaires, dans les conférences ou réunions publiques et dans les discussions de la presse. Cette tactique, commandée par la situation nouvelle faite aux catholiques, est pleinement légitime ; mais ellea besoin d’être expliquée aux auditeurs exclusivement catholiques, et d’être complétée, pour eux, par un exposé doctrinal, où les droits divins de l’Église occupent leur place légitime. Autrement beaucoup de fidèles perdraient pratiquement de vue la sublime transcendance de l’Eglise catholique, et courraient quelque risque de l’assimiler de fait aux institutions humaines.

Notons aussi qu’en restant sur ce terrain, et pour montrer que l’on est sincère en revendiquant pour les catholiques la pleine application du droit commun à la liberté politique, il n’est pas interdit d’affirmer, ou même de revendiquer, le droit politique des protestants ou autres hétérodoxes à cette même liberté, dès lors qu’on le fait uniquement pour assurer efficacement aux catholiques l’exercice de leurs droits, et que c’est d’ailleurs le seul moyen de l’obtenir. Il peut être nécessaire d’expliquer sa conduite à ceux qui pourraient, faute d’instruction ou d’attention, en prendre scandale ; mais cette conduite est, en soi, pleinement légitime.

2° Outre ces droits, résultant pour les catholiques du simple fait de la concession de la liberté politique de conscience et des cultes, il peut y avoir aussi des droits spéciaux, provenant d’un accord mutuel entre l’Église et l’Etat, réglant, par des concessions réciproques, les relations entre l’un et l’autre pouvoir. Voir Concordats. Il est évidemment permis d’appuyer les revendications catholiques sur cet argument juridique, sans aucun préjudice des droits divins découlant de la constitution même de l’Église.

IV, CONCLUSIONS CONTRE LES DIVERS S ÏSTÈMES ERRO-NÉS. — 1° Conclusion contre les divers systèmes soutenant la subordination de l’Eglise à l’État, d’une manière absolue ou d’une manière partielle. — 1. Cette subordination est soutenue, d’une manière absolue, par tous ceux qui, sous quelque forme de gouvernement <|ue ce soit, veulent que l’État soit la source exclusive de toute autorité et de tout droit. C’est le système formulé dans la proposition 39e du Syllabus : Reipublicse status, ulpote omnium jurium origo et fons, jure quodam follet nullis circumscripto limilibus. Ce système est manifestement soutenu par les socialistes, qui n’admettent d’autre autorité que celle de l’État. Il se rencontre aussi, à un degré plus ou moins considérable, dans toutes les doctrines étatistes, quelle que soit la forme de gouvernement.

Nous ne nous arrêterons point à prouver que ce système est la répudiation absolue de toute l’économie surnaturelle, et même de toute religion et de toute morale ; c’est une conclusion évidente, puisque tout droit autre que celui de l’État disparaît entièrement. En même temps, toute vraie liberté individuelle disparait aussi, puisque l’autorité de l’État, n’ayant aucune limite ni restriction, peut s’exercer discrétionnairement.’2. La subordination de l’Église à l’État peut être restreinte à l’ordre temporel ou extérieur, en laissant à l’Église le domaine purement spirituel, que l’on se plaît, d’ailleurs, à rétrécir arbitrairement. On s’appuie sur ce fallacieux prétexte, que l’Église étant une société purement spirituelle, tout ce qui est de l’ordre

