Dictionnaire de la langue française du seizième siècle/Préface

Éditions Édouard Champion (Ip. v-lxii).

PRÉFACE




La première idée de ce travail est très ancienne. Elle remonte au temps où j’étais élève de l’École Normale. Dès mes premiers pas dans l’étude du xvie siècle, je m’étais heurté à de nombreux obstacles, et j’avais eu naturellement le désir d’aplanir, pour les travailleurs qui viendraient après moi, le chemin sur lequel je marchais si péniblement.

Mon projet primitif était très modeste, ou du moins je le croyais tel. Je me proposais d’étudier seulement les plus grands écrivains du xvie siècle, une vingtaine tout au plus. Mais dans ceux-ci j’ai rencontré des difficultés qu’il m’était impossible de résoudre. Afin d’en chercher la solution, j’ai continué mes lectures. Pour un problème résolu, plusieurs autres se sont présentés, et, à mesure que j’avançais, je voyais reculer le but que je désirais atteindre. Cependant le temps s’écoulait, m’avertissant qu’il fallait aboutir, utiliser les notes amassées, et façonner tant bien que mal l’instrument de travail que j’aurais voulu beaucoup moins imparfait.

Mes lectures ne se sont pas superstitieusement enfermées entre les deux dates extrêmes du xvie siècle. Il ne m’est pas arrivé très souvent de remonter jusqu’au xve, mais il était indispensable d’entrer à chaque instant dans le xviie, et quelquefois d’y aller assez loin. Brantôme, Étienne Pasquier, Guillaume du Vair, Agrippa d’Aubigné, morts sous Louis XIII, sont bien pourtant, par leur esprit comme par leur langue, des écrivains du siècle précédent. Régnier a près de vingt ans de moins que Malherbe. Son premier recueil de Satires ne paraît qu’en 1608. Malgré la chronologie, je n’ai pu hésiter ni à ranger Régnier parmi les écrivains du xvie siècle, ni à écarter Malherbe, dont certaines pièces sont contemporaines de Henri III, mais dont l’œuvre, dans son ensemble, se rattache évidemment aux temps nouveaux.

En parcourant la liste des œuvres qui m’ont fourni mes matériaux, on pourra facilement constater que les raisons de mon choix n’ont pas été exclusivement d’ordre littéraire. Parmi les textes que j’ai lus, un certain nombre n’ont ni valeur ni notoriété. Mais j’ai eu l’espoir d’y trouver les mots, les expressions qui m’avaient embarrassé ailleurs, et dont je pourrais, par ce rapprochement, déterminer le sens. Au contraire, j’ai laissé de côté certains textes dont l’intérêt littéraire était plus grand, mais qui, par leur nature, ne me donnaient lieu d’espérer aucun éclaircissement nouveau. J’ai recherché particulièrement les œuvres où je pouvais rencontrer des mots populaires, des expressions de la langue familière. C’est dans celles-là qu’il y a le plus de difficultés. Telle locution, très claire pour nos ancêtres, est inintelligible pour nous, si nous n’avons la bonne fortune de la trouver dans plusieurs textes, dont la comparaison nous donne la solution du problème. Je n’ai pas toujours eu cette heureuse chance. Pour plusieurs mots, je ne propose, aucune explication, parce que je n’en ai pas trouvé une seule qui me parût satisfaisante. Peut-être d’autres chercheurs découvriront-ils, dans des ouvrages que je n’ai pas eu le temps de lire, le texte décisif qui m’a manqué.

Les mots qu’on trouvera dans ce dictionnaire sont d’abord ceux qui, employés au xvie siècle, ont cessé de l’être depuis. Ils sont très nombreux. Les uns appartenaient à notre vieux fonds français, soit venus régulièrement du latin populaire, soit empruntés de très bonne heure au latin ou à d’autres langues, et complètement amalgamés à notre vocabulaire le plus ancien. D’autres étaient entrés plus récemment dans notre langue, par un emprunt au latin, au grec, ou à diverses langues modernes. Ils étaient reconnaissables, souvent mal accueillis et repoussés comme des intrus. D’autres étaient nouveaux venus aussi, mais formés d’éléments français, de radicaux familiers, associés à des préfixes et à des suffixes usuels. Faciles à créer, faciles à comprendre, ils naissaient en foule, avec surabondance, et souvent deux, trois ou davantage servaient à exprimer une même idée.

Si beaucoup de nos vieux mots disparaissent, ce n’est pas sans laisser beaucoup de regrets. Ronsard et ses contemporains s’intéressent à eux, s’affligent de leur disparition et tâchent d’en sauver quelques-uns. Puisons dans nos vieux romans, dans nos vieux poèmes, dit Du Bellay l’antiquité des mots donne de la majesté au style[1]. Ne faisons conscience, dit Ronsard, de remettre en usage les antiques vocables[2]. Henri Estienne se plaît à étaler les abondantes ressources que nous offre le vieux langage[3]. Mais lorsqu’un mot a commencé à vieillir, il est bien difficile de lui rendre sa vigueur passée. Les écrivains qui s’intéressent à l’histoire de notre langue, comme Henri Estienne, Claude Fauchet, Étienne Pasquier, constatent souvent que tel ou tel mot d’autrefois s’emploie de plus en plus rarement, ou même est complètement abandonné, et parfois il y a une opposition apparente entre leurs constatations et les faits. Ainsi Du Bellay croit archaïser en employant isnel, et le mot, dans le sens de prompt, rapide, léger, se trouve chez Olivier de Magny, chez Baïf, Amadis Janin, Noël du Fail, Vauquelin de la Fresnaye. Ronsard voit un archaïsme dans hucher, appeler, que tout le monde emploiera encore longtemps après lui. Henri Estienne dit que soulas, plaisir, est vieux et peu usité : cependant le mot reste longtemps encore chez les meilleurs écrivains. Nice, sot, simple, est vieux aussi, d’après lui il se maintient pourtant, au moins chez les poètes, jusqu’à la fin du siècle. Je ne crois pas qu’entre ces constatations et les faits il y ait vraiment contradiction. Probablement Du Bellay, Ronsard, Henri Estienne ne se sont pas trompés en croyant vieux certains mots que nous rencontrons souvent, même après eux. Mais l’esprit qui les poussait à regretter de beaux vocables expressifs, à s’efforcer de les conserver, était sans doute très répandu parmi les poètes et les lettrés. Il est possible que des mots abandonnés par la langue usuelle aient conservé dans la langue littéraire une apparence de vie, qui ne pouvait durer bien longtemps.

Parmi les mots qui allaient disparaître, beaucoup étaient depuis longtemps en lutte avec des dérivés issus du même radical et ayant le même sens. On avait choue et chouette, passe et passereau, ep et avette, qui devait être vaincu lui-même par le mot dialectal abeille. On disait raim et rameau, bers et berceau, haim et hameçon, coudre et coudrier, peuple et peuplier, mu et muet. Comme on peut le remarquer, ces mots étaient condamnés par leur forme même. Monosyllabiques, ou composés d’une syllabe sonore et d’une syllabe muette, ils pouvaient facilement, par leur brièveté, se confondre avec des homonymes de sens tout différent. Une langue ennemie de l’équivoque leur préférera des mots ayant plus de corps, plus de consistance, composés d’assez de sons pour n’être pas confondus avec d’autres. C’est le travail qui s’était opéré déjà en latin vulgaire. Que l’on songe à ce que serait notre langue si des dérivés, des diminutifs surtout, n’avaient pris la place de certains mots classiques que l’évolution phonétique aurait réduits au point de les rendre indiscernables.

Je ne voudrais pas grossir outre mesure l’importance de l’homonymie dans la destinée des mots. Nous avons un grand nombre d’homonymes, encore aujourd’hui, et leur existence ne semble pas menacée, le vocabulaire n’ayant plus autant de fluidité qu’au xvie siècle. Mais le besoin de clarté est si grand dans l’esprit français qu’il a pu quelquefois aller jusqu’à l’exagération, et nuire à certains mots qui ne risquaient pas beaucoup d’être confondus. Son action est d’autant plus forte qu’elle est irréfléchie. On ne peut s’empêcher de remarquer que, parmi les mots qui ont disparu, beaucoup avaient cet inconvénient de l’homonymie. Nous avons eu au xvie siècle couture, terre cultivée, à côté de couture, action de coudre. — Outre le mot grève que nous avons encore, le xvie siècle en avait deux de forme identique, l’un désignant la jambe ou l’armure de la jambe, l’autre la raie qui sépare les cheveux peignés d’une certaine façon. — A côté de notre mot main, nous en avons eu un autre tout semblable, provenant du latin mane et signifiant matin : nous n’en trouvons plus la trace que dans demain. — Parti, enfantement, n’a pu soutenir la lutte contre l’autre substantif part, qui était naturellement d’un emploi beaucoup plus fréquent. — Ost, armée, a fini par se prononcer comme eau, qui pendant longtemps ne risquait pas du tout d’être confondu avec lui la prononciation de chacun des deux mots a évolué de façon à les rendre homonymes. — Past, nourriture, repas, est condamné parce que ses deux consonnes finales sont devenues muettes son rapporte avec le verbe paître était le même que celui de repas (pour repast) avec le verbe repaistre. — Test signifiant pot, débris de pot, crâne, est devenu au xvie siècle homonyme de test, qu’on emploie encore aujourd’hui dans certaines provinces pour désigner une étable. — Le mot plenté, grande quantité, a changé d’orthographe sous l’influence de planter ; mais depuis plusieurs siècles le substantif plenté et le participe planté se prononçaient de la même façon. — Baud, joyeux, disparaît au xvie siècle, du moins dans la seconde moitié : l’e de beau étant devenu de plus en plus imperceptible, les deux adjectifs devaient facilement se confondre. — L’adjectif mane, devenu manque, mutilé, défectueux, disparaît parce que d’Italie est venu le verbe manquer, d’où nous avons tiré le substantif manque. — Ord cesse d’être employé, quoique son dérivé, ordure, se maintienne. — Souef, doux, et soif s’étaient peu à peu rejoints dans la prononciation. De là peut-être la préférence que suave obtient, dès son apparition, au détriment du mot populaire. — Duire, instruire, et duire, conduire, puis plaire, convenir, malgré leur différence d’origine, arrivent à une identité complète et succombent tous les deux, le second se maintenant toutefois dans les composés. — Esmer, esme sont remplacés par leurs doublets, estimer et estime, peut-être parce que dans la forme et dans la prononciation ils sont venus à rencontrer le verbe amer, si différent dans notre plus ancienne langue, surtout dans les formes à radical atone. — Nouer, nager, est tout à fait semblable à nouer venant de nodare. Mais nager, venant de navigare et signifiant naviguer, cède cette signification au mot savant, prend celle que nous lui connaissons, et nouer, nager, n’est plus nécessaire. Rayer, briller, de radiare, est identique à rayer venant de raie : de nombreux synonymes permettent de le laisser tomber en désuétude. Ces faits et beaucoup d’autres que je pourrais citer permettent de croire que, dans le grand travail qui s’est accompli sut notre vocabulaire, le rôle de l’homonymie n’a pas été sans importance.

Une cause de mortalité particulière aux verbes, c’est la difficulté de leur conjugaison. Elle nous a fait perdre beaucoup de vieux verbes qui s’employaient encore au xvie siècle. Un verbe irrégulier court le risque de se voir abandonné, à moins que, comme être, aller, et quelques autres, il ne soit d’un usage si fréquent que tout le monde s’habitue dès l’enfance à ses irrégularités. On hésite à employer une forme dont on n’est pas bien sûr, ou qui pourrait n’être pas reconnue et comprise par l’interlocuteur. On a volontiers recours, surtout dans la conversation, à un verbe plus commode, qui souvent est fourni par le même radical. C’est ainsi que raire, après une longue résistance, finit par être remplacé par raser. Secourir passe à la première conjugaison et devient secouer. Tistre devient tisser et ne subsiste plus que dans son participe passé tissu, ainsi que dans les formes qui lui étaient communes avec la première conjugaison. — Le plus souvent c’est un autre radical qui nous donne le nouveau verbe. Issir est remplacé par sortir : la cause de sa disparition, c’est son manque de consistance, sa prononciation étant parfois réduite à un son unique ; le lien entre les différentes formes n’est pas assez visible. On ne peut plus dire que clore, ouïr soient vraiment vivants. Dans l’usage courant fermer et entendre les ont remplacés et ont abandonné pour cela leur signification primitive. Cuir ne survit plus que dans quelques formes. Traire, dans son sens général, a fait place à tirer, et ses composés distraire, extraire, soustraire, etc., sont, comme lui, dépourvus de passé défini. Occire ne conserve un semblant de vie que dans son infinitif et dans son participe passé : c’est que la conjugaison de tuer est infiniment plus facile.

Un grand nombre de mots, usités au xvie siècle, ont été abandonnés depuis parce que l’on n’avait plus besoin d’eux. C’est le cas des mots qui désignaient des objets qui ont cessé d’exister : le costume, les armes, par exemple, nous en fourniraient une longue liste. Parfois les mots survivent aux choses : ainsi fusil vit toujours, quoique dans l’arme moderne ne se trouve plus la pièce à laquelle l’arme ancienne devait son nom. Le mot cuirasse a subsisté quand l’acier s’est substitué au cuir. Mais le plus souvent le nom disparaît avec l’objet qu’il désignait, et ce sont les faits eux-mêmes qui éliminent de notre vocabulaire une grande quantité de mots sans emploi.

Dans le travail d’élimination qui s’est fait depuis le xvie siècle, l’action de la synonymie a été très puissante. Quand deux mots ont absolument la même valeur, il est à peu près inévitable que l’un soit préféré à l’autre et parfois finisse par l’évincer. Jumeau et besson avaient tous deux plusieurs siècles d’existence : jumeau triomphe, et besson se réfugie dans les dialectes. — Curial, homme de cour, mot savant, d’ailleurs, est vaincu par l’italien courtisan, qui, au xvie siècle, vient prendre sa place. — Créditeur est évincé par créancier, meseau par lépreux, geline par poule. — Jau est déjà dialectal au xvie siècle et le mot habituel est coq. — Devanteau cède à tablier, à une époque plus récente, et lui aussi devient dialectal. — Carole et caroler, bal et baller, danse et danser sont en concurrence au xvie siècle : carole, caroler, baller disparaissent, et bal se réduit à un sens particulier. — Guerdon est chassé par loyer, qui lui-même réduira sa signification quand l’évolution sémantique de récompense aura abouti au sens actuel. — Parmi les nombreux mots qui expriment l’idée de combat, de lutte, de querelle, nous avons pu perdre estour, estrif, riotte, tenon, sans qu’il en résultât pour notre langue un sensible appauvrissement. — Nous avons laissé tomber plusieurs mots exprimant l’idée de tromperie, comme barat, baye, biffe. Il nous en reste encore assez. — Henri Estienne énumère les mots qui signifient avare. Aujourd’hui plusieurs nous manquent, comme eschars, pleure-pain ; d’autres ont changé de sens, comme taquin, vilain, et aussi mécanique, qu’il ne mentionne pas, et pourtant, nous sommes encore très suffisamment pourvus. En général, pour les mots qui viennent à se trouver en concurrence, la synonymie ne date pas de très loin. Souvent même elle n’existe pas encore au xvie siècle. C’est plus tard qu’éclate la rivalité qui doit être funeste à beaucoup de nos vieux mots.

Le désir de conserver toutes les richesses de notre langue ne s’exprimait pas seulement par l’amour de nos vieux vocables. Il se manifestait aussi par une large hospitalité offerte aux mots dialectaux, qui d’ailleurs ne sont souvent autre chose que des mots vieillis, oubliés de la langue commune, et conservés seulement, dans quelques régions. Ronsard, Étienne Pasquier, Henri Estienne, Vauquelin de la Fresnaye[4] conseillent de ne pas négliger ces précieuses ressources. Certainement, ils avaient raison, en principe, de vouloir abaisser ta barrière qui s’élève entre la langue française proprement dite et ses dialectes. Mais l’expérience a démontré que les mots dialectaux ne peuvent guère prendre place dans la langue commune. Ils peuvent s’y faire accepter momentanément pour désigner un objet, un usage particulier à telle ou telle province, quand leur équivalent précis ne pourrait être trouvé dans la langue usuelle. Mais ils restent provinciaux, ce sont toujours des mots de terroir. Un écrivain aimé du public arrive à faire prendre en gré les mots de sa province, on les rencontre chez lui avec plaisir, mais on serait surpris de les retrouver ailleurs. Aussi parmi les mots disparus depuis le xvie siècle nous verrons figurer à peu près tous les mots dialectaux que l’on avait essayé de sauver.

Une large place dans ce dictionnaire sera occupée par des mots d’emprunt qui, après un séjour plus ou moins long dans notre langue, en ont été exclus. Les deux sources les plus abondantes sont le latin et l’italien.

L’invasion du latin savant remonte beaucoup plus loin que le xvie siècle. On la constate déjà dans nos plus anciens textes. Mais à partir du xive siècle surtout, sous l’influence des traducteurs, les mots latins, utiles ou non, affluent dans notre langue. Il est bien difficile d’indiquer avec certitude en quel siècle se produit chaque emprunt. De ce que la présence d’un mot a été constatée pour la première fois dans un texte du xvie siècle, il ne s’ensuit, pas qu’il n’ait jamais été employé auparavant. Beaucoup de textes du moyen âge sont perdus, et nous sommes loin d’avoir étudié tous ceux qui nous restent. Par contre, on peut avoir remarqué l’emploi d’un mot au xive siècle ou au xve siècle sans que cela nous donne le droit de croire qu’il ait été vraiment vivant au temps de sa première apparition. Il a pu se présenter par hasard sous la plume d’un écrivain et attendre un siècle ou deux qu’on eût de nouveau besoin de lui.

Qu’ils soient tout récents ou qu’ils aient quelque ancienneté, très nombreux sont au xvie siècle les mots latins destinés à périr. On latinisait à plaisir, sans la moindre nécessité. Sans remonter plus haut que le début du xvie siècle, on peut voir chez Lemaire de Belges les mots latins jetés à profusion. Pendant longtemps, en vers ou en prose, on parle comme l’écolier limousin. Et ce ne sont pas seulement les gens de Palais, comme Jean Bouchet, qui émaillent ainsi leur style de mots dont la terminaison seule est française ce sont aussi des écrivains qui n’ont jamais passé pour des latiniseurs maniaques, Clément Marot par exemple. Il serait tout à fait injuste de rendre la Pléiade responsable de cet abus, qu’elle a au contraire atténué. Agrippa d’Aubigné, dans la préface des Tragiques, raconte que Ronsard était l’ennemi déclaré des latiniseurs[5]. Déjà, beaucoup plus tôt, l’excès avait soulevé des protestations[6], et, dans la deuxième moitié du siècle, l’invasion est très fortement combattue[7]. On la voit se ralentir de plus en plus, et parmi les intrus beaucoup sont sortis de l’usage avant la grande épuration du xviie siècle.

Les mots latins avaient pu facilement s’introduire dans les livres, à une époque où le latin était familier à tous les lettrés. Mais, évidemment, la plupart de ces mots restaient à la surface de la langue, ils n’y pénétraient pas, et le peuple les ignorait complètement. Ils sortaient aussi facilement qu’ils étaient entrés, sans laisser aucun vide, car on n’avait pas besoin d’eux.

Beaucoup n’étaient que des doublets et n’ajoutaient rien au sens du mot primitif : on voyait côte à côte pelerin et peregrin, sauveur et salvateur, vengeur et vindicateur, étincelle et scintille, cruauté et crudelité, vergogne et verecundie, coi et quiet, tiede et tepide, raisonner et ratiociner.

Ailleurs on peut voir, entre le latinisme et le mot français plus ancien, qui a triomphé, une communauté de radical et une complète équivalence de suffixe. Amaritude, claritude, nobilité, pallidité, castigation, radiation, nutriment, incredible n’ont pu déposséder amertume, clarté, noblesse, pâleur, châtiment, rayonnement, nourriture, incroyable.

Dans d’autres cas le suffixe est le même, et la lutte est seulement entre le radical populaire et le radical savant ravisseur et rupteur ; matinal et matutinal ; nombreux, innombrable, et numereux, innumerable ; ou lieux et oblivieux.

Souvent on avait recours à un mot latin, exactement transcrit en français, alors qu’un autre radical avait déjà fourni à notre langue un mot exprimant la même idée. Le français n’avait aucun besoin du latin incole, puisqu’il avait habitant. Proditeur, prodition ne disaient rien de plus que traître, trahison. A salvateur, déjà inutile à côté de sauveur, pourquoi ajouter encore servateur ? n’y avait aucune raison pour que celsitude fût préféré à hauteur ou à élévation, magnitude à grandeur, contumelie à injure, dormition à sommeil, fallace à tromperie, formosité à beauté, fruition à jouissance, querimonie à plainte, stolidité à folie ou sottise, trameur à crainte, tuition à protection, uberté à fécondité. La plupart de ces mots, aujourd’hui disparus, étaient entrés dans la langue avant le xvie siècle, mais, dès leur apparition, ils avaient trouvé en face d’eux des synonymes, populaires ou savants, bien établis dans l’usage et destinés à durer.

Les mots déjà anciens devaient une partie de leur force à ce fait que, le plus souvent, ils étaient apparentés à d’autres relatifs au même ordre d’idées, tandis que souvent le nouveau venu était isolé. Cruent ne pouvait pas lutter contre sanglant, lethai contre mortel, muliebre contre féminin, crucier contre tourmenter, tenir et tenité contre adoucir et douceur, vulnerer contre blesser. La grande extension d’une famille de mots a certainement été très favorable au maintien de chacun de ses membres. Quelquefois l’isolement a pu nuire à des mots qui peut-être n’étaient pas tout à fait, inutiles. Assentateur n’a pas exactement le même sens qu’approbateur, ni, d’autre part, que flatteur ou adulateur. Laudateur serait l’équivalent de louangeur, mais louangeur ne peut être considéré comme un substantif. Nous avons exhortation, mais nous n’avons plus le mot contraire, dehortation, parce que le verbe exhorter n’a pas comme contre-partie dehorter. Au lieu de dire paucité nous disons petit nombre, parce que le lien de paucité avec peu n’était pas assez visible. Nous ne pouvons exprimer que par des périphrases l’idée contenue dans certains mots empruntés autrefois au latin, comme acquanime, acquanimité, diuturne, revolver. Il ne serait pas possible, cependant, de dresser une très longue liste de mots de cette catégorie. Parmi les latinismes qui n’ont pas vécu, très peu sont vraiment à regretter.

On trouve chez les poètes du xvie siècle un groupe d’adjectifs dont plusieurs avaient existé dans l’ancienne langue, mais dont l’emploi, tout à fait conforme à l’usage latin, n’était pas d’accord avec les tendances du français moderne. Ce sont les adjectifs par lesquels on prétendait. remplacer un complément déterminatif exprimant des rapports assez variés : la matière, ou la ressemblance avec l’objet, désigné par le radical, ou l’essence, la nature, ou l’origine : ardoisin, diamantin, fulgurin, sulphurin, rosin, saphirin, geantin, louvin, tigrin, abeillin. Souvent le mot avait un radical latin anserin, asinin, caballin, vulpin, gigantin, adamantin. Très souvent le radical était français : damoiselin, chevrin, chiennin, coulevrin, cuivrin, sucrin, laurierin : mais le tour était dans tous les cas purement latin. Les latiniseurs n’ont pu faire admettre dans le vocabulaire poétique les épaules marbrines, ivoirines ou churnines, albastrines, neigines, laitines, les cheveux orins, ebenins, les lèvres coralines, les dents perlines. Et pourtant l’autorité des plus grands poètes recommandait par l’exemple l’emploi de ces adjectifs. Marbrin se trouve chez Marot aussi bien que chez Ronsard, qui d’ailleurs, sur ce point comme sur un grand nombre d’autres, a latinisé beaucoup moins que la plupart de ses amis et de ses disciples.

J’ai relevé les mots italiens qui ont, quelque temps figuré dans notre vocabulaire et ne s’y sont pas maintenus. J’y ai joint même ceux qui n’y ont jamais pris pied, et qui ont pu être employés tout au plus par quelques courtisans poussant l’excentricité jusqu’à la déraison. Il est peu probable que jamais personne ait parlé le langage qu’Henri Estienne attribue à Philausone dans la Préface des Dialogues du langage français italianisé : « Ayant quelque martel in teste (ce qui m’advient souvent, pendant que je fay ma stanse en la cour) et à cause de ce estant sorti apres le past pour aller un peu spaceger, je trouvai par la strade un mien ami nommé Celtophile. Or voyant qu’il se monstret estre tout sbigotit de mon langage (qui est toutes fois le langage courtisanesque, dont usent aujourdhuy les gentilshommes Francés qui ont quelque garbe, et aussi desirent ne point parler sgarbatement) je me mis à ragioner avec luy touchant iceluy, en le soustenant le mieux qu’il m’estet possible. Et voyant que nonobstant tout ce que je luy pouves alleguer, ce langage italianizé luy semblet fort strane, voire avoir de la gofferie et balorderie, je pris beaucoup de fatigue pour luy caver cela de la fantasie. Mais… je ne trouves point de raisons bastantes pour ce faire : et au contraire tant plus je m’efforces de luy lever ceste opinion par mes ragionemens, tant plus luy se burlet de moi… En la fin… j’acceptai fort volontiers pour arbitre M. Philalethe, esperant qu’il y auret quelque domestichesse entre luy et ces mots, qu’il oit souvent à la cour et pourtant me feret morte. Mais je trouvay que je m’ingannes bien, car luy, au lieu de me favoregger, faisoit aussi semblant d’estre tout shigotit, et trouver je ne sçay quelle saivatichesse en ce langage escorché. » Il y a chez Henri Estienne une exagération manifesta. Mais nous savons d’une façon certaine combien ont été répandus certains mots italiens qui pourtant ne nous sont pas restés : par exemple acconche signifiant bien vêtu, paré, ainsi que la locution en bonne conche, qui se trouve même chez Ronsard. Baster, suffire, est venu d’Italie avec bastance et s’est longtemps maintenu. Burler, se moquer, n’a pas fait un long séjour dans notre langue, mais nous avons gardé burlesque. Nous avons perdu intrade, rente, faciende, affaire, faciendaire, agent, escorne, affront, menestre, soupe, et une foule d’autres qui seront enregistrés dans ce dictionnaire. Il est nécessaire, en outre, de noter le témoignage des écrivains du temps, quand ils nous signalent comme des italianismes certains mots très heureusement empruntés, à cette époque, qui ont joué immédiatement un rôle important dans notre langue et se sont rendus si indispensables que personne ne penserait plus aujourd’hui à leur origine étrangère si elle n’était sûrement attestée.

