Dictionnaire de la Bible - Vigouroux/Éthiopienne (langue)

ÉTHIOPIENNE (LANGUE)
Letouzey et Ané (Volume IIp. 2013-2014-2019-2020).

ÉTHIOPIENNE (LANGUE). La langue éthiopienne ou ghe‘ez est aujourd’hui langue morte ; elle a disparu lentement de l’usage à partir du xive siècle, laissant la place à ses deux dérivés : le tigré et le tigriña et aussi à l’amharique. Elle est restée néanmoins la langue sacrée et savante des Abyssins : la Bible est étudiée dans le vieux texte ghe’ez, et toute la liturgie se célèbre dans la même langue. Le nom de « langue éthiopienne » ou de « langue ghe‘ez » lui est donné par les Abyssins, parce qu’eux-mêmes aiment à s’appeler Éthiopiens ou encore ‘Aghe‘âzeyân (pluriel de ’aghe‘âzî, équivalent de ghe‘ez).

Le ghe‘ez appartient incontestablement à la famille des langues dites sémitiques ; il en a tous les caractères essentiels, lexicographiques, morphologiques et syntaxiques. Comparé aux autres langues sémitiques, c’est avec l’arabe qu’il a les rapports les plus intimes.

I. Écriture ghe’ez. — Comme toutes les écritures sémitiques, l’écriture ghe’ez n’eut d’abord que des consonnes, laissant au lecteur le soin de trouver les voyelles. L’alphabet éthiopien compte vingt-six lettres, dont voici la forme, l’ordre et la valeur comparée avec l’arabe et avec notre prononciation française.

Hôy ه h.
Lau ل l.
Ḥauet ح (aspiration forte).
Mây م m.
Sauet س (originai&shy ; rement ش) s (originairement š, qui se prononçait comme ch dans cheval).
Re’es ر r.
Sât س s.
Qâf ق q.
Bêt ب b.
Tau ت t.
Ḥarem خ (aspiration gutturale)
Nahâs ب n.
’Alef ا (esprit doux).
Kâf ك k.
Uauê و u.
‘Ayen ء (esprit rude).
Zay ز z.
Yaman ى y.
Dant د d.
Gamel -(غ) g (dur) ou gh.
Ṭayet ط ṭ.
Payet p.
Ṣaday ص (s emphatique)
Ṣapâ ض (prononcez ts).
’Af ف f.
Pesâ p.

L’alphabet éthiopien dérive de l’ancien alphabet himyarite ou sabéen. Historiquement, rien de plus naturel ; les Éthiopiens, comme on l’a dit, sont originaires du pays de Saba ; ils ont donc apporté avec eux la langue et l’écriture de leurs ancêtres. Il n’y a du reste qu’à jeter un coup d’œil sur un alphabet sabéen pour reconnaître qu’à l’origine les deux peuples avaient une même écriture. Voir Alphabet, t. i, fig. 109, col. 414. — À une époque relativement récente, les Éthiopiens, comme les autres Sémites, éprouvèrent la nécessité de compléter leur alphabet en y adjoignant des signes spéciaux pour les voyelles. Toutefois, au lieu de représenter leurs voyelles par des signes distincts des consonnes, ils les exprimèrent par une simple modification de la consonne ou par l’adjonction d’un petit appendice placé à côté de la consonne, qui, dans sa forme simple ou primitive, fut regardée comme ayant la valeur de a ajouté à la valeur consonantique. Il en est résulté que l’alphabet éthiopien s’est transformé en un véritable syllabaire, puisque chaque consonne a toujours une valeur syllabique, et jamais, à proprement parler, une valeur purement consonantique. Les voyelles éthiopiennes étant au nombre de sept : a, û, î, à, ê, e, ô, on a, dans un alphabet éthiopien complet, sept fois les vingt-six consonnes, au total cent quatre-vingt-deux signes. Le tableau suivant nous les donne tous et plus clairement que ne le ferait aucune explication.

Avec a û î â ê e ô

Quatre consonnes peuvent aussi être vocalisées en diphtongues de la manière suivante :

qua quî quâ quê que
ẖua ẖuî ẖuâ ẖuê ẖue
kua kuî kuâ kuê kue
gua guî guâ guê gue

En dehors de ce syllabaire, les Éthiopiens ne connaissent pas d’autre signe graphique que les deux gros points () placés après chaque mot, et qui sont portés au nombre de quatre () ou davantage à la fin des phrases. Rien n’indique, par exemple, les lettres redoublées, comme le fait le dâgéš en hébreu, le tašdid en arabe. On sait enfin que dans les écritures sémitiques il faut lire en allant de droite à gauche ; l’éthiopien et l’assyrien font exception, ils se lisent comme nos langues indo-européennes, de gauche à droite.