extérieur échappe entièrement à cette autorité spirituelle, et appartient exclusivement à celle de L’Etat, qui ne peut, en cette matière, admettre aucune diminution de son autorité naturelle. C’est le système que formulait la célèbre Déclaration de 1682, dans son art. 1 er, affirmant qu’au bienheureux Pierre et à ses successeurs les vicaires de Jésus-Christ et à l’Église elle-même, le pouvoir sur les choses spirituelles et sur les choses concernant le salut éternel, mais non sur les choses civiles et temporelles, a été concédé par Notre-Seigneur, selon ces paroles : Mon royaume n’est pas de ce monde, Joa., xviii, 36, et selon ces autres : Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Luc, xx, 25. La parole de l’apôtre reste donc vraie : Que toute âme soit soumise aux pouvoirs supérieurs ; car il n’y a pas de pouvoir si ce n’est de Dieu et celui qui résiste au pouvoir résiste à l’ordre divin. Rom., XIII, 1 sq. Les rois et les princes ne sont donc, dans le temporel et en vertu de l’ordre divin, soumis à aucune autorité ecclésiastique ; ils ne peuvent, en vertu du pouvoir des clefs que possède l’Église, être déposés directement ou indirectement, et leurs sujets ne peuvent être déliés de la fidélité et de l’obéissance qu’ils leur doivent, ni du serment de Gdélité qu’ils lui ont prêté. Cette doctrine nécessaire à la tranquillité publique, et non moins utile à l’État qu’à l’empire, doit être absolument tenue comme conforme à la parole de Dieu, à la tradition des Pères et aux exemples des saints. Denzinger-Rannwart, Enchiridion, n. 1322. On sait que cette assertion fut, avec les trois autres assertions de 1682, plusieurs fois condamnée par les souverains pontifes. Voir t. iv, col. 197 sq. C’est celle même doctrine, que soutenait aussi le conciliabule de l’istoie, dans sa proposition Ie, condamnée par la bulle Auclorem fidei de Pie VI, du 28 août 1794, déniant à l’Église toute autorité sur les choses extérieures, et ne lui reconnaissant aucun pouvoir coercilif, en dehors de celui de la persuasion, n. 1501 sq.

Ces doctrines, encore existantes au XIXe siècle, sous diverses formes de gouvernement, sont signalées el réprouvées par Pie IX, dans l’encyclique Quanta cura du 8 décembre 1861 : At vero alii instaurantes prava ac toties damnata novalorum commenta, insigni impudentia audent Ecclesise et hujus apostolicse sedis supremam auctoritatem a Christo Domino ei tributam, civilis auctorilalis arbilrio subjicere, et omnia ejusdem Ecclesise et sedi* jura dencgare circa ea qutB ad exteriorem ordinem pertinent. Ces mêmes erreurs sont encore formulées dans les propositions 41-51 du Syllabus, condamnées par Pie IX. Enchiridion, n. 1741 sq.

Dans plusieurs encycliques, notamment dans l’encyclique sur le mariage chrétien du 10 février 1880, et dans celle sur la constitution chrétienne des Etats du 1 er novembre 1885, Léon XIII renouvelle la même condamnation, et en même temps oppose à ces erreurs la véritable doctrine sur les droits de l’Église, établie par Jésus-Christ comme société parfaite, avec un pouvoir pleinement indépendant pour tout ce qui concerne, de quelque manière, la fin surnaturelle qui lui a été exclusivement confiée. Doctrine que nous avons d’ailleurs précédemment rapportée et prouvée.

On comprend assez combien ces erreurs sont pernicieuses au bien de l’Eglise, en mutilant considérablement sa liberté, et au bien de la société civile en favorisant le despotisme de l’État, et en restreignant arbitrairement la liberté des catholiques.

2° Conclusion contre les divers systèmes libéraux, réclamant universellement la séparation de l’Eglise el de l’Etat. — 1. La séparation absolue de l’Église et de l’État, en dehors de tout arrangement mutuel entre les deux puissances, peut être réclamée sous trois prétextes.

a) Elle peut être réclamée au nom des doctrines étatistes, D’admettant d’autre autorité que celle de l’État, à laquelle tout doit être nécessairement soumis. Ce système se confond pratiquement avec celui de la subordination absolue de l’Église à l’Etat ; et il tend comme lui à l’extinction de toute religion, et même de toute morale et de toute vraie liberté.

b) La séparation de l’Eglise et de l’Etat peut encore être réclamée au nom de l’incompétence de l’État en matière religieuse, incompétence qui, dit-on. exige de l’État une absolue neutralité confessionnelle en face des diverses communions chrétiennes, sans que cependant l’État soit obligé de pratiquer l’athéisme, ni même l’indifférence absolue en ce qui concerne la religion naturelle.