Dès les plus anciens temps, le meilleur procédé pour donner à notre langue tous les instruments nécessaires à l’expression de la pensée a été la formation de mots par suffixes. Ce procédé est si essentiel chez nous, si commode, si habituel, qu’il arrive non pas à éliminer les autres, mais souvent à en restreindre l’emploi. Ainsi nous aurons à recueillir un grand nombre de mots qui, de ce fait, sont sortis de la langue ce sont des substantifs tirés du radical des verbes, sans l’addition d’aucun suffixe. Cette formation est toujours vivante, surtout dans la langue populaire, mais dans la langue des lettrés elle n’a plus son activité d’autrefois, et nous avons perdu beaucoup de mots qui étaient usités au xvie siècle. Croist, accroist, decroist, déjà en lutte à cette époque avec croissance, accroissement, decroissance, ont disparu. Achef a cédé la place à achèvement, bat à battement, broud à brouillement, crousle à croulement, débord à débordement, gazouil à gazouillement, trouble à troublement. C’est souvent le suffixe -ation, si lourd, que nous voyons triompher : on dit protestation, prononciation, lamentation, diffamation, stimulation, au lieu de proteste, prononce, lamente, diffame, stimule. Autrefois ni a désigné l’action de nier, et l’on a dit, par exemple, mettre en ni. Cette fois, c’est la trop grande brièveté du mot qui a causé sa chute. Nous avons perdu sert, action de servir. Pille a été éliminé par pillage, fourbe par fourberie, accol par accolade, hant par hantise, cueille par cueillette, gel par gelée. Il nous reste pourtant assez de substantifs ainsi formés pour que nous puissions constater que ce procédé était facile, clair et avait l’avantage de donner à la finale des substantifs une variété de sons très favorable à l’harmonie du langage. Mais, dans la dérivation par suffixes, il se fait une analyse qui est bien conforme au génie de notre langue. Le radical exprime une idée, et le suffixe en exprime une autre qui se joint à la première pour la modifier de diverses façons. Protestation est un mot analytique, proteste était un mot synthétique.

La formation des mots par suffixes était si naturelle et si commode qu’elle était un peu dangereuse. Du Bellay et Ronsard recommandent la modération dans la création des mots nouveaux. Ils veulent que ces mots soient formés selon les lois de l’analogie et conformément aux habitudes de la langue. « Ne crains donques, Poëte futur, dit Du Bellay (Deffence, II, 6), d’innover quelques termes, en un long poëme principalement, avecques modestie toutesfois, analogie et jugement de l’oreille. » Ronsard prescrit la même prudence (Franciade, Préface de 1587) : « Je te veux bien encourager de prendre la sage hardiesse d’inventer des vocables nouveaux, pourveu qu’ils soient moulez et façonnez sus un patron desja receu du peuple. Il est fort difficile d’escrire bien en nostre langue, si elle n’est enrichie autrement qu’elle n’est pour le present de mots et de diverses manieres de parler. » Miais le plus grave danger, ce n’était pas la création maladroite, c’était la création inutile. La langue française était loin d’être pauvre, comme le croyaient ses amis aussi bien que ses ennemis. Seulement sa richesse n’était pas ordonnée et organisée. Personne n’en avait fait un inventaire complet, personne ne pouvait la connaître tout entière. C’est pourquoi l’on créait souvent des mots dont on n’avait nullement besoin.

Suffixes français, suffixes latins, suffixes germaniques, suffixes provençaux ou italiens, tout est mis à contribution pour former des mots nouveaux, et cette création surabondante commence bien avant le xvie siècle. Quand on examine le vocabulaire de cette époque, on s’aperçoit qu’à un même radical se sont joints souvent deux, trois ou quatre suffixes ayant la même valeur, produisant ainsi des dérivés qui font double, triple ou quadruple emploi : esclavitude et esclavage, — lentitude et lenteur, — cultivage et cultivement, — cuisinage, cuisinement, cuisinerie, — nourrissage, nourrissance, nourrissement, à côté de nourriture, — nopçage et nopçailles, — mutinage, mutination, mutinement, tous éliminés au profit de mutinerie, — décevance et décevement, — empirance et empirement, — glorifiance et glorifiement, — jouissance et jôuissement, — mesprisance, mesprisement et mesprison, — desirance et desiration, — tardance, tardement et tardité, — vengeance et vengement, — resplendissance et resplendeur, — terminance et termination, sans compter terminaison, — gentilisme (paganisme) et gentilité, — papalité, papat et papauté, — profondité et profondeur, — purité et pureté, — rarité et rareté, — aveugleté et aveuglement,noireté et noirceur, — tendreté et tendreur, — maigresse, maigreté et maigreur, — lassesse, lasseté, lasseur et lassitude, — lourderie, lourdesse, lourdeté, et lourdise, — grosserie, grossesse et grosseur, employés tous les trois soit au sens de grosseur, soit, au sens de grossièreté, — infameté et infamie, — modesteté et modestie, — declinaison, declination et declinement, dans le même sens que déclin, — agilesse et agilitéaspresse, aspreur et aspreté, — duresse et dureté, — fermesse et fermeté, — grandesse et grandeur, — tristesse et tristeur, — rondesse et rondeur, — subtilesse et subtilité, — parlerie, parlement et parleure, — besterie et bestise, trainement et trainerie, criement et crierie, — couronnation et couronnement, — eclipsation et eclipsement, — effemination et effeminement, exhortation et exhortement, — murmuration et murmurement, — retardation et retardement, — vanterie et vantise, — tremblerie, tremblement et tremblis.

Parmi les adjectifs, nous voyons corrigeable et corrigible, — defendable et defensible, — taisable et taisible, — inflechissable et inflechible, — indigestif et indigestible, — nuisable, nuisible et nuisit, — funeral et funereux, — nuital, nuiteux, nuitier, nuitager, — geantal et geantin, — gigantal et gigantin, — printannal, printannin et printanier, — viperal, viperin et viperique, — racinal et racineux, — nopçal et nopcier, — bruyant, bruyard et bruyeux, — bonteux et bontif, — lamenteux et lamentif, — terreux, terrien, terrier, dans le même sens que terrestre, — estoileux et estoilin, — plombeux et plombin, — pourpret, pourpreux et pourprin, — myrthé, myrtheux et myrtin, — perleux et perlin, — nectaré, nectareux, nectarien, nectarin et nectarique, — celestiel, celestien et célestin, — sepulcraire et sepulcral.

Parmi les verbes : allonger et allongir, — abhorrer et abhorrir, — affoler et affolir, — aveugler et aveuglir, — profonder et profondir, — tousser et toussir, — latiner et latiniser, — favorir et favoriser, — asprir et asproyer, — apostater et apostasier.

Souvent des radicaux populaires sont en lutte avec des radicaux latins : corrompement et corrompure avec corruption et corrupture, — humblesse avec humilité, — meureté avec maturité, — prochaineté avec proximité, — sourdesse avec surdité, — comprenable et incomprenable avec compréhensible et incompréhensible, — corrompable avec corruptible, — voyable avec visible, — chrestienner avec christianiser.

Évidemment, toutes ces concurrences, dont le dénombrement serait interminable, devaient avoir pour résultat une forte réduction de notre vocabulaire. Certains synonymes se sont maintenus en se nuançant. Le plus souvent une sélection s’est faite, au hasard et inconsciemment, sans qu’on puisse distinguer pourquoi tel suffixe a été préféré à tel autre. Quelquefois, trop rarement, ce sont des mots sans suffixe qui ont évincé les dérivés concurrents, et la plupart du temps la langue y a beaucoup gagné.

Les suffixes du xvie siècle se retrouvent à peu près tous dans le français d’aujourd’hui. Mais il en est dont le rôle s’est beaucoup restreint. Ainsi le suffixe -ie existait dans beaucoup de mots aujourd’hui disparus. Déjà, bien avant le xvie siècle, il était en lutte avec le suffixe -erie, créé par une fausse analogie. Chanoinie et chanoinerie sont tous deux éliminés par canonicat. On trouve doctorie et doctorerie, — friandie et frianderie, — gloutonnie et gloutonnerie, — gourmandie et gourmanderie, — clergie et clergerie, — pastourie et pastourerie, — payennie et payennerie, — renardie et renarderie, — sottie et sotterie. Marchandie cède la place à marchandise, couardie à couardise. — Le suffixe -ise a plusieurs fois remplacé -ie et -erie. Il est d’ailleurs encore très vivant maintenant, mais il a perdu un certain nombre d’emplois : nous ne disons plus bigotise, galantise, mignonnise, neantise, opiniasirise, vaillantise, etc. Le suffixe -is a été bien fâcheusement remplacé dans des mots comme brouillis, froissis, gazouillis, soufflis, tremblis, tremblotis. C’est un de ceux dont la perte presque complète nous paraît le plus regrettable quand nous voyons le lourd suffixe qui s’est substitué à lui. — Le suffixe -ance a repris un peu de faveur au siècle dernier, mais nous n’avons plus accroissance, contredisance, demonstrance, nuisance, signifiance, et bien d’autres encore qui vaudraient mieux que les mots actuels.

Parmi les adjectifs disparus, nous en verrons beaucoup formés à l’aide du suffixe -eux. Quoique très vivant encore aujourd’hui, c’est peut-être un de ceux qui ont le plus perdu depuis le xvie siècle. Il était alors d’un emploi extrêmement fréquent pour marquer une qualité, un caractère dominant, une grande abondance : affaireux, animeux, arbreux, areneux, argenteux, astreux, azureux, cedreux, coulevreux, crineux, estoileux, feuilleux, fleureux, flammeux, foudreux, fruiteux, gemmeux, glaceux, isleux, larmeux, marbreux, myrtheux, nuiteux, odoreux, ondeux, pampreux, perleux, plombeux, pommeux, raisineux, soigneux, et une foule d’autres, disparus aussi, peuvent nous montrer quelle a été sa fécondité. — Le suffixe -u était assez productif : il avait donné, par exemple, corporu, crinu, espaulu, griffu, jambu, lainu, ossu, veinu, jonchu. Il y faut joindre des mots comme barbelu, crespelu, fosselu, fourchelu, grosselu, houpelu, mousselu, pommelu.

Nous avons aussi perdu beaucoup de verbes, et des mieux formés, avec les suffixes toujours vivants -er et -ir : comme esclaver, escrevisser, grenouiller, limaçonner ; — asprir, fermir, nettir. Nous avons à regretter nos vieux verbes en -oyer, les uns dérivés de substantifs, comme branchoyer, cendroyer, fabloyer, hontoyer, ombroyer ; les autres dérivés d’adjectifs, comme asproyer, blondoyer, cointoyer, folloyer, jaunoyer, rondoyer.

Les suffixes les plus maltraités par le temps et par le changement du goût ont été les suffixes diminutifs, ceux qu’Henri Estienne et ses contemporains considéraient comme une des plus grandes beautés de la langue française. On se lasse bientôt de ces grâces affectées, et la fin du siècle en voit déjà le discrédit. Alors disparaissent les amoureaux, les satyreaux, les colombeaux, les lezardeaux, si chers à Remy Belleau et à Baïf. Il n’est plus question des amourets, des bergerets, des buissonnets, des poissonnets, ni des abeilleiles, des brebiettes, des cigalettes, des colombettes, des nymphettes, des bouchettes, des gorgettes, des fontainettes, des estoilettes, des cerisettes, des corbeillettes. Les adjectifs diminutifs sont délaissés aussi plus de tresse blondette ou noirette, de nuit fraichette, de feuille largette. On trouve risibles les superdiminutifs, comme angelet, dieutelet, enfantelet, hommelet, ourselet, montelet, livrelet, litelet, ventelet, ou bestelette, boitelette, bouchelette, dentelette, herbelette, larmelette, lèvrelette, nymphelette, ondelette, plantelette. On abandonne argentelet, blondelet, brunelet, fraichelet, grasselet, grosselet, mignardelet, noirelet, rougelet, tendrelet. Ces mots et une foule d’autres semblables étaient le produit d’un engouement dont la Pléiade n’est que partiellement responsable, car il date de beaucoup plus loin.

L’emploi des préfixes a quelque chose de moins conscient que celui des suffixes. Par sa position dans le mot, le préfixe est moins en vue que le suffixe, qui porte l’accent tonique. Cependant, les variations dans l’emploi des préfixes sont nombreuses et importantes. L’usage était beaucoup plus libre au xvie siècle qu’aujourd’hui.

Nous avons perdu beaucoup de mots formés à l’aide de particules, qui n’ont pas été remplacés. Il faut souvent aujourd’hui, pour exprimer la même idée, se servir d’une périphrase. C’étaient des mots clairs et bien faits, dont le radical était connu, et où le préfixe était employé à propos : Tels sont abarbarir, accouardir, acertener, affertiler, ahonter et ahontir, anonchalir et anonchaloir, apoltronnir, apparessir, appoissonner, assauvager et assauvagir, asservager, compartir, decaptiver, declore, demaisonner, deprisonner, desamasser, desangoisser, desaugmenter, desautoriser, desauvager, desorgueillir, dessommeiller, embastonner, emperler, empeupler, engloirer, enjouvencer, enlierrer, ensaigner, ensepulchrer, ensepulturer, entroupeler. De ces mots, les uns étaient, d’un emploi courant, d’autres n’ont fait que paraître accidentellement chez un ou deux écrivains. Mais même ceux-là étaient en général composés d’une manière conforme aux habitudes de la langue, et plusieurs n’auraient pas été inutiles.

Beaucoup de mots, employés autrefois sans préfixe, ont disparu depuis le xvie et leur rôle est tenu maintenant par des composés qui, pour la plupart, existaient déjà à cette époque compagner, complir et complissement, meliorer et melioration, mirable, moindrir, neantir, noncer, planir, plaudir et plaudissement, rondir, saisonner, sermenter, tendrir, tiffer, trister n’existent plus. Mais nous avons accompagner, accomplir et accomplissement, améliorer et amélioration, admirable, amoindrir, anéantir, annoncer, aplanir, applaudir et applaudissement, arrondir, assaisonner, assermenter, attendrir, attifer, attrister et contrister. Le sens du composé n’est pas toujours exactement celui du mot sans préfixe : par exemple, rondin signifiait non seulement arrondir, mais aussi faire une ronde. Nous n’avons plus luire, fiance, miseration, roborer, solider, mais conduire, confiance, commisération, corroborer, consolider. Nombrer, plorabie, rober ont disparu, mais nous avons encore dénombrer, déplorable, dérober. Faroucher, merveiller ont existé à côté des composés effaroucher, emerveiller. Fariner, flammer, gluer, guirlandé, laidir, orgueillir, registrer, sanglanter, sevelir, soleiller, sorceler, vironner ont laissé seuls en possession de l’emploi enfariner, enflammer, engluer, enguirlandé, enlaidir, enorgueillir, enregistrer, ensanglanter, ensevelir, ensoleiller, ensorceler, environner. Nous ne disons plus mercier, semblance, sourdre, splendissant, vendiquer, mais remercier, ressemblance, résoudre, resplendissant, revendiquer.

Au contraire, des mots à préfixes ont cédé la place à d’autres qui en étaient dépourvus ou qui en avaient un de moins. Acommencer, accomparer, acconduire, accourber, aparesser, appalir, assoulager sont éliminés par commencer, comparer, conduire, courber, paresser, pâlir, soulager ; — complaindre, complanter et complant, comprouver, concelebrer, condecence et condecent, condigne, corrival, par plaindre, planter et plant, prouver, celebrer, decence et decent, digne, rivai ; — debriser, dechanter, dechant, echasser, defrauder, degaster, dehacher, delascher, demarcher, deprier, derompre, detrancher, detroubler, par briser, chanter, chant, chasser, frauder, gester, hacher, lascher, marcher, prier, rompre, trancher, troubler[8]. — Embarbouiller, emboisé, emmasqué, emmorceler, emparfumer, empeupler, empoudrer, enaigrir, enargenter, encharmer, enciseler, englacer, engraver, enhuiler, enjaunir, enjoncher, enlier, ennoircir, enrougir, ensucrer ont, été évincés par barbouiller, boisé, masqué, morceler, parfumer, peupler, poudrer, aigrir, argenter, charmer, ciseler, glacer, graver, huiler, jaunir, joncher, lier, noircir, rougir, sucrer.

Ailleurs des composés ont disparu, laissant leurs fonctions à d’autres qui avaient un préfixe différent. Assentir laisse sa place à consentir ; — assoleiller, assommeiller, attrainer à ensoleiller, ensommeiller, entraîner ; — complanir à aplanir ; — conciter, concitation à exciter, excitation ; — confuter, confutation à réfuter, réfutation ; defortune, defortuné à infortune, infortuné ; — se deporter à se comporter ; — deshabité à inhabité, qui ne dit pas du tout la même chose ; — despriser, despris, desprisable à mépriser, mépris, méprisable ; — eslourdir, esplanir, esracher, essourdir à alourdir, aplanir, arracher, assourdir ; — esjamber, s’esvoler à enjamber, s’envoler ; — exanimé à inanimé ; — emparenté, empauvrir, ententif, envilir, envoisiner à apparenté, appauvrir, attentif, avilir, avoisiner ; enhorter, enhortation à exhorter, exhortation ; — emmatriculer, encarcerer, endiner, enfernal, engenieur, enlustrer, envestir à immatriculer, incarcérer, incliner, infernal, ingénieur, illustrer, investir ; — s’entresembler à se ressembler ; — entreregne, entrerompre à interrègne, interrompre. Parmi les mots qui ont disparu et parmi ceux qui ont triomphé, on peut voir que beaucoup ne sont pas des composés français, mais ont été de toutes pièces empruntés au latin.

Il suffit de feuilleter le Dictionnaire de Godefroy pour voir que l’ancienne langue française avait une extrême abondance de mots composés à l’aide de préfixes. Il en restait encore beaucoup au xvie siècle, et même de nouveaux s’étaient formés. Une foule de mots perdus aujourd’hui commençaient par contre : contrebondir, se contrec rroucer, contredefense, contredefier, contregarder, contreharanguer, contreheurter, contre-imiter, etc. Entre marquant réciprocité se trouvait dans s’entrabandonner, s’entraboyer, s’entrattendre, s’entre attirer, s’entrebaiser, s’entreblasmer, s’entreblesser, s’entrecaresserEntre marquant un faible degré dans entredoubter, entremonstrer… — For dans forchanger, forconseiller, forconter, forjurer, forpayser… — Outre dans outrecouler, outrefendre, outrenager, outrenavrer, outrepercer… — Par dans parcroistre, pardurer, pardurable, parlire… — Trans dans transcouler, transfuir, transgloutir… — Tres dans tresluire, trespercer, tressuer… — Mal ou Mau dans malcontent, malcontenter, malgracieux, malplaisant, mal sociable, ou maucontent, maucourtois, maugracieux, maumener, maupiteux, mauplaisant, mauvestu… — Mes dans mesarriver, mesadvenir, mescroire, mescroyable, meschance, meslouer, meslouable

Je ne parlerai que pour mémoire des mots composés forgés par la Pléiade et surtout par ses imitateurs maladroits. Sur ce point l’erreur a été complète. Poètes et théoriciens ont tout à fait méconnu le génie de la langue. Il est inutile d’insister sur les fantaisies de Du Bartas appelant la lune flambeau guide-passant, conduy-somme, aime-paix ; le dauphin aime-naux, aime-humains, aime-vers, aime-lyre. Je n’ai pas cru nécessaire d’encombrer ce dictionnaire de pareilles créations. Mais notre langue avait au xvie siècle certains composés très bien formés et employés à propos. Ils étaient conformes aux différents types familiers au français, et d’ailleurs la plupart n’étaient pas des nouveaux venus dans la langue. Il est fâcheux que nous ayons perdu boutefeu, corneguerre, brouille-papier, gaste-papier, happebourse, happelopin, haussebec, serredenier, boutehors, haut-louer, montjoie, tremble-terre, doux-coulants, tournebouler, tournevirer, et beaucoup d’autres.

Nous avions aussi beaucoup de composés empruntés au latin ou formés d’éléments latins : altiloque, altiloquent, altisonant, grandipotent, dulcifluent, dulciloque, dulcisonant, melliflue, mellifluence, mellifluent, benivolence, benivolent, auricome, matricide, vaniloquence, celicole, Romicole, mortifere, odorifere, pestifere, soporifere, stellifere, armigere, lanigere, altifier, mondifier, nidifier, stellifier, dulcifique, horrifique, miraclifique, odorifique, stellifique, venefique. Ceux-là ne sont pas à regretter. Pour la plupart, d’ailleurs, ils étaient d’un emploi peu étendu, souvent forgés pour la circonstance, ou même par plaisanterie.

Un dictionnaire de la langue du xvie siècle ne doit pas oublier les locutions proverbiales et figurées que nous avons perdues. Elles ont un grand intérêt, car nous y trouvons toute la vie d’autrefois, et nulle part nous ne voyons mieux marqué l’esprit de nos ancêtres. Tout ce qui les occupait, tout ce qui tenait une place dans leur existence avait fourni son contingent. Nous n’avons pas tout perdu d’ailleurs, et ces expressions, que le plus souvent nous employons sans penser à leur origine, sont une des plus précieuses richesses de notre langue.

La religion avait beaucoup donné : vrai comme la messe, vrai comme la patenostre se disait d’une vérité incontestable. Vouloir corriger le magnificat, c’était avoir la prétention d’améliorer ce qui est parfait. Le tu autem, c’était dans une affaire le point important, en souvenir du bréviaire : tu autem, Domine, miserere mei. L’expression estourdy comme le premier coup de matines nous rappelle les moines s’éveillant péniblement pour se rendre à l’office. Se rendre au premier coup de matines, c’était céder à la première sommation ; chanter magnificat à matines, faire une chose mal à propos. Un bénéfice à simple tonsure, littéralement c’était celui qu’on pouvait obtenir sans avoir reçu les ordres, pour lequel il suffisait d’avoir été tonsuré. Au figuré, l’expression à simple tonsure s’appliquait à un personnage de qualité inférieure, et particulièrement à un homme ou à une femme de médiocre noblesse. Mettre quelqu’un ou quelque chose au rang des péchés oubliés, ou des péchés effacés, c’était rien faire aucun cas, ne pas s’en soucier plus que des péchés dont on n’a pas même gardé le souvenir, ou de ceux qui ont été effacés par l’absolution. Vouloir vendre ses coquilles à ceux qui viennent du mont Saint-Michel, ou, par abréviation, vendre ses coquilles, c’était offrir une chose à ceux qui en étaient déjà pourvus, qui n’en avaient pas besoin, vouloir en remontrer à de plus habiles, ou tromper plus fin que soi. Un évêque des champs, c’était un pendu, semblant donner avec les pieds la bénédiction aux passants. Fouetter à double carillon, c’était fouetter à coups nombreux et pressés.

Les jeux avaient fourni de nombreuses expressions. Le mot pelote étant un de ceux qui désignaient la balle au jeu de paume, on disait se jouer de quelqu’un ou de quelque chose comme d’une pelote. Un autre nom de la balle était esteuf, jouer un esteuf à quelqu’un, c’était lui jouer un tour. Renvoyer l’esteuf signifiait riposter ; se jeter l’esteuf, se donner un mutuel appui ; suivre son esteuf, continuer comme on a commencé ; courir après son esteuf, chercher un avantage incertain, ou s’efforcer de ravoir ce qu’on a laissé échapper. Ma droite balle signifiait ce qui me convient le mieux. Le mot chasse désignait le lancement de la balle par un loueur, et par extension la chute de la balle à telle ou telle place ; marquer une chasse, c’était donc noter avec précision une action qui venait d’être faite, remarquer exactement une chose. Une chasse morte, c’était une chose qui ne comptait pas, un coup perdu, une entreprise manquée, un événement qui n’avait pas de suite. On gagnait ou on perdait une chasse selon qu’on lançait la balle avec plus ou moins de succès que l’adversaire gagner une chasse signifiait donc emporter un avantage. Au jeu de boules, tenir pied à boule, c’était tenir le pied posé près de l’endroit où la boule s’était arrêtée ; au figuré, ne pas s’écarter d’un lieu, ou bien rester attaché avec persévérance à une occupation, à un travail. On appelait tablier la planchette servant à différents jeux : échecs, dames, trictrac. Mettre une chose sur le tablier, c’était, au figuré, l’exposer au hasard d’une lutte. Être maître du tablier, c’était être victorieux.

Le commerce, les métiers fournissaient des expressions comme le cours du marché, c’est-à-dire la manière dont les choses se passent ordinairement. Amender son marché signifiait améliorer sa situation. Ne faire d’une chose ni mise ni recette, n’en pas tenir compte, n’en faire aucun cas. Carreler un soulier, au sens propre, c’était y mettre une pièce, un carcel : se carreler le ventre, prendre une carrelure de ventre, c’était faire un bon repas. A triple semelle signifiait au suprême degré, tandis que l’expression à simple semelle indiquait une qualité moyenne : un sot à triple semelle, un avocat à simple semelle. Pour dire qu’un homme était indocile, qu’il se pliait difficilement à l’obéissance, on disait qu’il était difficile à ferrer. Démêler un fuseau, une fusée, c’était débrouiller une affaire compliquée. Toutes les occupations domestiques fournissaient aussi leur apport.

Une des sources les plus abondantes, c’était la chasse. Être bon pour la plume et pour le poil, c’était avoir des aptitudes variées. Conniller, se dérober comme un lapin, un connil, qui se réfugie dans un terrier, user de ruses, de subterfuges pour éviter un danger ou une difficulté. Prendre le contre-ongle de quelque chose, c’était aller à l’opposé, faire le contraire, comme les chiens qui vont à rebours de la piste : nous disons encore aujourd’hui le contre-pied, qui a la même origine. La fauconnerie nous avait donné de nombreuses expressions : par exemple tiercelet, mot désignant, parmi les oiseaux de proie, le mâle, d’un tiers plus petit que la femelle. De là un tiercelet de prince, de gentilhomme, pour qualifier un prince, un gentilhomme de très petite importance. Leurrer quelqu’un n’était pas primitivement le tromper : c’était plutôt l’instruire, comme le faucon que l’on dresse à l’aide du leurre ; c’était aussi l’attirer, comme le faucon que l’on habitue à venir au leurre.

La langue figurée avait une grande richesse de termes pour désigner tout ce que l’esprit populaire voulait rendre avec une force particulière. Pour exprimer l’idée de battre, par exemple, elle avait testonner, tricoter, doler, galer, charpenter, pelisser ou faire un pelisson de coups, bourrer le pourpoint, hausser le menton, trousser en malle, draper, battre à double carillon, carillonner sur le dos, charger de bois, faire crocheteur, se mettre sur la draperie, sur la friperie, sur la mercerie de quelqu’un, en donner tout du long et du large, en donner depuis miserere jusqu’à vitulos, et bien d’autres locutions encore. Pour exprimer l’idée de vol, on pouvait dire faire mitaine de la bourse d’autrui, ferrer la mule, expression réservée aux larcins des valets et servantes, allonger les s, qui se disait d’un compte de marchand quand les chiffres étaient excessifs. Le coupeur de bourses était appelé soldat de la courte espée, chevalier de la petite espée. Un buveur se bridait de sarment, se chargeait à poids de marc, se barbouillait l’armet, coiffait son heaume, ourlait son bonnet.

Les locutions figurées sont souvent très obscures. Même quand le contexte indique clairement le sens, il n’est pas toujours possible de voir quel est le lien entre l’idée et l’expression. Une des causes de cette difficulté, c’est que parfois l’expression est tout à fait déformée, fait fréquent encore aujourd’hui dans la langue populaire et familière. Dans ce cas, le lien se trouve rompu, et il est extrêmement difficile, quelquefois impossible, de le renouer. Ce qui prouve que le fait n’est pas rare, c’est que plusieurs fois, à côté de la locution correcte et logique, on en trouve une autre complètement altérée, dont le sens ne peut, être établi que grâce à la persistance de la première.