II. Grammaire ghe‘ez. — En éthiopien, comme dans les autres langues sémitiques, presque toutes les racines des mots se composent de trois lettres, et pour cette raison sont dites trilittères. Pour avoir une idée générale d’une langue sémitique quelconque et connaître en même temps ses caractères spéciaux et distinctifs, il suffit de jeter un coup d’œil sur les formes des trois principales espèces de mots : le pronom personnel, le verbe et le nom.

1o Le Pronom personnel. — Deux sortes de pronoms : pronoms séparés et pronoms suffixes. Ainsi en est-il dans toutes les langues de la famille.

Les pronoms séparés en éthiopien sont les suivants :

SINGULIER
3e pers.
masc.

nomin. ወእቱ ፡ ue’etu, il (ille).
accusat. ወእተ ፡ ue’eta, lui (illum).

fém.in

nomin. ይእቲ ፡ ye’eti, elle (illa).
accusat. ይእተ ፡ ye’eta, elle (illam).

2e pers.

masc. አንተ ፡ ’aneta, tu.
fém.   አንቲ ፡ ’aneti, tu.

1re pers. com. አን ፡ ’ana, je.

PLURIEL
3e pers.
masc.

ወእቱ ፡ ’emunetu
ወእተ ፡ ue’etômû

eux.
fém.in

አማንቱ ፡ ’emanetu
ዉአቶን ፡ ne’etôn

elles.
2e pers.

masc. አንትሙ ፡ ’anetemu, vous.
fém.   አንትን ፡ ’aneten, vous.

1re pers. com. ንሕነ ፡ neḥena, nous.

Si l’on compare ces pronoms avec les pronoms des autres langues sémitiques, on verra qu’ils ressemblent plus particulièrement aux pronoms arabes. On remarquera aussi que le pronom de la 3e pers. sing., tant au masculin qu’au féminin, a une désinence spéciale pour l’accusatif. C’est là une particularité propre à l’éthiopien. Nous verrons cependant plus loin que, pour les noms, l’arabe, comme l’éthiopien, possède la désinence dite casuelle.

PRONOMS SUFFIXES
Après
SINGULIER le nom   le verbe
3e personne

masculin ሁ ፡
féminin ሃ ፡

hu, de lui, lui.
, d’elle, elle.
2e personne

masculin ከ ፡
féminin ኪ ፡

ka, de toi, toi.
, de toi, toi.
1re personne

ajouté au verbe : ኒ ፡ ni,   moi.
ajouté au nom የ ፡ya,   de moi.

Après
PLURIEL le nom   le verbe
3e personne

masculin ሆሙ ፡
féminin ሆን ፡

hômû, d’eux, eux.
hôn, d’elles, elles.
2e personne

masculin ክሙ ፡
féminin ክን ፡

kemû, de vous, vous.
ken, de vous, vous.
1re personne commune : ነ ፡ na,   de nous, nous.

Encore ici, c’est avec les suffixes arabes que les suffixes éthiopiens ont la plus profonde ressemblance. Dans les deux langues aussi les pronoms suffixes ont ceci de particulier que, sauf à la première personne du singulier, ils conservent à peu près constamment la même forme, qu’on les ajoute au verbe ou au nom tant singulier que pluriel.

2o Le Verbe. — Chez les Sémites, la racine verbale primitive, composée d’ordinaire de trois lettres, peut revêtir, au moyen du redoublement d’une ou de deux consonnes, ou bien par l’adjonction de lettres préfixes, un certain nombre de formes exprimant les variations du sens fondamental. Dans les langues grecque et latine, les voix dites active et passive peuvent donner une idée de cette diversité de forme et de sens que peut prendre un même mot ; mais le nombre de ces formes est beaucoup plus considérable chez les Sémites, et particulièrement en assyrien, en arabe et en éthiopien. — On a coutume, dans l’étude de la conjugaison, de partir de la 3e pers. sing. masc. du parfait, qui nous présente le verbe à son état le plus simple. Les formes les plus ordinaires du verbe éthiopien sont les suivantes ; nous les adaptons à la racine qatal, « il a tué, » qui sert si souvent d’exemple dans les grammaires.

