Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/CARTHAGE

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(2p. 291-292).
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CARTHAGE ou CARTAGE. Carthago. Ville d’Afrique très-fameuse dans l’antiquité, & qui disputa l’Empire du monde à Rome. Les sentimens des Anciens sont partagés sur le fondateur de Carthage, & sur le temps qu’elle fut bâtie. Appien, Liv. I, de Bello Punico, dit qu’elle fut bâtie 50 ans avant la prise de Troye. Philiste, Auteur de Syracus, que Cicéron appelle un petit Thucydide, & dont il est souvent parlé chez les Anciens, disoit, au rapport d’Eusèbe, qu’elle fut bâtie l’an 32e avant la prise de Troye, du temps du Juge Jaïr. Justin, L. XVIII, c. 5 & 6, dit qu’elle fut bâtie 72 ans avant Rome. Orosius a suivi Justin. Parerculus, L.I, c.6, dit que ce ne fut que 65 avant Rome. Denys d’Halycarnasse, L. I, rapporte de Timée Sicilien que ce fut 38 ans avant la première Olympiade ; ce qui revient à peu-près au sentiment de Paterculus. Josephe, dans son ouvrage contre Appion, cite Ephesius, qui avoit appris des Archives des Tyriens, qu’elle fut bâtie 143 ans 8 mois après le Temple de Salomon. Outre ce qu’Eusèbe rapporte de Philiste, il en parle encore à l’année 31e de David, p. 121, de l’édition de Scaliger, & dit que le sentiment de quelques Auteurs est qu’elle fut bâtie 133 ans après la guerre de Troye. Virgile suppose qu’elle fut bâtie peu après la prise de cette ville, car 7 ans après, lorsqu’Enée y arriva, elle étoit fort avancée, & la guerre de Troye se voyoit peinte dans le Palais de la Reine.

Quant au Fondateur de Carthage, Philiste disoit que ce furent Exore ou Xore, & Carchedon, tous deux Tyriens ; d’autres que ce fut Carchedon Tyrien, pere de Didon : d’autres que ce fut Didon sa fille. Justin & Paterculus disent que ce fut Elisse, fille du Roi de Tyr, & sœur de Pygmalion. Paterculus ajoute que quelques-uns croient qu’Elisse est la même que Didon. Virgile a suivi ce sentiment. Appien dit que l’opinion des Romains étoit que Didon avoit bâti Carthage.

Carthage a eu différens noms. Le Géographe Etienne de Byzance en rapporte quatre, sans parler de celui de Carthage, Cœnepolis, Καίνή πόλις (Kainê polis), Cadmée, Cadmea ; Καδμέα (Kadmea), Œnusse, Œnussa, Ὀινᴕσσα (Oinoussa) ; & Κάϰϰαβῃ (Kakkabê), Caccabe. Le premier & le troisième sont Grecs : Celui-là signifie Ville neuve, & celui-ci vineuse, comme si elle avoit produit beaucoup de vin. Les autres sont phéniciens. Cadmée vient de כדם, Kedem, qui en phénicien, comme en hébreu, signifie Orient & veut dire Orientale, parce qu’elle fut bâtie par des Orientaux. Κάϰϰαβῃ (Kakkabê), Caccabe, signifie en phénicien tête de cheval. La raison pour laquelle on l’appela Caccabe, ou tête de cheval, c’est qu’on trouva à l’endroit où on l’a bâti, une tête de cheval, qui parut d’un bon augure, & que l’on prit pour le pronostique d’un peuple guerrier & victorieux. Bochart, Chanaan, Liv. I, c. 24, pag. 514 & 515, croit que Κάϰϰαβῆ (Kakkabê), a été dit en grec par corruption pour Καρϰάβη (Karkabê), Carcabe ; qu’il vient de כר, car, & de רכבה recaba ; que כר, qui signifie en hébreu Chef, Commandant, aura été dit en phénicien par analogie pour la tête ; que רכבה, aura signifié un cheval, parce que רכב, racab, signifie en hébreu un cavalier.

La Citadelle de Carthage, s’appela Byrsa par les Grecs, qui, selon le même Auteur, au même endroit, p. 513, pour éviter la cacophonie, l’avoient fait de botsra, בצרה, qui en hébreu, & par conséquent en phénicien, signifie une fortification, munimentum.

