Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/DÉCORUM

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(3p. 149-150).

☞ DÉCORUM. s. m. Terme latin dans son origine, mais depuis si long-temps naturalisé en France, que nous ne devons plus le regarder comme étranger. C’est une qualité du beau qui paroît en être, surtout dans les mœurs, le charme le plus frappant, c’est-à-dire, la décence qui doit y régner, la convenance, l’accord, l’harmonie, le juste assortiment de tous les traits qui le composent, par rapport aux circonstances des temps, des lieux, des personnes. Ainsi il embrasse toute la vie humaine, toutes les conditions, tous les états, tous les âges, tout ce qui nous convient actuellement, & tout ce qui peut nous convenir dans toutes les autres situations où nous nous trouvons placés.

☞ On confond ordinairement ce qu’on appelle décorum dans les mœurs, avec ce qu’on appelle honnête. Ciceron lui-même avoue que la distinction en est subtile, qu’elle se trouve plutôt dans la pensée que dans la chose même. Decorum cogitatione magis a virtute potest quàm re separari. Mais en approfondissant un peu ces deux idées, on y apperçoit des différences, qui, pour être délicates, n’en sont pas moins réelles.

☞ Nous entendons par l’honnête en morale, une parole ou une action qui est de sa nature conforme à la raison ou à la loi naturelle.

☞ Nous entendons par décorum la convenance de cette parole ou de cette action, à la personne, au temps, au lieu, à toutes les circonstances qui l’accompagnent.

☞ Ainsi par honnête nous entendons proprement quelque chose d’absolu. C’est la substance du beau dans les mœurs, laquelle est toujours la même pour toute sorte de personnes.

☞ Nous entendons au contraire par décorum quelque chose de relatif. C’est un assemblage de bienséances, d’attentions ou d’égards, qui se peuvent diversifier à l’infini, selon les différens rapports que nous pouvons avoir dans la société les uns avec les autres.

☞ Pour nous former de ces deux objets des idées encore plus distinctes, dit le P. André, ou du moins plus sensibles, on peut dire que l’honnête est dans la conduite, comme le dessein dans le tableau ; & le décorum, comme la distribution convenable des couleurs : que l’honnête est dans les mœurs, comme la beauté des tons dans la Musique, & le décorum, comme les accords bien assortis d’une pièce musicale : que l’honnête est dans une action, comme le vrai des pensées dans un discours ; & le décorum, comme la justesse ou l’élégance de l’expression : enfin, que l’honnête est comme le fond ou la matière du beau moral ; & le décorum, comme la forme ou la façon qu’on lui donne pour paroître avec toutes les grâces qui lui conviennent.

☞ Quand on parle ici de bienséances, on n’entend pas ces bienséances arbitraires, dont chaque peuple s’est formé un cérémonial à sa mode, mais ces bienséances essentielles commandées à tous les hommes par la voix de la nature, & dont l’exacte observation fait le plus beau spectacle de la société. Elles donnent de la grâce aux vertus les plus austères : elles rendent vertueuses les actions les plus indifférentes : elles couvrent même en patrie l’horreur des plus vicieuses, en y conservant jusque dans le vice un air de respect pour la vertu. C’est l’application constante à les bien observer dans sa conduite qui fait proprement ce qu’on appelle un honnête homme : c’est au contraire l’ignorance ou le mépris des égards qu’elles nous prescrivent qui nous fait donner un nom bien différent. Nous sommes dans le monde comme sur un théâtre, où le décorum est toujours la première des règles ; & quelque personnage que nous y fassions, celle donc les Spectateurs nous pardonnent moins le violement.