Jusqu’ici, j’ai parlé seulement de ce qui n’existe plus. Ce sera naturellement le principal élément de ce dictionnaire. Mais si beaucoup de mots ont été éliminés, un grand nombre aussi ont subi des changements de sens qui doivent être enregistrés. De nouveaux besoins sont nés depuis le xvie siècle. Une partie des mots surabondants sont restés, les uns pour exprimer des idées nouvelles, les autres pour marquer distinctement des nuances qui, auparavant, étaient confondues dans une commune expression. Chaque siècle a travaillé à mettre en œuvre et à bien ordonner tous les matériaux, anciens ou nouveaux. Ce travail, auquel s’emploie toute la nation, dure encore et durera toujours, car jamais une langue vivante n’est immobile et définitivement fixée. Le désir d’être bien compris, d’employer des mots qui correspondent exactement aux choses, qui expriment la pensée sans possibilité d’équivoque, est une force toujours active, qui fait que tous, ignorants et lettrés, remanient sans cesse le vocabulaire, le modifient, le renouvellent, le précisent, toujours à la poursuite d’une perfection qui ne peut pas être atteinte.

Souvent, un même mot se présentant sous deux formes différentes, nous avons gardé les deux formes et nous nous en sommes servis pour marquer une distinction utile. Le xviie siècle disait encore s’asseoir sur une chaire de paille, et le prédicateur monte en chaise. Fantasque et fantastique s’employaient l’un pour l’autre au xvie siècle : nous ne pourrions plus dire aujourd’hui qu’un récit est fantasque, ou qu’un homme est fantastique. Les doublets loyal et legal étaient absolument équivalents, ainsi que loyauté et legalité. Nous en sommes venus maintenant non seulement à les distinguer, mais parfois même à les opposer l’un à l’autre. Nager a signifié naviguer, et quand il a remplacé le vieux verbe nouer, son doublet savant s’est trouvé là pour prendre sa place. On a employé autrefois confidence dans le sens de confiance : avoir confidence au médecin, aux remèdes. La distinction que nous avons établie entre les deux mots correspond bien à une distinction de deux idées. Dans venimeux et vénéneux les éléments sont exactement les mêmes. Vénéneux n’apparaît qu’au xvie siècle : jusque-là venimeux s’est dit des végétaux aussi bien que des animaux et conserve longtemps encore sa signification générale. Attaquer, venu d’Italie, trouve en face de lui le mot français attacher : pendant un certain temps on continue à dire attacher pour attaquer, et attache pour attaque, puis on habitue à donner aux nouveaux venus le sens qui leur était particulier dès leur entrée dans notre langue. Cap, mot d’emprunt, est le même mot que chef. Aussi pendant longtemps on a continué à appeler chef un promontoire, et inversement cap dans le sens de tête se trouve encore dans l’expression de pied en cap. Cueillette a eu autrefois, entre autres sens, celui de collecte, et l’on a dit la cueillette des impôts, des aumônes. Il serait facile d’allonger cette liste, qui pourrait comprendre beaucoup de nos doublets, tous ceux qui étaient encore confondus au xvie siècle et qu’on a distingués seulement après cette époque.

Pendant longtemps, on a vu confondus dans un même sens des mots qui avaient un radical commun.

Jet est le substantif verbal de jeter, et jeton est un dérivé du même radical. Autrefois jet a désigné un jeton pour compter : Je ne sçay conter ny get, ny à plume. Montaigne, II, 17. — Il a aussi signifié calcul, et jeter a signifié calculer, littéralement compter à l’aide de jetons : Cette foie curiosité de mesurer le Ciel… consumer son temps à conter, getter. L. Labé, Debat de Folie et d’Amour, 5.

Negoce et negociation ont eu l’un et l’autre le sens général d’occupation, affaire. Puis l’un comme l’autre a signifié commerce, et le mot negociateur s’est employé pour désigner un marchand, un négociant : Jesus l’estat [de marchand] appreuve En l’Evangile, en laquelle lon treuve Qu’il a loué negociation. J. Bouchet, Epistres morales du Traverseur, II, ix, 1. — Si le gaing des laboureurs est moindre, toutesfois il est plus certain et sans danger, que celuy des marchands et negotiateurs. Seyssel, trad. d’Appien, Guerre libyque, 9.

Olive a désigné l’olivier, l’arbre aussi bien que le fruit. Mais la Paix bien-heureuse a son retour arrive Ceinte tout à l’entour des branches de l’Olive. Ronsard, Poemes, Retour d’Anne de Montmorency.

Chariot et charrette ont été employés dans le même sens que char : Luy mesure monta dessus son chariot triumphal, et alla ainsi par toute la ville. Amyot, Marcellus, 8. — Ainsi a que le ravy Prophete Dans une flambante charette Haut eslever en l’air s’est veu. Ronsard, Odes, V, 4. — Charretier ou chartier a désigné le conducteur d’un char : Juturne… Par terre abbat Methisque le chartier Du Roi Turnus. Des Masures, Eneide, 12.

Change a eu tous les sens du mot changement : Il n’a jamais souci du change des saisons. Ronsard, Bocage royal, 2e partie.

Feinte et fiction pouvaient s’employer indifféremment. On disait les feintes de la poésie, et les fictions destinées à tromper quelqu’un : Vray est qu’en tout trois Graces nous sont peintes Des anciens : mais ce ne sont que feintes. Marot, Leander et Hero. — Il y a bien des gentils-hommes qui aiment sans fiction. François d’Amboise, Dialogues et Devis des Damoiselles, 149 ro.

Soutenance et soutenement ont eu tous les deux le sens de soutien : Mais mon Dieu est ma soustenance Et l’appuy de mon esperance. Th. de Bèze, Ps. de David, 94. — Quel plaisir reçois-tu de ravir de mes bras Le seul soutenement de ma chetive vie ? Baïf, Amours de Meline (I, 17).

Concordance a signifié concorde : Juppiter… Met tout discord en bonne concordance. Lemaire de Belges, 3e Conte de Cupido et d’Atropos.

Déclinaison a signifié déclin : Celuy qui… a mieux sceu escrire la declinaison de l’Empire de Rome, est Zozime. E. Pasquier, Lettres, XII, 2.

Défi a eu le sens de défiance, et défiance a eu le sens de défi  : Il me tient en grand deffy de soy. J. Bouchet, Epistres morales du Traverseur, I, 14. — Combatre te veux à outrance. Vien doncques, ne retardes pas… Je t’envoye ma deffiance. Marg. de Nav., Les Marg., Chansons spirituelles.

Jardinage ne signifie plus aujourd’hui que culture d’un jardin ; — mais -age, qui est devenu ainsi un suffixe d’action, a été autrefois, dans ce mot comme dans d’autres, un suffixe collectif et a signifié jardin. Il a désigné, en outre, les produits des jardins : En ce mesme mont… y a des plus beaux jardinages et verglas qu’on sçaurait voir. Thevet, Cosmogr., VI, 14. — Planté de bledz, legumaiges, fruitages, jardinaiges, beurres, laictaiges. Rabelais, Pantagr. Prognost., 6.

Marine a été synonyme de mer : On ne voit plus une Saphon Pour son Paon precipitee : Ny sur la marine irritee… Nouer un Leandre amoureux. Belleau, Petites Inventions, à l’Amour.

Signal et signe se confondaient souvent. Le signal pouvait être le signe auquel on reconnaissait une personne ou une chose, et l’on donnait le signe du combat : On peut connoistre aisément ce garçon Par maint signai à luy voir la façon. Am. Jamyn, Poesies, L. V, 260 vo. — Le signe estant donné, la bataille commence. Du Bartas, Lepanthe.

Entente a signifié intention, et aussi attention : Va, vogue, fuy, persiste en ton entente. Forcadel, Poesies, p. 64. — Croy moy, Princesse, et preste ton entente. Lemaire de Belges, 2e Epistre de l’amant Verd.

On a dit estime pour estimation, évaluation d’un objet, et estimation pour estime, opinion qu’on a de quelqu’un : Il me dit qu’a son advis, vous vous trompiez grandement en l’estime des biens de feu monsieur vostre pere. St François de Sales, Lettres, 853. — Alexandre le grand… l’avoit [Diogène] en telle estimation, qu’il souhaytoit en cas que Alexandre ne feust, estre Diogenes Sinopien. Rabelais, III, Prologue.

Barbarisme a été synonyme de barbarie, cachot de cachette, vacation de vacance : Voyez quelle vertu avoit une telle beauté et telle grâce, de faire tourner un barbarisme grossier en une douce civilité et gratieuse mondanité. Brantôme, des Dames, la Reyne d’Escosse. — Les bestes sauvages laissent leurs cavernes et cachots. Paré, XXIV, 6. — De ce droit d’Investiture vient celuy de Regale, duquel nos Rois jouissent advenant vacation d’aucun Evesché. Fauchet, Lib. de l’Eglise gallicane.

Croisée s’est dit aussi pour croisade, et croisade pour croisement : On tint un Concile à Clermont en Auvergne, auquel fut conclue celle merveilleuse Croisee du voyage de la Terre Sainte. Thevet, Cosmogr., XV, 16. — [L’espalier] traversant aucun desdits Jardins par croisades et autrement. O. de Serres, Th. d’Agric., VI, 20.

Célébrité n’a pas toujours été bien distinct de célébration : Elle s’en alla vers les sages Gymnosophistes… les priant… qu’ilz vousiesent tant faire… que d’honorer la celebrité des sacrifices de leur presence. Amyot, Hist. Æthiop., L. X.

Communion a été pris dans le sens de communauté ; communication dans celui de communion : La communion des femmes et enfans, introduitte en la Republique de Platon. L. Le Roy, trad. des Politiques d’Aristote, II, 2 (titre). — Nausea baille son conseil a Ferdinand de nous conceder la communication soubz les deux especes. Calvin, Lettres, 228.

Compétence s’est dit pour compétition Les Canonistes sont en competence avec nos maistres de Theologie pour la preseance. Marnix, Differ. de la Relig., I, v, Préface.

Acception s’est dit pour acceptation, et acceptation pour acception. Accepter pouvait se dire à la même époque là où nous disons faire acception de : Nostre justice devant Dieu est une acception, par laquelle nous recevant en sa grace il nous tient pour justes. Calvin, Instit., III, xi, 2, — Rendre la justice au peuple, autant aux petits qu’aux grands, sans acceptation de personne. L’Hospital, Reform. de la Justice, 4e partie. — Il failloit à un chascun faire droict, sans varier ny accepter personne. Rabelais, II, 13.

On a employé hérédité dans le sens que nous donnons à héritage, résidence dans celui de résidu, procédure dans celui de procédé : On prioit l’huilier de vouloir rendre l’heredité à tel ou tel. E. Pasquier, Lettres, XIX, 13. — Tout ce qu’il y a de gros et de terrestre dedans le vin… fait une residence de lie. Amyot, Causes naturelles, 10. — Les actions et procedures de cette Providence au regime et gouvernement de ce monde, sont si diverses, qu’elles semblent souvent se contrarier. Charbon, Disc. chrest., I, 9.

Nous voyons souvent leçon pour lecture, et lecture pour leçon : Il… se feit lire devant luy l’Histoire de Quintus Curtius, des faicts et gestes d’Alexandre le grand : à la leçon de laquelle il prit… merveilleux plaisir. Amyot, Vies. Aux Lecteurs. — Un quidam des regens disoit souvent en ses lectures qu’il n’y a chose tant contraire à la vue comme est la maladie des yeulx. Rabelais, II, 5.

Grossesse a été synonyme de grosseur, hautesse de hauteur, largesse de largeur, longitude de longueur : La grossesse de la voix. G. Bouchet, 3e Seree. — Ses cornes donc prisa Pour leur force et haultesse, Ses jambes desprisa Pour leur seiche maigresse. Corrozet, Fab. d’Esope, 36. — Et que soudain la hauteur et largesse De tous les cieux aux abysmes s’abbaisse. Marg. de Nav., les Marguerites, Triomphe de l’Agneau. — Au paravant que la chair fust bruslee, la douleur seroit trop grande, pour la longitude du temps que l’on seroit à la brusler. Paré, XVI, 30.

Chrestienté s’est dit pour christianisme, royaume pour royauté : Ils ne sont point Anthropophages, à cause que la Chrestienté leur a osté ceste brutalité. Thevet, Cosmogr., XIX, 15. — En la Loy ç’ont esté deux choses incompatibles, que le royaume et la sacrificature. Calvin, 1er Serm. de Melchisedec.

Antiquaire signifiait souvent antique : Une lanterne antiquaire, faite industrieusement de pierre sphengitide. Rabelais, IV, 1.

Chaleureux était le synonyme de chaud, même au sens matériel : [Le Soleil] retourne Fraper à plomb nos Chams de ses rais chalureux. Baïf, 1er des Meteores.

On trouvait continuel dans le sens de continu, luxurieux dans celui de luxuriant, oiseux dans celui d’oisif. Il ne voyoit là aucune jointure, ains seulement un enduit continuel. Béroalde de Verville, Voyage des Princes fortunez, p. 782. — Pour abaisser l’orgueil des jeunes et luxurieux arbres, et luxurieux arbres, et hausser le cœur aux vieux et langoureux. O. de Serres, Th. d’Agric., VI, 27. — Que feroy-je en telle saison, Sinon oiseux à la maison… Pres du feu faire bonne chere ? Ronsard, Gayetez, 2.

Originaire se confondait parfois avec original, et original avec originel : Aussi quittons-nous les vieilles traductions, et voulons avoir recours aux livres originaires. E. Pasquier, Lettres, II, 6. — Par maladie, helas, si generale Que presque c’est macule originale Secondement survenue au grand dam De tous tes filz yssus d’Eve et d’Adam. Lemaire de Belges, 3e Conte de Cupido et d’Atropos.

Partial avait entre autre sens celui de partisan. Il signifiait aussi homme de parti, et partialité servait à désigner dans une ville, dans un État, les partis politiques : Je ne suis partial… ne du pape, ne de l’empereur, ne du roy d’Espaigne, ne de la royne d’Angleterre. L’Hospital, Mémoires, II, 255. — Il estoit assez sedicieux et partial. Louveau, trad. des Nuits de Straparole, II, 5. — Or y avoit il dedans Rome deux ligues et partialitez, l’une de Sylla, qui estoit forte et puissante, et celle de Marius, qui n’osoit pas alors lever la teste. Amyot, César, 6.

Social se trouvait dans le sens de sociable, natif dans celui de natal : La vieillesse a un peu besoin d’estre traitee plus tendrement. Recommandons la à ce Dieu, protecteur de santé et de sagesse : mais gaye et sociale. Montaigne, III, 13. — J’eusse laissé le port de ma terre native. P. de Brach, Poemes et Mesl., L. III, S. 9.

Continent, employé comme adjectif, signifiait continental. De même paradoxe, semestre, trimestre s’employaient là où nous dirions aujourd’hui paradoxal, semestriel, trimestriel : Ce que j’ay dict des isles se peult aussi attribuer à la terre continente. Thevet, Cosmogr., IV, 9. — C’est doctrine moult paradoxe et nouvelle. Rabelais, III, 8. — Faire les magistrats semestres, à fin que tous les semblables y ayent part. L. Le Roy, trad. des Politiques d’Aristote, V, 8. — Venons maintenant aux principales pieces de ceste triennale et trimestre publication et negociation. Charron, Disc. chrest., Redemption, 10. Territoire s’employait dans le même sens que terrestre : Es choses territoires n’y a perfection ne felicité. Marg de Nav., Heptam., 19.

Univers, employé comme adjectif, signifiait universel. On disait souvent le monde univers. Université signifiait universalité : Un preux, un conquerent, un pretendent et aspirant à l’empire univers, ne peut tousjours avoir ses aizes. Rabelais, I, 33. — L’enseigne et la marque d’une loy naturelle est l’université d’approbation. Charron, Sagesse, II, 3.

Sanguinaire avait comme synonymes sanglant et sanguinolent : Fredegonde avoit à son service des gens de pareil naturel, et aussi sanglant qu’elle. Fauchet, Antiquitez, IV, 13. — Il fallut de rechef que les Muses cedassent, et Mars cruel et sanguinolent eust lieu en leur endroit. Thevet, Cosmogr., XIV, 19.

Au lieu des adjectifs blanc, blond, brun, jaune, noir, etc., on employait souvent blanchissant, blondissant, brunissant, jaunissant, noircissant : Junon au coude blanchissant. Am. Jamyn, Iliade, XV. — Pourquoy… Arrachez-vous ainsi vos tresses blondissantes ? R. Garnier, Troade, 558. — De ton œil brunissant sort le coup qui m’entame. Magny, Souspirs, S. 96. — Son Cymeterre en arc se flechissant Feut esmaillé de jaspe jaunissant. Du Bellay, Eneide, IV. — Fay luy le cheveu noircissant En longues tresses finissant. Belleau, Odes d’Anacreon.

Egaler, outre son sens actuel, avait celui que nous donnons à égaliser : Il vouloit imiter Solon et Lycurgus, en egalant les biens de ses citoyens. Amyot, Cléomène, 8.

Pendant, substantif, avait souvent, le sens de pente. D’autre part, la parenté entre pendre et pencher se marquait dans ce fait que pendre signifiait souvent pencher : Elle est bastie toute en pendant, et a son Eglise Metropolitaine au plus haut du mont. Thevet, Cosmogr., XV, 1. — Je congnoissois bien à ses responses… pendoit quelque peu de ce cousté là de la religion. Monluc, Comment., L. V (II, 369).

On voit par ces exemples quel travail s’est fait dans notre langue pour attribuer autant que possible à chaque mot son rôle, pour partager de plus en plus les emplois. Malgré la richesse de notre vieux vocabulaire, il a fallu créer beaucoup de mots nouveaux pour arriver à la spécialisation des anciens : par exemple, continental, semestriel, trimestriel ne semblent pas avoir existé au xvie siècle. La formation de ces adjectifs a permis à continent, semestre et trimestre de se restreindre au rôle de substantifs.

Le xvie siècle n’avait pas encore tiré de l’emploi des préfixes tous les avantages que ce procédé peut offrir pour la distinction des sens. On employait très souvent dans le même sens le simple et le composé.

Cumuler, comme accumuler, avait le sens d’entasser : Ces geants… Qui montz sur montz s’efforcent cumuler. Marot, Serm. du bon pasteur et du mauvais.

Prouver, approuver, esprouver, preuve et espreuve confondaient très souvent leurs sens. Ainsi prouver s’employait pour approuver et pour esprouver : Cyrus… prouva ce conseil, et par ce tendit à l’executer. Saliat, trad. d’Hérodote, I, 79. — Mais moy, qui jusqu’icy n’ay prouvé que la peine… La douleur, le soucy, les regrets, les ennuis… Je vieillis peu à peu sur l’onde Ausonienne. Du Bellay, Regrets, 35. — Approuver s’employait pour prouver et pour esprouver : Quand les Prophetes ont voulu approuver qu’ils estoyent envoyez de Dieu, ils ont dit : Je ne seray point Prophete si ceci n’advient. Calvin, 111e Serm. sur le Deuter. — Le prudent vigneron doibt planter le complant qu’il aura practiqué et approuvé estre le meilleur, sans y entremesler d’aultre. Cotereau, trad. de Columelle, III, 20. — Esprouver pouvait signifier prouver : Dieu leur avoit esprouvé sa puissance, afin qu’ils s’y fiassent. Calvin, 6e Serm. sur le Deuter. — Preuve s’employait pour espreuve, et réciproquement : Il vouloit faire une preuve et une dection des estrangers, pour donner à ceulx qu’il cognoistroit plus gens de bien droit de bourgeoisie Spartaine. Amyot, Cléomène, 10. — Celuy entre les Turcs est seulement reputé noble, qui en faict de guerre a donné plusieurs espreuves de sa vaillantise. E. Pasquier, Recherches, II, 17.

Advenir se trouvait dans le sens de parvenir, de devenir, et de convenir : Le moyen qu’il teint pour advenir à ses fins. Amyot, Alcibiade, 15. — Quand il est advenu Roy, et que les richesses du pais luy sont devant les yeux. Calvin, 106e Serm. sur le Deuter.Ceste livree [de pers et vert] luy advenoit bien, veu qu’il avait esté pervers. Rabelais, II, 31.

Franchir signifiait souvent affranchir : Charlemagne… les franchit, et leur ottroya quilz peussent vivre selon leur mode et leurs loix. Lemaire de Belges, Legende des Venitiens, 2.

Annoter s’employait pour noter : Le vin, comme Aristote annote, s’accommodant à la nature des beuveurs. G. Bouchet, 1re Seree.

Attenuer et extenuer se confondaient : Ilz n’ozoient venir à la bataille, estans leurs hommes si affoiblyz et si attenuez à faulte de manger, que plusieurs en mouraient de faim. Amyot, trad. de Diodore, XIII, 28. — Ceux qui le font ne doyvent point extenuer leurs fautes, ne prendre vaine couverture. Calvin, Que doit faire un homme fidele entre les papistes.

Tirer avait souvent le sens d’attirer : Mais il faut par bien-faits et par caresse d’yeux Tirer en ta maison les ministres des Dieux, Les Poëtes sacrez. Ronsard, Odes, III, I.

On employait complainte pour plainte, compromettre pour promettre, contourner pour tourner, fier pour confier, sacrer pour consacrer, citoyen pour concitoyen : Il execute ses jugemens, quand les povres oppressez luy adressent leurs complaintes. Calvin, Instit., III, xx, 15. — L’alliance et la foi compromise. Des Masures, David fug., 1255. — Malheureux sont ceux qui destournent les creatures de leur Createur, pour les contourner au peché. St François de Sales, Vie devote, II, 13. — Nul ne fie son secret à l’yvrongne, chacun le fie au sage. Montaigne, III, 4. — Belle à qui pay sacré et mes vers et ma peine. Aubigné, Primtems, II, 16. — L’un et l’autre à la fin encourut la haine et malvueillance de ses citoiens. Amyot, Thésée, 2.

Comporter s’employait dans le sens de supporter, se comporter dans celui de se transporter : Je ne scay comment je comporteray la douleur en laquelle vous me laissez. Le Maçon, trad. de Boccace, Décaméron, X, 9. — Quand dans un verger de plaisance Lasse elle alloit se comportant. Buttet, Ode 2. — Porter signifiait souvent comporter, se porter avait souvent le sens de se comporter. Porter signifiait aussi supporter : [Les assiegez] capitulèrent et receurent une composition plus honneste que le droit de la guerre ne portoit. Aubigné, Hist. Univ., XI, 14. — Si par le passé je me suis portée en jeune fille, à l’advenir je me comporteray en femme. Larivey, le Fidelle, IV, 4 — Ne pouvant plus porter cette haine publique, ils se pendirent eux-mesmes. Montaigne, III, 12.

Confluer s’employait pour affluer, conserver pour préserver, consister pour subsister : Tous ceux qui menent ceste vie y acourent, et confluent de tous costez. Amyot, Hist. Æthiop., L. I. — Floride… s’en alla en un oratoire se recommander à Nostre Seigneur… luy priant de vouloir conserver son cueur de toute meschante affection. Marg. de Nav., Heptam., 10. La vigueur de ce corps ne sauroyt consister A peine un jour, si faim vient à le molester. Aubigné, Création, ch. 6.

Delaisser s’employait pour laisser, denoncer pour annoncer : Les jardins et vergers que Caesar delaissa par testament au peuple Romain. Amyot, Fortune des Romains, 5. — Il denoncea et publia par affiches, que ce mesme jour la il vouloit lever gens pour la guerre. Amyot, Camille, 39. — On trouvait dénonciation pour annonce : La rigueur de ma peine n’est que la semonce et denonciation de la leur. Du Vair, Medit. sur les Lament. de Jeremie, 1. — Prononcer aussi s’employait pour annoncer : D’autre costé j’oy la bise arriver Qui en soufflant me prononce l’yver. Marot, Eglogue au Roy.

Descrire se trouvait dans le sens d’escrire, d’inscrire et de transcrire : Tesmoings ces pauvre Coriolanus, Sertorius, Lucullus, Scipion, et une infinité d’autres, desquels les noms seroient trop longs à descrire. Brantôme, M. de La Noue. — Je vous retiens… en estat et office de mes abstracteurs. Par Geber mon premier Tabachin y serez descris. Rabelais, V, 21. — Comme il appert par son Epitaphe… lequel je vous ay bien voulu descrire icy en François de mot à mot. Thevet, Cosmogr., XIV, 15.

On disait très souvent nier pour dénier, pendre pour despendre, route pour déroute : La terre… Nia son vin, ses pommes et son blé, Et de ses fils detestant la misere, Devint marastre en lieu de bonne mere. Ronsard, Elemens ennemis de l’Hydre. — J’ay veu que sous la Lune Tout n’estoit que hazard et pendoit de fortune. Ronsard, Amours diverses, à N. de Neufville. — Les Sicyoniens mesprisans ceulx d’Athenes pour ceste grande route qu’ilz avoient receue pres de Delion, se rebellerent contre eulx. Amyot, trad. de Diodore, XII, 21.

On employait souvent efforcer pour forcer, eslancer pour lancer, espuiser pour puiser, change pour eschange : En parlant et plaidant il efforçoit sa voix. Fouquelin, Rhet. franç., 59 vo. — Le Moenetien… Eslança le premier son javelot luisant. Am. Jamyn, Iliade, 16. — Il espuisoit du vin hors d’un vase profond Et le versoit en terre. id., ib., 23. — Voulez-vous faire change D’un vrai père à un père estrange ? Marot, Colloques d’Erasme.

Nous voyons fermer pour enfermer, trainer pour entrainer, emporter pour comporter et pour importer, enluminer pour illuminer : Ils virent le gouverneur s’estre fermé dedans sa maison avec ses gardes. E. Pasquier, Lettres, XVII, 3. — Aux armes les faultes sont irréparables. Une bien légère traîne souvent après soy une grande perte. Monluc, Comment., L. I (I, 96-97). — Il ne se met point à pari quant à l’adoration de Dieu, laquelle emporte aussi bien les sacrifices. Calvin, Instruct. contre les Anabaptistes. — Il emporte beaucoup… de sçavoir lequel de ces deux langages… approche plus de la perfection. H. Estienne, Dial. du Lang. franç. ital., II, 233. — Une lumiere claire comme l’esclair du tonnerre luy enlumina la teste tout alentour. Amyot, Fortune des Romains, 10.

Veue avait entre autres sens celui d’entreveue : Apres la prinse de Genes et la veue des deux roys à Savonne, celluy de France repassa par sa ville de Milan. Le Loyal Serviteur, Hist. de Bayart, ch. 28.

Informer s’employait pour former, information pour formation, importun pour inopportun : Il est force que quand on approche des choses, on soit si informé et moulé… par icelles. Amyot, Contre Colotes. — Ces deux [la comédie et la tragédie]… tendent plus à la corruption que à la bonne information des mœurs. Des Autels, Replique à Meigret. — Faire testament à ceste heure… me semble acte… importun et mal à propos. Rabelais, IV, 21.

Rompre signifiait souvent interrompre : Pour ne rompre son disner, voyre ny son sommeil. Montaigne, II, 4.

Parfumer se confondait avec enfumer : Le moien extreme est de faire sortir les Abeilles du creux de l’arbre, et ce en les parfumant avec de la fumee de drapeau qui brusle. O. de Serres, Th. d’Agric., V, 14.