Pour ce qui est du nom de Carthage, il est évident qu’il vient de קריאת, Kiriath, ou Kariath en hébreu, & Cartha en phénicien. Rochart, à l’endroit que j’ai déjà cité, p. 512, croit très-probablement que ce nom est en phénicien le même que celui qu’Etienne de Byzance lui donna en grec, Καινὴ ϖόλις (Kainê polis), ville neuve ; que les phéniciens la nommèrent קירתא חדתה, Kartha hadtha ; car les Chaldéens ont dit חדת, pour l’hébreu חדש, renouveller, que de Kartha, ou Cartada, comme l’on prononçoit, les Grecs firent Καρϰηδων (Karkêdôn), & de-là les Latins ont dit Carthago. Tous ces noms, & les restes de la langue carthaginoise, que S. Augustin & d’autres nous ont conservés, prouvent ce que toute l’Antiquité a reconnu, c’est-à-dire, que Carthage étoit une colonie des Phéniciens.

Carthage devint si puissante, qu’elle fut la maîtresse non seulement de la Lybie, mais encore de toutes les îles de la méditerranée qui étoient à sa bienséance, & d’une bonne partie de l’Espagne. Devenue rivale de Rome, elle soutint trois guerres contre cette fameuse République. Dans la seconde, qui dura 18 ans, la haine, le courage, l’habileté, l’expérience d’Annibal, l’en fit presque triompher ; mais la fortune changea : elle fut obligée de faire la paix à des conditions peu avantageuses ; & ayant voulu recommencer la guerre une troisième fois, Caton opina à la ruine entière de cette ennemie ; le Sénat suivit son avis : Scipion l’Emilien prit Carthage, & la rasa l’an de Rome 608. Dans la suite Auguste y envoya une Colonie de 3000 hommes. Adrien la rétablit, & la nomma Adrianopolis. Après l’établissement du Christianisme Carthage devint le siége d’un Archevêque. En 432, Genseric l’enleva aux Romains, & pendant cent ans elle fut le siége de l’Empire des Vandales en Afrique. Il nous reste beaucoup de médailles de Carthage. Toutes celles sur lesquelles on voit ces lettres, CAR. KAR. KART. KΔ. KE. KPTc. K. R. T. S. PK. SMK. SMKA. SMKE. SMNKAB, au jugement des Antiquaires, ont été frappées à Carthage.

Les Arabes ont entièrement ruiné Carthage. A trois lieues de Tunis, on en voit les ruines que les Africains nomment encore Bersack, de son ancien nom Byrsa.

S. Cyprien étoit Evêque de Carthage. Justinien établit à Carthage le siége d’un Prêteur pour l’Afrique. Les guerres de Carthage contre Rome s’appellent communément les guerres Puniques. On dit la première, la seconde, la troisième guerre Punique. Voyez Punique. Le gouvernement de Carthage étoit oligarchique ; mais durant la guerre, le Conseil donnoit aux Chefs une autorité absolue ; on croyoit cela nécessaire pour le succès des grandes entreprises. Carthage avoit 360 stades de tour.

Tant d’Auteurs ont parlé de Carthage, qu’il est difficile d’en faire le choix. Voici les principaux : Josephe, Antiq. Jud. Liv. VIII, c. 13, contre Appion, Liv. I. Solin, c. 27 ou 30. Justin. Liv. XVIII, c. 3 & suiv. Strabon, Liv. XVII. Pline, Liv. V, c. 4. Pontac, p. 305, 325, &c. de ses notes sur Eusèbe, Salien & Torniel à l’an du monde 2842 ; le P. Petau, De doctr. Temp. Lib. IX, cap. 63 ; & Rat. Temp. P. II, L. II, c. 13. Bochart, Chanaan, Liv. I, c. 23. Marmol, L. VI, c. 15, Vossius, De Idolol. Lib. I, c. 32.

Il y avoit aussi en Espagne deux villes de ce nom, fondées par les Carthaginois, qui y dominoient. L’une s’appeloit Carthage la vieille, Carthago vetus. Elle fut fondée par Hamilcar dans l’Espagne Tarraconoise, & dans les pays des Ilerciens. Quelques Auteurs veulent que ce soit Villefranche, & d’autres Cantaveja dans l’Arragon, sur les confins de la Catalogne & du Royaume de Valence. D’autres la placent au confluent de la Sègre & de l’Ebre. L’autre étoit Carthage la nouvelle, Carthago nova, qui porte encore le nom de Carthagène, formé de ce mot latin. Voyez Carthagène. On dit encore qu’Annibal en bâtit une en Arménie à laquelle il donna le même nom ; Etienne de Byzance en parle. Le Scholiaste d’Aristophane en place encore une en Thrace.

Carthage, est aussi un terme de Mythologie. Carthago. Cicéron, dans son 3e Livre de la Nature des Dieux, n. 42, dit que Carthage passoit pour être fille d’Hercule Tyrien, qui étoit fils de Jupiter & d’Astérie sœur de Latone, & qu’il est le quatrième de six Hercules qu’il distingue : Justin, L. XVIII, ch. 6, dit que la ville même de Carthage fut honorée comme une Déesse, tant qu’elle n’a pas été vaincue.