Les partisans de ce système, quand ils sont bien sincères, peuvent, quelquefois, avoir la volonté d’accorder à l’i'.glise la liberté imparfaite que comporte une telle situation ; liberté d’ailleurs parfois désirable, du moins si l’on compare cet état à celui de la persécution ou de l’opposition violente. On peut aussi rencontrer, chez les partisans de ce système, la volonté effective de s’entendre avec l’Église, pour certains arrangements qui améliorent sa situation. Mais il n’est aussi que trop vrai que, chez beaucoup de prétendus libéraux, cette neutralité confessionnelle est une simple apparence trompeuse, sous laquelle on cherche à dissimuler la volonté’effective de nuire au bien de l’Église. On ne voit aujourd’hui que trop d’exemples de cette perfide dissimulation, dans divers pays. Il arrive aussi très souvent que les libéraux qui soutiennent cette neutralité confessionnelle se confondent pratiquement avec ceux qui veulent tout subordonner à l’autorité despotique de l’État.

c) La séparation de l’Église et de l’État peut encore être réclamée à cause des dispositions nouvelles de l’esprit public, que l’on dit être, désormais et partout, définitivement acquises à l’usage des libertés modernes.

Si l’on se bornait à affirmer la nécessité de ces libertés dans les circonstances où elles sont véritablement exigées par le bien public, selon la doctrine de l’encyclique Liberlas de Léon XIII du 20 juin 1888, il n’y aurait rien à blâmer. L’erreur est dans l’application universelle, absolue et irrévocable de ce qui ne doit être en soi qu’un remède destiné à pallier ou à diminuer un mal réellement existant.

Il se rencontre d’ailleurs, très souvent, que ceux qui s’arment de ce prétexte, font pratiquement cause commune avec les libéraux qui soumettent tout à l’autorité de l’État, ou du moins étendent démesurément ses attributions.

2. Le libéralisme, à ses divers degrés, sera réfuté ailleurs. Il nous suffit d’indiquer ici combien il est opposé à toute la doctrine catholique exposée dans cet article, si du moins l’on excepte les cas particuliers, où l’application, plus ou moins étendue, des libertés modernes est impérieusement réclamée par le bien commun d’une société malheureusement très divisée au point de vue religieux.

Il est, en effet, bien manifeste, d’après nos thèses précédentes, que le libéralisme, au point de vue théologique, est une violation des devoirs de la société et de son chef temporel envers Dieu et envers son Église, comme le prouve Léon XIII dans l’encyclique Libertas.

Il est non moins évident, au point de vue humain, qu’une application absolue du libéralisme est une injustice pour les sujets catholiques dont il lèse arbitrairement les droits, et un très grand mal pour toute la société, parce que les heureuses influences qui devraient s’exercer pour son propre bien, sont, en très grande partie, diminuées ou même paralysées.

In terminant cet article, on nous avons dû étudier séparément chacune des questions concernant l’Église, nous prions le lecteur désireux d’avoir, sur tout cet ensemble, un aperçu synthétique de l’enseignement scripturaire, de l’enseignement patristique ou théologique et de l’enseignement ecclésiastique, de grouper lui-même, sous ces titres généraux, ce que notre étude analytique devait nécessairement fractionner, sous peine d’obscurité ou d’imprécision.

Quant aux ouvrages à consulter, on peut se reporter principalement à ceux qui ont été cités au cours de cet article, pour chaque question particulière, ainsi qu’aux articles correspondants du Kirchenlexikon, 2 r édit., Fribourg-en-Briscau, 1891, t. Vil, p. 477 sq., et du Dictionnaire apoloyélique de la foi catholique, 4’édit., Paris, 1910, t. I, col. 1219 sq.

E. DUBLANCHY.