I. Formes simples
1. Fondamentale : ቀተለ ፡ qatala
2. Intensive : ቀተለ ፡ qattala.
3. Affective : ቃተለ ፡ qâtala.
II. Formes causatives
1. Simple : አቅተለ ፡ ’aqetala
2. Intensive : አቀተለ ፡ ’aqattala
3. Affective : አቃተለ ፡ ’aqâtala.
III. Formes réflexives
1. Simple : ተቀትለ ፡ taqatela.
2. Intensive : ተቀተለ ፡ taqattala.
3. Affective : ተቃተለ ፡ taqâtala.
IV. Formes réflexives-causatives
1. Simple : አስተቅተለ ፡ ’asetaqetala.
2. Intensive : አስተቀተለ ፡ ’asetaqettala.
3. Affective : አስተቃተለ ፡ ’asetaqâtala..

Il ne reste plus ensuite qu’à conjuguer chacune de ces formes dans ses différents temps, qui sont le parfait et l’imparfait pour l’indicatif, suivis d’un subjonctif et d’un impératif. — Si de nouveau l’on compare nos formes verbales avec les formes analogues des autres langues sémitiques, on constatera une fois de plus que l’éthiopien se rapproche plus particulièrement de l’arabe.

3o Le Nom. — 1. Du genre. — Les noms en éthiopien sont du genre masculin ou féminin. Il n’y a pas de forme spéciale pour le neutre. Les noms féminins, substantifs ou adjectifs, sont généralement terminés en , précédé ou non de la voyelle a, donc : at ou t.

2. Du nombre. — Pratiquement il n’en existe que deux, le singulier et le pluriel. Comme chez les Arabes, le pluriel est de deux sortes : pluriel interne ou brisé et pluriel externe. Le pluriel interne s’obtient par une modification que l’on fait subir au mot, à peu près de la même manière qu’on a vu plus haut pour les diverses formes verbales. Le même mot peut avoir un nombre considérable de pluriels brisés ; c’est ici pour la langue, non pas une richesse , — la diversité des formes ne modifiant pas le sens du mot, — mais un encombrement. Le pluriel externe se forme par l’adjonction d’une finale, ân pour le pluriel masculin, ât pour le pluriel féminin , par exemple : አብድ ፡ ’abed (insensé), donne au pluriel masculin : አብዳን ፡ ’abedân ; au pluriel féminin : አብዳት ፡ ’abedât. Ce dernier genre de pluriel se trouve dans toutes les langues sémitiques.

3. Désinences casuelles. — L’hébreu, le chaldéen et le syriaque n’ont pas de désinences casuelles ; l’assyrien et l’arabe en possèdent trois, qui correspondent au nominatif, au génitif et à l’accusatif. L’éthiopien n’en a que deux : le nominatif, qui est la forme ordinaire du mot, et l’accusatif qui est en a, sauf dans les mots terminés en ê, ô, â, qui restent invariables, et dans les mots terminés en î, dont l’accusatif est en ê.

4. État construit. — Quand un nom est mis en rapport d’annexion avec un autre nom, comme dans l’exemple classique : liber Petri, les Sémites font subir une modification, non pas au second mot, nomen rectum, comme le font les Latins et les Grecs, mais au premier, nomen regens. L’état de ce mot ainsi modifié est appelé « état construit », par opposition à l’état ordinaire, qui est dit « état absolu ». Les modifications à introduire dans un nom par suite de l’état construit sont déterminées par des lois assez complexes dans quelques-unes des langues sémitiques, notamment en hébreu. En éthiopien, au contraire, comme en arabe, la modification introduite par l’état construit est assez simple ; il suffit de donner au mot la désinence même de l’accusatif, dont nous avons plus haut indiqué les lois.

5. Adjonction des suffixes au nom et au verbe. — Nous avons fait connaître ci-dessus les pronoms personnels dits suffixes. Ils sont ainsi nommés parce qu’ils se soudent au mot qu’ils accompagnent, nom ou verbe. Joint au nom, le suffixe joue le rôle de pronom possessif, ou mieux de pronom personnel mis au génitif. Liber meus, tuus, suus, se rend plutôt chez les Sémites par Liber meî, tuî, ipsius ; mais ce meî, tuî, ipsius, ne doit faire qu’un avec le mot précédent ; il s’y adjoint après avoir fait subir tout d’abord au nom, dans la plupart des cas, des modifications plus ou moins profondes. La même chose se passe quand un pronom personnel est régi par un verbe, comme quand je dis : dilexit me ; ce me régime doit s’unir à dilexit, être son pronom suffixe à l’accusatif. Les modifications à introduire soit dans le nom, soit dans le verbe, pour recevoir ou s’adjoindre le suffixe, sont parfois assez complexes, notamment dans les langues hébraïque, chaldéenne et syriaque. En éthiopien, les lois à suivre sont, comme en arabe encore, beaucoup plus simples. Le nom et le verbe ne peuvent, en effet, subir d’altération que dans leur voyelle finale. Il est inutile d’entrer ici dans le détail des lois à suivre ; on peut assez juger par ce qu’on vient de dire du caractère de l’éthiopien comme langue sémitique ou comme langue particulière dans la famille sémitique.

