Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/CIGUË

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(2p. 590-591).
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CIGUË. s. f. Cicuta. Il faut dans ce mot un ë tréma, pour différencier la dernière syllabe de celle du mot fatigue. On doit observer la même ortographe dans le mot ambiguë, &c.

La ciguë est une plante ombellifère, qu’on range parmi les plantes venimeuses. On distingue la ciguë en deux espèces ; savoir, la grande & la petite. La ciguë simplement dite, ou la grande ciguë, cicuta major, a sa racine pareille à celle du panais, jaunâtre en dehors, blanchâtre en dedans, douceâtre au goût, & d’une odeur forte. Les feuilles qu’elle pousse sont découpées en plusieurs segmens, branchues comme celles du myrrhis, d’une odeur vireuse, âcre, d’un vert obscur. Sa tige s’éleve de quatre à cinq pié : elle est creuse, lisse, noueuse, branchue, garnie par intervalles de feuilles finement incisées, plus petites, à mesure qu’elles s’éloignent du bas de la plante. Cette tige & ses branches portent des ombelles de fleurs à cinq petites pétales blanchâtres, inégaux, disposés en fleurs de lis de France. À ces fleurs succèdent des semences aussi menues que celles de l’anis, arrondies, cannelées sur leur dos, & d’un vert-brun. Cette ciguë vient dans les endroits un peu humides, à l’ombre, près des masures, & le long des chemins. On a tant d’exemples fâcheux des mauvais effets de cette plante, qu’on ne sauroit en approuver l’usage interne. Il y a cependant des personnes qui la vantent comme un puissant sudorifique. On doit se contenter de l’appliquer extérieurement, pour résoudre les humeurs loupeuses, pour fondre les duretés de la rate, & du foie. Cette plante est la base de l’emplâtre qui porte son nom. Elle a été regardée par plusieurs Médecins comme un poison froid ; d’autres cependant, sur tout les modernes, la mettent au nombre des dissolvans & des poisons chauds. Les principales raisons qu’ils en apportent, comme on le voit dans Wepser, sont qu’elle pique la langue avec beaucoup d’acrimonie ; que les corpuscules qui en sortent sont chauds, provenans d’un sel volatil, & d’un souffre impur & puant ; que la rage qu’elle cause & les autres symptomes marquent des parties très-agissantes ; que si le sang se trouve coagulé après la mort, l’esprit de vin en fait autant.

La petite ciguë, cicuta minor, Petroselino similis, C. B. n’est pas moins venimeuse que la précédente ; on croit même que son effet est plus prompt & plus mauvais. On la reconnoît aisément par ses feuilles, qui ressemblent à celles du persil ordinaire, & qui ont une odeur vireuse ; sa tige est basse, & n’a guère plus de deux piés & demi ; elle est menue, chargée de feuilles, & divisée en quelques branches qui sont terminées par des ombelles de fleurs blanches, fleurdelisées, en quoi elles diffèrent de celles du persil. Sa semence est menue, & toute la plante a une odeur désagréable & vireuse. Sa racine périt dès que les semences sont mûres. Comme cette dernière espèce de ciguë approche du persil par ses feuilles, il est arrivé quelquefois de fâcheux accidens à ceux qui en avoient mangé par mégarde. Cette plante se trouve assez souvent dans les jardins, dans les vignes, &c.

Il n’est pas possible de découvrir quelle étoit la ciguë des Anciens, parce que cette plante n’est pas la seule des ombellifères qui soit dangereuse. Il y a quelques espèces d’œnanthes, une espèce de berle nommée sium. Erucæ folio, C. B. qu’on a reconnu être très-pernicieuse. Cette dernière plante a fait le sujet d’un ouvrage entier, & Wepfer a cru qu’elle étoit la ciguë aquatique. Cicuta aquatica.

Bauhin a distingué trois sortes de ciguë aquatique. La ciguë de marais, à feuilles larges & blanchâtres, la ciguë à feuilles rougeâtres, & la ciguë à feuilles étroites, ou ciguë aquatique de Gesner, qui est celle dont on parle ordinairement. Wepfer a fait un Traité intitulé Cicutæ aquaticæ Historia notis & commentario illustrata. Il est assez ordinaire de prendre les feuilles de la ciguë pour celles du persil, & ses racines pour des panais, ou pour des carottes.

Quelques-uns sont devenus fous pour avoir mis en leur potage des feuilles de ciguë au lieu de persil. La ciguë est ennemie du cerveau, comme les cantharides de la vessie, & le lièvre marin du poumon. La ciguë prise en breuvage cause des vertiges & convulsions, trouble la vue & l’entendement, rend les extrémités froides, & bouche les conduits de la respiration. La ciguë est un aliment pour l’étourneau, & un poison pour l’oie. La ciguë fait mieux son effet quand elle est prise avec du vin. La ciguë est moins dangereuse ici que dans les pays chauds.

On l’appeloit autrefois en françois feguë ou cocuë, mot qui, selon Isidore, vient de ce que la ciguë a des nœuds cachés. Habet cæcos nodos, id est, occultos. C’est pourquoi dans les Poëtes, cicuta se prend pour internodia cannarum ; pour l’espace qui est entre les nœuds des cannes de roseaux. D’autres disent que cicuta est dite comme circa cutem. Elle a une peau, une espèce d’écorce tout autour, mais elle est vide au dedans. Cicuta, d’où est venu ciguë, singifie en latin un tuyau fistuleux. Les Poëtes appellent cicuta, un chalumeau, un flageolet de berger.

Est mihi disparibus septem compacta cicutis
Fistula. Virgile, Eclog. II, v. 36.

Hac te nos fragili donabimus ante cicutâ. Id.
Exlog. V, à la fin.

Ciguë se dit aussi du jus, du suc de la ciguë ; d’un poison, d’un breuvage fait de ciguë. Cicuta. Socrate, condamné à mort, but de la ciguë. Platon remarque dans son Dialogue de l’Immortalité de l’ame, que le Bourreau avertit Socrate de ne point parler, de peur que le poison n’opérât trop lentement. M. Petit, dans ses Observations miscellanées, ne croit pas qu’il fit cela par un principe de compassion, qui n’est pas la vertu des Bourreaux, mais par avarice, & de crainte d’être obligé d’acheter encore de la ciguë ; car on n’en fournissoit au Bourreau qu’une certaine quantité, au de-là de laquelle il étoit obligé d’en acheter à ses dépens ; ce qui est confirmé par un passage de Plutarque dans la vie de Phocion ; car le Bourreau n’ayant point assez de ciguë, parce qu’il l’avoit employée à d’autres criminels, Phocion lui donna de l’argent pour en acheter, en disant que c’étoit une chose étrange, que dans Athènes il fallût acheter jusqu’à sa mort.