On trouve suite au lieu de poursuite, proposer pour exposer, prevoir au lieu de pourvoir : Ainsi est il de Phebus et Daphné : Espoir le rend fort leger à la suyte, Craincte la rend fort legere à la fuytte. Marot, trad. de la Metamorph., I. — Les fouaciers… davant leur roy… proposerent leur complainte. Rabelais, I, 26. — Elle renversa… la table qui estoit chargée de viandes, et… dit qu’elle croit ce fait par mesgarde et voulant prevoir au service. Des Périers, Nouv. Récr., 127.

Ressembler s’employait pour sembler, et réciproquement ; récompenser avait Souvent le sens de compenser, et rarement son sens actuel ; récompense signifiait compensation ; cueillir, dont les sens étaient très variés, avait entre autres celui de recueillir : Il ressembloit comme au dernier souspir Rendre son âme. P. de Brach, Aminte, V, 1. — La beauté semble à la rose vermeille Qui meurt incontinent. Ronsard, Odes, III, 13. — Ceste entrée de guerre eust esté peu heureuse pour eux, si d’autres effects n’eussent recompensé les premiers defauts. La Noue, Disc. pol. et mil., XXVI, 2. — Nature, en recompense de telle difformité, luy donna un don singulier. Corrozet, Vie d’Esope. — Si je suis morte alors qu’arriveras, A tout le moins mes os tu cueilliras. Ch. Fontaine, XXI, Epistres d’Ovide, 10.

On disait remarquer pour marquer, remarque pour marque, regard pour égard : chascun se campant qui deçà, qui delà, De hayes, de buissons remarqua son partage. Regnier, Sat. 6. — La longue chevelure, sous la première lignée de nos Roys, avoit esté la plus signalée remarque de leur Royauté. E. Pasquier, Lettres, XIV, 2. — Il a regard à nostre infirmité ; il nous donne vertu telle qu’il sait nous estre propre. Calvin, 80e Sermon sur le Deuter.

Douter signifiait craindre, comme redouter ; susciter s’employait pour ressusciter, et aussi pour exciter : J’ay peur que vostre amour par le temps ne s’efface, Je doute qu’un plus grand ne gaigne vostre grace, J’ay peur que quelque Dieu ne vous emporte aux Cieux. Ronsard, Elegie 2. — [Jésus Christ] Sa deité monstra par ses miracles… Suscitant mors, imperant à la mer. J. Bouchet, Ep. fam. du Trav., 90. — Les Atheniens… estoyent poulsez et suscitez par les ordinaires harengues de Demosthenes. Amyot, Demosth., 17.

Commander se confondait avec recommander, tourner avec retourner, verser avec renverser, recueillir avec accueillir, et recueil avec accueil : [Jésus-Christ] Son ame à Dieu recommanda, Et a sainct Jehan sa mere commanda. J. Bouchet, Ep. fam. du Trav., 90. — Le roy estant à Carmagnoles, envoya dire au marquis qu’il ne vouloit tourner en France sans le voir. Brantôme, Marquis del Gouast. — [Le comte de Brissac] fut porté par terre de trois coups d’espée et plusieurs hommes de marque versez aupres de lui. Aubigné, Hist. Univ., XIII, 12. — Pourquoy differes tu ? Fus tu mal recueilly lorsque luy presentas le Jugement de Minos ? Marot, Temple de Cupido. Au Roy. — Lors s’y trouva la dame, qui leur feit le meilleur recueil du monde. Marg. de Nav., Heptam., 44.

Souscrire s’employait pour escrire, et aussi pour inscrire : Sus donc, enfant, sus viste va soubscrire En mon livret ce que je vien de dire. Fr. Habert, trad. d’Horace, Satires, I, 10. — J’ay mis sur le front de mon livre Un beau nom pour le faire vivre D’age en age eternellement, Et ores qu’à la fin j’arrive Il faut qu’un beau nom j’y soubzcrive Digne d’un tel commancement. Magny, Odes, II, 242. — Dans ce dernier exemple, il est vrai, souscrire dit plus qu’inscrire : il signifie écrire au-dessous, à la fin. Dans un sens analogue, il s’employait souvent là où maintenant nous dirions signer.

L’usage des préfixes est un précieux moyen de tirer d’un radical un très grand nombre de significations, Aussi, en suivant l’évolution du sens des mots, voyons-nous cet usage soumis à des règles de plus en plus précises. La valeur des préfixes tend d’une manière continue à se mieux déterminer, et la confusion d’autrefois fait place a une répartition d’emplois qui est une des causes de la clarté du français moderne.

Le sujet ne change pas, il ne fait que s’élargir quand nous passons aux mots qui ont des radicaux différents. Là aussi nous voyons des mots qui autrefois ont été synonymes et qui ont fini par s’appliquer à des choses très diverses. La modification du sens des synonymes est un fait très important dans l’histoire de notre langue. Si deux mots ont exactement le même sens, nous éprouvons toujours le besoin de trouver une différence entre eux, et, comme elle n’existe pas, nous la créons. Les deux mots cessent de pouvoir s’employer indifféremment l’un pour l’autre et en viennent souvent à être séparés par une large distance. C’est ainsi que s’imposent à l’esprit des distinctions nouvelles, que l’on aperçoit des nuances longtemps indécises, que l’on analyse les idées avec une finesse minutieuse. L’étude de notre Langage abstrait est à ce point de vue extrêmement instructive. Mais, dans toutes les catégories de mots, on peut trouver de nombreux exemples. D’ailleurs, le travail inconscient de notre esprit s’accorde souvent avec les faits extérieurs qui rendent nécessaires ou du moins très utiles les distinctions qui se font entre des mots primitivement synonymes.

Dans la première moitié du xvie siècle, l’auteur d’un livre pouvait être appelé auteur, comme aujourd’hui. Il pouvait aussi s’appeler facteur, ce mot ayant été pris dans un sens général. Beaucoup plus tard même, saint François de Sales appelait encore Dieu facteur de toutes choses. Dieu était le facteur du monde, et Virgile le facteur de l’Énéide : Il n’est facteur qui sceust en prose ou rime Bien declarer la supernelle grace Que je viz lors en ceste belle face. Michel d’Amboise, Complaintes de l’Esclave fortuné, 33 vo. — Dieu est le facteur et pere de toutes choses. St François de Sales, Amour de Dieu, IV, 8. — L’auteur d’un livre pouvait aussi s’appeler acteur : Je n’ay veu acteur quelconque qui en escrive aucune chose plus avant, sinon Ovide au quatrieme de sa Metamorphose. Lemaire de Belges, Illustr., I, 27. — Avant la fin du xvie siècle, l’usage avait déjà séparé les trois mots auteur, facteur et acteur.

Le mot physicien, avant que les progrès des sciences physiques eussent exigé sa spécialisation, avait été l’un des noms qui désignaient les médecins. Henri Estienne le considérait comme vieux en ce sens, mais Larivey l’employait encore : Le fisicien, ou medecin, par le moyen de ses sirops, pillules et medecines, guarit les corps des fiebvres et autres infirmitez. Larivet, le Fidelle, IV, 1.

Le statuaire s’appelait encore un tailleur, ou un tailleur d’images, bien que le mot statuaire fût depuis longtemps en usage : Phidias, bon et excellent tailleur. Ch. Fontaine, Fontaine d’Amour, Ép. 7. — Deux images d’Alexandre le Grand… l’une desquelles est de Praxitele, et l’autre de l’œuvre de Phidias, deux des plus excellens tailleurs d’images, qui ayent esté en l’antiquité. Thevet, Cosmogr., XVII, 6. — Henri Estienne considérait comme un néologisme l’emploi de tailleur pour couturier.

Compagnon s’employait dans le sens de collègue : les deux consuls étaient appelés compagnons. On l’employait aussi là où nous dirions confrère, en parlant des médecins, par exemple : Il feit elire pour son compagnon au consulat le pere de Lucrece. Amyot, Publicola, 12. — Qui vid jamais medecin se servir de la recepte de son compagnon, sans y retrancher ou adjouster quelque chose ? Montaigne, III, 37.

Le mot coche pouvait désigner divers véhicules. On l’employait souvent pour char : Marc Antoine fut le premier, qui se fit trainer à Rome… par des lyons attelez à un coche. Montaigne, III, 6.

Un godet, comme un verre ou une tasse, pouvait servir de récipient pour toutes sortes de liquides : Enfans, beuvez à pleins guodetz. Rabelais, III, Prologue.

Grange était un des mots qui désignaient une ferme : Il en achapte force mestairies, force granges, force censes, force mas. Rabelais, IV, Prologue. Un granger, comme encore aujourd’hui dans quelques provinces, était un fermier.

Le mot herbe pouvait désigner les légumes, et herbages, avec un suffixe collectif, avait, aussi ente signification : L’artichot, et la salade, L’asperge, et la pastenade, Et les pepons Tourangeaux Me sont herbes plus friandes Que les royales viandes. Ronsard, Odes, III, 24. — Le medecin… luy ordonnoit l’abstinence de vin, vivre d’herbages. F. Bretin, trad. de Lucien, Menteur, 8.

Unguent était synonyme de parfum, venin synonyme de poison : Et en sentant la tressuave odeur De tes unguens. Marg. de Nav., les Marguerites, Nativ. de J. C. — Elle print d’une main asseuree la coupe où estoit le venin, et… avala brusquement ce mortel breuvage. Montaigne, II, 3.

Anatomie était l’équivalent grec de notre mot latin dissection. Mais dissection ne se répand pas avant le xvie siècle, où nous voyons dans Ambroise Paré le pléonasme dissection anatomique. Dissection et anatomie restent longtemps synonymes : Et eusse bien voulu estre en lieu, où l’on eust fait l’anatomie de ce monstre si rare, pour voir ce qu’il avoit dans le corps. Thevet, Cosmogr., IX, 6.

Expedition s’employait déjà au sens militaire, mais on disait encore en ce sens voyage : les voyages de Terre-Sainte, le voyage de Naples. En ce present livre… nous commencerons à ce voyage des Atheniens en la Sicile, contre les Syracusains. Amyot, trad. de Diodore, XIII, 1.

Invasion désignait l’action d’assaillir : Les hostes et amys dudict Alcibiades qui estoient en la cité de Argos furent souspeçonnez de voloir faire quelque invasion sur le peuple. Seyssel, trad. de Thucydide, VI, 10.

Les mots qui exprimaient des sentiments n’avaient pas toujours un sens bien précis. Dédain pouvait signifier colère, douleur, et aussi dégoût, découragement : [Ninus] en prit un tel desdain qu’il luy fit en achapter la reparation par la perte de sa vie. Cholières, 2e Apres-Disnee. — Il prend en soy un tel desdain, il ronge en son cœur et en son ame un tel despit et chagrin. Brantôme, M. d’Aussun. — Il faut choisir ceux… qui n’auront aucune saveur ny goust malplaisant, à fin que plus longuement et sans dedain ils puissent estre tenus en la bouche. Paré, XXV, 36. — [La vigne] estant mal choisie… ne peut apporter que desdain, voiant perdre la despense emploiee à son elevement. O. de Serres, Th. d’Agric., III, 2. — Ire, qui signifiait ordinairement colère, pouvait aussi signifier douleur : Le Roy… se retyra pour souspirer par griefve douleur, en une chambre ou estoit la Royne, auquel elle demanda incontinent l’occasion de son ire et melancolie. Sevin, trad. de Boccace, le Philocope, L. II, 35 vo. — Courroux aussi avait souvent le sens de douleur, et courroucer celui d’affliger : La Deesse [Venus]… fut si dolente quelle le ploura long temps amerement [Adonis], et desrompit ses beaux cheveux aureins. Et sil ne fust quelle estoit immortelle, elle en fust morte de courroux. Lemaire de Belges, Illustr., I, 27. — On luy dist que sa bonne femme estoyt malade et en grand dangier, dont il monstra estre autant courroucé qu’il estoit possible. Marg. de Nav., Heptam., 71.

Continuel était synonyme de consécutif, qui était probablement assez récent. Il était aussi le synonyme d’assidu : Ces feux durerent l’espace de neuf jours continuels. Amyot, trad. de Diodore, XVII, 5. — Ceux qui… desiroient d’estre continuels aux sacrifices. Calvin, 107e Serm. sur le Deuter.

Haineux était souvent substantif et était plus expressif que son synonyme ennemi, dont l’emploi est trop large et auquel on fait exprimer trop d’idées différentes : Il fit de ses haineux une belle vengeance. Du Bellay, Regrets, 40.

Malencontreux avait souvent le sens de malheureux : Le malheur Que plus je craignois en mon cœur M’est advenu malencontreuse. Belleau, la Reconnue, IV, 1.

Mécanique, adjectif et substantif, se prêtait à des synonymies tout à fait perdues aujourd’hui. Un homme mécanique, un mécanique était un ouvrier : Ils esleurent entre eulz un duc appellé messire Paule de Novy, homme mécanique et de mestier de tainturier. Le Loyal Serviteur, Hist. de Bayart, 27. — Quand les mechaniques parviennent à quelque degré, ou bien deviennent riches, ils haïssent l’art qu’ils ont exercé. G. Bouchet, 15e Seree. — Le mot pouvait être aussi synonyme de mesquin et d’avare : Celuy qui rendoit le Prince chiche et mecanique. Amyot, Galba, 16.

Scientifique se confondait quelquefois avec savant : Platon escript que les choses publiques Heureuses sont quand Roys scientifiques En ont la charge et le gouvernement. J. Bouchet, Epistres morales du Traverseur, II, i, 4.

Timide pouvait signifier effrayé, et par suite timidité se trouvait dans le sens de crainte : Et sus la mer les mariniers timides Font un amas de leurs voile humides. Peletier du Mans, 1er Liv.  des Géorgiques. — Justice nous presse si fort Que sommes en timidité Que ung jour en grant crudelité Porterons sentence de mort. Anc. Poés. franç., XI, 259.

Aggraver s’employait naturellement dans le même sens qu’alourdir. Il signifiait souvent aussi fatiguer : Un corps… saoul et aggravé de nourriture. Amyot, S’il est loisible de manger chair, I, 6. — Je voy leurs piedz de courir agravez. Marg. de Nav., les Marguerites, III, 190.

On employait consentir dans le sens de s’accorder, être d’accord, et consentement dans le sens d’accord : Tous les mesnagers consentent en mesme avis touchant le bestail. O. de Serres, Th. d’Agric., IV, 8. — Ilz ne cessent de calomnier nostre doctrine… Ilz enquierent, s’il est expedient qu’elle surmonte le consentement de tant de Peres anciens. Calvin, Instit., au Roy.

Convenir s’employait dans le sens de s’assembler, et convention dans le sens d’assemblée : Ceste assemblée seroit criminelle de lèse-Majesté, si nous avions osé convenir en ce lieu sans estre asseurez et pleins de nostre droict. Aubigné, Hist. Univ., X, 8. — Il fut… delegué pour aller à la convention des Estats de Normendie, qui se tient tous les ans à Rouen. Vauquelin de la Fresnaye, Orais. fun. de Jean Rouxel.

Deprimer était synonyme d’abaisser, même au sens matériel : Les Evesques deprimans les autres doigts, en tenans ces deux tous droits, signifioient vouloient parler au peuple. Guill. Bouchet, 33e Seree.

Crouler avait le même sens que secourre ou secouer. Escrouler aussi. Croulement pouvait signifier l’action de secouer : Ilz… cueilloient des fleurs, croulloient des arbres fruitiers, et en mengeoient des fruitz. Amyot, Daphnis et Chloé, L. III. — Là estait un Sycomore antique : elle l’escroula par trois fois. Rabelais, III, 17. — L’Eternel qui du seul croulement De son chef rayonneux meut jusqu’au fondement Les montagneux rochers. Du Bartas, Lepanthe.

Despiter pouvait être synonyme tantôt de mépriser, tantôt de défier, braver, tantôt de maudire : Ceulx qui noz voisins sont En opprobre nous ont, Nous mocquent, nous despitent. Marot, Ps. de David, 34. — Jusques au dernier souspir il ne cessa de blasphemer et despiter Dieu. H. Estienne, Apol. pour Her., ch. 26. — Je despite ma vie à souffrir condamnée. Desportes, Elegies, I, 14.

Déclarer, exposer avaient tous deux le sens d’expliquer. Ce verbe avait d’ailleurs d’autres significations perdues aujourd’hui. Déclaration, exposition signifiaient explication : Le Prince, à qui il appartient de declarer ses loix quand elles ont besoin de quelque explication. Du Vair, Arrests prononc. en robe rouge, 7. — Je mettray ses mots pour ceux qui entendent le grec ; et puis les exposeray pour ceux qui ne l’entendent pas. H. Estienne, Conformité, I, 2. — Briefve declaration d’aucunes dictions plus obscures contenues on quatriesme livre. Rabelais. — Tu me pries de t’escrire quelque chose… de quelques passages du Timee de Platon, lesquels semblent avoir besoing de plus diligente exposition. Amyot, Tranquill. de l’âme, 1.

Entailler était synonyme de graver : Car Mulciber, des fevres l’oultrepasse… Y entailla de la mer la claire unde… Et y grava des terres le grand tour. Marot, L. II de la Metamorphose.

Exceller s’employait dans le même sens que surpasser. Tous deux étaient nouveaux venus, et l’ancienne langue aurait dit passer : L’heur de te voir tout l’heur du monde excelle. Baïf, Div. Amours, L. I.

Juger pouvait signifier condamner : Les uns me jugeoyent à estre lapidé, les autres à estre jecté dedans le precipice du Baratre. Amyot, Hist. Æthiop., L. I, 7 ro.

Lire avait souvent le sens d’enseigner, et le mot lecteur désignait celui qui enseignait : Pierre Forcadel, apres avoir leu à Rome quelque temps les Mathematiques… à la parfin a esté digne Lecteur du Roy en l’Université de Paris. Thevet, Cosmogr., XV, 23. — [Polemon] estant allé ouïr une leçon de Xenocrates, ne remerqua pas seulement l’eloquence et la suffisance du lecteur. Montaigne, II, 17.

Porter, supporter s’employaient au figuré dans le sens de soutenir, et support pouvait signifier soutien : Scipion l’Affricain… avoit… esté de tout temps fort aimé, porté et favorisé du commun peuple. Amyot, Paul Emile, 38. — L’un de ceulx qui suyvirent Evander en Italie s’appelloit Patron, lequel estant homme secourable et qui supportait les pauvres et petits, donna son nom à cest office d’humanité. Amyot, Romulus, 13. — Il a le cœur si haut qu’il aime mieux mourir Sans support et sans biens, que de les acquerir Par importunité. Ronsard, Bocage royal.

Preposer et proposer s’employaient tous les deux dans le sens de préférer : Tu ne preposeras à Dieu homme vivant. P. de Changy, Instit. de la Femme chrest., I, 15. — Elle proposa la facture à son facteur, l’ouvrage l’ouvrier, et le subject à son prince. Montaigne, trad. de R. Sebon, ch. 243.

Rapporter et retirer étaient synonymes de ressembler : Les Libyens… donnent le Royaume, quand il y a plusieurs enfans, à celuy qui rapporte mieux au pere. G. Bouchet, 23e Seree. — Nostre vie… retire à la grande et populeuse assemblée des jeux Olympicques. Montaigne, I, 25.

Reciter, dont les sens étaient très nombreux, avait entre autres celui de raconter : Adjoustons encore un’ histoire… que Seneque recite en l’une de ses lettres. Montaigne, II, 25.

Reclamer avait le même sens qu’invoquer : Eternel, je te reclame tout le jour : j’estens mes mains vers toi. Aubigné, Médit. sur le Ps. 88.

Repugner était synonyme de résister et de contredire, être opposé, et repugnance synonyme de résistance et de contradiction, opposition : Es queles choses leur a esté bien facile de vaincre ceux qui ne repugnoient point. Du Bellay, Deffence, I, 9. — Combien que ceulx qui estoient descendus les premiers leurs fissent repugnance avec les espées au poing. Le Maçon, trad. de Boccace, Decam., II, 7. — Telle façon de faire repugne à ce qu’ils mettent en avant touchant la gravité de leur langage. H. Estienne, Precellence, p. 45. — Le travail de son esprit bandé… à concilier les repugnances et contrarietez des lois. Vauquelin de la Fresnaye, Orais. fun. de J. Rouxel.

Tourner s’emploie souvent pour changer. Il a aussi le sens de traduire, et tourneur celui de traducteur : Daphné fille de Penee Qui en plante fus tournee Pour te sauver d’Apollon. Am. Jamyn, Poés., L. V, 237 vo. — Garde et regarde que tu ays autant parfaite congnoissance de l’idiome de l’autheur que tu entreprendras tourner, comme de celuy auquel tu delibereras le traduire. Sebillet, Art poétique, II, 14. — Tousjours l’autheur vers soy la gloire ameine, Et le tourneur n’en retient que la peine. La Boetie, Vers franç., à Marguerite de Carle. — Traducteur était alors tout nouveau, et moins usité que translateur.

Rompre était bien comme aujourd’hui synonyme de briser, mais il était aussi synonyme de déchirer : A ses souspirs la bride elle destache, Rompt ses habits, ses cheveux elle arrache. Ronsard, Franciade, 3.

Usité avait le sens d’habitué, exercé, et inusité de non habitué : Les Massagetes… combatent à pied et à cheval, car ilz sont usitez aux deux. Saliat, trad. d’Hérodote, I, 215. — Un petit sommeil… Coula dedans mes yeux inusitez au somme. R. Garnier, Cornélie, 675.

On verra dans les pages suivantes encore beaucoup d’autres mots dans lesquels s’est effacée la synonymie, car ce fait est un des plus importants qui se soient produits dans l’évolution de notre vocabulaire.

Certains mots se prêtaient aux changements de sens avec une particulière facilité c’étaient ceux qui avaient des significations très variées. La grande étendue de leur sens faisait qu’ils se prêtaient aisément a des emplois nouveaux. Mais aussi la multiplicité de leurs emplois les empêchait de s’attacher solidement à l’expression des diverses idées auxquelles ils répondaient. Le rapport du mot à l’idée se rompait aussi facilement qu’il s’était établi. Le lexique français contient toujours un assez grand nombre de mots de cette catégorie. Quoique notre langue n’ait plus son instabilité d’autrefois, il semble que pour ceux-là le mouvement de va-et-vient n’ait pas tout à fait cessé.

Action, mot encore si large aujourd’hui, a pourtant perdu plusieurs de ses anciens sens, par exemple ceux de contenance, attitude, de cérémonie, de discours : Sa face pleine de Majesté, son port et son action, le feroient assez reconnoistre pour Roy, en quelque solitude qu’on le trouvast. Du Vair, Har. au Parlem. de Bordeaux, 1620. — Ceste action publique que nous celebrons pour honorer la memoire du grand Philippe Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur. St François de Sales, Orais. fun. du duc de Mercœur. — Cette singuliere pieté, qui vous a assemblez à ce service et pompe funebre, me donne esperance de vous avoir aussi doux et favorables auditeurs de ceste mienne action que vous estes affectionnez et charitables à la memoire de celle que nous devons presentement louer. Du Vair, Orais. fun. de la Royne d’Escosse.

Entre autres sens, estat avait ceux de condition, de charge, de train de maison, de costume : Ce doit estre quelque gros personnage, et non pas un homme privé, de bas estat. Amyot, Esprit famil. de Socrate. — Il luy vint en l’entendement d’achepter un estat de conseiller en la cour de parlement. Des Périers, Nouv. Récr., 126. — Si luy bailla Menelaus [à Hélène] nouvel estat, et principalement pour ses compaignes et damoiselles dhonneur, deux de ses parentes. Lemaire de Belges, Illustr., II, 3. — Une jeune pucelle… laquelle sembloit etre de grande parenté, selon que son estat et honneste maintien demonstroit. Louveau, trad. d’Apulée, IV, 5.

Ce mot estat entrait dans la locution faire estat, qui elle-même avait différents sens : Faire cas : Il ne fait pas grand estat de l’eloquence de vostre pere au prix de la sienne. Montaigne, II, 10. — Avoir l’intention : Il faisoit estat d’aller luy mesme en personne leur mener la guerre. Saliat, trad. d’Hérodote, I, 153. — Compter sur : Jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne feit moins d’estat de sa durée. Montaigne, I, 19. — Être sûr : Faites estat que vous aurez et moy et la royne ma mère pour cruels ennemis. Marg. de Val., Mémoires, p. 84.

Partie avait le sens de parti, de qualité, de compte, de rôle (surtout au figuré), d’époux ou épouse : Ce tyran feit empaler et escorcher plusieurs Chrestiens Grecs et Latins, qui s’estoient rebellez contre son maistre et tenoient la partie des Venitiens. Thevet, Cosmogr., XVIII, 10. — Les principales parties que mon pere chercha fit à ceux à qui il donnoit charge de moy, c’estoit la debonnaireté et facilité de complexion. Montaigne, I, 25 — Je suis honteux des parties que je vous envoie, vous asseurant qu’il m’a plus cousté de choleres en les fournissant, qu’il ne vous coustera d’argent en les acquittant. E. Pasquier, Lettres, XIV, 4. Induciomare tenant les premieres parties entre les Trevires. E. Pasquier, Recherches, I, 2. — Qu’il suyve son train, cognoissant que c’est au nom de Dieu qu’il est marié, et qu’il faut qu’il tiene foy à sa partie, puis qu’elle luy est assignee de Dieu. Calvin, 4e Serm. sur l’Epistre à Tite.

On sait quelles variétés de sens peut avoir encore aujourd’hui le mot bon : un bonhomme pouvait être, au xvie siècle, un homme brave, un homme vieux, un paysan : La meilleure defense des places sont les bons hommes en nombre suffisant. La Noue, Disc. pol. et mil., XXVI, 1. — Feu M. de Montpensier le bonhomme dernier mort. Brantôme, Disc. sur les Duels. — Les gentilshommes n’avoient pas le courage si rabaissé de manger le bonhomme. L’Hospital, Reformat. de la Just., 4e partie.

Gros s’employait dans le sens de grand, un gros seigneur : Vous estes riche, et je suis pauvre ; vous estes grand seigneur, et je suis de travail ; vous voudriez des grosses dame, et je suis de basse condition. Louveau, trad. des Nuits de Straparole, V, 4. — Avoir le cœur gros signifiait être orgueilleux ; et, le mot estomac étant souvent employé alors dans le sens de cœur, Calvin a pu désigner l’orgueil par le nom de gros estomac : De peur d’enfler le cœur à celles qui l’aurayent desja assez gros de nature. H. Estienne, Conformité, I, 2. — Il viendra là jetter ses bouffees et son gros estomac. Calvin, 37e Serm. sur l’Ep. aux Galates. — Gros avait aussi le sens de grossier : Nous disons… il parle du latin de cuisine… les autres disent gros latin. H. Estienne, Conformité, I, 1.

Brave, récemment venu d’Italie, avait des significations multiples. Il signifiait beau : un brave palais, de braves habits : Un brave pavillon de feuillées aimables Treillissé et couvert proprement te feray. Béreau, Eglogue 10 ; — bon, habile, savant : Tous les plus braves medecins y estans appellés jugerent que c’estoit une convulsion de fort pres approchante à l’epilepsie. Paré, XIX, 32 ; — Hautain : Et bref vous me serez ou gracieuse ou brave, Maugré vostre rigueur je seray vostre esclave. Ronsard, Elegie 9. — On trouvait bravade dans le sens de magnificence et d’ostentation : Nous appelons parade et bravade… ce que nous nommions magnificence. H. Estienne, Precellence, p. 351. — Lequel [mot] Petrarque et Boccace ont mis en monstre, en faisans grande bravade. id., Ib., p. 343. — Braver signifiait défier, parler d’un ton provocant : Il brava fort et menaça de tout battre, vaincre et renverser. Brantôme, Marquis del Gouast. — Il signifiait aussi parader, se pavaner : J’en ay aussi veu autres… qui engageoient tout ce qu’ils avoient… pour acheter chevaux et accoustremens afin de braver. Du Fail, Contes d’Eutrapel, 2.