III. Littérature. — La littérature éthiopienne est encore à l’heure actuelle presque totalement inédite. M. L. Goldschmidt, qui a dressé le catalogue des textes parus jusqu’en 1892, a compté, en dehors des textes bibliques, à peu près une quarantaine d’ouvrages ou opuscules imprimés en langue ghe‘ez. (Bibliotheca Aethiopica vollständiges Werzeichnis und ausführliche Beschreibung sämmtlicher Aethiopischer Druckwerke, in-8o, Leipzig, 1893.) Tout le reste est donc enfoui dans les manuscrits de nos grandes bibliothèques. Il est très probable que nos bibliothèques d’Europe possèdent des exemplaires de la plus grande partie des ouvrages ghe‘ez existant aujourd’hui. M. Antoine d’Abbadie, qui avait si admirablement fouillé les trésors littéraires de l’Abyssinie, écrivait, en effet, au début de 1859 : « Mon Catalogue contient des notices sur environ six cents ouvrages différents, ou probablement plus des trois quarts de ceux qui existent encore en Éthiopie. » (Catalogue raisonné de manuscrits éthiopiens appartenant à Antoine d’Abbadie, in-4o, Paris, 1859, Préface, p. xv.)

Les principaux dépôts européens de manuscrits éthiopiens sont les suivants : le British Museum, qui possède environ 450 manuscrits ; la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford en comptait 35 en 1846 ; la Bibliothèque Nationale de Paris, 170 en 1877 ; la collection de M. d’Abbadie, à Abbadia, 234 en 1859 ; la Vaticane, 71 en 1832 ; la Bibliothèque Impériale de Vienne, 24 en 1862 ; la Bibliothèque municipale de Francfort, 22 ; la Bibliothèque de l’université de Tubingue, 31 ; la Bibliothèque Impériale de Pétersbourg, 7, et l’Institut asiatique du ministère des affaires étrangères de la même ville, 5. Ces chiffres nous sont fournis par M. Zotenberg, dans son Catalogue des manuscrits éthiopiens (ghe‘ez et amharique) de la Bibliothèque Nationale, Avertissement, in-4o, Paris, 1877, p. iv-v.

Presque tous les ouvrages contenus dans ces manuscrits appartiennent à la littérature ecclésiastique. En première ligne, il faut placer les textes de la version ghe‘ez de la Bible. Voir Éthiopienne (version) de la Bible. Puis viennent les livres apocryphes, quelques commentaires de la Bible, les recueils liturgiques et rituels, un certain nombre de traités de théologie et des collections de canons, les Vies des saints, qui sont en nombre considérable, et enfin les annales qui nous racontent l’histoire de l’Éthiopie. Bien que la plus grande partie de cette littérature se compose de traductions d’ouvrages écrits originairement en grec ou en arabe, ce serait faire œuvre utile que de publier une sorte de Bibliothèque éthiopienne en texte ghe‘ez, accompagné d’une traduction et d’annotations.

IV. Bibliographie. — Les principaux ouvrages à consulter, outre ceux qui ont été nommés au cours de cet article, sont les suivants : Ph. Berger, Histoire de l’écriture dans l’antiquité, 2e édit., in-8o, Paris, 1892 ; J. Halévy, Études sabéennes. Examen critique et philologique des inscriptions sabéennes connues jusqu’à ce jour, in-8o, Paris, 1875 ; Joseph et Hartwig Derenbourg, Les monuments sabéens et himarites du Louvre décrits et expliqués, in-4o, Paris, 1883 ; Eb. Schrader, De linguæ æthiopicæ cum cognatis linguis comparatæ indole universa, in-4o, Gœttingue, 1860 ; A. Dillmann, Grammatik der äthiophischen Sprache, in-8o, Leipzig, 1857, 2e édit., 1899 ; F. Prætorius, Grammatica æthiopica, in-12, Leipzig, 1886 ; Aug. Dillmann, Lexicon linguæ æthiopicæ, in-4o, Leipzig, 1865. L. Méchineau.