Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/CRAINTE

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(2p. 1013-1015).
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CRAINTE. s. f. ☞ agitation, inquiétude de l’ame occasionnée par la vue d’un mal qui nous menace, ou dont nous nous croyons menacés. M. de la Chambre définit la crainte, un mouvement de l’appétit, par lequel l’ame se retire, & fuit avec précipitation le mal qui vient fondre sur elle : selon cet Auteur, la crainte est une passion simple. Timor. La crainte resserre le cœur, & l’affoiblit par l’appréhension du mal qui le menace ; c’est ce qui fait que toute la chaleur étant contrainte d’accourir au secours du cœur, le visage devient pâle, Félib. Je ne saurois souffrir le héros de Virgile, il ne fournit que des larmes & des craintes à tous les perils qui se présentent. S. Evr. La crainte est un mouvement si subit, qu’elle ne laisse pas toujours la raison libre. S. Evr. Voyez ceux qui sont possédés de la crainte, ils ont une râleur mortelle sur le visage, & un air si effaré & si consterné, qu’il est aisé de connoitre qu’une crainte excessive les trouble ; sur-tout quand cette crainte va jusqu’à l’effroi, elle les transit, & les rend immobiles. M. de Scud. La crainte qui est une foiblesse, fait en bien des occasions une partie de la prudence. Bell. La sagesse sait s’élever au dessus des craintes & des complaisances humaines. Fléch. La crainte n’agrandit pas seulement les maux, elle les multiplie ; elle va même au devant d’eux, & en invente de faux. M. Scud. La crainte de la mort est plus forte que tous les raisonnemens qu’on fait contre elle. Nicol.

☞ On craint, dit M. l’Abbé Girard, par un mouvement d’aversion pour le mal, dans l’idée qu’il peut arriver. On appréhende par un mouvement de désir pour le bien, dans l’idée qu’il peut manquer. On redoute par un sentiment d’estime pour l’adversaire, dans l’idée qu’il est supérieur. On a peur par une foiblesse d’esprit pour le soin de sa conservation, dans l’idée qu’il y a du danger.

☞ Le défaut de courage fait craindre : l’incertitude du succès fait appréhender. La défiance des forces fait redouter, les peintures de l’imagination font avoir peur.

☞ Le commun des hommes craint la mort au-dessus de tout ; les Epicuriens craignent davantage la douleur ; mais les gens d’honneur pensent que l’infamie est ce qu’il y a de plus à craindre.

Crainte, terme Théologique. Aimer Dieu, & craindre Dieu, sont des termes synonimes dans l’Ecriture. Les Théologiens néanmoins distinguent trois sortes de crainte ; savoir, la crainte mondaine, la servile & la filiale. La mondaine est celle qui considere plus la faveur du monde, que celle de Dieu. Quand on fuit le péché à cause des peines que Dieu prépare à ceux qui le commettent, & non pas parce qu’il lui déplaît, cette crainte s’appelle servile. Il y a divers degrés de cette crainte ; il y en a une qui est purement servile & criminelle, & elle vient de la préférence qu’elle donne à la peine par-dessus le péché, le cœur étant d’ailleurs attaché au crime. Il y en a une autre qui n’est point criminelle, & qui peut être au contraire un commencement de vertu. Cela arrive lorsque le cœur d’un homme n’a point d’aversion contre la vertu, & qu’il commence à l’aimer : mais il n’en est pas encore si charmé, ni si dégoûté des plaisirs du péché, qu’il n’y eût une grande pente, s’il n’étoit détourné par l’horreur de l’enfer. Plusieurs Théologiens considèrent cette crainte comme un premier pas & une entrée dans la piété, & comme un commencement du véritable amour de Dieu. Elle peut servir, selon eux, de disposition pour obtenir la grâce par le Sacrement de Baptême, ou de la Pénitence. On nomme crainte filiale celle qui est propre de l’ame Chrétienne, & qui nous éloigne du péché, parce que nous appréhendons plus que la mort de déplaire à Dieu, & que rien ne nous seroit plus fâcheux que de manquer à tout ce qu’il désire de nous.