Defaire avait entre autres sens celui de tuer : Je me rencontray un jour à Rome, sur le point qu’on deffaisoit Catena, un voleur insigne : on l’estrangla sans aucune emotion de l’assistance. Montaigne, II, 11. — Se defaire signifiait se tuer : Dinocrates ne leur donna pas loisir de le faire mourir par justice, car il se desfeit luymesme. Amyot, Philopœmen, 21.

Donner avait le sens d’attribuer : Toute la faute estoit donnée, par preuves evidentes et manifestes, à un Lucien. Louveau, trad. d’Apulée, VII, 1 ; — celui d’admettre : Donnons neantmoins que toutes ces choses se puissent tolerer pour quelque temps. Calvin, Instit., ch. V, p. 349 ; — celui de sacrifier : On donne au privé l’utilité commune. Du Bellay, Regrets, 123.

Coucher avait le sens de placer, poser : Il ne peut si bien coucher ses couleurs que il en avoit jeté le dessein. Larivey, trad. des Nuits de Straparole, IX, 4 ; — celui d’inscrire : Une seule parolle De vous me peult faire coucher au rolle. Marot, Epistre 28 ; — celui de rapporter, d’exposer (par écrit) : Toutes ces choses sont bien à plein et bien elegamment couchees es autres œuvres escrites en François. Lemaire de Belges, Illustr., II, 6 ; celui de rédiger : Sur le poinct qu’il estoit prest de publier l’edict… et qu’il ne restoit plus qu’à le coucher en bons termes. Amyot, Solon, 15 ; — celui de mettre au jeu : Et bien, mon amy, dit-il à ce jouvenceau, voila cent escus, couchez-en autant. Du Fail, Contes d’Eutrapel, 26. On sait combien ce dernier sens était développé dans le langage figuré.

La restriction de sens est un fait très fréquent, bien connu, qui se produit encore triés souvent à notre époque. Beaucoup de mots avaient au xvie siècle un sens plus large qu’aujourd’hui.

Les gendarmes autrefois étaient simplement des hommes d’armes : Ainsi jadis ces deux fameux gendarmes, Jason, Achille, enfançons de Chiron, Furent nourris en son docte giron. Ronsard, l’Hydre desfaict. — Gendarmerie, mot collectif, désignait, aveu la même extension, l’ensemble des gendarmes : C’est une dispute non encores jugée… sçavoir si la gendarmerie de pied fait plus d’exploit et est plus utile à un conquérant que celle de cheval. Fauchet, Orig. des Chevaliers, I, 1. — Ces deux mots s’employaient aussi avec une restriction toute différente de celle d’aujourd’hui : les gendarmes étaient les combattants à cheval, et gendarmerie était le nom collectif qui les désignait : Cessez, cessez, gendarmes et pietons, De pilloter et menger le bon homme. Collerye, Rondeaux, 96. — Crassus les hastoit encores d’aller, contraignant les gens de pied de marcher aussi tost comme la gendarmerie. Amyot, Crassus, 23.

Un marchand est celui qui fait un marché. Au xvie siècle, ce mot pouvait être le nom de l’acheteur aussi bien que celui du vendeur : L’image, s’il est beau, son marchand trouvera, A quelque pris que soit contant s’achètera. Rimes de P. de Laval, 61. — Marchander ne se bornait pas au sens restreint de discuter le prix, mais avait le sens générai de faire du commerce : Grand joie ilz ont quand ce dont ilz marchandent Fault au pays, parce qu’a lors ilz vendent Tout a leur pris, sans raison ne pitié. J. Bouchet, Epistres morales du Traverseur, II, ix, 1.

Un patient est un homme qui souffre on employait souvent le mot dans le sens de malade : Il commande rien n’estre au medecin… qui puisse offenser le patient. Rabelais, IV, Ancien Prologue.

Un pelerin était un voyageur, que le but d son voyage fût profane ou religieux : Par l’apprehension des calamitez que souffrent journellement les pelerins de l’Ocean. Cholières, 1re Matinée.

Le mot recteur, quoiqu’il fût depuis longtemps employé dans un sens spécialement universitaire, pouvait encore désigner, d’une façon générale, celui qui dirige, qui gouverne : Elle fait Dieu recteur du monde de parolles seulement et non pas de faict. Calvin, Instit., VIII, p. 502.

Un veneur était un chasseur, et non pas seulement un auxiliaire dans une grande chasse : En ce temps là les Princes et les peuples vivoient pour la pluspart de venaison. Si estoient presques tous veneurs plus que laboureurs. Lemaire de Belges, Illustr., III, 1.

Le mot famille désignait tous ceux qui habitaient la maison, les serviteurs comme les maîtres. Souvent, pour distinguer les serviteurs, on leur donnait le nom de grossière famille : Si d’autre part le maistre traicte inhumainement sa famille : c’est larrecin devant Dieu. Calvin, III, p. 160. — Cestui-ci sera pour vostre table, et cestui-là pour vostre grossiere famille. O. de Serres, Th. d’Agric., VIII, 1.

Escadron, mot récemment emprunté à l’italien, signifiait troupe en général. Il s’appliquait aux soldats à pied comme aux soldats à cheval : Les gens de cheval Romains… demeurerent en fin maistres de la place ; et incontinent apres les escadrons de pied se venans à heurter, commencerent une bataille tres-cruelle. Fauchet, Antiq., I, 23. — Le mot servait même à désigner des troupes qui n’avaient rien de militaire : Je semble cil qui nombre Les Cailles, qui couvrant la mer Itale d’ombre, Pour vivre sous un Ciel plus fecond et plus dous Viennent par estadrons passer l’Esté chez nous. Du Bartas, 1re Semaine, 4e Jour.

Faon se disait des petits de toutes sortes de bêtes : J’ay nourry… ces deux enfans dans une caverne, comme la lionne ses faons. Fauchet, Antiq., II, 20.

Les mots concile, congrégation, consistoire n’étaient pas encore restreints à leur sens ecclésiastique. Ils pouvaient encore s’employer dans la signification générale d’assemblé : Jupiter irrité des larmes de sa fille Des Dieux incontinent assembla le concile. Ronsard, Hymne de la Justice. — Les congregations et assemblees des hommes associées par droit, qu’on appelle citez. L. Le Roy, trad. des Politiques d’Aristote, I, 2, Comment. — Cineas… luy dit… que le Senat luy avoit proprement semblé un consistoire de plusieurs Rois. Amyot, Pyrrhus, 19.

Seminaire signifiait au propre lieu où l’on sème. Au figuré, il était à peu près l’équivalent de pépinière : Depuis le commencement d’Octobre jusques à la fin de Janvier… est bon de planter les Oignons… à telle cause doucement les arrachons du seminaire. O. de Serres, Th. d’Agric., VI, 4. — Le collége des advocats est le séminaire des plus grandes charges publiques. L’Hospital, Reformat. de la Just., 4e partie.

Reposoir signifiait, d’une façon générale, lieu où l’on se repose : Au milieu de l’escalier sont reposoirs pour ceux qui montent. Saliat, trad. d’Hérodote, I, 181.

Rochet, soutane désignaient l’un et l’autre des vêtements longs, des sortes de tuniques que les femmes portaient, aussi bien que les hommes : [Hélène] s’accoustra hastivement dun fin rochet de lin, et partit de sa chambre. Lemaire de Belges, Illustr., II, 16. — La principale [nymphe]… representant Diane… vestue sus la sottane et verdugalle de damas rouge cramoisi à riches broderies, d’une fine toille de Cypre toute battue d’or. Rabelais, Sciomachie.

Un carcan était un collier. Le mot désignait bien souvent le fer entourant le cou d’un prisonnier, mais il pouvait s’appliquer aussi à une parure : Je voudrois estre carquan Qui orne ta gorge yvoirine. Ronsard, Odes, IV, 32.

Estoffe signifiait matière, en général. Il servait à désigner la pierre, le bois, les métaux, aussi bien que les tissus. Estoffé avait aussi une très large signification : Les murailles en seront de bonnes estoffes, bien basties et maçonnees. O. de Serres, Th. d’Agric., V, 1. — Le bouclier luit, estoffé d’airain franc. Des Masures, Eneide, VII.

Eschantilion conservait encore souvent son ancien sens de morceau. Faire eschantillon d’un domaine, d’un royaume, c’était le morceler, et l’on employait dans le même sens eschantillonner : Estant nostre Royaume divisé en eschantillons et parcelles. E. Pasquier, Recherches, II, 18. — Ces nations estrangeres eschantillonnerent en parcelles l’Estat de Rome. id., ib., I, 7.

Estable servait à désigner tous les locaux destinés à loger des animaux domestiques, les chevaux aussi bien que les bœufs et les moutons. Le mot escurie ne s’employait, que dans les maisons des princes ou des grands seigneurs : Il court droit à l’estable où sa main ne dedagne D’equiper son cheval. Montchrestien, Hector, IV.

Manoir, ce vieil infinitif pris substantivement, avait, encore le sens général de demeure, séjour, et n’était pas du tout réservé aux habitations seigneuriales : Où du Soleil voisin les Ethiopes noirs Se deffendent, creusans des souterrains manoirs. Baïf, Eglogue 2.

L’estude était le lieu où l’on étudie, où l’on travaille intellectuellement, le cabinet de travail : Me print envie d’agencer un peu de livres que j’ay en mon estude. Larivey, Trois nouvelles Comedies, Dédicace à François d’Amboise.

Boutique ne désignait pas seulement le lieu où l’on vend, mais en général celui où l’on travaille, où l’on exerce une profession. Un ouvrier, un peintre, un statuaire avaient une boutique que l’on appellerait aujourd’hui leur atelier. On disait même la boutique d’un médecin : Megabyzus… vint un Jour visiter Apelles jusques en sa boutique. Amyot, Comment on pourra discerner le flatteur d’avec l’amy. — Il crioit que la boutique du Medecin estoit l’eschole de Philosophie. G. Bouchet, 30e Seree.

Un ouvroir pouvait aussi être, suivant les cas, un atelier, une boutique, en général le lieu où l’on travaille : Au davant de l’ouvrouoir d’un Roustisseur un Faquin mangeoit son pain à la fumée du roust. Rabelais, III, 37.

Hospital qui, comme adjectif, signifiait hospitalier, avait, comme substantif, le sens de séjour, demeure : De là l’Ambition fit anvahir la terre Qui fut, avant le tams que survindrent ces maux, Un hospital commun à tous les animaux. Regnier, Sat. 6.

Un canton était un coin : Ces supercheries d’armes sont… pires que celles que l’on faict en assassinant les personnes aux cantons des rues ou en un coing de bois. Brantôme, Disc. sur les Duels. — De là était venu déjà le sens de carrefour, de quartier, de région, d’où dérive, par restriction, la signification actuelle : Il eut davantage de difficulté au pays des Eduens, pour autant que ce canton estoit plus puissant. Fauchet, Antiquitez, I, 18.

Destroict se disait d’un espace étroit, resserré. Le mot s’appliquait à un isthme : Les Lacedemoniens… vindrent camper au destroict que l’on appelle Istmus. Amyot, trad. de Diodore, XII, 17 ; — à un défilé : Leonidas… prit son chemin vers le destroict des Thermopyles. id., ib., XI, 1 ; — sans parler des cas où il désignait une région, une division administrative. On sait qu’au figuré il exprimait une situation difficile : estre à destroit de vivres, par exemple.

Linceul conservait encore quelque chose de sa signification primitive, tissu de lin. On l’employait dans le sens de linge, morceau de linge : Autant en est-il du linceul duquel Jesus Christ torcha les piedz de ses Apostres, apres les avoir lavez. Calvin, Traité des Reliques. — Il désignait surtout un drap de lit, d’où lui est venu son sens actuel : Son lict elle brassoit Et les linceux trop cours par les pieds tirassoit. Regnier, Sat. 11.

Idole signifiait image, statue, et d’autre part apparence, fantôme : L’un d’eux avoit de son baston frappé un Gaulois, qui trop privément luy manioit la barbe, pensant que ce fust l’idole de quelque Dieu. Fauchet, Antiquitez, I, 8. — Je m’en vois à la mort : et mon idole errante Sera tost aux enfers parmy l’ombre courante. Nuysement, Œuvr. poet., p. 78. — Mais depuis longtemps le mot était spécialement employé pour désigner les images des dieux du paganisme.

Perruque, emprunté à l’italien, signifiait chevelure, et quand les cheveux étaient postiches on disait une fausse perruque. Dans ce cas, c’est sans doute l’euphémisme qui a supprimé l’adjectif et produit la spécialisation : C’est l’image de Lysander faitte au naturel, ayant une grosse perruque, et la barbe fort espesse et fort longue. Amyot, Lysandre, 1. Au figuré, perruque désignait le feuillage des arbres : Le Chesne remue Sans aucun vent sa perruque menue. Ronsard, Bocage royal.

Crin ne se disait pas seulement quand on parlait de la crinière des animaux. Le mot signifiait cheveu, ou, avec un sens collectif, chevelure : Vous trouverez mille Nymphettes… Les crins épars dessus le front. Tahureau, 1res Poésies, Aux Muses. — Elle avoit les brads nuds à la mode Nynfale, Son crin étoit noué en un neu simplement. Vauquelin de la Fresnaye, Foresteries, I, 8.

Le cuir était la peau de l’homme aussi bien que celle des animaux : Nous viendrons aux remedes particuliers, qui ont faculté de pallier les rides et blanchir le cuir. Paré, XXV, 44.

Affection avait encore le sens de sentiment. Il avait aussi celui de désir, ardeur : Hercules… je ne sçay de quelle affection meu… envahit hostilement la terre de Phrygie. Lemaire de Belges, Illustr., II, 5. — Oncques ne veistes homme, qui eust plus grande affection d’estre roy et riche que moy. Rabelais, I, 1. — Et n’y avoit celuy en sa cour, qui de grande affection ne se meist à l’estude des lettres. Amyot, Dion, 13. — Affectueux signifiait de même zélé, ardent, et affectueusement, signifiait avec ardeur : Le Prince Sophy se monstre tres-affectueux à pourchasser la destruction de la loy de Mahometh. Lemaire de Belges, Syach Ismaïl, 3e partie. — Le gouvernement que Scipion avoit si affectueusement quis et prochassé en Hespagne, luy diminua plus sa gloire, qu’il ne feit celle de Caton. Amyot, Caton le Censeur, 11.

Respect pouvait avoir le sens très large de considération. Il avait souvent celui de cause, motif : L’antiquité a esté en admiration aux uns et en mespris aux autres pour divers respects. H. Estienne, Apol. pour Hér., ch. 3. — Avoir respect à signifiait avoir égard à, prendre en considération : Combien qu’amour soit de telle nature Qu’il n’a respect à la condition, Mais par l’object d’une perfection Où il luy plaist fait sentir sa pointure. Du Bellay, Amours, 8.

Remonstrance signifiait exhortation. Son sens pouvait être rétréci par l’adjonction d’une idée de reproche, mais cette restriction était accidentelle : Pantagruel leurs feist une briefve remonstrance, à ce qu’ils eussent à soy monstrer vertueux au combat. Rabelais, IV, 37.

Une semonce était un avertissement, et particulièrement une invitation : Polyperchon… l’avoit convié à venir soupper en son logis le jeune Prince eut peur, et se défia de telle semonce. Amyot, Mauvaise honte, 4. — Il y a bien pour ce mot une restriction de sens, une semonce aujourd’hui étant un avertissement au sujet d’une faute et une invitation à ne plus la commettre.

La corpulence était la forme du corps : le mot pouvait s’employer même quand on pariait d’une personne maigre : De sa corpulence il estoit maigre, petit et boiteux. J. Bodin, Republique, IV, 6.

Souffrance participait au sens très large de souffrir : il pouvait signifier, par exemple, tolérance : De dire que le Senat disposoit des finances, Il est vray, mais c’estoit par soufrance, et tant qu’il plaisoit au peuple. J. Bodin, Republique, III, 6.

Succes signifiait succession, suite : Voyons maintenant le succez des Empereurs qui ont gouverné test Empire, l’heur et malheur d’iceux, et en quel nombre. Thevet, Cosmogr., XIX, 3. — Il désignait aussi le résultat bon ou mauvais d’une action, d’une entreprise : Je me retireray seulement jusques à ce que j’entende le succez de cecy, qui ne peut estre sinon cruel. Larivey, Tromperies, IV, 4.

Le mot grade n’a ait pas pris le sens restreint, militaire ou administratif, que nous lui connaissons : il avait le sens général de rang : Elle [Catherine de Médicis] sceut entretenir son grade et auctorité si imperieusement, que nul n’y osoit contredire. Brantôme, des Dames, Catherine de Médicis.

Obseque pouvait avoir différents sens : obéissance, service, hommage, etc. : Tu ne le pourrois demonstrer plus grand en auctorité que par ton obseque et service. P. de Changy, Instit. de la Femme chrestienne, II, 3. — Dans le sens restreint que le mot a gardé, Calvin dit : obseques pour les morts.

Domestique, adjectif, signifiait vivant dans la maison, familier, remplissant une fonction dans la maison, et conservait ces significations quand il s’employait comme substantif. Les domestiques étaient les gens de la maison, par opposition aux étrangers : Le chien jappe et est mauvais aux estrangers, et doux aux domestiques. G. Bouchet, 7e Seree. — Aristote nous est donné comme un familier d’Alexandre, et peut-être aussi comme remplissant un emploi auprès de lui : Alexandre le grand, quoy qu’il eust Aristoteles pour praecepteur et domestic. Rabelais, III, Prologue. — Ailleurs le mot désigne plus nettement celui qui remplit un emploi : Quelques domestiques des Bourbons… entre autres le sieur des Cars et Bouchard, chancelier de Navarre. Aubigné, Hist. Univ., II, 14. — Domestiquer signifiait rendre familier, et se domestiquer, se familiariser : Telle monnoye… semble estrange au commencement : puis l’usage l’adoucit et domestique. Ronsard, Franciade, Préface de 1623. — Apres qu’on s’est plus domestiqué avec eux, ils descouvrent davantage les secrets qu’ils n’osent pas si tost mettre en evidence. La Noue, Disc. pol. et mil., XXIV.

Fatal se disait de toute chose marquée par le destin, aussi bien dans un sens favorable que dans un sens défavorable : Permis à moi n’a esté que l’Itale Cercher je peusse et la terre fatale Avecques toy. Des Masures, Eneide, V.

Comme vertu avait un sens très général, vertueux servait aussi à qualifier des mérites très divers. Il était, par exemple, synonyme de vaillant : Pantagruel leurs feist une briefe remonstrance, à ce qu’ilz eussent à soy monstrer vertueux au combat. Rabelais, IV, 37.

Braire avait le sens de crier et se disait au sujet du cri des hommes ou de divers animaux : Dont tous les Senateurs furent si estonnez quilz se prindrent à crier et à braire. Seyssel, trad. d’Appien, Guerre libyque, 10.

Cueillir avait, comme le mot latin correspondant, le sens général de rassembler : Fut ordonné par le Roy Priam, que Hector s’en iroit en la haute Phrygie pour cueillir des gensdarmes. Lemaire de Belges, Illustr., II, 1. — Berthoul fut envoyé entre Seine et Loire, cueillir le tribut des habitans. Fauchet, Antiquitez, V, 2. — Dans un sens moins large, il signifiait recueillir les produits du sol, cueillir le blé, cueillir l’avoine. Récolter, dérivé de récolte, mot d’origine italienne, ne devait entrer dans la langue que beaucoup plus tard : Ne se trouvoit nul qui cueillist du bled pour sa provision. Palissy, De la marne.

Deceder avait bien son sens actuel. Cependant, on lui donnait encore souvent un complément : deceder de ce monde, deceder de la vie, ce qui rappelait sa signification générale : Cleanie… s’abstenant de viande, deceda de ceste vie. Bretin, trad. de Lucien, Ceux qui ont vescu longtemps, 19.

Trespasser, lui aussi, s’employait le plus souvent avec sa signification restreinte. Cependant, on le trouvait, aussi dans le sens général de passer au delà : Ce seroit assez pour me faire trespasser hors les gonds de patience. Rabelais, III, 9.

Fossoyer signifiait creuser [la terre] : Ces dix hommes fossoyoient, et y en avoit d’autres qui portoient la terre. Amyot, Hist. Æthiop., L. IX.

Beatifier s’employait en dehors du vocabulaire religieux. Il pouvait signifier rendre heureux ou proclamer heureux : Tant que nostre cher Prince a esté vivant parmy nous, la Justice… soulageoit et beatifioit ses sujets. Du Vair, Ouvert. du Parlement en 1610. — On beatifie et repute bien-heureux les rois de Perse de ce qu’ils passent leur hyver en Babylone, leur esté en la Medie, et la plus douce partie du printemps en Suse. Amyot, du Bannissement et de l’exil, 12.

Capituler, c’était faire une convention, un traité, en en déterminant toue les articles ou chapitres. Le mot s’appliquait aussi bien à l’acte du vainqueur qu’à celui du vaincu, et s’employait aussi pour deux parties traitant sur un pied d’égalité. Capitulation avait le sens de convention, article d’un traité : Et arriva M. de Savignac… me dire que ceulx chameau se vouloient rendre, et veoir si je trouverois bon que l’on les prinst à mercy, et capitulast avec eux. Monluc, Comment., L. VII (III, 328). — Caesar, Antonius et Lepidus feirent un accord et une ligue ensemble, par les capitulations de laquelle ilz partagerent entre eulx les provinces de l’Empire Romain. Amyot, Marcus Brutus, 27.

Frauder signifiait tromper, quelle que fût la nature de la tromperie. Il signifiait aussi frustrer : Certes tu es le plus cruel amant Qui oncques fut, d’ainsi m’avoir fraudee. Marot, Epistres, 1 — A fin qu’il ne semble… que nous les veuillons frauder du bien que Dieu leur a communiqué. Calvin, Instit., VIII, p. 469.

Outrager signifiait maltraiter, traiter d’une façon violente : [Pompée] fut desloyaument oultragé à mort par ceuix à qui il s’estoit fié de sa vie. Amyot, Compar. de Pompée avec Agésilas.Le pauvre vigneron presagist par tels signes, S’outrageant l’estomac, le malheur de ses vignes. R. Garnier, Hippolyte, 2072.

Revoquer, comme le mot latin, avait la signification générale de rappeler : Ilz furent deliberez de n’envoier plus armee par mer de leur terre… et de revocquer celle quilz avoient desja envoyee. Seyssel, trad. de Thucydide, VIII, 3. — Revocation signifiait rappel : [La Royne Hecuba] conceut adonc certain espoir de procurer sa revocation et remise au nombre de ses freres, en la maison paternelle. Lemaire de Belges, Illustr., I, 23.

Le verbe scier devait à son origine le sens général de couper. Aussi pouvait-il s’employer plus largement qu’aujourd’hui. On disait scier le blé, et le moissonneur était appellé scieur : Par les fertiles plaines On void scier les bledz, et faulcher les avaines. Gauchet, Plaisir des Champs, les Moissonneurs. — A peine avoit encor le glaneur amassees Les reliques des grains par le scieur laissees. Du Bartas, Judith, I.

Certains mots ont subi depuis le xvie siècle un affaiblissement de sens. Le fait provient d’une tendance naturelle à l’exagération. On se sert facilement de mots qui sont trop forts pour l’idée à laquelle on les applique. Cet emploi abusif finit par les affaiblir, par les user. On sait quelle, force avaient encore même au xviie siècle des mots tels que gêne, déplaisir, ennui, et beaucoup d’autres très affaiblis aujourd’hui.

Le mot gehenne était le nom de la torture que l’on faisait subir à un accusé pour lui faire avouer sa faute : Ilz leur donnoyent la gehenne, ilz les detiroyent sur le chevalet. Amyot, Lucullus, 20. — De là le sens de supplice, torture : Il nous commande de craindre celuy qui, apres avoir mis le corps à mort, peut aussi envoyer l’ame en la gehenne du feu. Calvin, Instit., I, xv, 2. — De même le verbe gehenner signifiait mettre à la torture pour faire avouer, et aussi torturer, tourmenter, physiquement ou moralement : Il fut incontinent surpris, et le gehenna lon tout un an durant, pour luy faire declarer tous ceulx qui avouent esté ses compagnons et complices. Amyot, Demandes des choses grecques, 47. — Tenaillez, tirassez, tronçonnez-moy le corps, Gesnez-moy de tourmens, donnez-moy mille morts. R. Garnier, Troade, 864.

Inconvenient avait un sens très fort et pouvait se dire des plus grands malheurs : [Paul Emile] ne se monstra pas de cueur moins grand… en ta patience qu’il eut de supporter vertueusement le dur inconvenient qui luy advint, quand il perdit coup à coup ses deux enfans. Amyot, Compar. de Paul Emile avec Timoléon, 2.

Manie s’employait dans le sens de folie, conservant toute la valeur du mot grec correspondant : Où es tu, Didon ? quelle manie Te change ton dessein… ? Jodelle, Didon se sacrifiant, V.

Aigre et tous les mots de la même famille pouvaient exprimer une idée de violence, de cruauté, de douleur qu’ils ne contiennent plus aujourd’hui. Aigre s’employait dans le sens de violent : Si commença entre les deux parties dure et aigre escarmouche, et en mourut beaucoup d’un costé et dautre. Lemaire de Belges, Illustr., II. — Il signifiait sévère, rigoureux : [Les Venitiens] sont au surplus si aigres et soubdains contre les seditieux, mutins, et entrepreneurs, que pour soupçons legers ont souvent banny, confiné, exilé, emprisonné, et faict mourir plusieurs de leurs principaux gentilshommes et citoyens. Seyssel, Hist. de Louys XII, Vict. sur les Venitiens. — Il signifiait pénible, douloureux : Quand Dieu nous afflige, qu’il nous advient des choses qui nous sont aigres, pour cela nous ne devons point souhaiter la mort. Calvin, 24e Serm. sur le livre de Job. — Aigrement signifiait violemment, sévèrement, douloureusement : Il se courroucea si aigrement qu’il les tua tous deux à coups de poignard. Amyot, Paul Emile, 23. — Philomon, son secretaire, qui l’avoit voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d’une mort simple. Montaigne, II, 11. — Ceste piteuse mort portale seigneur de Chaumont dedans son cueur aigrement, car il ne vesquit gueres apres. Le Loyal Serviteur, Hist. de Bayart, 40. — Aigreur, aigrir avaient des sens qui correspondaient à ceux-là.

Meurtrir avait le sens de tuer : Il fut traitreusement meurtry par l’un des citoyens de Colongne, qui fit tout aussi-tort present de sa teste à Theodoric. E. Pasquier, Recherches, V, 32.

Froisser avait étymologiquement un sens très fort : mettre en pièces. Au xvie siècle, il s’employait habituellement dans le sens de briser : Tous deux contre un mesme rocher Avons froissé nostre navire. Ronsard, Mort de Marie.

Esgosiller signifiait littéralement égorger : Bogez… ayant ordonné d’allumer un grand bucher, et d’esgosiller femmes, enfants, concubines et serviteurs, les mit dans le feu, et puis soy mesme. Montaigne, II, 3. — On voit ce qui reste de ce sens dans s’égosiller signifiant se rompre la gorge à force de crier.

Detester signifiait maudire : De despit il rompt son espée, la jette contre terre, se maugrée, déteste ciel et terre. Brantôme, M. d’Aussun.

Resver avait le sens de délirer : Je sçay bien que je ne songe pas, car je suis esveillé. Je sçay encores bien que je ne resve point, car je n’ay pas la fièvre. Larivey, le Morfondu, V, 5. — Resverie avait le sens de délire : Ayant une fiebvre violente et une alteration extreme, but du vin, dont il commencea à entrer en resverie, et à la fin en mourut. Amyot, Alexandre, 79. — Il avait aussi le sens de folie : Appellez vous resverye de donner son bien à l’Eglise et aux pauvres Mendians. Marg. de Nav., Heptam., 55. — Un rêveur était un fou. — On voit que dans l’emploi actuel de ces mots il y a plus qu’un affaiblissement il y a aussi l’introduction d’une idée nouvelle. Mais il est probable que l’affaiblissement s’est produit d’abord.

Gaster signifiait piller, ravager : Ilz le veirent avec tout son exercite, gastant et bruslant leur plat païs. Amyot, César, 26.

Beaucoup de mots qui s’emploient toujours aujourd’hui dans un sens défavorable n’avaient au xvie siècle aucune valeur péjorative. Les causes de leur dégradation sont diverses et ne sont pas toujours faciles à discerner. Le plus souvent elle s’explique par une raison psychologique. Un mot est employé par euphémisme ; il fait illusion pendant quelque temps ; mais bientôt il est entièrement pénétré de l’idée qu’il exprimait sous une forme atténuée, et cette idée apparaît clairement sous k mot par lequel on avait essayé de la masquer. D’autres fois un mot nouveau apparaît et fait double emploi avec l’ancien, qui se démode, et devient un terme de dédain ou de dérision. Ou bien c’est notre besoin de créer des distinctions entre les synonymes, qui réduit quelques-uns à un sens défavorable. Dans d’autres cas, le mot perd sa raison d’être, l’objet auquel il s’appliquait n’existant plus. Il survit pourtant quelquefois et sert à nommer une personne ou une chose toute différente de celle qu’il avait désignée primitivement.

Adventurier a eu des sens assez divers au xvie siècle, et l’organisation des troupes d’adventuriers a varié dune époque à l’autre. Nous voyons, en tout cas, que le mot s’est employé pour désigner des combattants souvent très braves et dignes d’éloges : Et qui d’entre eulx l’honnesteté demande, Voyse orendroit veoir de Mouy la bande D’adventuriers issus de nobles gens : Nobles sont ilz, pompeux et diligens. Marot, Epistres, 3. — Le mot, dans cette acception, avait vieilli avant la fin du siècle. Une organisation différente de l’armée en avait hâté la disparition. Dans sa signification actuelle, on peut à peine dire que nous ayons encore affaire au même mot qu’au xvie siècle, tant, l’aventurier d’aujourd’hui, qui vit d’intrigues, diffère de celui d’autrefois, qui cherchait les aventures militaires pour le profit qu’il pouvait en tirer, mais aussi par amour de la bataille et du danger.

Le soudard était simplement un soldat, un combattant recevant une solde, en ancien français une soude. Le mot n’avait rien de péjoratif : Ainsi tousjours la Victoire, Mon Roy, sur tes estendars Se puisse asseoir, et la gloire Sur le front de tes soudars. Belleau, Petites Inventions, Chant de triomphe. — Mais l’Italie nous donne solde et soldat. Devant ces mots à la mode, soude disparaît, et le soudard n’est plus qu’un soldat brutal et grossier.

Coquin désignait un mendiant : Qui fait les coquins mandier ? C’est qu’ils n’ont en leurs maisons dequoy leur sac emplir. Rabelais, III, 14. — Un coquin pouvait, être un très honnête homme. Mais la pitié est voisine du dédain, du mépris, et, de l’idée d’extrême pauvreté, de mendicité, on passe facilement à une idée plus défavorable. C’est ce qui s’est produit aussi pour le mot gredin, qui autrefois a servi également à désigner un mendiant.

Faquin, venu d’Italie, avait apporté son sens italien de portefaix : Vous y voyez plus de mille facquins, portans sur leurs dos pour un liard la charge d’un grand mulet. Trad. de Folengo, Merlin Coccaie, L. XII (I, 322). — Puis le mot, devenant le nom typique d’un homme brutal, grossier, est un terme injurieux.

Pedant, lui aussi, venait d’Italie et désignait étymologiquement un homme qui instruit les enfants : Des Roys de Macedoine… il s’en fait des menuysiers et greffiers à Rome des tyrans de Sicile, des pelants à Corinthe. Montaigne, I, 18. — A l’idée que contenait ce mot s’ajoutait souvent celle de certains défauts remarqués chez des pédants sots et maladroits. Régnier nous montre que le mot n’était pas encore forcément péjoratif, puisque, dans son portrait du pédant ridicule, il appelle Aristote le pédant d’Alexandre : Un Pedant, animal domestique, De qui la mine rogue et le parler confus, Les cheveux gras et longs, et les sourcils touffus Faisoient par leur sçavoir, comme il faisoit entendre, La figue sur le nez au Pedant d’Alexandre. Sat. 10.

Garse avait simplement le sens de fille : Luy, venant icy, et sa femme, amenerent une petite gare qu’ils avoient prise pour leur fille. Jean de la Taille, le Negromant, I, 2. — C’est par euphémisme sans doute qu’on l’a employé au lieu d’un mot plus significatif, dont il est vite devenu l’équivalent exact.

Antiquaille, emprunté à l’italien, désignait une chose antique, sans aucune idée dédaigneuse : Je me souviens des belles antiquailles, Des beaux tableaux, et des belles medailtes. Magny, Odes, I, 146. — Ici, le suffixe a pu contribuer au changement de sens.

Repaire conservait, encore un sens correspondant à celui du verbe repairer, retourner chez soi. Le repaire était la demeure : Toute la terre est à nous ; Le ciel tant doux Est nostre eternel repaire. Marg. de Nav., les Marguerites, Chanson spirituelles.

Parcimonie était le nom d’une qualité. La parcimonie n’était ni l’avarice ni la mesquinerie. Le mot désignait une sage économie : La vie rustique et solitaire a gaigné le prix, comme maistresse et exemple de toute sobrieté, continence, parcimonie et diligence. O. de Serres, Th. d’Agric., Conclusion.

L’usure était l’intérêt de l’argent. C’était une chose légitime, et l’on pouvait prêter de l’argent à une usure raisonnable. Les deux termes n’étaient pas contradictoires : Les pauvres se contenterent que les usures fussent moderees seulement, sans que les debtes tussent abolies et annullees entierement. Amyot, Solon, 15.

La puerilité était l’enfance : Nous diviserons les aages en quatre, à sçavoir Puerilité, Adolescence, Jeunesse ou Virilité, Vieillesse. Paré, Introd., 5.

Artificieux signifiait agissant avec art, avec habileté, ou fait avec art, avec habileté. Artificieusement avait le sens correspondant. Il n’y avait, dans ces mots aucune idée de tromperie : Nature, sage ouvriere, n’a jamais rien fait sans cause, et sans une grande, artificieuse et admirable industrie. Paré, I, 23. — Ces belles et grandes portes enrichies de tant d’artificieux ouvrages. Du Vair, Medit. sur les Lament. de Jeremie. — Ce qui est plus à admirer, sont les grandes images bien et artificieusement taillées en marbre, qui sont tout autour dudit temple. Thevet, Cosmogr., XVI, 21.

Doucereux avait le sens de doux et s’employait au propre et au figuré sans aucune idée défavorable : L’homme paissoit de glan sauvage Sa faim et de miel doucereus. Béreau, Ode 7. — O que l’homme est bien plus heureux, Qui lient à mépris vos richesses Et jouit du bien doucereux Qu’élargissent les neuf Deesses. Baïf, Tiers Livre des Poemes (II, 162).

Mielleux signifiait relatif au miel ou contenant du miel ; au figuré, doux comme le miel : Toutes ensemble viennent regagner leur ruche, et recommencer leur mielleux travail. Du Vair, Ouvert. du Parlement de 1614. — Bignets ou Buignets. Friands… succrez, delitieux, enfarinez, mielleux. De la Porte, Epithetes. — Les doctes sonantes Sœurs… Dont les mielleuses douceurs Oindront à jamais ta gloire. Tahureau, Premières Poésies, à Mme Marguerite. — Il est probable que dans artificieux est entrée l’idée d’excès d’habileté, dans doucereux et mielleux l’idée d’affectation de douceur, et qu’ainsi ces mots sont venue à exprimer l’idée de fausseté, de tromperie.

Cupide signifiait désireux, et cupidité signifiait désir : Tu n’es pas… plus cupide de m’enseigner et me faire ton disciple, comme je suis desireux d’aprendre. Bretin, trad. de Lucien, Anacharsis, 14. — Cette cupidité qui nous espoinçonne à l’estude des livres. Montaigne, III, 12.

Hautain signifiait haut, élevé, au propre ou au figuré : Antres et vous fontaines, De ces roches hautaines Qui tombez contre-bas D’un glissant pas. Ronsard, Odes, IV, 4. — La vie de M. Regulus, ainsi grande et hautaine que chascun la cognoist. Montaigne, III, 7.

Horrible avait le sens de terrible : Quand l’horrible majesté de Dieu nous vient en pensée, il est impossible que nous ne soyons espovantez. Calvin, Instit., III, xx, 17.

Idiot signifiait simple, ignorant ; imbecile avait le sens de faible, et imbecillité celui de faiblesse ; stupide signifiait frappé de stupeur, insensible. C’est probablement l’emploi par euphémisme qui a déformé la signification de ces mots : Qui est-ce maintenant qui osera alleguer, Ho, je suis un povre idiot, je ne suis point clerc. Calvin, 52e Serm. sur l’Harmonie evangel. — Ne tient-il qu’à mourir ? je rendray tesmoignage Que mon sexe imbecile est pourveu de courage. Montchrestien, les Lacenes, II. — Les uns distinguent les diversitez des couleurs, les autres ne les apperçoivent point, à cause de l’imbecillité de leur veue. Amyot, Contre Colotes, 7. — Tout cela nous ayant rendus stupides aus accidans communs, le vostre nous a reveillés et s’est fait sensible à nostre stupidité. Aubigné, Lettres diverses, 15.

Malostru signifiait littéralement né sous un mauvais astre, et par conséquent malheureux, chétif : Si nous avons à vivre ici bas comme povres malotrus, et que les uns soient affligez de maladies, et les autres de povreté. Calvin, 1er Sermon de Jacob et d’Esau.

Mediocre avait encore un sens favorable. Il s’appliquait à ce qui est moyen, modéré, placé à égale distance de deux extrêmes. Médiocrité a le sens correspondant : Comme en quelque tableau le mediocre ombrage Rend la peinture vive, et releve l’ouvrage. Passerat, Eleg. sur la Jalousie. — En toutes choses il fault garder la mediocrité et mesure. Cotereau, trad. de Columelle, I, 3. — C’est sans doute l’euphémisme qui a rapproché médiocre de mauvais.

Mignard était à peu près synonyme de mignon : Ce sont, Mignarde, tes beaux yeux Qui m’acheminent jusqu’aux cieux. Grevin, l’Olimpe, p. 56. — Il se différencie de son synonyme pour exprimer une idée de recherche, d’affectation, et son suffixe a pu contribuer à lui donner cette acception défavorable.

Monstrueux avait le sens de prodigieux : Les monstrueuses Beautez, Graves, Vertus, et Sciences d’Iocasie, la rendirent admirable entre les Hommes. Mmes des Roches, Dialogue de Placide et Severe. — L’évolution de ce mot a naturellement accompagné celle du mot monstre, qui au xvie siècle signifiait prodige, comme le latin monstrum.

Le sens du mot obsequieux était obéissant, respectueux. Il n’avait rien de péjoratif, non plus que le mot obsequiosité. On peut rapprocher obséquieux d’artificieux, doucereux, mielleux : Faudra il qu’un autre qui ne sera digne de m’entre comparé en amour, en fidelité et en peines, emporte sans beaucoup de mal ce que j’avais legitimement acquis par mon obsequieux service ? N. de Montreux, 1er Livre des Bergeries de Juliette, Journ. II, 105 vo. — [Didon] esprouva la vraye amour, foy et obsequiosité de sa sœur Anne. Lemaire de Belges, Couronne Margaritique.

Specieux signifiait beau, ayant une belle apparence, même si cette apparence n’avait rien de trompeur : Les demeures sont tres specieuses, et dignes d’œuvres royales. La Noue, Disc. pol. et mil., 5.

Trivial signifiait qui est connu de tous : Je maintiendroy volontiers le rang des biens, selon que portoit la chanson que Platon dit avoir esté triviale, prime de quelque ancien poëte : La santé, la beauté, la richesse. Montaigne, III, 12.

Affubler, c’était couvrir, vêtir : Son corps est affublé d’un precieux manteau. Du Bartas, 2e Semaine, 3e Jour, les Capitaines.

Contrefaire s’employait dans le sens de représenter, imiter. [La pierre sanguine] est fort propre pour contrefaire les visages apres le naturel. Palissy, De la marne.

Usurper signifiait employer, se servir de : Ceste sorte de rime est souvent usurpee de Marot. Sebillet, Art poetique, I, 7.

Certains mots avaient au xvie siècle une signification concrète dont ils se sont détachés. Souvent le mot est devenu purement abstrait :

Colere, tout en ayant déjà son sens actuel, conservait encore le sens de bile : Et luy prenoit un tremblement de tous les membres, et par vomissements rendoit grande quantité de cholere. Amyot, Diodore, XVII, 22.

L’allegresse était souvent une qualité corporelle : le mot était synonyme d’agilité. Dans la phrase suivante, disposition exprime a peu près la même idée, et ne pourrait plus l’exprimer aujourd’hui : D’adresse et de disposition, je n’en ay point eu ; et si suis fils d’un pere dispost, et d’une allegresse qui luy dura jusques à son extreme vieillesse. Montaigne, II, 17.

La droiture pouvait être la qualité de ce qui est droit, au sens matériel : Cecum, colon, rectum, dict tel pour sa droyture. Aubigné, Création, ch. 11.

Sentiment s’employait là où nous dirions maintenant sensation, pour un fait, purement matériel : Il receut trois coups d’une main large, comme il en jugeoit au sentiment. Aubigné, Hist. Univ., IX, 16. — Il désignait particulièrement l’odorat, quelquefois le goût : Tout ainsi que le chien a bon sentiment, aussi les Lares odorent de loing les pechez et meschancetez. G. Bouchet, 7e Seree.

Le mot candeur s’employait pour exprimer une blancheur éclatante. Candide se trouvait, dans le sens matériel de clair, pur : L’yvoire non fardé de son front blanchissant Surpasse la candeur d’un lis espanissant. P. de Cornu, Poésies, p. 44. — Desquelles cendres l’on pourra faire dus verre qui sera transparent et candide, comme l’eau congelative restoit avant sa congelation. Palissy, De la marne.

Scabreux avait le sens de raboteux, rocailleux : Aux lieux montueux, scabreux et estroits… la cavalerie est presqu’inutile. Charron, Sagesse, III, 3.

Discourir conservait encore le sens de courir çà et là : Leurs souldars sont espars et discourent par les logis ainsi quilz ont de coustume quant ilz ont la victoire. Seyssel, trad. de Thucydide, III, 5. — Avec un complément direct, discourir signifiait parcourir en divers sens : Les uns discourent le païs, les autres chevalent les voyageurs. La Boétie, Servitude volontaire. — Au figuré, le mot pouvait s’appliquer soit à la pensée, soit à la parole. Intransitivement, discourir, c’était réfléchir, raisonner, méditer, aller d’une idée à une autre ; transitivement, c’était parcourir par la pensée, examiner point par point : Elle qui sent parmy Ses propres os loger son ennemy, Pense et repense et discourt en sa teste Son penser vole et jamais ne s’arreste. Ronsard, Franciade, III. — En discourant plusieurs grandes entreprises, qu’il mettoit en son entendement… il proposa en luy mesme d’entendre premierement à gaigner ce qui estoit le plus pres de luy. Amyot, Pyrrhus, 6. Ainsi le sens propre et le sens figuré existaient l’un et l’autre au xvie siècle. Avec son sens actuel, discourir signifie littéralement aller par la parole d’un point à un autre, à différents points. Nous avons à peu près perdu l’emploi transitif, où discourir signifiait exposer, raconter, littéralement parcourir par la parole : Venant sur la bataille de Dreux, il la discourut et la représenta si bien et si au vif que vous eussiez dict que l’on y estoit encor. Brantôme, M. de Guise.

Discours avait les sens correspondants à ceux-là : action de parcourir matériellement : Il ne cesse de faire ses discours et circuits par la terre. Calvin, 8e Serm. sur le livre de Job ; — réflexion, raisonnement : S’il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon par discours, ce ne seront plus lei leurs, ce seront les siennes. Montaigne, I, 25 ; — exposé, récit : Fay moy de sa mort le discours. B. Garnier, Hippolyte, 1982. — C’est beaucoup plus tard que le mot discours s’est réduit au sens dans lequel nous l’employons aujourd’hui.

Navrer avait encore le sens matériel aussi bien que le sens figuré. Il était, au sens propre, l’équivalent de blesser : Un serviteur de M. de Champagne… fut navré d’un coup d’espée à la gorge. Paré, VIII, 31.

Offenser aussi pouvait signifier blesser, endommager matériellement : Ce lyon… s’approcha tout doucement de moy, me presentant sa patte offensée. Montaigne, II, 12.

Outrer signifiait percer d’outre en outre : Mais enfin Arphaxat las de vaincre et d’occire, Outré de mille traite perd sa vie et son ire. Du Bartas, Judith, V.

Préoccuper, conformément à son étymologie, avait le sens d’occuper d’avance : Les Ætoliens avoyent preoccupé toutes les advenues et passages, par lesquelz il falloit passer pour aller en la ville de Delphes. Amyot, Demetrius, 40.

Tracasser, intransitif, signifiait aller çà et là : Je n’ay cessé toute la matinée de courir et tracasser par la ville. Larivey, les Jaloux, II, 1. — On disait aussi tracasser, transitif, dans le sens de porter çà et là : Mourant, il se feit porter et tracasser où le besoing l’appelloit. Montaigne, II, 21. — Se tracasser avait aussi une signification matérielle : Je m’advisay de commander qu’on donnast un cheval à ma femme, que je voyoy s’empestrer et se fracasser par le chemin, qui est montueux et mai-aisé. Montaigne, II, 6.

Feindre signifiait façonner. On feignait une statue de marbre, un vase de terre : L’ouvrier qui feint des Dieux les images aimez, Ou soit d’or ou d’argent ou de bronze formez. Amadis Jamyn, Poésies, L. I, 54 ro.

Liquider se disait dans tous les cas où nous dirions maintenant liquéfier : En la fournaise ardente on ne differe A liquider force acier mortifere. Des Masures, Eneide, 8.

Dans ce cas comme dans les précédents, l’emploi figuré existait déjà au xvie siècle. Les mots énumérés n’ont pas acquis de sens nouveaux, mais ils ont perdu les significations matérielles qu’ils ont eues autrefois.

Certains mots, au contraire, se sont matérialisés. Ils ont passé de l’abstrait au concret. Le rapport entre l’ancien sens et le nouveau peut are de diverses natures. Le mot exprimant primitivement une action, par exemple, il peut s’y développer un sens nouveau qui l’amène à désigner l’auteur de l’action, — ou sa cause, — ou son objet, — ou sort résultat, — ou le moyen de l’accomplir, — ou le lieu où elle s’accomplit. Quelquefois, dans un même mot, plusieurs de ces rapports existent soit simultanément, soit successivement.

Ainsi marchandise signifie littéralement l’action de marchander, c’est-à-dire de faire du commerce. Ce sens était très fréquent autrefois : Vous sçavez… que ma vie et mon estat est de trafiquer et que j’exerce marchandise. Amyot, Hist. Æthiop., VI, 66 ro. — Mais, très anciennement, le mot s’était matérialisé pour désigner ceux qui font du commerce, il était devenu un mot collectif signifiant le corps des marchands : Pleurez, labeur, et pleurez, marchandise. Marg. de Nav., Dern. Poés., le Navire. — Maintenant, le rapport est différent, et le mot matérialisé indique l’objet de l’action, ce qui se vend et ce qui s’achète.

Parlement conservait encore son premier sens, action de parler : Tous ces propos pleurent à ceste Dame, et… continuèrent tous les soirs ces longs parlemens. Marg. de Nav., Heptam., 13. — Mais depuis longtemps le mot avait pris une valeur matérielle et collective, les hommes qui se réunissent pour parler, d’où étaient venus les sens particuliers.

Merveille signifiait encore admiration, étonnement : Qui est celuy… qui ne seroit ravy d’esbahissement et de merveille ? Amyot, Fortune des Romains, 12. — Mais déjà le mot indiquait l’objet auquel se rapportent ces sentiments, la chose qu’on admire ou de laquelle on s’étonne.

Regiment avait encore le sens de direction, gouvernement : Les princes Qui ont le regiment des chrestiennes provinces. Béreau, Complainte de France. — Le mot désigne l’objet de l’action, quand il s’applique à des soldats réunis sous le commandement d’un chef. On sait que ce sens était un néologisme au xvie siècle.

Bastiment signifiait action de bâtir : Le roi ayant voulu bastir une citadelle à Verdun… le duc de Guise avoit empesché le bastiment. Aubigné, Hist. Univ., XI, 18. — Aujourd’hui, le mot désigne le résultat de l’action quand nous l’appliquons à une maison ou bien à un navire.

Le departement, c’est le fait de départir, c’est-à-dire de diviser, de répartir : Il proposoit… des departemens de terre et distributions de bleds. Amyot, César, 14. — Dans son sens actuel, division territoriale et administrative, et dans le sens de fonction, attribution, le mot en est venu à désigner le résultat de l’action.

Fabrique signifiait action de fabriquer, de construire : Les Atheniens estoient à choisir de deux architectes à conduire une grande fabrique. Montaigne, I, 25. — Le mot désigne le résultat de l’action dans l’exemple suivant : Sur la croppe d’un mont je vis une fabrique De cent brasses de haut. Du Bellay, Antiq. de Rome, Songe. Le rapport a changé de nature maintenant, et fabrique désigne le lieu où se fait l’action.

Manufacture, littéralement, exprime l’action de façonner ou d’apprêter avec la main, le travail de la main : Les Delphes s’en servent [d’une coupe d’argent] au sacrifice de leur feste… et maintiennent qu’elle est de la manufacture de Theodore Samien. Saliat, trad. d’Hérodote, I, 51. — Un métier manuel était une manufacture : Chacun se meit à exercer quelque mestier et quelque manufacture. Amyot, Publicola, 11. — Le résultat de l’action, au xvie siècle, était appelé du même nom : Nous appelions les artisans manœuvres, et ce qui est sorty de leur art, manufactures. E. Pasquier, Lettres, VIII, 10. — Aujourd’hui, comme pour fabrique, le rapport n’est plus le même qu’autrefois, et le mot désigne le plus souvent le lieu où se fait l’action.

Peuplade signifiait action de peupler : La grandeur de laquelle ville [Venise] me donna occasion d’en escrire l’assiette, et le commencement de sa peuplade. Fauchet, Antiquitez, VII, 15. — Le mot avait aussi le sens de colonie et désignait ainsi le sujet de l’action : [Les Romains] envoyerent un nombre de leurs Bourgeois (ils appelloyent cela Colonie, que nous pouvons dire peuplade) habiter Cremone, Plaisance, et autres villes. id., ib., I, 14. — Dans cette phrase, d’ailleurs, le sens est un peu indécis, et l’on peut hésiter entre le sens abstrait et le sens concret. En tout cas, il est certain que le sens concret s’est développé, et que de là provient, par analogie, le sens que nous donnons au mot aujourd’hui.

Amas, c’était l’action d’amasser : C’est à luy un amas qui ne luy apporte ny honneur, ny profit, d’aller ainsi par tout recueillir les fautes d’autruy. Amyot, Curiosité, 12. — C’était souvent l’action de lever des troupes, d’assembler des soldats : M. de Soubize fit son amas, et marcha au devant du Prince de Condé avec sept regiments faisants plus de cinq mille hommes. Aubigné, Sa vie. — Aujourd’hui amas s’applique aux choses amassées, c’est-à-dire au résultat.

C’est encore l’idée du résultat qui a remplacé l’idée de l’action dans le mot eslite. Au xvie siècle, ce participe passé pris substantivement signifiait action de choisir : La prudence… est l’eslite entre le bien et le mal. Montaigne, II, 12.

Le rapport est le même pour le mot confiture qui avait le sens général de préparation : Puis qu’avons commencé à parler de la confiture des olives. Cotereau, trad. de Columelle, XII, 48. — Il s’est produit, en outre, dans ce mot, une restriction de sens.

La complication est un peu plus grande pour le mot dessert. Au xvie siècle, le mot exprimait l’action de desservir : Au dessert du premier metz fut par elles melodieusement chanté un Epode. Rabelais, IV, 51. — Mais déjà il désignait aussi le résultat de l’action, les mots desservis, ce que l’on appelle maintenant la desserte : Le dessert des tables se donne aux assistans, nos repas faicts. Montaigne, II, 13. — L’on trouvait aussi déjà le sens actuel, le dernier service du repas, sens qui s’était formé par analogie. — Le mot desserte était, lui aussi arrivé à cette signification, qu’il n’a pas gardée : Il estoit defendu aux Naucratiens, mesmes és noces, de bailler de la desserte faicte d’œufs et de miel. G. Bouchet, 5e Seree.

Advenue signifiait arrivée : Je vous envoye le double d’un brief que le Sainct Pere a decretté n’a gueres pour l’advenue de l’Empereur. Rabelais, Lettres (III, p. 347). — Le mot se matérialise en passant à l’idée de moyen, quand il désigne la voie par laquelle on arrive : Caesar ayant traversé… un grand païs de bois par des advenues dont on ne se doutoit point, en surprit les uns par derriere, et assaillit les autres par devant au desprouveu. Amyot, César, 53. — Il ne reste plus rien du sens primitif quand le mot s’applique à une large voie, quelle qu’en soit la direction.

Voiture signifiait action de transporter, transport : La voitture des vivres en son camp par la mer estait longue, dangereuse, et de grande despense. Amyot, Marius, 15. — Le même mot s’emploie pour désigner le moyen de transport, quel qu’il soit : Je ne puis souffrir long temps… ny coche, ny litiere, ny bateau, et hay toute autre voiture que de cheval. Montaigne, III, G. — Pendant longtemps encore le mot voiture a conservé ce sens général.

Comme on le voit, ce passage de l’abstrait au concret est fort ancien, et la plupart du temps nous pouvons trouver les mots, au xvie siècle, avec les deux emplois différents. On rencontrerait même à cette époque et l’on a pu voir longtemps après certains sens matérialisés que nous n’avons plus.