☞ Toute crainte ne bannit pas du cœur l’espérance chrétienne ; la crainte filiale qui porte à s’abstenir du péché, non seulement dans la vue d’éviter la damnation, mais encore par l’amour de la justice, qui le défend, non seulement n’est point incompatible avec l’espérance ; mais même elle la suppose. La crainte simplement servile ne l’exclut pas non plus, mais la crainte servilement servile ne laisse qu’une espérance bien foible dans le cœur qu’elle anime.

Crainte en droit, est un mouvement de l’esprit causé par un péril présent ou qui peut arriver. La crainte légère, metus levis, est celle qui se rencontre dans l’esprit d’un homme timide ; comme la crainte de déplaire à quelqu’un, d’encourir sa disgrace. La crainte grave, metus gravis, est celle qui peut affecter un homme intrépide, comme la crainte de la mort, de la prison, de l’infamie, &c.

☞ La crainte que le respect inspire aux enfans envers leur père, qu’on appelle en droit timor reverentialis, n’est pas une crainte grave ; c’est pour, quoi le mariage contracté par un fils en conséquence d’une telle crainte, est valable, parce qu’elle n’exclut pas le consentement.

☞ La crainte grave est une juste cause de restitution contre ce qu’elle nous a fait faire malgré nous à notre désavantage.

Crainte de, (De) Conjonction. De peur de. Ne. L’orgueilleux n’approuve rien de crainte de se soumettre. Le P. Rap.

On dit aussi simplement, Crainte d’accident, crainte de pis. Il est du style familier. Acad. Fr.

Crainte en Mythologie. Il y avoit des Divinités chez les Anciens que nous pouvons appeler crainte en notre langue, mais qui passoient pour des Dieux, & non pas pour des Déesses, parce que les noms latins qui signifient la peur ou la crainte ne sont pas féminins comme en François, mais masculins. Ces noms sont Metus, Timor, Pavor. Nous parlerons du Dieu Pavor au mot Peur ; nous allons parler ici des deux autres. Les Poëtes mettent le premier, Metus, au nombre des compagnons de Mars, & en font un Génie de sa suite, témoin Stace. Theb. L. I, c. 27.

Le Dieu que l’on appeloit Timor étoit aussi un des compagnons & de la suite de Mars. C’étoit une Divinité infernale. Pour obtenir de ce Dieu qu’il ne fût point nuisible, on lui sacrifioit le chien & la brebis. Plutarque dit que ce Dieu avoit un temple à Lacédémone. La politique fit mettre la crainte entre les Dieux. Quand on craint l’autorité légitime & les peines auxquelles elle peut condamner, on la respecte, on n’entreprend rien contr’elle. De plus on voyoit que tout, même les plus grands cœurs, étoient soumis à la crainte ; que le plus brave pâlit en prenant ses armes, que le soldat le plus brutal tremble au signal du combat, que le Chef le plus intrépide ressent les atteintes de la crainte avant le choc des armées, que l’Orateur le plus éloquent frémit quand il s’aprête à parler en public ; qu’enfin la crainte produit souvent la valeur & fait des braves. Chez les Romains, T. Hostilius mit la crainte au nombre des Divinités : mais avec cette différence, que les Romains qui l’avoient jointe à la Pâleur, la réveroient sous l’idée d’une passion servile, foible & basse, non point comme le sentiment louable d’une ame bien née. Quelques Auteurs croient que les Payens avoient pris le culte de la crainte dans les livres saints mal-entendus. En effet, il y est souvent parlé de la crainte de Dieu & des effets excellens qu’elle produit ; & dans la Genèse XXXI, 54. Jacob jure par la crainte de son pere Isaac, בפהד יצחק אביו. Voyez sur tout ceci Barthius, sur la Thébaïde de Stace. L. III, v. 661. Alex. ab Alexandro. Genial. Dier. L. I, C. 13. Rivet sur la Genèse XXXI, 53.

Marot décrit ainsi la crainte, dans son Epître à Madame la Duchesse d’Alençon & de Berry, intitulée, le Dépourvû.

Mais tout soudain, Dame très-vertueuse,
Vers moi s’en vint une vieille hideuse,
Maigre de corps, & de face blesmie,
Qui se disoit de fortune ennemie :
Le cœur avait plus froid que glace, ou marbre,
Le corps tremblant comme la feuille en l’arbre,

Les yeux baissés, comme de peur estrainte,
Et s’appeloit par son propre nom crainte. Marot.