Ainsi le mot religion avait pris une valeur concrète en s’appliquant aux personnes qui s’assemblent, qui s’associent pour des pratiques religieuses, pour l’observation d’une règle commune. Il désignait souvent les ordres religieux : Souvent il y avoit de l’envie entre les religions, et principalement entre les Cordeliers et Jacopins. H. Estienne, Apol. pour Her., ch. 36. — Le mot religion avait un autre sens concret : il signifiait couvent : Il s’enquist de sa façon de vivre, et trouva qu’elle alloit souvent aux églises et Religions. Marg. de Nav., Heptam., 16.

Le mot rencontre signifiait bien comme aujourd’hui l’action de rencontrer. Mais il désignait aussi l’apparence, l’aspect, la mine : Un grand riche homme qu’on appeloit Gilbert, fort gracieux et de bonne rencontre. Le Maçon, trad. de Boccace, Decameron, X, 5.

Mariage, outre son sens habituel, a pendant longtemps eu le sens de dot : Quelle femme estes-vous ? — Une pauvre pecheresse qui a trois pauvres filles à marier sur les bras, sans sçavoir où est le premier denier de leur mariage. Tournebu, les Contens, II, 2.

Heritage, en son sens propre, est bien aujourd’hui un mot concret : ce que l’en reçoit par succession. Mais il avait un sens concret plus précis, le sens qui convenait à une époque où l’immeuble était la propriété par excellence, celle qu’on se transmettait de père en fils. Il désignait la maison, la terre, le domaine : O bien-heureux celuy qui peut user son âge En repos, labourant son petit heritage. Ronsard, Poemes, L. II, Disc. au Card. de Chatillon.

Il est des mots dans lesquels le radical n’a pas changé de sens, le suffixe n’a pas changé de forme, et cependant le rapport entre le radical et le dérivé n’est pas le même qu’autrefois. Certains rapports que le suffixe marquait au xvie siècle n’existent plus aujourd’hui. Ce n’est pas que les sens d’aujourd’hui soient nouveaux, la plupart du temps, ils existaient déjà. C’est plutôt que pour diverses raisons le mot a perdu une partie de son ancienne signification.

Bercail, outre son sens habituel, étable à mutons, avait très souvent le sens de troupeau de moutons : Nature a donné ceste faculté au bercail de suivre tousjours la premiere qui marche devant. Trad. de Folengo, Merlin Coccaie, I, 324. — Ce mot semble d’ailleurs n’être qu’une variante dialectale de bergeail, qui, lui aussi, au xvie siècle, signifiait troupeau de moutons.

Corsage a été longtemps synonyme de corps. Le suffixe -age avait la même valeur collective que dans visage : Dame Minerve… A appellé Thelemacque le sage, Semblant Mentor de poix et de corsage. Peletier du Mans, 2e Livre de l’Odyssée. — Le changement de sens qui a fait de ce mot le nom d’un vêtement n’a rien d’extraordinaire. On l’a vu se produire pour le mot corps lui-même.

Librairie ne désignait pas seulement l’endroit où l’on vend des livres, mais aussi l’endroit où sont rangés des livres. Le mot grec bibliothèque avait été employé déjà, mais c’est seulement plus tard que son usage est devenu habituel : J’ay autresfois trouvé en la Librairie du grand Roy François, qui estoit à Fontainebleau, une vieille traduction de la Bible. E. Pasquier, Recherches, VIII, 5.

Indemnité signifiait l’état de ce qui est indemne, sans dommage. Icy ont parfaicte seureté, indemnité et franchise. Rabelais, V, 4.

Asnier, adjectif et substantif, se disait souvent d’une personne ignorante et sotte : Que seroit-ce, si les enfans qui sont de la plus haute reigle, estoyent des asniers, et que ceux qui sont plus bas eussent mieux profité ? Calvin, 5e Serm. sur l’Ep. aux Corinthiens.

Boursier avait souvent le sens de faiseur de bourses, et aussi celui de trésorier. Le mot bourse ayant plusieurs significations, il était naturel que son dérivé pût s’adapter l’une ou à l’autre : Plourez aussi, pauvres boursiers ; De bourses n’avons plus mestier. Anc. Poés. franç., VII, 78. — [Philippe à Alexandre, qui essaie de plaire aux Macédoniens par des présents] : As tu envie que Les subjects te tiennent pour leur boursier, non pour leur roy ? Montaigne, III, 6.

Perruquier, entré sans doute dans la langue en même temps que perruque, avait déjà son sens actuel. Mais on le voyait aussi employé dans le sens de chevelu : O beau Soleil luisant, belle et claire planette, Qui pousses tes rayons dedans la nuict brunette : O grand Dieu perruquier. R. Garnier, Hippolyte, 151.

Le sens le plus habituel de tavernier était, comme aujourd’hui, celui qui tient une taverne. Mais le mot pouvait désigner aussi celui qui fréquente les tavernes : Garde toy d’estre tavernier Ne joueur. Anc. Poés. franç., I, 132.

Memorable pouvait signifier non seulement dont on doit se souvenir, mais aussi qui peut se souvenir, qui se souvient. Encore aujourd’hui beaucoup de mots formés avec le suffixe -able ont le sens actif. Autrefois, certains mots pouvaient avoir les deux, et memorable était du nombre : Et or que le peux, memorable Des feux noirs, breve entre pareils Mesle la folie aux conseils. Luc de la Porte, trad. des Odes d’Horace, IV, 12.

Navigable signifie maintenant où l’on peut naviguer. Dans une phrase de G. Bouchet, le mot peut signifier soit qui peut naviguer, soit au moyen duquel on peut naviguer : Il se trouve des tortues si grandes, que d’une coquille on en pourroit couvrir une maison logeable, ou en faire un vaisseau navigable. 36e Seree.

Le verbe passer ayant toujours eu un grand nombre de sens, l’adjectif passable en a eu lui aussi beaucoup qui ne se sont pas tous conservés. Avec la valeur active, on l’employait avec la signification de passager, qui passe vite : O l’homme miserable Qui aimant pour longtemps Ceste vie passable, Veut vivre beaucoup d’ans. Rivaudeau, Aman, III. — Comme passif, il avait le sens de qui peut être passé, traversé : Les tenebreuses Rives de Styx, non passable au retour. Du Bellay, Antiq. de Rome, 15.

Solvable, avec le sens actif, qui peut payer, avait aussi le sens passif, qui doit être payé : Pour la fondation et entretenement d’icelle donna à perpetuité vingt troys cent soixante neuf mille cinq cens quatorze nobles à la rose de rente fonciere, indemnez, amortyz, et solvables par chascun an à la porte de l’abbaye. Rabelais, I, 53.

Risible signifiait capable de rire. Il avait aussi le sens de riant : L’enfant naissant n’est pas moins risible, encores qu’il pleure… car la capacité et aptitude naturelle y est. Charron, les Trois Veritez, III, 8, Adv. — Veillez en pleurs, et larmes indicibles : Ne ne soyez joyeux, gays, ne risibles. Lemaire de Belges, Couplets de la Valitude. A côté de ces emplois actifs, il avait d’ailleurs la valeur passive, comme aujourd’hui.

Soupçonneux ne signifiait pas seulement porté à soupçonner, mais aussi propre à être soupçonné, suspect : Elle l’alla cacher en lieu qui luy sembla le moins soupçonneux : ce fut dans une Cypsale, qui est certaine mesure à blé. Saliat, trad. d’Hérodote, V, 92.

Empierrer s’employait avec le sens de changer en pierre, pétrifier, au propre ou au figuré : Sans respirer je demeure tout blanc, Palle, empierré, comme une roche dure. Ronsard, Eleg. 5.

Dispenser et dispense contenaient bien, comme aujourd’hui, l’idée de permission ; mais l’idée était positive, tandis qu’aujourd’hui elle est négative. Dispenser quelqu’un de faire une chose, c’était lui permettre de la faire. Se dispenser de faire une chose, c’était se permettre de la faire, et une dispense était une permission : Je veux t’estre agreable et je t’ay dispensee De faire tout cela que voudra ta pensee. Am. Jamyn, Iliade, XXII. — Je vous envoye la lettre qu’il vous escrit sur le sujet de ma negociation, et pour sçavoir plus a plein ce qu’il en esperoit, je me suis dispensé de l’ouvrir. St François de Sales, Lettres, 152. — J’appelle raison nos resveries et nos songes, avec la dispense de la philosophie, qui dit le fol mesme et le meschant, forcener par raison. Montaigne, II, 12.

Se passer, entre autres sens, avait celui de se tirer d’affaire. Un complément, joint à se passer par les prépositions à ou de, désignait la personne ou la chose au moyen de laquelle on se tirait d’affaire. Se passer de pain, pour toute nourriture, c’était s’en contenter, s’en accommoder : Jean Baptiste… se passoit de ces sauterelles et de miel sauvage, et d’eau courante… il ne goustoit point de pain et de vin. Calvin, 42e Serm. sur l’Harmonie evangel. — Puis se passer de prend un sens négatif et signifie se tirer d’affaire sans la personne ou la chose désignée par le complément.

Environner pouvait signifier non seulement être autour de, mais aussi aller autour de, faire le tour de : Il environna tout le Peloponnese, partant du port de Pages en la coste Megarique avec une flotte de cent galeres. Amyot, Periclès, 19.

Savourer avait parfois le sens de rendre savoureux : Au semer des melons, aucuns ajoustent les bonnes senteurs et liqueurs, pour en odorer et savourer le fruict. O. de Serres, Th. d’Agric., VI, 9.

Scandaliser signifiait perdre de réputation, déshonorer. On scandalisait quelqu’un en l’accusant, à tort ou raison, d’une action honteuse, en faisant un éclat à ses dépens : La Dame (combien qu’à juste occasion le pouvoit faire punir…) si ne voulut elle pour ceste premiere fois le scandaliser. Comptes du Monde adventureux, 23. — Maintenant que scandaliser quelqu’un signifie le choquer par l’éclat fâcheux d’une mauvaise action, d’un mauvais propos, l’idée fondamentale de scandale est toujours présente, mais le dérivé exprime une tout autre idée qu’anciennement.

Ailleurs, l’idée primitive n’existe plus. Dans le mot qui l’exprimait, une idée accessoire s’est jointe à elle, puis est devenue l’idée dominante. Désormais, le mot sert surtout, a l’expression de la nouvelle idée. La première peut disparaître totalement le mot lui survit et n’exprime plus que l’autre, à laquelle il demeure attaché. Ce fait, que Darmesteter appelle l’enchaînement de sens, est tout à fait fréquent dans l’histoire de notre langue, et, comme il peut se produire plus d’une fois dans un même mot, on voit quelle est son importance dans l’évolution sémantique.

Marinier est primitivement un adjectif signifiant relatif à la mer, ou plutôt à la marine, puisque marine avait pris le sens de mer. Marinier a d’ailleurs encore cette signification générale. Employé comme substantif, il désignait naturellement, un homme naviguant sur la mer : Là le trouverent des mariniers nouvellement arrivez des isles de l’Ocean Atlantique, que les anciens appelloyent les Isles fortunees. Amyot, Sertorius, 8. — Dans cet emploi, à l’idée de mer s’est jointe l’idée de navigation, qui prend une importance croissante et finit par dominer. Aujourd’hui, l’idée de la mer a tout à fait disparu. Le marinier n’est plus que l’homme qui navigue sur les fleuves et les rivières. Il est tout fait opposé à marin, dont il devrait logiquement être le synonyme, comme autrefois. Mais c’est justement sans doute cette synonymie qui a été cause de son évolution.

Le secrétaire était celui à qui l’on confiait un secret, le confident. Employé au figuré, le mot, pouvait même s’appliquer à des choses : Bois tristes et solitaires, De ma peine secretaires. Du Bellay, Jeux rustiques, Chant d’Amour et de l’Hyver. — Mais le rôle du confident pouvait être aussi de tenir la plume pour celui dont il avait la confiance. Ce second caractère prend la prépondérance sur le premier et finit par l’éliminer.

Un badin était un sot. Le mot était adjectif et substantif, et badinage signifiait sottise : Voilà tant de sottises que mesmes les Payens n’ont esté jamais si lourds ne si badins en leurs superstitions, comme aujourd’huy vous estes. Calvin, 42e Serm. sur l’Epistre aux Galates. — Je sçay bien que les povres Egyptiens d’Hérodote sont fort mocquez quant à leur religion… et ne nie pas que ce ne soit à bon droit, car on y voit de grans badinages. H. Estienne, Apol. pour Hér., au Lecteur. — Mais le badin était, en outre, un personnage de comédie, dont le rôle était de faire rire par sa sottise : En ceste maniere voyons nous entre les Jongleurs à la distribution des rolles le personaige du Sot et du Badin estre tousjours representé par le plus petit et perfaict joueur de leur compaignie. Rabelais, III, 37. C’est par ce personnage que l’idée de faire rire s’introduit dans le mot, domine ridée de sottise et finit par la faire disparaître complètement.

Chere conservait encore le sens de visage, mine : Quand il s’en departoit, elle fundoit en larmes, et avoit la chere triste, la contenance morne. Amyot, Antoine, 53. — Ce sens avait déjà vieilli d’après Henri Estienne. C’est qu’une idée accessoire s’était développée dans le mot, celle de l’accueil qu’on fait à quelqu’un, en lui faisant bonne ou mauvaise mine. Dans cette idée devenue dominante, un élément acquiert une importance particulière : le repas qu’on offre à la personne qu’on accueille. Ce repas prend enfin une place telle que l’idée d’accueil cesse d’exister.

Collation avait encore le sens de conférence, harangue, avec plusieurs autres sens d’ailleurs : Faites en chacun une brieve collation par ordre. Et tu premierement, messire Robert Gaguin… desploye icy la suavité de ton eloquence, pour en dire ton sentement. Lemaire de Belges, Couronne Margaritique. — Le mot désignait, en particulier, une conférence qui avait lieu le soir dans les monastères, et aussi un léger repas qui suivait la conférence. Ce repas prenant bientôt, une importance prédominante dans le sens du mot, collation devient le nom d’un repas léger, quelles qu’en soient les circonstances.

Estape a signifié marché : Il n’avoit pas au paravant une seule ville, une seule estappe, ny un seul port en Italie. Amyot, Fabius, 17. — Les marchands apportant aux estapes ce qu’ils avaient à vendre, il se joint a l’idée contenue dans le mot celle d’un lieu de dépôt de provisions, et les étapes sont des dépôts établis de distance en distance, où les troupes en marche viennent s’approvisionner. De là les sens modernes : lieu d’arrêt des troupes en marche, parcours entre chaque point d’arrêt, et distance de l’un à l’autre.

Foule était l’action de fouler, de presser, et, au figuré, de causer du dommage : Nos Roys sont arrivez à ceste grandeur… sans foule et oppression de leurs sujets. E. Pasquier, Recherches, I, 1. — Quand un grand nombre de personnes se pressent les unes contre les autres, c’est le mot foule qui convient pour exprimer le fait, puis pour désigner les personnes elles-mêmes par une matérialisation du sens du mot. Enfin l’idée de grand nombre devient quelquefois dominante, et, dans ce cas, l’idée de fouler, de presser, a disparu.

Le sens premier de mesnagerie, c’était gouvernement de la maison : Sçaurions nous point dire quel est le faict de la mesnagerie ? dit Socrates… — Je pense pour vray, dit Critobule, que le faict d’un bon mesnager, c’est de bien gouverner sa maison. La Boétie, trad. de la Mesnagerie de Xenophon, 1. — Le sens du mot se matérialise, et mesnagerie s’applique aux moyens de bien mesnager, de bien gouverner la maison : outils, meubles, animaux nécessaires à la vie des champs, au travail agricole. Puis, plus étroitement, il désigne l’ensemble des animaux, et, plus particulièrement encore, les collections d’animaux rares, exotiques, que les rois, les grands seigneurs se plaisaient à réunir dans leurs domaines. Il ne reste plus au mot qu’à se vulgariser pour arriver au sens que nous lui connaissons, si éloigné de celui qu’il avait au xvie siècle.

Le mot parquet, diminutif dialectal de parc, désignait un enclos : A proprement entrelasser les clayes Pour les parquets des ouailles fermer. Marot, Eglogue au Roy. L’idée de lieu clos prend de plus en plus d’importance. Parquet en vient à désigner soit une salle de justice, soit, dans une salle de justice, la partie où se tiennent les juges et les avocats, séparés du public par une barrière : Hante-moy les Palais, caresse-moy Bartolle, Et d’une voix dorée, au milieu d’un parquet, Aux despens d’un pauvre homme exerce ton caquet. Ronsard, Poemes, L. II, Discours à P. L’Escot. — Il n’y a pas loin de ce sens à celui que le mot a pris aujourd’hui : le parquet du procureur de la République. — Mais le mot parquet avait aussi, au xvie siècle, un autre sens voisin de celui d’enclos : c’était le sens de compartiment : Par un mesme moyen, seront formez audit rocher certains parquets, et petits receplacles, pour faire rafraischir le vin, pendant l’heure du repas. Palissy, Recepte veritable, p. 64. — Ce sens nous amène à celui que le mot a pris comme terme de menuiserie, et le passage de l’un à l’autre se comprend facilement quand on pense aux assemblages que formaient les parquets d’autrefois.

Le mot préau a subi une évolution analogue. Au xvie siècle, il conservait un sens conforme son étymologie, d’après laquelle il devait signifier petit pré : Les deux amans entrèrent dans un préau couvert de cerisaye et bien cloz de rosiers et de groseillers tort haults. Marg. de Nav., Heptam., 44.

Le mot potence, étymologiquement, devrait être abstrait et avoir un sens répondant au latin potentia, auquel il est emprunté. Il s’est matérialisé et a exprimé une idée de moyen. La potence était la béquille, qui donnait la force et le pouvoir de marcher : M. d’Auret se portoit toujours de mieux en mieux, et cheminoit tout seul autour de son jardin sur des potences. Paré, Voyage de Flandre. — Une analogie de forme fait que le mot potence désigne aussi le gibet, et, dès lors, le sens de béquille devient rare et finit par disparaître.

Chapeau aurait dû pouvoir toujours être le nom de toutes sortes d’objets servant à couvrir la tête, surtout s’il est vrai que chape puisse se rattacher au radical de caput. Son sens primitif paraît, en effet., avoir été plus large que le sens actuel. Au xvie siècle, on l’employait très souvent dans le sens de couronne, qui n’est qu’un cas particulier, parfaitement d’accord avec la signification générale : Le Dictateur… le couronna… d’un chapeau de branches de chesne, pource que c’est la coostume des Romains que celuy qui sauve la vie à un sien citoyen, est honoré d’une telle couronne. Amyot, Coriolan, 3. — Mais cette acception entraîne le mot vers une autre toute voisine, celle de guirlande, d’où l’idée première est tout à fait absente : Un pont orné de peintures, doreures, de festons et chappeaux de triomphe, et de tapisseries fort exquisement. Amyot, Nicias, 3. — On voit, d’ailleurs, que ce sens analogique n’a pas subsisté.

Un chapelet était d’abord une coiffure ; le mot était un diminutif de l’ancienne forme chapel : Agathocles… se declaira roy : sans toutefois prendre ne porter couronne et dyademe royal, ains se contenta dung chappelet quil, voit au paravant, des quil usurpa la tyrannie, pour quelque religion et sacerdoce : ou comme aulcuns dient, pource, quil navoit pas beaucoup de cheveulx. Seyssel, trad. de Diodore, III, 20. — Comme chapeau, le mot chapelet pouvait avoir le sens de couronne : Que le peuple… De chapelets de fleurs se couronne la teste. Ronsard, Poemes, Retour d’Anne de Montmorency. — Comme lui, il a aussi le sens de guirlande, mais au lieu de le perdre il passe de là à un autre sens analogique : un assemblage d’objets reliés entre eux comme les fleurs d’une guirlande.

On connaît bien l’histoire du mot bureau, qui, au xviie siècle encore, était le nom d’une grosse étoffe de laine, en sa qualité de dérivé de bure : Je changeray voz gros vilains bureaux En tous draps d’or, d’argent, riches et beaux. Marg. de Nav., les Marguerites, Com. de la Nativ. de J.-C. — On sait comment ce mot a désigné les tapis de table faits de cette étoffe, et comment de cette signification sont venues toutes celles qu’il a prises dans le français moderne.

Fusil désignait la pièce d’acier dont on se servait pour frapper un silex et en faire jaillir une étincelle : Celuy que les Muses cherissent Fait avant qu’il soit jour d’un fusil affilé Bluetter le caillou sur le drap my bruslé. Du Bartas, 1re Semaine, 2e Jour. — Le mot avait souvent un sens figuré : Le fusil martelant de mes plaintes n’a peu Du caillou de ton cœur arracher aucun feu. Am. Jamyn, Poes., IV, 206 vo. — Quand cette pièce d’acier, adaptée à une arme à feu, sert à faire sortir du silex l’étincelle qui doit enflammer la poudre, l’arme tout entière, le mousquet à fusil, prend le nom de cet objet caractéristique, et, sans perdre entièrement son autre sens, le mot fusil s’attache particulièrement à ce sens nouveau. Aussi quand le silex et la pièce d’acier disparaissent, le fusil moderne conserve un nom qui n’est plus justifié.

Journal est un adjectif dérivé de jour. Ainsi le travail journal est le travail qui se fait le jour, ou, quelquefois, qui se fait chaque jour : Mais le soleil panchant au temps que le Bouvier Veut du travail journal ses Toreaux desiier, Alors tes Argiens le dessus emporterent. Am. Jamyn, Iliade, XVI. — Le mot s’employait même comme substantif dans la phrase suivante, journal a le sens de tâche du jour, tâche quotidienne : [La mere des abeilles] jamais ne laisse chaumer les mousches à miel, ains envoye à la besongne celles qui ont à faire leur journal dehors. La Boétie, trad. de la Mesnagerie de Xenophon, 13. Les papiers journaux avaient pour objet de relater au jour le jour tous les événements de quelque importance : Au papier journal de sa maison, ou est descrit par le menu tout ce qu’il faisoit à chasque jour, il y a que le dix huitieme de Juin, il dormit dedans l’estuve, pource qu’il eut la fiebvre. Amyot, Alexandre, 75. — Dans les emplois actuels dit mot journal, il reste certainement beaucoup de la signification première. Cependant, l’idée dominante est celle d’une publication qui peut être mensuelle aussi bien que quotidienne et qui n’est pas forcément relative aux événements du jour. On ne voit pas bien quel rapport peut avoir le Journal des Savants, par exemple, avec les papiers journaux de nos ancêtres.

Ramage aussi a été un adjectif et, au xvie siècle, il signifiait encore quelquefois rameux : Moins sont piteulx que n’est la loupe cerve Eschauffée dedans le boys ramaige. Gringore, l’Obstination des Suysses. — Il se disait surtout des oiseaux qui vivaient dans les bois, dans les branches des arbres, et aussi de leur chant : Je m’en allois souvent cueillir le houx, Pour faire gluz prendre oyseaulx ramages. Marot, Églogue au Roy. — Plus à l’abri de l’ombrage Des oyselets aux doux chants On n’oit le caquet ramage. Baïf, Poemes, L. III (II, 128). — L’idée de chant étant devenue dominante, le mot ramage s’est complètement détaché de sa signification primitive.

Le sens primitif de quitter, c’est laisser quitte, libérer d’une dette, d’une obligation. C’était encore un sens usuel au xvie siècle : Ils supplierent la Deesse de les dispenser de leur promesse, et les quitter pour cinq cents chevres qu’ils luy sacrifieroient tous les ans. Amyot, Malignité d’Hérodote. — Par un changement de construction, au lieu de dire quitter quelqu’un d’une dette, on a dit quitter une dette à quelqu’un, et de là est venu le sens de céder, abandonner une chose à quelqu’un : Otanez, l’un des sept qui avoient droit de pretendre au royaume de Perse… quitta à ses compagnons son droit d’y pouvoir arriver. Montaigne, III, 7. — On voit comment des expressions telles que quitter la place à quelqu’un ont amené le mot au sens de s’éloigner de quelque chose ou de quelqu’un.

Dans certains mots, la perte complète du sens primitif est venue d’une erreur étymologique, d’une fausse analogie. On a rapproché le mot d’un autre avec lequel il avait quoique ressemblance de forme, mais qui appartenait à un radical différent.

Tel a été le cas de soufreteux, pour soufraiteux, adjectif dérivé de soufraite, qui signifiait manque, privation, dénuement. On était soufreteux d’argent, de blé, ou bien soufreteux, sans déterminant, s’employait dans le sens que nous donnons à indigent : Le souffreteux est miserable, Et le trop riche est enviable. Pussé-je vivre entre les deux ! Baïf, 1er L. des Mimes. — Soufreteux a été rapproché à tort de souffrir. C’est pour cela qu’il a complètement cessé d’exprimer l’idée de pauvreté pour s’appliquer à une personne maladive, habituellement souffrante.

Habiller avait le sens de préparer, apprêter : [Un Laconien] ayant achepté du poisson, le bailla à habiller à un tavernier, qui luy demanda du fourmage et de l’huile pour ce faire. G. Bouchet, 6e Seree. — Rhabiller avait le sens de réparer : Au lieu de rabiller nostre faute, nous la redoublons. Montaigne, I, 56. — C’est un rapprochement erroné avec le mot habit qui a détourné habille et rhabiller de leur sens normal en y substituant un sens tout différent.

Ces exemples suffisent, pour montrer l’importance de l’évolution sémantique qui a rendu notre langue si différente de celle du xvie siècle, même dans l’usage des mots qui sont communs aux deux époques. Outre les causes de variation que j’ai énumérées, on pourrait en indiquer beaucoup d’autres. Et toutes ces causes se mélangent., s’enchevêtrent, agissent concurremment. Parmi les exemples que j’ai cités, plusieurs auraient pu prendre place dans deux ou trois catégories distinctes. Toue ce travail inconscient a produit dans le vocabulaire des modifications telles que, pour un lecteur mal averti, un texte du xvie siècle dont tous les mots semblent connus est plein de pièges et peut donner lieu à beaucoup d’erreurs.

J’ai fait une place dans ce livre à certains mots qui sont toujours vivants, et dont le sens n’a pas varié depuis le xvie siècle. Ce sont des mots dont j’ai noté l’emploi à une date antérieure à celle qu’on indique ordinairement. En général, j’ai pris pour point de comparaison l’excellent Dictionnaire de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, que l’on consulte toujours quand on veut être informé de l’ancienneté d’un mot. Mais les indications que je donne à ce sujet ne peuvent avoir qu’un intérêt provisoire. Certainement de nouvelles recherches feront reporter plus loin que je n’ai pu le faire le premier emploi d’un grand nombre de mots.

Un dictionnaire n’est pas une grammaire. Je me suis efforcé de ne jamais l’oublier. On ne trouvera pas dans celui-ci les faits généraux qui ne se rattachent à aucun mot en particulier : la prononciation de la diphtongue oi, par exemple, — ou l’emploi des passés définis en -is, comme je trouvis, dans les verbes de la première conjugaison, — ou l’accord du participe passé. Mais il est certains faits de phonétique, de morphologie et de syntaxe qui concernent chacun un petit nombre de mots, ou un mot seulement, et il m’a semblé utile de les noter.

En phonétique, nous sommes renseignés soit par la graphie, soit par la mesure du vers, soit par la rime.

J’ai relevé, par exemple, les cas où nous trouvons e au lieu de a, ou inversement cherge, cherme, guiterre, merque ; — liarre, marle, sarge, sarpe ;

assoudre pour absoudre ; — oscur, ostiné, sutil pour obscur, obstiné, subtil ; — adoter, perentoire, sontueux pour adopter, péremptoire, somptueux ; — ajoindre, ajuger, amonester, aversaire pour adjoindre, adjuger, admonester, adversaire.

J’ai noté les cas où la mesure du vers nous indique une prononciation différente de la nôtre : deux syllabes là où nous n’en comptons qu’une, une syllabe là où nous en comptons deux, comme dans les mots suivante :

Perdreau (3 syllabes) : Le perdreau en sa saison, Le meilleur vin de la maison. Jodelle, Eugène, I, 1.

Aider (3 syllabes) : Mille preservatifs le fresne a de nature, Afin d’en aider l’humaime creature. Passerat, Poésies, I, 61.

Paon (2 syllabes) : Et de Paons couplez, où il le plaist tu guides Ta coche comme vent sur terre et dans les cieux. Ronsard, Eglogue 3.

Viande (2 syllabes sonores) : O doulee mort, par salut manifeste Tu nous repais de viandes celestes. Marot, Traduct., 3.

Fay-neant (2 syllabes) : Par le champ du fay-neant je passe… J’y voy tout en friche laissé. Baïf, 3e Livre des Mimes.

Naif (une syllabe) : Là nous dirons mainte naifve sornette, Chassant bien loin tristes soucis de nous. J. Béreau, Eglogue 2.

Pays (une syllabe) ; paysan (2 syllabes) ; paysage (2 syllabes sonores) : Trouva le tout si tres bien ordonné, Le pays par tout, soit privé ou estrange, Qu’il en donna à sa mere louange. Marg. de Nav., Dern. Poés., les Prisons de la Reine de Nav.Par elle le paisant, quand son Croissant éclere, Cognoist pour tout le mois quel temps c’est qu’il doit faire. Baïf, le 1er des Meteores. — Nous repaissant d’un feint image Ou de quelque estrange paysage. Belleau, Petites Inventions, le Pinceau.

Traison (2 syllabes) : Et voilant sa traison d’un masque d’hypocrite. Du Bellay, Regrets, 73.

Fleau (une syllabe) : L’homme pense eviter les fleaux du Ciel vengeur. Aubigné, Tragiques, V.

Poete (une syllabe sonore) ; poetique (2 syllabes sonores) : Je ne sçay quel Demon m’a fait devenir Poete. Regnier, Sat. 2. — Sentier trop rebattu des poetiques esprits. Desportes, Rodomont.

Des renseignements peuvent être tirés aussi de la rime, et je les ai notés à l’occasion. On verra, par exemple :

Jerusalem rimant avec an : Or, parler veulx à toy une fois l’an, Ainsi que Dieu dict de Jerusalem. Des Périers, I, 141.

Eden rimant avec Adam : Monstrant que fut Eve faite en Edem De chose pure, et de limon Adam. Vauquelin de la Fresnaye, Sat. franç., L. III, à M. de Choisy.

Ancien rimant avec Ocean : Le siecle ancien Nomma le pere et vieillard Ocean Germe de tout. Ronsard, Hymne de la Philosophie.

Accepte rimant avec houlette : Donc, Sauvageot, ces deux vouges accepte, Comme vainqueur : de moi cête houlete. Vauquelin de la Fresnaye, Foresteries, I, 6.

Sceptre rimant avec prestre : Lors Anius le bon Roy portant sceptre Du peuple Roy, et de Phebus grand Prestre. Des Masures, Eneide, III.

Delecte rimant avec violette : Et si l’aller par les champs vous delecte, A chascun pas croist une violette. Melin de Saint-Gelays, I, 198.

Mais il ne faut pas exagérer la valeur de ces renseignements. Les poètes du xvie siècle prennent de grandes libertés tant avec la rime qu’avec la mesure du vers.

En morphologie, il était indispensable d’indiquer les cas où l’usage du xvie siècle est différent du nôtre, par exemple dans la formation du pluriel :

-als : Par petits ruisseaux et canals. Coteareau, trad. de Columelle, I, 2 ; — Qui sont tous signals de bataille. Thevet, Cosmogr., XVIII, 8 ; — crystals, cardinals, cordials, vitals, etc.

-aux (singulier en -al) : Les lieux sont fataux. Aubigné, Fœneste, III, 7. — Leurs pays nataux. Du Bartas, 2e Semaine, 2e Jour, les Colonies.

-ails : Les corails sont plantes lapidifiées. Paré, Livre des animaux, 21. — Jusques à temps que lesdits esmails soient fondus. Palissy, Recepte veritable, p. 60 ; — souspirails, travails.

-aux (singulier en -ail) : Ce sont des espouvantaux de chanevieres. Fauchet, Antiq., IX, 9. — Seras debout devant les grans portaulx. Marot, L. I de la Metam. ; — esventaux, gouvernaux.

Pour le genre les féminins sans e muet : L’escorce vert leur croist autour des aynes. Marot, L. II de la Metam. ; — fort, gentil, grand, etc.

Les masculins avec un e muet qu’ils n’ont plus aujourd’hui : Tout ce qui est terrien et du monde est temporel, et mesme caduque. Calvin, Instit., II, xv, 3. — Il n’est homme si decrepite qui ne pense avoir encore vingt ans dans le corps. Montaigne, I, 19. — Je le trouvay avec une grosse fievre, les yeux fort enfoncés, avec un visage moribonde et jaunastre. Paré, Voyage de Flandres. — Il ne doit se fascher si le publique son De ma trompe luy chante encore une chanson. Ronsard, Bocage royal ; — exacte, fortuite, furibonde, inquiete, saulve, subite, etc.

Dans les verbes, les variations du radical :

Manger : Je bois et mengeue ordinairement chez Mr le Cardinal du Bellay. Rabelais, Lettres, III, 361.

Amer : J’amerois autant mon premier medecin. Beroalde de Verville, Moy. de parv., II, 39.

Esperer : L’en espoire avoir remede, vengeance ou conseil de celuy à qui l’en rescript. Fabri, Art. de Rhet., 1, 232.

Peser : Les maux me foullent selon qu’ils poisent. Montaigne, III, 9.

Veoir : Il estoit aymé parfaitement… de tous ceux qui le veoyent et congnoissoient. Lemaire de Belges, Illustr., I, 21.

Demeurer, plourer : Sur le beau temps ainsi tu partiras, Et en ton lieu regretz demoureront. Marot, Chants div., 9. — Lesquetz… plouroient l’absence de leurs femmes et amys. Rabelais, IV, 21.

Labourer, prouver, souffrir : Qu’il te fait bon ouïr, à l’heure Que le bouvier les champs labeure. Ronsard, Odes, IV, 27. — Il… preuve que bien souvent il fault preferer ce qui est honeste et louable à ce qui est seur et salutaire. Amyot, Démosthène, 13. — Que le corps se meuve et seuffre quand et les eslans des passions, on l’apperçoit evidemment. Amyot, Vertu morale, 11.

D’anciennes formes du passé défini : Finalement ils atteindrent au dessus de la Gaule. E. Pasquier, Recherches, I, 6. — Les princes du sang s’en plaindrent au roy. Brantôme, Disc. sur les Duels. — Je me resolvis de trouver le moyen pour faire travailler les soldatz. Monluc, Comment., L. II (I, 309). — De la les citez s’etablirent : De là les Princes ils élirent. Baïf, Passetems. Au grand Prieur.

D’anciennes formes du participe passé : pers pour perdu : Comme est un homme à chercher fort soigneux son pers thresor, qu’il cuidoit bien avoir. Vasquin Philieul, trad. de Pétrarque, L. I, S. 141 ; — tins pour tenu : Je n’ay bougé de la place où je suis, Où le sommeil m’a tins jusqu’à cette heure. Baïf, Eglogue 10 ; — mors pour mordu : Elle fut d’un Serpent qui vers elle accourut, Morse dans le talon, dont la pauvre mourut. Ronsard, IV, 83, Elegies, l’Orphee.

En syntaxe aussi, beaucoup d’indications ne m’ont pas semblé déplacées dans un dictionnaire.

Par exemple, le genre des mots, quand il se trouvait différent de ce qu’il est aujourd’hui, comme quand on voit masculins les mots ardeur, erreur, horreur, humeur, odeur, ancre, armoire, asperge, base, colere, comete, dette, dent, dot, ebene, encre, enigme, epigramme, epitaphe, epithete, estude, horloge, huile, hydre, idole, image, infortune, limite, Loire, offre, ombre planete, populace, preface, rencontre, tiare, tige, vipere, etc. ; ou quand on voit féminins les mots honneur, labeur, appendice, arbre, art, bronze, caresme, cloaque, comté, duché, evesché, diocese, doute, espace, Evangile, exemple, frisson, guide, interrogatoire, intervalle, masque, mensonge, meslange, modele, navire, negoce, ongle, orage, ordre, oultrage, ouvrage, Peloponnese, Paris, poison, presche, reproche, reste, risque, silence, souspeçon, sort, triomphe, vestige, etc. ;

la construction de certains adjectifs : capable, different, desireux, digne, indigne construits avec la préposition à ; fertile, ingrat, inhabile, pareil construits avec la préposition de : Je lui planteray et enteray ses Arbres, pour les rendre capables à porter abondance de bons et precieux fruits. O. de Serres, Th. d’Agric., Préface. — Ingrate de ce serviteur, elle ne peut plus ouïr seulement proferer son nom. Aubigné, Divorce satyrique ;

l’emploi de celuy, celle comme adjectif, de ceste comme pronom : Le grand pere d’Antonius fut celuy fameux orateur que Marius feit occire. Amyot, Antoine, 1. — Je ne treuve point plus grande raison que ceste cy. Du Bellay, Deffence, I, 2.

Pour les verbes, il était nécessaire de noter des intransitifs comme apaiser pour s’apaiser, appauvrir, attendrir, accroistre, adoucir, affoiblir, amaigrir, amender, deplacer, eclipser, enrichir, escouler, espanouir, espouser (= se marier), equiver, esteindre, esvanouir, exhaler, flestrir, fourvoyer, etc. ;

des emplois transitifs comme ceux des verbes aspirer pour aspirer à, accoustumer pour s’accoustumer à, bruire, crier [qqn], croistre, debattre [qqch = se le disputer], deborder (= faire déborder), decroistre, demordre [une proie, une opinion], deperir (= faire dépérir), douter = douter de), esclater (= faire éclater), eschaper, esclore (= faire éclore), escrier [qqch], escrier [qqn], evader, fier (= confier), etc. ;

des emplois pronominaux comme ceux des verbes s’apparoistre, se blesmir, se combattre à, se condescendre, se consentir, se consister, se craindre de ou que, se deborder, se descendre, se dedaigner, etc. ;

des constructions comme celles des verbes apprendre, s’allier, s’associer, encourager, s’entendre, se fier, penser, renoncer avec la préposition de au lieu de la préposition à : Cestuy Thucydides s’entendoit moins de la guerre que Cimon, mais plus des affaires de la ville et du gouvernement de la chose publique. Amyot, Périclès, 11 ;

comme celles des verbes approcher, cesser, omettre, oublier, se permettre avec la préposition à au lieu de la préposition de : Agis ayant, par despit, omis à faire le sacrifice accoustumé d’estre fait à l’issue d’une guerre, il lui par eulx condamné à l’amende. Amyot, Lycurgue, 12.

Dans beaucoup de cas, d’ailleurs, une différence dans la construction d’un verbe correspond à une différence dans sa signification, de sorte qu’un fait de syntaxe est souvent en même temps un fait de vocabulaire.

J’ai cité beaucoup d’exemples, souvent bien plus qu’il n’en fallait pour déterminer le sens des mots. C’est que mon but n’a pas été seulement d’expliquer. J’ai voulu fournir aux historiens de la langue des renseignements aussi complets que possible sur le vocabulaire du xvie siècle. Tel mot, s’emploie-t-il seulement au commencement du siècle, ou son existence peut-elle être constatée jusqu’à la fin ? Appartient-il seulement à la langue de la poésie, ou se trouve-t-il aussi en prose ? Semble-t-il particulier à telle ou telle province, ou se rencontre-t-il partout, ou du moins dans des régions diverses ? Est-il familier uniquement à un groupe d’écrivains, à une école littéraire ? Est-ce un mot savant, employé par un ou deux latiniseurs, ou est-il plus largement répandu ? Est-il particulier à la langue populaire, familière, ou se rencontre-t-il même sous la plume des auteurs les plus graves ? Voilà des questions auxquelles je voudrais que ce dictionnaire pût répondre.

Dans le classement des sens, j’ai toujours commencé par le sens primitif du mot, s’il se rencontre encore au xvie siècle, ou par celui qui s’en rapproche le plus. Mais il ne m’a pas été possible d’établir toujours une filiation rigoureuse. Il m’a semblé voir, dans l’évolution du sens des mots, beaucoup d’hésitations, d’incertitudes, de contaminations. Entre deux mots très voisins par la forme et par le sens, il n’est même pas toujours possible de discerner auquel nous avons affaire. Dans bien des cas, probablement, l’auteur lui-même ne le sait pas. Quand une difficulté de ce genre me paraît insoluble, je l’expose tout simplement, en faisant connaître toutes les données du problème, et je ne propose une solution que si elle me paraît tout à fait vraisemblable.

Dans la disposition des exemples donnés pour chaque sens, pour chaque construction, j’ai suivi, autant que je l’ai pu, l’ordre chronologique. Je m’en suis écarté pourtant, quelquefois, afin de rapprocher les uns des autres des emplois auxquels ce rapprochement donnait plus de clarté. Mais surtout, je me suis trouvé en présence de difficultés qui rendaient impossible un classement chronologique certain. Comment classer avec une rigoureuse précision les exemples de Ronsard, qui a si souvent remanié ses œuvres et Corrigé son texte ? Comment dater exactement chaque phrase de Montaigne ? On peut arriver, sans doute, à constater, pour chaque mot, dans quelle édition il paraît pour la première fois, mais que de temps il aurait fallu consacrer à cette recherche ! Il ne m’en serait guère resté pour d’autres lectures. Et combien de problèmes se posent au sujet des écrivains qui ont employé de longues années à la composition d’un livre, qui se sont interrompus souvent, qui ont, modifié leur texte, si bien que nous ne savons à quelle date attribuer chaque détail de la rédaction définitive. Noël du Fail publie les Propos rustiques en 1547, les Baliverneries d’Eutrapel en 1549 et les Contes d’Eutrapel en 1585. Comment, savoir à quelle époque chacun des contes a été composé, quelles corrections le texte a subies, et quand ? Des incertitudes analogues se rencontrent au sujet d’Étienne Pasquier, de Vauquelin de la Fresnaye, d’Agrippa d’Aubigné et de beaucoup d’autres. Quand je n’ai pu savoir exactement la vérité, j’ai cherché, du moins, à m’approcher le plus possible de la vraisemblance.

On trouvera plus loin la liste des éditions que j’ai suivies. J’ai eu recours de préférence, entre les éditions sûres, a celles qui sont assez répandues pour que l’on puisse facilement s’y reporter. Le plus souvent je donne la référence d’une façon telle que la phrase citée puisse être trouvée même dans une autre édition pour Rabelais, par exemple, le livre et le chapitre ; pour les comédies de Larivey, l’acte et la scène. Dans certains cas, j’ai cru nécessaire d’être plus précis et d’indiquer la page de mon édition, comme pour Montaigne, qui a quelques chapitres si longs, ou pour les deux Dialogues du Langage françois italianisé, dont chacun remplit un volume. — Pour les traductions d’auteurs anciens, on trouvera souvent des indications de chapitres qui n’existent pas dans le texte du traducteur ce sont les divisions adoptées dans les éditions modernes. D’autre part, la division en chapitres, chez certains traducteurs, ne correspond pas exactement à celle que l’on suit aujourd’hui. J’ai cru devoir cependant la conserver.

J’ai toujours donné exactement le texte de l’édition que je suivais, et je n’en ai jamais modifié l’orthographe, si étrange et contradictoire qu’elle puisse être souvent. Mais je ne me suis pas cru obligé de respecter les fautes d’impression évidentes. Je me suis permis de faire les corrections qui s’imposaient avec certitude. Je l’ai fait très rarement d’ailleurs, car j’ai évité le plus possible de citer comme exemples des phrases où il est indispensable de prendre cette liberté. Je n’ai pas admis certains mots que je n’avais trouvés qu’une fois, et qui étaient manifestement le résultat d’une faute d’impression. Souvent la comparaison avec d’autres éditions m’a permis de constater que mes soupçons étaient fondés et que je n’avais pas à tenir compte du mot douteux.

Il aurait été assez tentant de réunir dans un même article toutes les différentes formes d’un même mot. Je l’ai fait chaque fois que les différences étaient purement orthographiques. Mais je m’en suis abstenu quand les différences étaient plus profondes, comme pour eschelle et escale, escheler et escaler, car j’aurais réuni des mots qui ne sont pas de la même langue. J’ai séparé rochet et roquet, qui ne sont pas du même dialecte. Je n’ai pas osé même confondre annombrer et ennombrer, amonceler et emmonceler, quoique la différence de préfixe ne soit probablement qu’apparente et n’existe pas pour l’oreille.

Lorsque des mots se présentent avec des orthographes différentes, j’ai été très souvent embarrassé pour savoir laquelle choisir comme titre de l’article accommencer ou acommencer, admonnester ou amonnester, dedain ou desdain ? Adopter une règle immuable m’aurait amené à des conséquences absurdes il aurait fallu attribuer à tel ou tel mot, comme orthographe normale, une graphie qu’il n’a pas une fois sur vingt. J’ai cherché avant tout à faciliter les recherches, à économiser le temps. J’ai choisi, comme tête d’article, la forme la plus habituelle, celle que généralement l’on pensera d’abord à chercher. Mais toutes les autres formes figurent à leur ordre alphabétique avec un renvoi à la forme adoptée.

La liste des livres que j’ai lus est, assez longue. Celle des livres que j’aurais voulu lire et que je n’ai pas lus serait plus longue encore. Je crois pourtant que ce travail pourra être utile, puisqu’il facilitera l’étude de tous les grands écrivains du xvie siècle, de beaucoup d’écrivains secondaires, et donnera des renseignements précis pour l’histoire de notre langue. Je continuerai mes lectures tout en corrigeant les épreuves, et, si j’en ai le temps, je publierai un Supplément. En tout cas, j’apporte ma contribution. Que d’autres y ajoutent ce qu’ils pourront. Puisé-je les avoir aidés à faire une œuvre meilleure et plus complète que la mienne.

Paris, 28 mars 1925.
  1. « Uze de motz purement francoys, non toutesfois trop communs, non point aussi trop inusitez, si tu ne voulais quelquefois usurper, et quasi comme enchasser ains qu’une pierre precieuse et rare, quelques motz antiques en ton poeme… Pour ce faire, te faudroit voir tous ces vieux romans et poetes françoys, ou tu trouveras un ajourner pour faire jouranuyter pour faire nuytisnel pour leger, et mil’autres bons motz, que nous avons perduz par notre negligence. Ne doute point que le moderé usaage de teh vocables ne donne grande majesté tant au vers comme à la prose ainsi que font les reliques des sainctz aux croix et autres sacrez joyaux dediez aux temples. » Deffence et Illustration, II, 6.
    « J’ay usé de galées pour galleres : endementiers pour en ce pendant : isnel pour leger : carrolant pour dansant : et autres, dont l’antiquité… me semble donner quelque majesté au vers, principalement en un long poème, pourvu toutesfois que l’usage n’en soit immodéré. » Deux Livres de l’Eneide de Virgile, Epistre à J. de Morel.
  2. « Je t’advertis de ne faire conscience de remettre en usage les antiques vocables, et principalement ceux du langage Wallon et Picard, lequel nous reste par tant de siecles l’exemple naïf de la langue Françoise, j’entends de celle qui eut cours apres que la Latine n’eut plus d’usage en nostre Gaule, » Franciade, Préface de 1587. — Ronsard avait dit déjà dans son Art Poétique : « Tu ne dois rejetter les motz de noz vieux Romans, ains les choisir avecques meure et prudente election. »
  3. Précellence, p. 184 et suiv.
  4. Depuis l’achevement de mon Livre, Lecteur, j’ai entendu que nos consciencieux poëtes ont trouvé mauvais de quoi je parle (comme ils disent) mon Vandomois, écrivant ores charlit, ores nuaus, ores ullent, et plusieurs autres mots que je confesse veritablement sentir mon terroir. Tant s’en faut que je refuze les vocables Picards, Angevins, Tourangeaus, Mansseaus, lors qu’ils expriment un mot qui defaut en nostre François, que si j’avoi parlé le naïf dialecte de Vandomois, je ne m’estimeroi bani pour cela d’eloquence des Muses, imitateur de tous les poëtes Grecs qui ont ordinerement écrit en leurs livres le propre langage de leurs nations, » Ronsard, Odes, texte de 1550, Suravertissement au Lecteur.
    « Tu sçauras dextrement choisir et approprier à ton œuvre les vocables plus significatifs des dialectes de nostre France, quand ceux de ta nation ne seront assez propres ni signifians, et ne se faut soucier s’ils sont Gascons, Poitevins, Normans, Manceaux, Lionnois ou d’autre pays, pourvu que ils soyent bons, et que proprement ils expriment ce que tu veux dire, sans affecter par trop le parler de la court, lequel est quelques fois tres-mauvais. » id., Art poetique.
    « Je suis d’advis que cette pureté [de la langue] n’est restraince en un certain lieu ou païs, ains esparse par toute la France. Non que je vueille dire qu’au langage Picard, Normand, Gascon, Provençal, Poitevin, Angevin, ou tels autres, sejourne la pureté dont, nous discourons. Mais tout, ainsi que l’Abeille volette sur unes et autres fleurs, dont elle forme son miel, ainsi veux-je que ceux qui auront quelque asseurance de leur esprit, se donnent loy de fureter par toutes les autres langues de nostre France, et rapportent à nostre vulgaire tout ce qu’ils trouveront digne d’y estre approprié. » E. Pasquier, Lettre, II, 12.
    « Ainsi que les pactes Grecs s’aidoyent au besoin de mots peculiers à certains pays de la Grece, ainsi nos poetes François peuvent faire leur proufit de plusieurs vocables qui toutesfois ne sont en usage qu’en certains endroits de la France. Et ceux mesmement qui escrivent en prose, peuvent quelques fois prendre ceste liberté. » H. Estienne, Precellence, p. 168.

    « L’idiome Norman, l’Angevin, le Manceau,
    Le François, le Picard, le poli Tourangeau
    Apprens, comme les mots de tous arts mecaniques
    Pour en orner après tes phrases poétiques. »


    Vauquelin de la Fresnaye, Art poétique, I, 361-64.

    Mais Vauquelin n’admet pas les mots du Midi, qui appartiennent vraiment à une autre langue. Voir Art poétique, II, 903-910.

  5. « Le bonhomme Ronsard… disoit quelquefois… : Mes enfants, deffendez vostre mere de ceux qui veulent faire servante une Damoyselle de bonne maison. Il y a des vocables qui sont François naturels, qui sentent le vieux, mais le libre françois, comme dougé, tenve, empoour, dorne, bauger, bouger, et autres de telle sorte, Je vous recommande par testament que vous ne laissiez point perdre ces vieux termes, que vous les employiez et deffendiez hardiment contre des maraux, qui ne tiennent pas elegant ce qui n’est point escorché du latin et de l’italien, et qui aiment mieux dire collauder, contemner, blasmer, que louer, mespriser, blasmer ; tout cela c’est pour l’escolier de Limosin. » Les Tragiques, aux Lecteurs. — Comme le remarque M. Brunot (Hist. de la langue franç., II, 225), les trois mots blâmés par Ronsard avaient été employés par Marot. Ils l’ont été aussi par beaucoup d’autres écrivains : blasonner est dans Lemaire de Belges., le Loyal Serviteur, Baïf, etc ; collauder dans Collerye, Rabelais, Marguerite de Navarre, Baïf, etc. ; contemner dans Gringore, Calvin, Amyot, Pasquier, etc.
  6. On sait que, plusieurs années avant Rabelais, Geofroy Tory, dans son Champ fleury, tournait en dérision une phrase que nous retrouvons dans le discours de l’écolier Limousin : « Quand Escumeurs de Latin disent Despurnon la verbocination latiale, et transfreton la Sequane au dilucule et crepuscule, puis deambulon par les Quadrivies et Platees de Lutece, et comme verisimiles amorabundes captivon la benivolence de lomnigene et omniforme sexe feminin, me semble quilz ne se moucquent nullement de leurs semblables, mais de leur mesure Personne. » Je pense, comme M. Brunot, que Rabelais n’a pas emprunté cette phrase à Tory, mais que tous deux reproduisent une parodie dont nous n’avons pas d’autres traces et qui prouve qu’on se moquait couramment des latiniseurs.
    Sagon, dans le Rabais du caquet de Marot par le page de Sagon, reproche à Marot humile, expellé, fulgente, pharetre « et mille Que en son stile Marot usurpe cent fois ». Marot, il est vrai, avait commencé par reprocher à Sagon d’écorcher le latin. Sagon aurait pu noter dans Marot beaucoup d’autres latinismes : buccine, curvature, labilité, malivolence, mortifere, pristine, increper, etc.
  7. « Et n’y a rien qui nous perde tant en cela, sinon que la plus part de nous, nourris dés nostre jeunesse au Grec et au Latin, ayans quelque asseurance de nostre suffisance, si nous ne trouvons mot apoinct, faisons d’une parole bonne Latine, une tres-mauvaise en François : Ne nous advisans pas que ceste pauvreté ne provient de la disette de nostre langue, ains de nous mes-es et de nostre paresse. E. Pasquier, Lettres, II, 12. — Pasquier n’a contre le latin et le grec aucune hostilité de parti pris. Mais il veut qu’on en fasse un usage modéré. Nous devons, dit-il un peu auparavant, dans la même lettre, « nous aider mesmes du Grec et, du Latin, non pour les escorcher ineptement, comme fit sur nostre jeune aage Helisaine, dont nostre gentil Rabelais s’est mocqué fort à propos en la personne de l’escolier Limosin, qu’il introduit parlant à Pantagruel en un langage escorche-latin. Mais avec telle sobrieté, que… nous digerions et transformions doucement en nostre langue ce que trouverons pouvoir faire du Grec et Latin, et ce qui sera insolent, que le rejettions liberalement. »
    Henri Estienne se plaint très vivement des écorcheurs de latin : « Mais encores tout cela n’est que sucre, au pris de l’affectation qui se voit ès mots qu’on arrache du latin, desquels on ne sçauroit dire le nombre ; car chascun descharge sa cholere sur ce povre latin, quand il ne sçait à qui s’adresser : de sorte que je m’esbahi comment il est encores au monde, veu les coups de taille et d’estoc qu’il reçoit tous les jours. Voire n’est-il pas jusques aux femmes, qui ne se vueillent mesler de l’esgratigner, faulte de luy savoir pis faire. » Conformité du lang. franç. avec le grec, préface, p. 43.
  8. Dans ces verbes, de marquait soit une idée de point de départ, soit une idée de renforcement, et nous ne devons pas les confondre avec ceux où de ou des servait à former un mot exprimant l’idée contraire à celle que contenait le radical, comme un autre déprier, qui signifiait détourner par prière.